Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

DE 117 à 138. - La monarchie romaine. - Exotisme. - Les Chrétiens ennemis de l’État. - Christianisme divisé. - Adrien empereur. - Paix avec les Roxolans et les Sarmates. - Révolte et écrasement des Juifs. - Le livre de Judith. - Les Chrétiens responsables. - Administration d’Adrien. - Édit perpétuel. - Voyages de l’empereur. - Bretagne abandonnée. - Rhodiens et hellènes. - Adrien à Athènes. - Villes monumentales. - Architecture. - La villa de Tibur

 

CE qui caractérisa la monarchie romaine instituée par Auguste, — chef-d’œuvre d’hypocrisie politique, — ce fut l’impérial égoïsme du souverain. Les honnêtes gens croyaient que l’exercice incontesté de tous les pouvoirs adoucirait les mœurs et les lois, et le choix du prince fixé désormais par l’adoption, leur apparut comme la garantie de maîtres excellents ; le beau règne de Trajan les confirmant dans cette illusion agréable, ils s’abandonnèrent au despotisme.

Rejetée hors d’elle-même par la nausée de ses jouissances démesurées, écœurée de ses gloutonneries, Ronce avait eu le désir des aliments exotiques ; toutes sortes d’étrangers — j’entends ceux qui nous sont venus de presque toutes les nations, écrira Quintilien, — renversaient les traditions antiques, confusionnant les esprits, dévoyant les rénovateurs, tandis que l’influence des Évangiles accomplissait une franche révolution sociale, décisive : Les esclaves, ces monstres dont Flavus s’épouvantait, que Pline, en son panégyrique, qualifiait d’hommes déjà, simplement, ce qui était extraordinaire, étaient relevés, élus, par le Christianisme, presque protégés par les Empereurs.

Il se manifestait donc au sein même de Rome une Société nouvelle, qui contrastait nettement avec la société romaine. L’attrait du gain sordide et le cynisme cruel des riches — l’on ne voyait plus de honte où l’on trouvait du profit... Il fortune devenait la mesure des crimes, dit Paterculus, — faisaient ressortir la pieuse abnégation des sectateurs de jésus, si fiers de leur volontaire pauvreté, presque glorieux de leur confiante insouciance. Le délire de fureur criminelle qui poussait à toutes les extrémités les Romains indécis et mécontents, se heurtait au calme affirmé des Chrétiens, braves et gais, sûrs de leur Dieu, impassibles devant les menaces, heureux, et cela impressionnait considérablement, répandait une sympathie.

Pour l’Empereur, les Chrétiens, en tant que secte, responsables des crimes commis par les Juifs châtiés, étaient des ennemis de l’État, car ils s’associaient contrairement aux lois de l’Empire, et ils outrageaient les dieux protecteurs qui avaient fait du petit peuple du Latium le maître du monde. Pour ce peuple, que la divinisation de la Cité maintenait dans un étonnement craintif, qui ne croyait plus guère qu’au Destin maître des hommes et à l’Aventure, au dieu Bonus eventus maître des œuvres champêtres, l’avènement du Christianisme apparaissait non point comme une révolution, mais comme une renaissance, car il s’y reconnaissait, il s’y retrouvait, avec l’émotion attendrie d’un retour d’exil, la joie d’une famille reconstituée, d’un bien recouvré, d’une patrie rendue.

Tous, presque, hormis le chef de l’État, soupçonneux et inquiet, étaient prêts, âmes et cœurs, esprits et voix, volontés et enthousiasme, pour cette renaissance aryenne dont le Christ, divinement, venait de formuler la leçon. Le champ était libre d’ailleurs. Josèphe, sanctionnant la fin des Juifs, leur avait dit : Croyez-vous être plus puissants que les Gaulois, plus vaillants que les Germains et plus habiles que les Grecs ? Rome, si jalouse de sa maîtrise, était gagnée au charme des Évangélistes, étrangers aux inadmissibles, aux insupportables prétentions des juifs, méprisés, haïs.

Mais ceux qui administraient l’Église nouvelle, charmante, gâtaient la fraîcheur du renouveau que les vrais disciples du Christ avaient apporté ; ils en risquaient l’avenir, dès maintenant, par des compromissions avec le judaïsme mort, des condescendances envers l’hellénisme corrompu. Chargée du poids d’un cadavre, et comme parfumée d’une essence de pourriture, l’Église judéo-chrétienne prit étrangement la succession de la synagogue pharisaïque renversée, honnie, et le phare brillant de Jésus se décolora de plus en plus au regard des âmes recherchant leur voie, tant s’obscurcit de formules sévères ou relâchées l’esprit clair, rayonnant et pur du crucifié. Si bien, qu’un siècle à peine après la tragédie du Golgotha — Jacques et Paul lui-même relégués, — le Christianisme, voué aux disputes juives et aux subtilités helléniques, se débattait en des controverses souvent puériles, quelquefois ridicules, ou absurdes, toujours détestables.

Mirkhond, en son Jardin de la Pureté, attribuera aux quatre Évangélistes la division dont le Christianisme souffrit dès ses origines : Les Chrétiens, dit-il, restèrent inébranlablement dans la loi de Jésus pendant quatre-vingts ans... ils se divisèrent ensuite. Non, le Christianisme ne fut point ainsi divisé ; mais, république spirituelle fondée sur la puissance d’une autorité morale, indépendant de toute politique, étranger à tout pouvoir, à toute ambition terrestre, fait pour séduire le monde à un moment où le monde venait d’être dépouillé de tout par les Romains, — hommes, trésors et divinités, — le christianisme de Paul, exclusif, triomphant, oublia Jésus pour convoiter l’omnipotence impériale. L’universalisme paulinien, imprégné de judaïsme, faussant l’Esprit de Dieu, détruisit l’œuvre des Apôtres. Les successeurs de Pierre disputeront l’empire du monde aux successeurs des Césars.

 

L’impératrice Plotine, veuve de Trajan (117), qui n’avait pas fait connaître d’abord la mort de l’empereur, affirma ensuite que Trajan avait désigné pour lui succéder son pupille et cousin Adrien. Accourant aussitôt d’Antioche à Sélinonte, Adrien se fit proclamer par les légions. La réputation de ce prince, très brave et très habile, annonçait un conquérant sage. L’état d’hostilité bruyante des Juifs, partout, malgré la récente et cruelle leçon infligée, les menaces des Maures d’Afrique, des Sarmates et des Bretons, firent sanctionner par le sénat, sans hésitation, le choix des légionnaires.

Adrien déconcerta presque immédiatement les Romains. On le vit s’appliquer à délimiter l’Empire, en le restreignant, comme pour le mieux défendre. Un mur bâti des bouches de la Tyne au golfe de Solway — Vallum Adriani — fixa la part des Calédoniens belliqueux en Grande Bretagne ; sur les bords du Rhin, des lignes fortifiées pour la protection des Terres décumates indiquèrent, de même, la part faite aux Germains. En Orient, cessant de protéger le roi des Parthes, vassal de Rome, Adrien lui renvoya sa fille retenue en otage par Trajan, lui laissant l’Assyrie et la Mésopotamie, tandis qu’il permettait aux Arméniens, imprudemment, de se donner un roi national.

En Europe, Adrien conserva la Dacie, soit que trop de colons romains y fussent installés, soit qu’il voulût s’y réserver l’exploitation des mines d’or, ou encore par pudeur, les Daces ayant récemment humilié les armes romaines. Plus homme d’État que guerrier, l’empereur savait l’insuffisance des armées romaines ; en diminuant, en limitant l’Empire, il accomplissait un acte de sagesse, courageusement.

Il fit détruire, au moins en partie, le pont que Trajan avait hardiment jeté sur le Danube et il négocia de la paix, au prix de subsides annuels, avec les Roxolans et les Sarmates.

Les Juifs indomptables, seuls, troublaient l’harmonie calculée de cette politique ; la haine de Rome s’affirmait chez eux continuellement ; ils faisaient de l’insociabilitéperischouth — une loi de principe. Tout échec de Rome, quelconque, était applaudi de vociférations en Israël. Malgré l’avertissement de Josèphe — ne peut-on pas dire avec raison que les crimes des juifs sont la véritable cause de leurs malheurs et que ce que les Romains leur ont fait souffrir n’en a été qu’une punition, — le Juif importun d’Horace, le rebut du genre humain de Tacite, si rudement châtié, insultait et bravait les Romains à tout propos, sans cesse. A Rome, agaçants, ils accaparaient et polluaient tout : Maintenant, dit Juvénal, le bosquet de l’humide Capène, de la source sacrée, et le temple sont loués à des juifs, dont une corbeille et un peu de foin composent le mobilier. En Judée — ce pays où les rois célèbrent pieds nus le sabbat, où une antique superstition laisse vieillir les pourceaux, — le spectacle des audaces juives, inouïes, attentait au prestige romain.

La politique impériale avait assez bien utilisé jusqu’alors l’aversion que les Romains vouaient aux juifs et les imprudences de ces derniers, pour détourner vers Israël les orages populaires ; cette fois, l’insurrection obligeait à des actes définitifs. Les Juifs avaient acclamé le messie Barcochébas, — Bar-Kokheba, fils de l’étoile, — appuyé du prêtre Éléazar ; des monnaies d’argent et de cuivre, frappées au nom de ces deux chefs, circulaient en Asie, acceptées ; le rabbi Aquiba, personnage sacré, avait investi Simon Barcochébas, tenant l’étrier du vrai messie, du messie vengeur, qui allait chevaucher pour conduire la guerre sainte. Le brigandage juit devenait un patriotisme.

Jérusalem restait en dehors du mouvement insurrectionnel, mais tous les bourgs de Judée — Béther au centre, forteresse, — hurlaient leur révolte. Tinéius Rufus et Publicius Marcellus, envoyés, s’usèrent en vain contre les juifs. Adrien appela de Bretagne Sextus Julius Severus, lui adjoignit Quintus Lollius Urbicus, qui en finirent avec cette guerre horrible — guerre de taupes — où les ruses les plus abominables et les plus atroces cruautés, exemplaires, furent toute la tactique et toute la stratégie. Après la victoire des Romains, la population mâle des vaincus fut massacrée, les épargnés vendus, au même prix que les chevaux, à la foire annuelle tenue près d’Hébron. Le chiffre invraisemblable de 182.000 Juifs frappés de mort fut admis comme exact historiquement, tant la vengeance des Romains avait été formidable. Le nom du Peuple que l’on croyait détruit disparut ; la Judée reprit son nom de Syrie des Philistins (Palestine) et Jérusalem fut fermée aux Juifs, sauf qu’une fois l’an ils pourraient y venir pour s’y lamenter ; il leur était même défendu, sous peine de mort, de camper sur tel point d’où leurs yeux verraient la ville.

La cité de David ne s’appela plus Jérusalem, — nom difficile à prononcer, avait écrit Cléarque, — mais Ælia Capltolina. Adrien y fera dresser des autels à tous les dieux, et sur l’emplacement du Temple même s’élèvera la demeure du Jupiter Capitolin. Or, en même temps qu’il visait l’anéantissement de la nationalité juive, l’empereur s’attaquait à la religiosité d’Israël, en interdisant la circoncision, l’observation du sabbat et l’enseignement de la Loi. Un très lourd tribut, imposé, devait perpétuer la ruine de la nation. Pour surveiller les vaincus, l’administration romaine enrôla des renégats juifs, nombreux, comme espions ; et Adrien put ainsi, bien renseigné, se rendre compte de l’impossible destruction des Juifs, de leur invulnérable ténacité. Pendant que Rome, en effet, et avec quelle férocité ! écrasait la révolte suprême, un zélote, saisi de l’esprit d’Israël, écrivait en la vieille langue des prophètes le Livre de Judith, ce conte terrible qui est comme le monument de la protestation juive contre la victoire retentissante des Romains (132-135).

Dispersés, les Juifs se répandirent de nouveau autour de la Méditerranée, se groupant de préférence aux embouchures des grands fleuves, Nil, Euphrate, Tigre, Danube. Ceux qui n’étaient point partis acceptèrent avec une apparente humilité la domination temporaire des vainqueurs, ne doutant pas de leur délivrance. Chaque maison juive devint une synagogue, en attendant ; on y discutait pour distinguer entre ce qu’il fallait supporter et ce qui exigerait une insurrection jusqu’au martyre. La masse demeurée, cependant, s’accommodait religieusement, la conscience satisfaite, de la vie nouvelle. Le Talmud consacra l’époque néfaste, par le qualificatif historique de guerre d’extermination, et les Juifs adoptèrent la vie errante, le renoncement à l’idée de patrie, l’existence vouée à l’exploitation d’autrui, qui résultaient de leur dispersion.

Les Samaritains, qui n’avaient apporté aucune espèce de secours aux juifs révoltés, subirent injustement la même loi de vengeance : Jupiter domina sur le Garizim, comme Vénus près du Golgotha ; ce qui fut une nouvelle preuve de la grossière iniquité et de l’incurable ignorante des Romains.

A Rome, les Juifs disparurent étrangement ; et il n’y resta d’ennemis, aux yeux des Romains courroucés, furieux, que les Chrétiens, secte juive au jugement de beaucoup. En Judée, la secte de jésus, très paisible, accentuait son indifférence politique ; à Jérusalem, les Chrétiens s’étaient nettement écartés des Israélites rebelles, et certains d’entre eux avaient été torturés, mis à mort, après leur refus de renier et blasphémer le Christ. Mais Rome n’entrait pas dans ces détails ; elle ne s’inquiétait que de deux faits : du miracle légendaire du Juif Aquiba, écorché vif, et dont la dernière parole Jéhovah est notre Dieu ! répétée distinctement après la mort du supplicié par une voix céleste, avait affirmé le sacrilège monothéiste ; ensuite, de l’existence persistante des hétéries, ces associations dont Trajan s’était préoccupé à ce point, déjà, qu’une loi limitait le nombre des invitations aux fêtes de famille. Les Chrétiens ne constituaient-ils pas, dans l’Empire, l’association la plus redoutable ?

Le Christianisme, qui n’était encore pour Pline qu’une mauvaise superstition portée à l’excès, devenait, — Tertullien le signalera, — pour le gouvernement impérial, le groupement dangereux d’une collection d’hommes inutiles, — il n’y a rien à gagner avec les Chrétiens, — et fous, de mœurs suspectes, criminels. N’ayant plus de Juifs à livrer aux fureurs populaires, la politique impériale, énervée, ne distribuant plus de gloire, devait traquer les Chrétiens.

Adrien, renonçant à l’héritage belliqueux de Trajan, reculant à la monarchie tranquille d’Auguste, avec plus de sincérité, organisa son gouvernement, éloignant les affranchis qui avaient compromis ses prédécesseurs, n’appelant que des chevaliers à exercer les charges de la cour. Quatre chancelleries (scrinia) formèrent, avec les préfets du prétoire, l’administration supérieure. Une réunion de jurisconsultes, conseil secret de l’empereur qui se réservait de prononcer les derniers mots, ruina l’autorité des sénateurs, comme le désirait le monarque. Des consuls, des préteurs, des sénateurs distingués et des chevaliers faisaient partie de ce conseil, dont l’importance réelle se résumait en cette catégorique déclaration des jurisconsultes, que la volonté du prince était la loi.

Cependant, par ordre d’Adrien, Salvius Julianus collectionna et coordonna tous les sénatus-consultes, tous les édits, toutes les lois, en un recueil qui, sous le nom d’Édit perpétuel, fut le Code romain (131). Les provinces, ainsi, instruites de leurs obligations, n’auraient plus à craindre les caprices des préteurs.

Rassuré quant aux lois, Adrien s’occupa de l’armée. Exempte d’impôts et affranchie de tout devoir militaire depuis Auguste, l’Italie ne fournissait plus à l’Empereur les moyens de conserver sa force, tout en exigeant, pour vivre, le service régulier des tributs du monde, la perpétuité du dépouillement des nations ; contradiction flagrante, problème insoluble dont Auguste avait posé les termes effrontément, dans l’intérêt de sa popularité, en en léguant l’impossible solution à ses successeurs. Les prétoriens, de qui dépendait la fortune de Rome, trafiquaient d’eux-mêmes, et aussi du pouvoir impérial, qu’ils vendaient ostensiblement — par le donativum, — à chaque succession ; et le préfet du prétoire, en conséquence, ce chef des armes, était à de certains moments le maître véritable de l’Empire. Adrien s’empara de l’armée comme il avait fait de la religion et de la loi ; il la réforma à l’aide de règlements désormais inattaquables, c’est-à-dire légaux. Puis, donnant l’exemple des endurances que tout guerrier devait apprendre à supporter, vivant de la vie des soldats, très dure, il devint populaire au sein des légions.

L’administration était équitable. Les provinces furent déchargées de vieilles créances qui les tenaient en état perpétuel d’insolvabilité, et l’empereur les amena ainsi, doucement, habilement, à accepter et à régulariser les subsides nécessaires à l’existence de Rome et de l’Italie. Un avocat du fisc eut la mission de poursuivre les débiteurs. Pour assurer le fonctionnement correct de ces mesures, Adrien inaugura ces visites impériales qui pendant onze années (121 à 132) l’éloignèrent de Rome, voyages qui eurent pour effet de lui montrer trop sa puissance, de le troubler, de l’enivrer, d’exaspérer, par imitation, son goût de l’extraordinaire. Parti modestement, si on peut dire, sans escorte, et voyageant à pied souvent, Adrien subit inévitablement cette influence asiatique, désastreuse, qu’Alexandre avait éprouvée, et peu à peu, séduit, enthousiasmé, affolé, l’empereur revint avec l’ambition de renouveler à Rome la gloire fastueuse, artistique, monumentale, des Égyptes, d’Athènes, d’Antioche.

De l’ouest à l’est, en sa marche rétrograde, Adrien marqua sa route de constructions capables, pensait-il, de l’immortaliser : En Gaule (118), le pont du Gard et les arènes de Mines, croit-on, édifiés en l’honneur de Plotine, témoignèrent de l’ampleur de ses vues ; puis, successivement, en Bretagne (118-119), en Espagne et en Afrique (120), en Orient (122-125), en Grèce (125), en Afrique de nouveau, en Grèce une seconde fois (129), il alla, réédifiant les œuvres anciennes ruinées, créant des villes, — des villes monumentales, — et surexcité, ébloui, rêvant de se surpasser encore, il fit construire à Rome son gigantesque mausolée, bâtir les temples de Trajan, de Rome et de Vénus, et finalement, en sa villa miraculeuse, fit reproduire tout ce que la nature et les arts, en ses voyages, lui avaient montré de sites enchanteurs et d’architectures admirées. L’œuvre impériale par excellence c’était pour Adrien, alors, l’œuvre bâtie des pharaons qu’il avait vue sur les bords du Nil et dont il avait été émerveillé.

On voudrait croire, à l’éloge d’Adrien, qu’il considéra comme futiles les œuvres de sang, les labeurs guerriers, et qu’il s’absorba volontairement en des travaux pacifiques. Une légion avait été anéantie au camp d’Eburacum, en Grande-Bretagne, à la suite d’un soulèvement des Brigantes du Nord, mais les Bretons ne songeaient nullement à s’affranchir du joug romain ; ce fut Adrien qui, ne se souciant pas de conserver cette domination lointaine, abandonna les Bretons, ces élèves des Gaulois, envahis de pédagogues grecs et latins, vivant une vie inutile pour l’Empire en leurs villas confortables, luxueuses, pavées de mosaïques, ornées à la romaine, dont Agricola avait pour ainsi dire couvert toute la Bretagne méridionale.

Après avoir embelli Carthage, augmentée d’un quartier neuf, honorée du titre de Colonia Ælia Hadriana ; l’empereur s’était dirigé vers l’Orient : Rhodes, la très riche, la trop riche, l’appelait, — vous êtes, écrira Dion aux Rhodiens, des milliers et des milliers qui gagneriez à être moins riches. — Mais la gravité des Rhodiens, leur calme au théâtre, la sobriété de leurs applaudissements, et, sans doute, la crainte justifiée de leur critique, inquiétaient le maître de Rome, avide de manifestations outrées.

Rhodes, c’était l’ancienne Grèce, intelligente, mesurée, consciente de sa valeur intellectuelle, et déplaisante, nécessairement, à ceux qui y venaient étaler leur infériorité ; tandis, au contraire, que la Grèce moderne, l’Hellénie, exerçait un irrésistible attrait, par sa légèreté proverbiale et l’extravagance de sa courtisanerie, éprouvée par Néron. Et puis, ces Rhodiens opulents, sans libéralité, économes, maintenant se faisaient avares ; leur ville était comme un musée encombré des statues élevées à la gloire de leurs héros et de leurs magistrats, et voici qu’ils commençaient à substituer simplement un nom nouveau à un nom ancien sur le socle d’une statue déjà consacrée, lorsqu’ils avaient à honorer un contemporain.

Adrien préféra donc aller passer l’hiver à Athènes (125-126) ; et il y retourna (129), comme à une fête interrompue. Là, jouant au Grec, il se donna l’illusion des coutumes antiques rétablies : le Pnyx, la réunion du peuple, l’aréopage... Il s’occupait à reconstituer la Grande Hellénie, multipliait les monuments, refaisait Athènes ! ne voulant que des marbres superbes, entendant que l’on réalisât en richesse tout ce qu’un Phidias aurait pu concevoir ; et il continuait Antiochus de Commagène, Hérode de Judée. Il acheva le colossal Olympeion commencé par Pysistrate, comptant les cent vingt colonnes énormes qui devaient, toutes, pensait-il, défier le temps, perpétuer sa gloire. Aux Athéniens, peu touchés sans doute des libéralités architecturales et improductives de l’empereur, Adrien promit des cargaisons de blé envoyées aux frais de l’État, ce qui assimilait Athènes aux métropoles. Athènes accepta que dans le temple élevé au nouveau Zeus Panhellenios, un prêtre offrit sa prière à l’empereur divinisé. Pour donner une apparence de vie à cette fuisse renaissance, tourner en histoire cette fantaisie impériale, jouer en suffisante comédie la farce du panhellénisme reconstitué, les villes grecques situées hors de la Hellade reçurent le titre de membres de l’hellénisme. — Corinthe avait eu plus que sa part des fastueuses largesses d’Adrien.

Sur les ruines de Jérusalem, lamentables, Adrien rêva de bâtir à la romaine une ville nouvelle, comme cela se faisait, par son ordre, à Gérase, Damas, Gaza, Petra... Les constructeurs se mirent à l’œuvre (122), mais les juifs, scandalisés, furieux, assourdissants, troublèrent les ouvriers, et l’idée de l’empereur ne put se réaliser. L’idée d’Adrien, c’était de surpasser Hérode, — le Constructeur, — comme Hérode avait voulu surpasser Alexandre. En Asie Mineure, Cyzique, Nicée, Nicomédie, surgirent, monumentées, comme par miracle. Antioche vit s’accroître le nombre de ses merveilles. Palmyre, refaite en partie, témoigna de la prodigieuse activité des architectes. En Égypte enfin, la fondation d’Antinooupolis, bâtie sur le modèle grec, honorée du droit de cité, montra qu’Adrien ne comprenait rien aux choses égyptiennes : il y confondit les Chrétiens avec les adorateurs de Sérapis, et prit pour des Égyptiens les juifs et les Grecs qui peuplaient Alexandrie.

Uniquement curieux, l’empereur voulait voir le passé, et il prétendait en refaire le décor, pierre à pierre, matériellement, pour en jouir. Croire qu’en ses munificences Adrien tendait à rapprocher les Orientaux des Occidentaux, à lier ceux-ci à ceux-là par un sentiment de gratitude admirative, ce serait condamner l’intelligence de l’empereur : l’Orient et l’Occident, de plus en plus séparés, en opposition formelle, étaient désormais irréconciliables. Simplement, Adrien s’amusait à vivre la vie des héros dont il avait lu les fastes dans des compositions littéraires ; successivement archonte à Athènes, démarque à Naples,, magistrat quinquennal à Italica, s’affublant, en route, de toutes les défroques, jusqu’à ramasser des titres municipaux, il revint avec cette fantaisie singulière, maniaque, de réunir, d’entasser en un seul lieu, près de Rome, toutes les architectures et tous les sites qu’il avait vus ; et il présida magnifiquement à l’exécution de cette fantaisie !

Routes, théâtres, temples, ponts, — le pont sur le Tibre conduisant à son mausolée, moles Adriani (le château Saint-Ange), — tout s’exécutait en même temps, et il satisfaisait ainsi, à la fois, son goût d’antiquaire et la curiosité du peuple, distraite, intéressée à ces constructions multipliées. Les provinces payaient ces colossales folies ; à Rome, et par ordre, des sociétés formées de souscripteurs désignés pourvoyaient également, en partie, aux exigences des architectes.

Les ingénieurs et les artistes, enrégimentés par le prince, édifiaient des monuments comme les armées gagnent des batailles ; et le grand œuvre d’Adrien se développait aux yeux, vraiment comme un miracle. A défaut de jugement, et de goût — car il mélangeait tous les styles, il entassait brutalement tous ses caprices et tous ses souvenirs, — Adrien accomplit réellement un prodige. Sa villa de Tibur contint le Lycée, l’Académie, le Prytanée, le Pécile, le Canope, l’Alphée, la vallée de Tempé, les Champs Élysées, le Tartare, des temples, des bibliothèques, des théâtres, un hippodrome, une naumachie, un gymnase, des thermes... un amas incohérent d’œuvres diverses accumulées, de style néo-égyptien, à la fois alourdi et affadi, exécution d’une sorte de gageure architecturale, dont il reste un myriamètre de ruines.