CETTE puissance de Les lois de Solon obligeaient chaque citoyen à plaider personnellement devant ses juges ; il était interdit de plaider pour autrui ; il en résulta une sorte de corporation, — les Logographes, — formée de rhéteurs écrivant à l’avance des plaidoiries. Ces artisans vendaient à la fois l’attaque et la défense dans une même cause. Au goût particulier des Athéniens pour les luttes de la parole, s’adjoignit donc la nécessité de l’art oratoire pour la défense des intérêts. Les Sophistes avaient innové l’exercice de procès fictifs, oit des orateurs plaidaient, sans conviction par conséquent, et indifféremment, le Pour et le Contre de causes imaginées. Ces exercices, déplorables pour la masse des citoyens, excitaient la rage des philosophes et des poètes, les uns ayant l’impression juste de la démoralisation intellectuelle qui allait en résulter, les autres, — la plupart, — jaloux de la réussite de concurrents attirant à eux les auditeurs : Ces hommes-là, avait dit des sophistes Aristophane, enseignent, quand on les paie, à gagner également les causes justes ou injustes. Aristote définira ainsi le sophiste : Un imposteur qui prétend à la science, un homme qui emploie ce qu’il sait être un faux raisonnement, en vue de tromper et de gagner de l’argent. L’habileté des sophistes et les essais de leurs élèves enchantaient les Athéniens. Il s’agissait bien maintenant d’apprécier le droit ? Qui s’en inquiétait ? Mais pressentir dès le début du discours, de la plaidoirie, le but du plaideur, voir par quel tour nouveau ou piquant il amènerait sa conclusion hasardée, de quel coup imprévu il frapperait son adversaire, par quelles digressions l’attention du juge serait tenue en éveil... quelles jouissances, quel amusement pour le public athénien ? La composition même du public athénien concourait, avec l’activité des sophistes, à la décadence de l’art oratoire. Il ne fallait pas seulement gagner la cause, mais obtenir les applaudissements des auditeurs. Les aventuriers venus à Athènes, les métèques grossiers, enrichis et désœuvrés, augmentaient la foule, en rabaissaient le goût demeuré longtemps pur. Les Assemblées, — Démosthène s’en plaindra, — étaient devenues turbulentes, aimant à rire. L’antique gravité des citoyens n’existait plus. Lorsque la réputation de l’orateur n’excitait pas la curiosité du Peuple, le Peuple restait dans les rues, discutant les décrets affichés, colportant les nouvelles, s’entretenant des plaisirs annoncés. Après l’esprit d’à-propos, l’imprévu des ripostes, l’agrément des digressions, ce que les Athéniens blasés préféraient chez l’orateur, c’était les répliques véhémentes, les méchancetés brutales, les moqueries acérées, les sarcasmes blessants : Regardez-nous bien, dit un chœur d’Aristophane, et vous verrez que nous avons en tout les habitudes des guêpes ; d’abord, si on nous excite, il n’y a pas d’êtres plus irascibles, plus intraitables que nous... Nous nous réunissons par essaims dans des espèces de guêpiers, et les uns vont juger avec l’archonte, d’autres avec les Onze, ceux-ci à l’Odéon... Nous piquons le premier venu pour rire à ses dépens. Pour donner à ces besoins nouveaux la satisfaction que les Athéniens réclamaient, les orateurs, au Pnyx comme devant les juges, remuaient avec un art consommé les passions les plus basses et les faisaient surgir du fond des cœurs encore reposés. Car, au fond, l’Athénien vrai, communicatif, ingénieux et exagéré, applaudissant aux vilenies bien dites, surpris par le plaisir humain qu’il en éprouvait, ne se rendait pas compte, trop, de sa coupable condescendance, demeurant honnête, même au milieu de ses entraînements les plus aveugles a écrit Thucydide. Mais le bouleversement des consciences, l’envahissement
des étrangers, le déchaînement des démagogues, l’injustice flagrante des
décisions, l’insolence victorieuse des dénonciateurs, la puissance de la langue et l’impuissance de
l’honnêteté dans ce trouble, faisaient douter de tout : — Alors, dit Pisthétérus, dans les Oiseaux
d’Aristophane, alors, cet oiseau-là c’est Callias
? Comme il est déplumé. — C’est,
répond D’abord art naturel, art essentiellement athénien, — art aryen faudrait-il dire, — l’art oratoire, influencé par la sophistique, fut assujetti par Protagoras à certaines lois. Antiphon vint, avec une sorte de rhétorique scientifique, appliquer l’idée de Protagoras. Les Sophistes, — Gorgias et ses disciples Agathon, Polos, Thrasymachos et Alcidamas, — s’imposèrent comme les meneurs des joutes oratoires. On admira la prose de Thrasymachos, chez qui la recherche des mots et la cadence des syllabes donnaient l’impression d’une musique savante, parlée. Isocrate dépassa Thrasymachos dans l’édification de cette architecture oratoire. Alcidamas, défendant la gloire de son maître, reprochait à Isocrate la fatigue qu’il procurait par l’abondante richesse de ses périodes. Abandonnant la recherche du tour oratoire et dédaignant l’approbation des élites, pour ne s’adresser qu’au Peuple, Théodoros de Byzance, Andocide et Critias se jetèrent dans le tumulte des partis. Lysias, l’ami de Périclès, releva le grand art tombé, prêt à se perdre, donna à l’éloquence attique toute sa splendeur Sophiste d’abord, blâmé par Platon parce qu’il posait des thèses absurdes dans le seul but d’exercer son style et de montrer la souplesse de son esprit, Lysias dédaigna les vains ornements que l’école sicilienne avait importés. Les grands discours de Lysias furent de grandes œuvres, simples, naturels, gracieux, parfaits ; il conserva de son origine le besoin de dramatiser son sujet, le talent de peindre les caractères, de narrer des scènes vraies, il emprunta aux derniers Athéniens les accents sincères d’un patriotisme invincible. Après Lysias, l’éloquence se mit au service des factions, des partis, des Politiciens ambitieux se combattant, — Léodamas, Aristophon, Callistratos,- et des débats judiciaires. Isée, de Chalcis, qui avait sur Lysias la supériorité de parler gravement du Droit, et de démontrer ce Droit avec une vigueur logique impressionnante, fonda l’éloquence judiciaire. Après Périclès, le dialecte attique devint le langage obligé des orateurs et des savants, Hippocrate, seul, résistant à l’adoption générale. Ce dialecte se prêtait admirablement aux nécessités des orateurs et aux exigences des auditeurs ; mille façons ingénieuses permettaient de dire avec grâce, musicalement, les mensonges par lesquels vivait Athènes : Si, d’un côté, remarque Thucydide, celui qui veut faire adopter les mesures les plus funestes doit se concilier le Peuple en le trompant, de l’autre, celui qui ouvre un avis utile est également obligé à mentir pour trouver créance. D’ailleurs l’attitude des orateurs, leur dédain de toute dignité personnelle, — gestes exubérants, vêtements à l’abandon, nudité presque parfois, — dénonçaient l’abaissement des caractères. Les nouveaux orateurs, contemporains ou successeurs immédiats de Lysias, d’Isocrate et d’Isée, logographes, écrivains, maîtres incontestés, — Démosthène, Lycurgue, Hipéride, Hégésippos et Eschine — subirent l’influence de l’auditeur, renonçant ou ne songeant plus à le maîtriser, ce qui est l’inévitable fin de tout art oratoire. Artiste éminent, minutieux, pesant les longues et les brèves de chaque mot inséré dans sa prose enchanteresse, écrivain merveilleux cachant sous une incomparable richesse d’expression la rareté des pensées réfléchies, Isocrate imposa à son génie le pénible labeur des publicistes. L’autorité qu’il exerçait sur la jeunesse athénienne était considérable ; ses écrits, — car il ne parlait pas, — avaient toute l’importance des plus beaux discours prononcés au pnyx. Timide, l’école d’éloquence qu’il ouvrit lui rapportant peu, Isocrate rêvait pourtant des jouissances que la fortune procurait, et il ambitionnait la réputation des orateurs. Il souffrait évidemment des succès d’un Lycurgue, dont l’éloquence naturelle, abrupte, l’emportait sur les discours les mieux préparés ; du talent ordonné, méthodique et très apprécié d’Hypéride ; des triomphes d’Hégésippos, dont la parole avait vaincu l’envoyé de Philippe et déchaîné la guerre. Le souvenir des grands orateurs passés, les luttes des grands orateurs nouveaux, les écrits des rhéteurs admirables, ou puissants, disparurent devant la rivalité publique, éclatante, de Démosthène et d’Eschine se disputant à Athènes le pouvoir véritable, la puissance de la parole, s’invectivant, se poursuivant, devant le Peuple tour à tour frémissant et enthousiasmé, oubliant tout, s’oubliant lui-même jusqu’à se perdre, accourant au spectacle sans cesse renouvelé de deux orateurs, de deux athlètes également forts et acharnés, irréconciliables. Orphelin volé par ses tuteurs, Démosthène, dés sa majorité, réclamant sa fortune, plaida selon l’usage sa propre cause. Petit-fils d’une Scythe, l’injustice dont il souffrit dut froisser, aigrir son esprit, tandis que l’éloquence de Thucydide, son modèle, facile et entraînante, ouvrait une voie à son ambition. Violent, âpre, l’orateur restera jusqu’à la fin l’accusateur qu’il fût dans les cinq premières plaidoiries contre ses tuteurs. Quand il voulut aborder la tribune publique, la timidité de Démosthène et les défectuosités physiques de sa nature le ridiculisèrent. Il se révolta contre ces disgrâces, se soumit à une sorte de torture pour vaincre le bégaiement qui hachait sa parole, l’obstacle inconnu qui écourtait sa respiration, la nervosité maladive qui l’obligeait à des gestes disgracieux. Trop souvent humilié, il allait renoncer à cette lutte héroïque contre sa propre nature, lorsque Eumenos, dit-on, l’encouragea en lui affirmant que ses harangues valaient celles de Périclès. Il se corrigea de ses défauts, se refit une voix, réprima ses gestes, apprit à charmer. Il ne put pas, cependant, donner à son corps malingre et chétif, resté loin des gymnases où s’exerçait la jeunesse athénienne, cette allure virile qui dispose les foules à l’admiration. Ses manières efféminées et son goût particulier pour les vêtements recherchés, — qui lui valurent le sobriquet de Batalos, — devaient retarder ses succès, considérablement, nuire toujours à son autorité personnelle. Il avait trop souffert, jeune, et de toutes manières, pour oser dominer ses contemporains autrement que par l’éloquence de ses discours préparés. Guerrier, ses forces devaient le trahir pendant la bataille ; ambassadeur, il manqua de présence d’esprit, sinon de dignité. Il croyait à la destinée fatale, aux caprices de la fortune, manquait — hors de la tribune, — de confiance en soi. Il envisageait la politique comme une carrière où le hasard distribuait la faveur. Et comme il avait été logographe, il se sentait alourdi de ce mépris général dont ou accablait les rédacteurs de plaidoyers. Ignorant enfin tout autre art que l’art oratoire, il s’emportait quand on critiquait son inexpérience, et incapable de démonstration, il usait, contre ses adversaires, de l’invective et de l’ironie, cherchant à les abaisser pour éviter de répondre à leurs arguments : Comme Platon, il s’élevait au-dessus de la terre, ne connaissant ni les hommes ni les choses, et s’en tenait aux forces morales. Ayant pris position contre Philippe de Macédoine, traitant les Athéniens ainsi que des clients dont il poursuivait la défense jusqu’au bout, Démosthène plaida pour la guerre et obtint gain de cause, sans prévoir le poids de sa victoire, l’étendue de sa responsabilité. Dans cette gageure contre le possible, il devait échouer ; mais il avait vaincu, devant ses juges, les partisans de la paix, et ce triomphe d’un jour lui suffisait. Il se trompa sur la valeur personnelle de Philippe, sur la force de l’armée macédonienne, ne se préoccupa pas un instant, semble-t-il, des intrigues ourdies à Delphes contre l’Hellénie. Sa ténacité, sa persévérance, son éloquence audacieuse rachetaient ses insuffisances et ses défauts aux yeux des Athéniens cherchant un chef, n’en voyant pas autour d’eux. Qui savait si Démosthène, l’orateur infatigable, toujours là, toujours prêt, ne serait pas à l’occasion un Épaminondas ? Son talent, nourri de Thucydide, dont il évitait la concision troublante et les inversions obscures, mais dont il avait conservé la phraséologie hardie, expliquait l’espoir vague des Athéniens. Du comédien Satyros, il avait appris l’art d’actionner la parole, de captiver l’attention, d’émouvoir les sens. Il tenait de la nature le don de placer les mots poétiquement, de les bien choisir au point de vue de l’effet. Les critiques affinés condamnaient son éloquence artificielle, son débit théâtral ; le Peuple en subissait l’influence. Sa réputation lui fut bientôt un gage de succès ; le succès était la seule justification qu’il ambitionnât. Pour assaillir ses adversaires, Démosthène disposait d’un arsenal d’insultes. Il évoquait les morts pour les ridiculiser, quand ces morts avaient été le père ou la mère de son rival : Sa langue de femme, dira Eschine, calomniera le plus viril caractère. Une idée principale, dominante, unique, était au fond de chacune de ses harangues, et cette arme, très acérée, montrait toujours sa pointe invincible dans l’incohérence de ses discours. Ses adversaires c’étaient Dinarque et Eschine, Dinarque le chef du parti macédonien à Athènes, dont l’éloquence passionnée, le style puissant, l’habile méchanceté importunaient avec raison Démosthène ; Eschine surtout, orateur redoutable qui, fils d’une joueuse de tympanon, avait été athlète, puis comédien, puis greffier, puis scribe et politicien. Démosthène attaqua Eschine le premier, après leur ambassade en Macédoine : Notre ville, dit Démosthène, est la seule où l’ennemi (Philippe) ait, sans risques, des fauteurs déclarés ; la seule où des traîtres enrichis plaident avec sécurité la cause du spoliateur de la république. Démosthène accusait Eschine de trahir sa patrie : Athènes, dira-t-il nettement, s’est ruinée et Eschine s’est enrichi ! Eschine, en effet, appuyé de Philocrate, voulait que l’on traitât avec le Macédonien tout-puissant. N’ayant à leur disposition, pour convaincre le Peuple, pour lutter contre l’influence belliqueuse de Démosthène, que les moyens d’une éloquence outrée, les partisans de Philippe allaient jusqu’à faire des promesses ou donner des assurances au nom du Macédonien, que ce dernier n’avait pas sanctionnées. Philocrate n’hésitait pas à reconnaître publiquement les faveurs dont Philippe l’avait honoré, jusqu’à l’argent qu’il en avait reçu. Eschine, qui possédait aussi des terres en Macédoine, se compromettait par l’audace de ses défenses. Lorsque Philippe apparut aux Thermopyles, Eschine justifia l’ambition du conquérant, accabla Thèbes, endormit les Athéniens par de mystérieuses paroles : Vous apprendrez, leur dit-il, les avantages plus directs encore que nous avons déterminé Philippe à vous accorder, mais qu’il ne serait pas encore prudent de détailler. Il y a encore d’autres choses dont je nie soucie pas de vous parler tout au long, parce que nous avons de faux amis parmi nos collègues. Eschine fut-il l’agent soudoyé
de Philippe, le traître méprisable que Démosthène poursuivit de
ses imprécations ? Démosthène fut-il ce subtil
jongleur, ce coupeur de bourses,
ce bourreau de Rhéteur inhabile, déclamateur sophiste, parlant un langage mou et affecté, dédaigneux de la logique, mais artiste plein de ressources et comédien parfait, Eschine faisait admirer à ses auditeurs, — le contraire de Démosthène en ceci, — l’impétueuse ardeur de son esprit, la dextérité de son dire, la finesse de ses réparties, la fécondité de son imagination et le charme de son débit. Sa voix était harmonieuse, sa personne agréable. Le sonore Eschine, suivant le mot de Démosthène, tout à son rôle, à sa grâce, à son charme, relevait ses discours de citations appropriées, lancées comme des preuves irréfutables et qui impressionnaient ses auditeurs. On remarquait ensuite l’inexactitude de ces citations, mais l’effet voulu par l’orateur avait été produit. La férocité de Démosthène, dépassant le but, valait à sa victime de la commisération, de la sympathie : Convaincre cet homme, disait Démosthène, de délits nombreux, de crimes énormes, le montrer digne du dernier supplice, voilà ce dont j’ai la confiance la plus entière. Certes les Athéniens eussent été désolés de la disparition de l’un de ces deux lutteurs qui leur donnaient un spectacle si attrayant. Et c’est la condamnation historique de ces deux athlètes, que cette dépense de forces consacrées à un débat personnel. Athénien du bourg de Kothou, fils d’un guerrier qui servit comme mercenaire à l’étranger et d’une sorte de prêtresse vouée à l’exploitation d’un culte secret, Eschine avouait les désordres de sa jeunesse, l’influence de Platon, et montrait bien dans ses discours la profonde immoralité de son caractère. Formellement accusé par Démosthène, Eschine fut acquitté par les Athéniens, le jugeant comme ayant rempli ses devoirs, le déchargeant de toute responsabilité. Eschine, en somme, disait ce qu’Isocrate n’avait cessé
d’écrire : Il estimait que l’Hellénie serait vaincue définitivement, serait
effacée du inonde, si les Hellènes repoussaient Philippe venant à eux en Roi
bien intentionné, désireux d’être Grec, prêt à combattre, à anéantir le
véritable ennemi, l’Asiatique. Isocrate, ouvertement, par écrit public, avait
demandé à Philippe de pacifier Avec Eschine et Isocrate, Phocion, guerrier dont la bravoure était proverbiale et la farouche honnêteté partout proclamée, se déclarait courageusement l’adversaire de Démosthène. Orateur méprisant l’art de parler, lançant aux Athéniens des phrases courtes, décisives, Phocion, — le bon Phokiôn, — maltraitait ses auditeurs, le Peuple, quand le Peuple le méritait. C’était l’orateur que Démosthène redoutait le plus ; il le nommait : le fendeur de mes harangues. Or Phocion accusait ceux qui voulaient la guerre de ne rechercher que des occasions de s’enrichir. Tacticien expérimenté, patriote incontestable, Phocion ne voyait pas la possibilité de vaincre les Macédoniens avec les mercenaires à qui l’Hellénie tout entière, y compris Sparte, avait confié sa défense et ses destinées. Terrible alternative ! et bien faite pour troubler les plus forts esprits, les consciences les plus droites, le patriotisme le moins suspect ! Fallait-il, pour l’histoire, pour le monde, pour l’avenir, succomber jusqu’au dernier homme, comme le prêchait Démosthène, et donner à la postérité cet exemple tragique d’un peuple, d’une cité, — d’Athènes ! — s’immolant au principe de l’indépendance ? ou bien Isocrate, Eschine et Phocion voyaient-ils mieux le vrai, lorsqu’ils rêvaient d’une Hellénie, d’une Grèce comprenant les Hellènes, les Épirotes, les Macédoniens, les Scythes et les Thraces ? Avec une décision, une impétuosité et une constance extraordinaires, Démosthène avait agi de telle sorte, que la discussion n’était plus permise. Par son attitude, par son influence, et par ses succès, Philippe de Macédoine était devenu, malgré lui si l’on veut, l’ennemi des Grecs, l’ennemi d’Athènes. Dès lors, Athènes ne pouvait plus céder, se rendre, se donner au roi macédonien victorieux, au guerrier conquérant. A la génération qui avait assisté aux pénibles débuts de Démosthène, ne voyant en lui qu’un discoureur merveilleusement doué, une génération nouvelle avait succédé qui s’abandonnait à l’Orateur puissant, et Démosthène ne pouvait plus secouer la charge qui l’accablait. Le parti d’Eubule lui-même dut abdiquer, remettre le gouvernement aux mains du triomphateur. Eschine, déconsidéré, n’était plus en état de lutter avec avantage. Aux Dionysies, Démosthène avait été couronné d’or, et il existait un parti national dont il était le chef, où se rangeaient Hégésippos, Lycurgue, Hypéride, Polyeucte, Callisthène, Aristonicos, Nausiclès, Diotimos, Timarchos et beaucoup d’autres citoyens puissants. La voie choisie par Démosthène, où le suivaient
aveuglément les Patriotes, était une impasse. Mais comment reculer ? Qui eut
osé livrer Démosthène ayant appris avant tous, d’un espion, l’assassinat de Philippe, revêtit son plus beau costume, vint à l’Assemblée du Peuple annoncer la mort du plus grand ennemi des Grecs. Il glorifia Pausanias, l’assassin ; et, suivant son système, se moqua d’Alexandre, le nouveau roi, persuadant aux Athéniens que le successeur de Philippe n’était pas à redouter. Démosthène n’exprimait certainement pas sa véritable pensée en cette circonstance, puisque son premier soin fut d’entrer en négociations avec les Perses, pour assurer aux Athéniens le secours qu’il jugeait nécessaire contre Alexandre. Le Grand-Roi n’était-il donc pas un étranger ? Et que devenaient les déclamations contre Philippe, contre Eschine ? Après avoir fait récompenser d’une couronne, malgré
Phocion, l’assassin de Philippe, Démosthène souleva toute l’Hellénie. Thèbes,
Sparte, Argos, l’Aide, l’Étolie, l’Ambracie se signalèrent par la rapidité de
leur évolution. Athènes, de nouveau imprudente, trompée par son dominateur,
riait d’Alexandre de Macédoine, se plaisait à énumérer, après Démosthène, la
longue série des embarras et des difficultés qui allaient assaillir, absorber
le successeur de Philippe, et elle se voyait reprenant son rôle de protectrice héréditaire de C’est parce qu’il mesurait toute l’ampleur de son audace, toute la gravité de son attitude, que Démosthène, mentant à ses propres paroles, intriguait auprès du Grand-Roi pour obtenir son alliance. Le lieutenant du roi de Perse, Attalos, envoya à Alexandre la lettre que Démosthène avait écrite. Le roi des Perses, qui appréciait parfaitement la force macédonienne, fit connaître insolemment aux Athéniens qu’ils n’eussent plus à compter sur aucun secours. L’agitation voulue en Hellénie par Démosthène commençait à
s’étendre, lorsque Alexandre traversa |