Athènes (de 480 à 336 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXIII

 

 

DE 600 A 356 Av. J.-C. - L’Hellénie abandonnée. - Vénalité des généraux. - Les Athéniens et les étrangers. - Les Italiotes. - La Macédoine, terre grecque ; l’Argien Perdiccas, premier roi. - Perdiccas II. - Archélaos Ier et sa cour. - Quarante ans d’anarchie. - Perdiccas III. - Philippe roi. - La Phalange. - Athènes et Pella. - Mort de Chabrias et défection de Charès. - Timothée et Iphicrate condamnés. - Isocrate et Démosthène. - Naissance d’Alexandre. Victoire de Parménion. - Philippe vainqueur aux jeux olympiques.

 

L’HELLÉNIE était abandonnée à elle-même ; l’anarchie des esprits y accentuait l’affaiblissement des individus. Les stratèges, les éducateurs et les philosophes s’isolaient ; ils critiquaient, ou rêvaient de radicales révolutions, assistant impassibles à l’agonie de leurs compatriotes. La Grèce périt faute d’hommes dira Polybe. Les armées n’étaient composées que de mercenaires entendant jouir de leur métier, les chefs s’adonnant à tous les luxes, les soldats acceptant toutes les corruptions. Les généraux n’étaient que des chefs de Bandes se vendant aux plus riches, très braves assurément, consciencieux pendant l’action, mais ignorants et démoralisés. Amenés, par leurs expéditions, à comparer l’Hellénie aux autres empires, les généraux en arrivaient à préférer la vie molle des contrées étrangères au séjour d’Athènes.

La confusion des races à Athènes, par l’invasion des étrangers, ne permettant plus d’y distinguer le véritable Athénien, chaque citoyen fut obligé de se munir d’une plaque de bronze, ou de bois, donnant son état civil. La misère des Petits, la corruption et l’incapacité des Grands, le faste et l’activité des métèques, l’intervention toute-puissante de l’or corrupteur dans la politique, faisaient admirer l’étranger aux dépens du citoyen. On sacrifiait tout au repos.

Découragés, misérables, les Hellènes avaient le sentiment de leur impuissance, de l’étroitesse de l’Hellénie, et beaucoup songeaient à un recul des frontières, à une extension susceptible d’augmenter leur nombre, de refaire ainsi une force perdue. A l’ouest de l’Hellénie il y avait les Grecs Italiotes, croisés de Phéniciens et de Finnois ? mais Locres était réputée trop attachée à ses dieux, et Tarente trop immobilisée par les lois spartiates ; Crotone, façonnée par les pythagoriciens n’attirait pas. On racontait d’ailleurs que près des villes d’Italie, les esclaves vagabonds abondaient, y exerçant toutes sortes de brigandages. La Grande-Grèce donc, où s’étaient joints, à l’origine, les Grækes et les Italiotes, ces peuples frères, Aryens de race, sur un territoire que les Pélasges avaient tenu, — les Crétois ayant fondé Tarente, — éloignait plutôt les Hellènes, et surtout les Athéniens.

L’Asie, à l’est, appartenait encore trop aux Perses pour que l’on put y songer.

L’espoir se portait vers le Nord, où les Macédoniens s’étaient organisés, dont les souverains montraient de réelles qualités helléniques, appelant à leur cour les artistes qu’ils comblaient d’honneurs, vivant semblait-il une vie grecque, moins les querelles de ville à ville, les disputes d’homme à homme, les rivalités, les jalousies, les haines qui avaient ensanglanté et ruiné l’Hellénie. Certains, moins illusionnés, mais considérant comme inévitable et prochaine la conquête facile de l’Hellénie par les Macédoniens, voulaient éviter cette fin cruelle, et humiliante, en s’entendant avec les rois qui régnaient au nord de l’Olympe. Et puis, grâce aux connaissances géographiques et ethnographiques nouvelles que l’on possédait, on se demandait si la Macédoine, et la Thrace, et l’Épire n’étaient pas terres grecques ?

La chaîne du Pinde, montagne hellénique par excellence, ne se prolongeait-elle pas jusqu’à la tuer Noire par les Monts Cambuniens, Orbélos, Scomion et Hémos ? Le mont Olympe, le mont sacré, n’était-il pas placé comme au centre d’un vaste territoire comprenant au moins la Thessalie et la Macédoine ? Et la Macédoine, avec sa division naturelle, — Haute et Basse, suivant Thucydide, — ne contenait-elle pas ce qui manquait à l’Hellénie pour sa subsistance et sa sécurité ? La Grèce proprement dite, continentale, allait du massif de l’Olympe jusqu’à l’isthme de Corinthe, écrira Strabon ; la Grèce insulaire, ou Péloponèse, et l’Attique, n’étaient-elles vraiment pas trop accessibles aux attaques, aux invasions ? Quelle capitale c’eût été que Pella, au fond du golfe Thermaïque, bâtie au milieu des terres, au centre de populations belliqueuses, indépendantes, fermement attachées au sol ?

Le pays des Macédoniens, formé de plusieurs bassins bien séparés, bien défendus, avait des fleuves tels que l’Haliacmon, l’Érigon, l’Axios et le Strymon, précieux auxiliaires pour la défense et pour les trafics. Abritée des vents du nord par de hautes montagnes, arrosée de cours d’eaux nombreux, la fertilité de la Macédoine était évidente. Entre le golfe Thermaïque et le golfe Strymonique, la Chalcidique, si étonnamment découpée, s’avançait en mer, avec ses trois tentacules, comme une formidable et naturelle protection. Il y avait enfin beaucoup de Grecs déjà parmi ces Macédoniens organisés. Les eaux de l’Haliacmon et de l’Érigon coulaient aux pieds de villes helléniques peuplées ; les Bottiéens se disaient Crétois. On remarquait que les Macédoniens apprenaient vite et prononçaient bien l’idiome hellénique, sauf quelques lettres toutefois.

Les premières tribus macédoniennes, — Élyméens, Orestes, Lyncestes, Éordéens et Pélagoniens, — toutes guerrières, avaient été souverainement indépendantes, obéissant chacune à son chef. Hérodote et Thucydide attribuaient la fondation de la première dynastie macédonienne à un Héraclide d’Argos, Perdiccas. Argée, Philippe, Éropos, Alcédas et Amyntas auraient été, comme rois macédoniens, les successeurs réguliers de l’Argien Perdiccas. Les légendes, les souvenirs, la géographie, l’ethnographie et l’histoire justifiaient, on le voit, les espérances des Hellènes songeant à l’agrandissement de la terre hellénique.

Au temps des guerres médiques, les Macédoniens s’étendaient jusqu’à l’Axios, occupant des points fortifiés en avant de cette limite, et ils descendaient au sud jusqu’à l’Haliacmon, tenant la côte de la Piérie. Amyntas était roi de Macédoine lorsque les Perses prirent la Thrace. Alexandre Ier, successeur d’Amyntas (500), subit l’invasion des Asiatiques, demeura l’ami constant des Grecs qu’il avertit plusieurs fois du danger perse. Lorsque Athènes eut chassé Xerxès, les Macédoniens agrandirent leur royaume, eurent tous les pays compris entre l’Axios et le Strymon.

Perdiccas II devint l’adversaire d’Athènes, parce que les Athéniens secoururent son frère Philippe qui lui disputait le pouvoir. Athènes soutenant les Odryses, leur roi Sitalcès (429) put pénétrer en Macédoine, imposer de dures conditions au roi Perdiccas II. La puissance de Sitalcès étant devenue trop grande, les Athéniens inquiets l’abandonnèrent ; mais ils ne retrouvèrent plus l’amitié de Perdiccas, allié de Sparte, et qui incita Brasidas (424) à ravager la Chalcidique. Bientôt trahi par Lacédémone, le roi de Macédoine revint aux Athéniens (423-418).

A la mort de Perdiccas II, Archélaos Ier, roi de Macédoine, voulut, comme l’avait fait jadis Hiéron, en Sicile, s’entourer de tout ce que l’Hellénie avait de grand. Il appela auprès de lui les artistes et les philosophes dont la science ou le talent faisaient la gloire d’Athènes. Il venait de dompter les Nobles de Macédoine, demeurés jusqu’alors à l’état de caste semi-barbare. Archélaos disciplina l’armée macédonienne, n’y admettant pas de mercenaires, fortifia des points stratégiques bien choisis, construisit des routes, s’appliqua au développement de l’agriculture, et vouant son peuple au Zeus grec, institua des jeux en son honneur.

Asiatique par sa munificence, Grec par l’ordonnance de sa cour, Archélaos apparut, de loin, comme le successeur de Périclès. Le peintre Zeuxis avait reçu du monarque sept talents, pour exécuter des peintures ; Euripide, Agathon et Chœrilos étaient à la cour du roi, ainsi que Timothéos, le grand joueur de lyre. Sophocle et Socrate, appelés, avaient refusé de quitter Athènes.

Archélaos, maître de la Piérie, avait construit Dion, près de l’Olympe, soudant ainsi la Macédoine à l’Hellénie ; mais en Hellénie un parti se formait qui n’admettait pas l’extension des frontières, qui ne voulait pas de roi, qui s’inquiétait des relations établies entre Athènes et Pella. D’autre part, la noblesse macédonienne réclamait l’expulsion de tous ces Grecs que le souverain avait appelés. Archélaos Ier périt assassiné (399), et pendant quarante années, après lui, une longue série de crimes et d’usurpations fut toute l’histoire de la Macédoine. Euripide trouva la mort dans ces troubles, d’abord suscités contre l’étranger.

Oreste, qui avait succédé à Archélaos, mourut (395) frappé par un assassin, à l’instigation de son tuteur Éropos, après quatre ans de règne. Éropos gouverna pendant deux années, puis donna le trône à son fils Pausanias (393). Pausanias, un an après, se vit dépossédé par Amyntas II, que chassa bientôt Bardyllis, roi des Illyriens, au profit du frère de Pausanias, Argée. Les Thessaliens et les Olynthiens avaient soutenu Bardyllis et Argée, les Olynthiens croyant s’emparer ainsi de la Macédoine. Mais Sparte intervint en faveur d’Argée, qui était déjà l’allié d’Athènes.

Amyntas II mourut (368) après avoir régné paisiblement à Pella, laissant trois fils : Alexandre, Perdiccas et Philippe. Alexandre, roi, reçut la mort des mains de Ptolémée d’Aloros (368), fils illégitime d’Eurydice, veuve d’Amyntas II, amante de l’assassin, qui prit en effet le gouvernement comme tuteur du jeune Perdiccas III.

Un parti de Macédoniens, uni aux Thraces, complota le renversement du roi nouveau. L’Athénien Iphicrate, appelé par Eurydice, consolida le pouvoir de Perdiccas, c’est-à-dire de Ptolémée. Thèbes, qui cherchait alors à dominer en Hellénie, se préoccupait de ces événements susceptibles de donner à Athènes la force macédonienne ; elle envoya Pélopidas qui ramena à Thèbes, comme otage, le dernier fils d’Amyntas, Philippe.

A Pella, Perdiccas secoua le joug de son tuteur Ptolémée, mis à mort, et reprenant la politique d’Archélaos, appela de nouveau les artistes et les philosophes, se mit en relations suivies avec Platon. Perdiccas mourut en brave, après avoir pris Amphipolis, dans une bataille contre les Illyriens. Philippe venait d’atteindre sa vingt-troisième année. Il gouvernait une province que son frère Perdiccas lui avait confiée sur le conseil de Platon.

A Thèbes, Philippe s’était impressionné de la grandeur intellectuelle des Athéniens, s’était instruit au contact d’Épaminondas ; il avait appris à apprécier exactement la fausse importance de Sparte et constaté la faiblesse d’Athènes, l’inconstance des Hellènes, la démoralisation des Peuples, la corruption des Chefs, et vu surtout comment, avec leur or, les Perses maintenaient leur influence en Hellénie, y distribuaient la guerre ou la paix à leur volonté.

A Perdiccas III devait régulièrement succéder Amyntas, encore enfant. Philippe, tuteur de son frère, s’empara du pouvoir (360). A ce moment, désorganisée par quarante ans d’anarchie, la Macédoine se trouvait menacée de toutes parts ; pressée au Nord par une masse de Barbares, notamment par les Péoniens ravageant le pays, enhardis sinon soutenus par les Illyriens, vainqueurs du dernier roi ; à l’Est, par les Thraces. L’alliance d’Athènes était rompue depuis la prise d’Amphipolis ; la mer Égée était occupée par la flotte athénienne, presque menaçante.

Philippe rendit Amphipolis aux Athéniens, paya la retraite des Illyriens ainsi que l’inaction des Thraces, se consacrant à la reconstitution de l’armée, au relèvement des Macédoniens, à l’abaissement de la noblesse devenue arrogante. Argée, qui croyait pouvoir compter sur la flotte et les guerriers d’Athènes, envahit la Macédoine. Philippe, victorieux, cerna toute l’armée d’invasion, au milieu de laquelle Argée, pris, trouva la mort. Philippe, reconnaissant parmi les vaincus un certain nombre d’Athéniens, les traita comme des amis égarés, les renvoya à Athènes chargés de présents.

Réconcilié avec les Athéniens, Philippe soumit les Péoniens, prit aux Illyriens tout le territoire à l’est du lac Lychnitès, occupant en plus les passages des montagnes frontières. Roi, il combla d’honneur le neveu qu’il avait dépossédé, lui donnant pour femme une de ses filles.

Sûr désormais, par ses victoires et sa popularité, — car il haranguait continuellement ses troupes, — de l’armée refaite, Philippe ordonna des exercices fréquents, difficiles, — des marches de 300 stades (55 kilomètres) par jour, — interdit aux officiers l’usage des voitures, supprima les nombreux domestiques au service des cavaliers, expulsa des camps les chanteuses, ne laissant à ses guerriers, généraux et soldats, aucun loisir. Quelques exemples de punitions sévères, humiliantes, — la bastonnade, — infligées publiquement à des Nobles, exaltèrent le Peuple, fier de son maître, firent trembler les Grands dont les fils, véritables otages, formaient la garde personnelle du roi, dans son palais, à sa cour.

Philippe emprunta à Épaminondas l’idée de la phalange, masse serrée, compacte, où les guerriers se comptaient 16 en profondeur, chacun cuirassé, armé d’une épée et de la sarisse, lance de 7 mètres, ce qui faisait que les soldats des six premiers rangs, immobiles, défendaient par la pointe de leurs piques en arrêt tout le front de la phalange, la bête monstrueuse et hérissée de fer. La nation macédonienne armée comprenait 30.000 hommes.

L’armée faite, Philippe voulut une marine et un port. Amphipolis, admirablement placée aux bouches du Strymon, répondait à ses vues. Olynthe et Athènes, liguées, tenaient en échec le projet du roi. Il satisfit les Olynthiens en leur abandonnant la ville d’Anthémoüs qu’ils convoitaient, et il fit croire aux Athéniens qu’il leur remettrait Amphipolis, lorsqu’il l’aurait prise, contre Pydna qui avait échappé aux Macédoniens. Athènes consentit (358). Maître des Amphipolitains, Philippe les étonna par sa douceur.

Mais Philippe se moqua des Athéniens en se saisissant de Pydna et gardant Amphipolis. La ligue olynthienne cependant pouvait se reformer. Philippe paralysa les Olynthiens en leur offrant Potidée, qu’il prit et leur livra (357), après avoir de nouveau renvoyé à Athènes les guerriers Athéniens vaincus, les chargeant d’affirmer à leurs concitoyens le désir qu’avait la roi de Macédoine, de vivre en paix confraternelle avec la Cité de Pallas.

D’Amphipolis, Philippe voyait, sur l’autre bord du Strymon, en Thrace, le mont Pangée dont les mines étaient d’une grande richesse. Il prit Crénides, qu’il peupla de colons, et mit en exploitation la montagne. Athènes, toute à ses troubles intérieurs, ne dit rien, ne bougea pas.

Cependant, les succès militaires de Timothée à Samos, dans la Chersonèse de Thrace et en Chalcidique, finirent par réveiller les Athéniens, que la mort d’Épaminondas avait délivrés d’une grande crainte, en leur laissant, incontesté, l’empire de la mer : Ils songeaient, tranquillisés du côté de l’Asie mineure par leur alliance avec les satrapes en révolte contre le Grand-Roi, à étendre leurs conquêtes dans la Chersonèse de Thrace où Timothée venait de vaincre Cotys. Athènes eut la Chersonèse et ressaisit l’Eubée (358).

Pour arracher l’Eubée aux Thébains, les Athéniens s’étaient volontairement imposés des sacrifices que la loi ne commandait pas. Parmi ces patriotes, on remarqua Démosthène. Cette double victoire, — morale et guerrière, — suffisante pour exciter les Athéniens, ne suffisait pas pour leur rendre au dehors le prestige qu’ils avaient perdu. On savait que leurs généraux n’étaient que des aventuriers à la disposition de qui les payait, retenus seulement par l’espoir des butins, accessibles aux offrandes les plus honteuses ; on disait que Charès avait volé les fonds destinés au trésor et s’était défendu en achetant les orateurs chargés de l’accuser. On ne croyait pas à la solidité de la flotte athénienne, incapable depuis longtemps de délivrer des pirates la mer hellénique.

Les 60 navires qu’Athènes venait d’armer, placés sous le commandement de Charès et de Chabrias, pour soumettre Chios, allaient rencontrer les 100 vaisseaux réunis par Chios, Cos, Rhodes et Byzance. Au premier combat, Chabrias mourut. Athènes envoya 60 autres navires, conduits par Iphicrate et Timothée.

La flotte athénienne se dirigea vers Byzance, pour y attirer les ennemis et délivrer ainsi les îles qu’ils menaçaient. Une tempête soulevait la mer lorsque les deux flottes se virent, dans l’Hellespont. Iphicrate et Timothée n’osaient pas livrer la bataille ; Charès, les accusant de trahison, s’avança seul ; et les Athéniens rappelèrent Iphicrate et Timothée. Mais bientôt Charès se vendit à Artabaze, pour payer les troupes dit le traître.

Artabaze étant en révolte contre son maître, le Grand-Roi annonça l’envoi de 300 vaisseaux destinés à appuyer les ennemis d’Athènes. Les Athéniens effrayés, subissant la paix, durent reconnaître l’indépendance des Confédérés.

Honteux des événements qui venaient de se succéder, les Athéniens se tournèrent contre leurs chefs, sacrifièrent leurs meilleurs généraux. Timothée, condamné à payer une amende supérieure à la valeur de ses biens, s’exila à Chalcis. Iphicrate intimida ses juges, mais cessa de servir sa patrie (354).

C’est alors que l’on put juger de l’influence néfaste des philosophes. Disciple de Socrate et platonicien, Isocrate bâtit un discours où l’éloquence la plus charmante versait aux Athéniens le poison mortel. Au nom de la justice blessée, Isocrate donnait raison aux Alliés contre Athènes ! Les Athéniens avaient mérité ce châtiment ; ils s’étaient attiré de successives défaites, en voulant ressaisir l’empire maritime, qu’il fallait au contraire abandonner, les États n’étant heureux, continuait Isocrate, que dans l’exercice timide d’une sage modération ; le désarmement seul permettrait aux riches de respirer, aux trafics de reprendre, aux étrangers partis de revenir ; ce désintéressement devait enfin émouvoir l’âme des Alliés, qui désarmeraient certainement à leur tour et reviendraient à l’amitié d’Athènes ?

Rien, mieux que ce discours d’Isocrate, ne donne la mesure de la décadence irrémédiable des Athéniens. Impunément, couvrant de périodes emmiellées les mensonges historiques les plus flagrants, le philosophe rappelait l’âge d’or du temps des Aristide et des Thémistocle, en conseillant l’abandon de toutes les gloires d’Athènes ! Et pas un Athénien n’évoqua l’ombre de Thémistocle pour confondre l’insolente audace de l’orateur ; pas un, parmi ceux qui applaudirent à ce discours, à cette lâcheté, ne fit cette remarque, qu’Isocrate, entraîné par sa rhétorique, enivré de sa propre parole, aboutissait à une conclusion contraire à ses prémisses.

Tout un parti s’immobilisait complaisamment dans la conception idéale, philosophique, d’un empire de la justice régnant à Athènes ? En réalité, ces aveugles volontaires, ayant Isocrate pour maître et pour chef, ces Athéniens acceptant l’abdication, n’étaient que les partisans de la paix à tout prix. Mais Athènes était trop disputeuse pour qu’un parti différent ne se formât pas aussitôt. Au Discours sur la paix d’Isocrate, Démosthène répondit par un Discours pour la guerre.

Enfant, Démosthène avait reçu le surnom d’Argos, parce qu’il était irascible et dur. Orphelin et malheureux, volé par ceux qui devaient gérer sa fortune, sa première action nécessaire fut de poursuivre ses tuteurs. Il s’initia à l’art de l’éloquence auprès d’Isée l’impétueux, et il apprit par cœur les huit livres de Thucydide. Il débuta, dès sa majorité, par ses plaidoiries contre ceux qui l’avaient dépouillé et dont il obtint la condamnation (366).

Moins heureux à la Tribune, il y échoua. Le comédien Styros le délivra des défauts naturels qui l’avaient presque ridiculisé devant le Peuple. Excité par son insuccès même, se révoltant contre sa propre insuffisance, tenace, entêté, l’échec de Démosthène détermina sa carrière. Encore tout ému des harangues que Thucydide prête à ses héros, la politique neutre d’Isocrate ne pouvait convenir au jeune orateur : Il eut étouffé dans les murs d’une Athènes restreinte, silencieuse, pacifiée dans sa honte ; son regard allait au contraire au loin, par delà les frontières de l’Hellénie. Les batailles entre Grecs ne suffisaient pas à ses vues.

A l’est il y avait les Perses, ayant en quelque sorte terminé leur cycle, et au nord les Macédoniens. Comme un avocat qui choisirait sa cause, une grande cause, pour s’y consacrer tout entier, Démosthène se prononça contre Isocrate d’abord, afin d’avoir des partisans immédiatement passionnés, et contre Philippe de Macédoine ensuite. Il s’unit à Lycurgue, à Hégésippos et à Hypéridès qui voulaient l’indépendance d’Athènes.

Orateur accepté du parti de l’action, Démosthène hésita-t-il à engager la bataille ? Son discours contre les Perses ne nomme pas Philippe (354) dans la nomenclature des dangers menaçant les Athéniens. Il ne conseilla pas l’envoi de secours aux villes qui en demandaient contre le roi de Macédoine, et c’est contre son avis que les Athéniens dépêchèrent Phocion. Démosthène attendait sans doute que son rôle fût assez évident, pour que tous les bénéfices de l’action lui en revinssent. Déjà, il considérait Athènes, — et peut-être l’Hellénie, — comme sa chose ; il entendait choisir ses moments.

Philippe, de son côté, parfaitement instruit, presque certain de l’hostilité d’Athènes influencée par l’orateur, se préparait. Après la prise de Potidée (357), il avait enchaîné la victoire, s’appliquant à organiser son royaume. Les fêtes de son mariage avec Olympias, la fille du roi d’Épire, Néoptolème, excitèrent la curiosité des Grecs qui y virent, avec le déploiement d’un grand faste, la preuve du goût des plaisirs où Philippe allait sans doute s’attarder.

Cependant le roi des Macédoniens, — qui manœuvrait sournoisement pour déjouer la Ligue qu’avaient formée contre lui les rois d’Illyrie, de Péonie et de Thrace, — apprit que, sans ordres, son général Parménion venait de vaincre les Illyriens. Ramené à l’action malgré lui, Philippe dut être frappé, — coïncidences faites en effet pour émouvoir un tel esprit, très cultivé certes, mais encore sauvage au fond, et simple, et naïf parfois, — des deux événements qui lui furent annoncés en même temps que la pleine victoire de Parménion : Il venait de lui naître un fils, un héritier, un successeur, — Alexandre, — et ses chevaux avaient remporté le prix aux jeux olympiques.