DE L’HELLÉNIE était abandonnée à elle-même ; l’anarchie des
esprits y accentuait l’affaiblissement des individus. Les stratèges, les
éducateurs et les philosophes s’isolaient ; ils critiquaient, ou rêvaient de
radicales révolutions, assistant impassibles à l’agonie de leurs
compatriotes. La confusion des races à Athènes, par l’invasion des étrangers, ne permettant plus d’y distinguer le véritable Athénien, chaque citoyen fut obligé de se munir d’une plaque de bronze, ou de bois, donnant son état civil. La misère des Petits, la corruption et l’incapacité des Grands, le faste et l’activité des métèques, l’intervention toute-puissante de l’or corrupteur dans la politique, faisaient admirer l’étranger aux dépens du citoyen. On sacrifiait tout au repos. Découragés, misérables, les Hellènes avaient le sentiment
de leur impuissance, de l’étroitesse de
l’Hellénie, et beaucoup songeaient à un recul des frontières, à une extension
susceptible d’augmenter leur nombre,
de refaire ainsi une force perdue. A l’ouest de l’Hellénie il y avait les
Grecs Italiotes, croisés de Phéniciens et de Finnois ? mais Locres était
réputée trop attachée à ses dieux, et
Tarente trop immobilisée par les lois spartiates
; Crotone, façonnée par les pythagoriciens n’attirait pas. On racontait d’ailleurs
que près des villes d’Italie, les esclaves
vagabonds abondaient, y exerçant toutes
sortes de brigandages. L’Asie, à l’est, appartenait encore trop aux Perses pour que l’on put y songer. L’espoir se portait vers le Nord, où les Macédoniens s’étaient
organisés, dont les souverains montraient de réelles qualités helléniques,
appelant à leur cour les artistes qu’ils comblaient d’honneurs, vivant
semblait-il une vie grecque, moins les querelles de ville à ville, les
disputes d’homme à homme, les rivalités, les jalousies, les haines qui
avaient ensanglanté et ruiné l’Hellénie. Certains, moins illusionnés, mais
considérant comme inévitable et prochaine la conquête facile de l’Hellénie
par les Macédoniens, voulaient éviter cette fin cruelle, et humiliante, en s’entendant
avec les rois qui régnaient au nord de l’Olympe. Et puis, grâce aux
connaissances géographiques et ethnographiques nouvelles que l’on possédait,
on se demandait si La chaîne du Pinde, montagne hellénique par excellence, ne
se prolongeait-elle pas jusqu’à la tuer Noire par les Monts Cambuniens,
Orbélos, Scomion et Hémos ? Le mont Olympe, le mont sacré, n’était-il pas placé comme au centre d’un
vaste territoire comprenant au moins Le pays des Macédoniens, formé de plusieurs bassins bien
séparés, bien défendus, avait des fleuves tels que l’Haliacmon, l’Érigon, l’Axios
et le Strymon, précieux auxiliaires pour la défense et pour les trafics.
Abritée des vents du nord par de hautes montagnes, arrosée de cours d’eaux
nombreux, la fertilité de Les premières tribus macédoniennes, — Élyméens, Orestes, Lyncestes, Éordéens et Pélagoniens, — toutes guerrières, avaient été souverainement indépendantes, obéissant chacune à son chef. Hérodote et Thucydide attribuaient la fondation de la première dynastie macédonienne à un Héraclide d’Argos, Perdiccas. Argée, Philippe, Éropos, Alcédas et Amyntas auraient été, comme rois macédoniens, les successeurs réguliers de l’Argien Perdiccas. Les légendes, les souvenirs, la géographie, l’ethnographie et l’histoire justifiaient, on le voit, les espérances des Hellènes songeant à l’agrandissement de la terre hellénique. Au temps des guerres médiques, les Macédoniens s’étendaient
jusqu’à l’Axios, occupant des points fortifiés en avant de cette limite, et
ils descendaient au sud jusqu’à l’Haliacmon, tenant la côte de Perdiccas II devint l’adversaire d’Athènes, parce que les Athéniens
secoururent son frère Philippe qui lui disputait le pouvoir. Athènes
soutenant les Odryses, leur roi Sitalcès (429) put pénétrer en Macédoine, imposer de
dures conditions au roi Perdiccas II. La puissance de
Sitalcès étant devenue trop grande, les Athéniens inquiets l’abandonnèrent ;
mais ils ne retrouvèrent plus l’amitié de Perdiccas, allié de Sparte, et qui
incita Brasidas (424)
à ravager A la mort de Perdiccas II, Archélaos Ier, roi de Macédoine, voulut, comme l’avait fait jadis Hiéron, en Sicile, s’entourer de tout ce que l’Hellénie avait de grand. Il appela auprès de lui les artistes et les philosophes dont la science ou le talent faisaient la gloire d’Athènes. Il venait de dompter les Nobles de Macédoine, demeurés jusqu’alors à l’état de caste semi-barbare. Archélaos disciplina l’armée macédonienne, n’y admettant pas de mercenaires, fortifia des points stratégiques bien choisis, construisit des routes, s’appliqua au développement de l’agriculture, et vouant son peuple au Zeus grec, institua des jeux en son honneur. Asiatique par sa munificence, Grec par l’ordonnance de sa cour, Archélaos apparut, de loin, comme le successeur de Périclès. Le peintre Zeuxis avait reçu du monarque sept talents, pour exécuter des peintures ; Euripide, Agathon et Chœrilos étaient à la cour du roi, ainsi que Timothéos, le grand joueur de lyre. Sophocle et Socrate, appelés, avaient refusé de quitter Athènes. Archélaos, maître de Oreste, qui avait succédé à Archélaos, mourut (395) frappé par un
assassin, à l’instigation de son tuteur Éropos, après quatre ans de règne.
Éropos gouverna pendant deux années, puis donna le trône à son fils Pausanias
(393).
Pausanias, un an après, se vit dépossédé par Amyntas II, que chassa bientôt Bardyllis, roi
des Illyriens, au profit du frère de Pausanias, Argée. Les Thessaliens et les
Olynthiens avaient soutenu Bardyllis et Argée, les Olynthiens croyant s’emparer
ainsi de Amyntas II mourut (368) après avoir régné paisiblement à Pella, laissant trois fils : Alexandre, Perdiccas et Philippe. Alexandre, roi, reçut la mort des mains de Ptolémée d’Aloros (368), fils illégitime d’Eurydice, veuve d’Amyntas II, amante de l’assassin, qui prit en effet le gouvernement comme tuteur du jeune Perdiccas III. Un parti de Macédoniens, uni aux Thraces, complota le renversement du roi nouveau. L’Athénien Iphicrate, appelé par Eurydice, consolida le pouvoir de Perdiccas, c’est-à-dire de Ptolémée. Thèbes, qui cherchait alors à dominer en Hellénie, se préoccupait de ces événements susceptibles de donner à Athènes la force macédonienne ; elle envoya Pélopidas qui ramena à Thèbes, comme otage, le dernier fils d’Amyntas, Philippe. A Pella, Perdiccas secoua le joug de son tuteur Ptolémée, mis à mort, et reprenant la politique d’Archélaos, appela de nouveau les artistes et les philosophes, se mit en relations suivies avec Platon. Perdiccas mourut en brave, après avoir pris Amphipolis, dans une bataille contre les Illyriens. Philippe venait d’atteindre sa vingt-troisième année. Il gouvernait une province que son frère Perdiccas lui avait confiée sur le conseil de Platon. A Thèbes, Philippe s’était impressionné de la grandeur intellectuelle des Athéniens, s’était instruit au contact d’Épaminondas ; il avait appris à apprécier exactement la fausse importance de Sparte et constaté la faiblesse d’Athènes, l’inconstance des Hellènes, la démoralisation des Peuples, la corruption des Chefs, et vu surtout comment, avec leur or, les Perses maintenaient leur influence en Hellénie, y distribuaient la guerre ou la paix à leur volonté. A Perdiccas III devait régulièrement succéder Amyntas, encore enfant.
Philippe, tuteur de son frère, s’empara du pouvoir (360). A ce moment, désorganisée par
quarante ans d’anarchie, Philippe rendit Amphipolis aux Athéniens, paya la retraite
des Illyriens ainsi que l’inaction des
Thraces, se consacrant à la reconstitution de l’armée, au relèvement des Macédoniens,
à l’abaissement de la noblesse devenue arrogante. Argée, qui croyait pouvoir
compter sur la flotte et les guerriers d’Athènes, envahit Réconcilié avec les Athéniens, Philippe soumit les Péoniens, prit aux Illyriens tout le territoire à l’est du lac Lychnitès, occupant en plus les passages des montagnes frontières. Roi, il combla d’honneur le neveu qu’il avait dépossédé, lui donnant pour femme une de ses filles. Sûr désormais, par ses victoires et sa popularité, — car
il haranguait continuellement ses troupes, — de l’armée refaite, Philippe
ordonna des exercices fréquents, difficiles, — des marches de 300 stades ( Philippe emprunta à Épaminondas l’idée de la phalange, masse serrée, compacte, où les guerriers
se comptaient 16 en profondeur, chacun cuirassé, armé d’une épée et de la sarisse, lance de L’armée faite, Philippe voulut une marine et un port. Amphipolis, admirablement placée aux bouches du Strymon, répondait à ses vues. Olynthe et Athènes, liguées, tenaient en échec le projet du roi. Il satisfit les Olynthiens en leur abandonnant la ville d’Anthémoüs qu’ils convoitaient, et il fit croire aux Athéniens qu’il leur remettrait Amphipolis, lorsqu’il l’aurait prise, contre Pydna qui avait échappé aux Macédoniens. Athènes consentit (358). Maître des Amphipolitains, Philippe les étonna par sa douceur. Mais Philippe se moqua des Athéniens en se saisissant de
Pydna et gardant Amphipolis. La ligue olynthienne cependant pouvait se
reformer. Philippe paralysa les Olynthiens en leur offrant Potidée, qu’il
prit et leur livra (357),
après avoir de nouveau renvoyé à Athènes les guerriers Athéniens vaincus, les
chargeant d’affirmer à leurs concitoyens le désir qu’avait la roi de
Macédoine, de vivre en paix confraternelle avec D’Amphipolis, Philippe voyait, sur l’autre bord du Strymon, en Thrace, le mont Pangée dont les mines étaient d’une grande richesse. Il prit Crénides, qu’il peupla de colons, et mit en exploitation la montagne. Athènes, toute à ses troubles intérieurs, ne dit rien, ne bougea pas. Cependant, les succès militaires de Timothée à Samos, dans
Pour arracher l’Eubée aux Thébains, les Athéniens s’étaient volontairement imposés des sacrifices que la loi ne commandait pas. Parmi ces patriotes, on remarqua Démosthène. Cette double victoire, — morale et guerrière, — suffisante pour exciter les Athéniens, ne suffisait pas pour leur rendre au dehors le prestige qu’ils avaient perdu. On savait que leurs généraux n’étaient que des aventuriers à la disposition de qui les payait, retenus seulement par l’espoir des butins, accessibles aux offrandes les plus honteuses ; on disait que Charès avait volé les fonds destinés au trésor et s’était défendu en achetant les orateurs chargés de l’accuser. On ne croyait pas à la solidité de la flotte athénienne, incapable depuis longtemps de délivrer des pirates la mer hellénique. Les 60 navires qu’Athènes venait d’armer, placés sous le commandement de Charès et de Chabrias, pour soumettre Chios, allaient rencontrer les 100 vaisseaux réunis par Chios, Cos, Rhodes et Byzance. Au premier combat, Chabrias mourut. Athènes envoya 60 autres navires, conduits par Iphicrate et Timothée. La flotte athénienne se dirigea vers Byzance, pour y attirer les ennemis et délivrer ainsi les îles qu’ils menaçaient. Une tempête soulevait la mer lorsque les deux flottes se virent, dans l’Hellespont. Iphicrate et Timothée n’osaient pas livrer la bataille ; Charès, les accusant de trahison, s’avança seul ; et les Athéniens rappelèrent Iphicrate et Timothée. Mais bientôt Charès se vendit à Artabaze, pour payer les troupes dit le traître. Artabaze étant en révolte contre son maître, le Grand-Roi annonça l’envoi de 300 vaisseaux destinés à appuyer les ennemis d’Athènes. Les Athéniens effrayés, subissant la paix, durent reconnaître l’indépendance des Confédérés. Honteux des événements qui venaient de se succéder, les Athéniens se tournèrent contre leurs chefs, sacrifièrent leurs meilleurs généraux. Timothée, condamné à payer une amende supérieure à la valeur de ses biens, s’exila à Chalcis. Iphicrate intimida ses juges, mais cessa de servir sa patrie (354). C’est alors que l’on put juger de l’influence néfaste des philosophes. Disciple de Socrate et platonicien, Isocrate bâtit un discours où l’éloquence la plus charmante versait aux Athéniens le poison mortel. Au nom de la justice blessée, Isocrate donnait raison aux Alliés contre Athènes ! Les Athéniens avaient mérité ce châtiment ; ils s’étaient attiré de successives défaites, en voulant ressaisir l’empire maritime, qu’il fallait au contraire abandonner, les États n’étant heureux, continuait Isocrate, que dans l’exercice timide d’une sage modération ; le désarmement seul permettrait aux riches de respirer, aux trafics de reprendre, aux étrangers partis de revenir ; ce désintéressement devait enfin émouvoir l’âme des Alliés, qui désarmeraient certainement à leur tour et reviendraient à l’amitié d’Athènes ? Rien, mieux que ce discours d’Isocrate, ne donne la mesure de la décadence irrémédiable des Athéniens. Impunément, couvrant de périodes emmiellées les mensonges historiques les plus flagrants, le philosophe rappelait l’âge d’or du temps des Aristide et des Thémistocle, en conseillant l’abandon de toutes les gloires d’Athènes ! Et pas un Athénien n’évoqua l’ombre de Thémistocle pour confondre l’insolente audace de l’orateur ; pas un, parmi ceux qui applaudirent à ce discours, à cette lâcheté, ne fit cette remarque, qu’Isocrate, entraîné par sa rhétorique, enivré de sa propre parole, aboutissait à une conclusion contraire à ses prémisses. Tout un parti s’immobilisait complaisamment dans la conception idéale, philosophique, d’un empire de la justice régnant à Athènes ? En réalité, ces aveugles volontaires, ayant Isocrate pour maître et pour chef, ces Athéniens acceptant l’abdication, n’étaient que les partisans de la paix à tout prix. Mais Athènes était trop disputeuse pour qu’un parti différent ne se formât pas aussitôt. Au Discours sur la paix d’Isocrate, Démosthène répondit par un Discours pour la guerre. Enfant, Démosthène avait reçu le surnom d’Argos, parce qu’il était irascible et dur. Orphelin et malheureux, volé par ceux qui devaient gérer sa fortune, sa première action nécessaire fut de poursuivre ses tuteurs. Il s’initia à l’art de l’éloquence auprès d’Isée l’impétueux, et il apprit par cœur les huit livres de Thucydide. Il débuta, dès sa majorité, par ses plaidoiries contre ceux qui l’avaient dépouillé et dont il obtint la condamnation (366). Moins heureux à A l’est il y avait les Perses, ayant en quelque sorte terminé leur cycle, et au nord les Macédoniens. Comme un avocat qui choisirait sa cause, une grande cause, pour s’y consacrer tout entier, Démosthène se prononça contre Isocrate d’abord, afin d’avoir des partisans immédiatement passionnés, et contre Philippe de Macédoine ensuite. Il s’unit à Lycurgue, à Hégésippos et à Hypéridès qui voulaient l’indépendance d’Athènes. Orateur accepté du parti de l’action, Démosthène hésita-t-il à engager la bataille ? Son discours contre les Perses ne nomme pas Philippe (354) dans la nomenclature des dangers menaçant les Athéniens. Il ne conseilla pas l’envoi de secours aux villes qui en demandaient contre le roi de Macédoine, et c’est contre son avis que les Athéniens dépêchèrent Phocion. Démosthène attendait sans doute que son rôle fût assez évident, pour que tous les bénéfices de l’action lui en revinssent. Déjà, il considérait Athènes, — et peut-être l’Hellénie, — comme sa chose ; il entendait choisir ses moments. Philippe, de son côté, parfaitement instruit, presque certain de l’hostilité d’Athènes influencée par l’orateur, se préparait. Après la prise de Potidée (357), il avait enchaîné la victoire, s’appliquant à organiser son royaume. Les fêtes de son mariage avec Olympias, la fille du roi d’Épire, Néoptolème, excitèrent la curiosité des Grecs qui y virent, avec le déploiement d’un grand faste, la preuve du goût des plaisirs où Philippe allait sans doute s’attarder. Cependant le roi des Macédoniens, — qui manœuvrait
sournoisement pour déjouer |