Athènes (de 480 à 336 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXI

 

 

DE 361 A 324. - Les nouveaux Athéniens. - L’adoration de soi. - La misère des Pauvres. - L’Éphébie. - La Comédie nouvelle : Chérémon, Théodecte et Agathon, Antiphane et Alexis. - Sophron et le théâtre mimé. - Ménandre et Philémon. - Les discoureurs. - Le commerce des livres. - Les écrivains. -Sculpture : Iktinos, Praxitèle, Scopas, Lysippe. - Peinture : Apelles. - La musique. Démoralisation par les esclaves. - Athènes sans Athéniens.

 

RIEN n’indique mieux l’état de dégénérescence morale des Athéniens, que l’irréflexion et la hâte avec lesquelles ils se prirent à illustrer les héros. Tout général victorieux eut tout de suite sa statue à Athènes, et c’était un véritable culte que lui rendaient, pendant quelque temps, les citoyens. On ne demande plus aux gouvernants, ni aux guerriers, la preuve préalable de leur science ou de leur bravoure ; on en est réduit aux choix hasardeux, — nul d’ailleurs, dans le Peuple, n’était capable d’apprécier la valeur technique d’un homme, — et on crût stimuler davantage le zèle des méritants en exagérant les récompenses publiques.

Les nouveaux Athéniens, questionneurs et bavards, outrecuidants et dissolus, sournois comme des Italiotes, efféminés comme des Asiatiques, prétentieux comme des Doriens, sont non seulement ingouvernables, mais insaisissables. Le luxe ostensible et théâtral d’un Alcibiade est remplacé par une sorte de religiosité personnelle, d’adoration du soi ; chacun, orné de ses propres mains, se traite comme une divinité ; cela va jusqu’à l’idolâtrie du corps humain, jusqu’au culte de la beauté de l’homme. Le luxe sensuel a tout envahi.

La misère du Peuple s’aggravait à mesure que les Grands dépensaient leurs biens sans utilité. La Pauvreté était devenue, dans la Cité de Pallas, ce monstre effroyable dont parle le Blepsidème d’Aristophane. Les Pauvres d’Athènes, — une caste maintenant, — encombraient l’hiver les bains publics où, stupéfiés par les privations, ils se brûlaient en s’approchant trop des feux. Devant les statues, une fois par mois, on distribuait des victuailles à ces déshérités se multipliant. Le théâtre montrait, comme un type social, le misérable voué au travail opiniâtre, artisan laborieux, citoyen méritant, et qui ne parvenait pas à vivre, ou mourait, — fin désespérante, — sans laisser de quoi payer sa tombe ! Des mères abandonnaient leurs enfants nouveaux-nés, et il était d’usage de les offrir à la charité publique, en les exposant dans les marmites ou les bassins en terre, oblongs, qui servaient de berceaux.

Ce Pauvre, envieux d’abord, haineux ensuite, avait des griefs justifiant son courroux quand il éclatait : S’agit-il d’équiper une flotte ? le pauvre dit oui, le riche et le campagnard disent non ! — Les campagnards héroïques, jadis impétueux et braves, qui avaient vaincu le Perse à Marathon, maintenant observateurs et avisés, ne voulaient plus être dupes : C’est à nous, disaient-ils, qu’Athènes doit ces tributs que volent les jeunes gens d’aujourd’hui. Et ils se refusaient à toute exploitation. Appauvris d’ailleurs, n’ayant presque rien à défendre, il leur importait peu que l’ennemi vint ravager leur terrain. Une invincible et générale lâcheté : Dans l’assemblée, si quelqu’un dit qu’il faut faire la guerre, tous, saisis de terreur, se mettent à bêler comme les Ioniens : oï ! oï ! C’était là sans doute une des causes de l’éloignement de Xénophon.

L’Éphébie, ce noviciat du citoyen religieusement organisé par la République athénienne, où chaque adolescent mis en possession de ses droits, — à dix-huit ans, — apprenait à les exercer, en même temps qu’il faisait l’apprentissage de ses devoirs, était devenue une sorte de corporation où la luxure athénienne venait, au choix, contracter de monstrueuses alliances. La jeunesse athénienne prostituait la glorieuse puberté magnifiée dans l’Iliade.

A l’ancien théâtre, à la monumentale et poétique simplicité des grands Tragiques, avait succédé la Comédie, essayée jadis (500-400) par Cratinus et Eupolis, dont les leçons piquantes et les à-propos étaient restés dans les mémoires, et qui, avec Cratès, préparèrent Aristophane.

Les spectateurs, foule toute à ses passions politiques, voulaient discuter ou être amusés. On critiquait donc, sur la scène, les philosophes en rivalités, se dénigrant les uns les autres, et cela sans mesure, presque sans goût, en provoquant le mépris des penseurs, sinon des sages. Les premiers essais, — période dite de la Comédie moyenne, — où les auteurs, pour échapper aux censures n’osaient pas aller encore jusqu’à l’invective, ne furent pas heureux. Deux noms seuls sont restés : Antiphone et Alexis.

Chérémon avait su plaire au Peuple par les portraits de beauté féminine où il excellait et l’audacieuse indépendance de son style, mêlant tous les mètres avec une extrême dextérité, tenant ainsi en éveil la curiosité de ses auditeurs. Théodecte, dépassant Chérémon, qui avait presque supprimé le dialogue pour y substituer des morceaux de littérature, transforme la tragédie en plaidoyer ; ses personnages soutiennent des thèses. C’était, pour le Peuple, la continuation des disputes publiques et une manière d’apprendre à disputer.

Agathon pressentit, le premier, ce que la Comédie nouvelle devait être : sophistique, spirituelle, mouvementée, avec des scènes imprévues, constamment renouvelées.

Les contemporains d’Aristophane, travaillant sans relâche, hâtivement, arrachant au Peuple des succès répétés, l’emportaient aux concours : Néophron, qui écrivit cent vingt pièces ; Carcinos, dont Aristophane se moqua ; Phrynichos le comique, Magnès, Hermippos, Amipsias, etc. ; Antiphane qui fit représenter deux cent quatre-vingts comédies, et Alexis qui en donna deux cent quarante-cinq ; ces deux derniers véritables auteurs dramatiques, poètes soigneux de leur style, intelligents et spirituels. Mais, dans le nombre des auteurs multipliés, combien d’inconcevables et de prétentieux, parmi lesquels, à l’origine, Denys l’ancien écrivant ses drames sur les tablettes d’Eschyle qu’il avait achetées, et qui obtint un prix de la flagornerie des Athéniens.

Ce nouveau théâtre, tout distraction, ne moralisait pas, certes. Aristophane, d’ailleurs, avait déclaré que la guérison de la maladie d’Athènes était une entreprise difficile, d’une portée trop haute pour la Comédie. Il était plus simple, et plus facile, de provoquer le succès en se moquant : Le Lycée, l’Académie et l’Odéon, s’écrie un personnage d’Alexis, niaiseries de sophistes ! Buvons, buvons à outrance et menons joyeuse vie tant qu’il y a moyen d’y fournir. Vive le tapage ! Rien de plus aimable que le Ventre. Le Ventre, c’est ton père, le Ventre, c’est ta mère. Vertus, ambassades, commandements, vaine gloire que tout cela, et vain bruit du pays des songes ! La mort mettra sur toi sa main de glace au jour marqué par les dieux. Que te demeurera-t-il alors ? ce que tu auras bu et mangé, et rien de plus. Le reste est poussière : poussière de Périclès, de Codrus et de Cimon !

Aristophane s’était moqué de Socrate, qu’il représentait s’appliquant à chercher combien de fois une puce saute la longueur de ses pattes ; Alexis s’empara de Platon et des pythagoriciens discutant le genre auquel appartient la citrouille.

Les moqueries dissolvantes étant épuisées, les auteurs intercalèrent des énigmes dans leurs pièces, et ils empruntèrent aux Égyptiens la représentation sériée des mystères et des cérémonies. Les masques comiques accentuaient la laideur, les grimaces bouffonnes. La plaisanterie s’attaqua aux choses les plus sacrées : — Si j’étais sûr, dit Philémon, que les morts conservassent encore quelque sentiment, comme certaines gens le prétendent, je me pendrais afin de voir Euripide ! — Sophron apporta de Sicile le théâtre mimé, incohérent, sans sujet, sans action, — écrit et non représenté, — succession de scènes bizarres, sans lien entre elles. Philippide, Diphile et Apollodore, d’une inépuisable fécondité, donnaient pièces sur pièces. La Comédie nouvelle fixa son genre avec Ménandre et Philémon.

Ménandre, Athénien nourri d’Euripide et de Sophron, dans une trame simple, vite exposée pour éviter toute fatigue aux auditeurs, enchâssait des caractères, des types très étudiés et qui revenaient, vivants, consacrés, dans ses œuvres nouvelles. Un vrai bon sens, exposé en un langage populaire, charmait le peuple ; et s’il osait aborder des sujets outrageants, jamais son style ne s’abaissait à l’emploi de mots grossiers. Épicurien avant Épicure, pessimiste, du moins Ménandre respectait la langue qu’il parlait.

Philémon, émule de Ménandre, plus brutal, moins sympathique, écrivait mieux encore, cependant avec moins de séduction. C’est lui qui fit ainsi définir par un de ses personnages l’homme juste : L’homme juste n’est pas celui qui se borne à observer les règles vulgaires, mais celui-là seulement qui a un cœur pur et sans fourbe, et qui veut être juste, non le paraître.

Par son pathétique, la Comédie nouvelle amollissait les cœurs. Ceux qui avaient frémi aux grandeurs des Tragiques, pleuraient maintenant aux drames des Comiques nouveaux. Ces génies inexcusables, — d’Aristophane à Ménandre et à Philémon, — tenant le Peuple, l’enfonçaient dans sa décadence, alors qu’ils auraient dû le relever. C’est qu’ils luttaient contre les orateurs, et, comme eux, condescendaient à flatter le goût perverti du public, afin de conserver leur auditoire.

On déclamait des discours, autre genre de théâtre, évidemment, monologues destinés à passionner les foules. Isocrate, dont le talent efféminé répondait aux capacités des Athéniens, apprenait lui-même aux récitants comment ils devaient lire ou déclamer ses œuvres. Il y avait un Art de la Lecture. Le rhapsode n’était plus qu’un acteur, un histrion. Les Sophistes protégeaient cet art nouveau, dont ils fournissaient les éléments contre des drachmes.

La Tribune supplantait le Théâtre ; le Discoureur supprima le Poète, qui avait été jusqu’alors le grand éducateur. — Le maître instruit l’enfance et le poète l’âge mûr, dit l’Eschyle d’Aristophane. — Plus d’élégies, mais des chansons, des épigrammes. Les Siciliens, ces Grecs d’Occident, en appelant à eux Pindare, Eschyle, Simonide et Bacchylide, avaient voulu, semble-t-il, tuer la poésie lyrique de l’Hellénie, pour y substituer, avec les sophistes de Corax, la versification narquoise de leur Aristoxène, qui écrivait des iambes sur un ton facétieux.

La prose attique, lente à se former, conservant la cadence rythmique, embarrassée dans cette tradition, s’émancipa aux leçons des sophistes, prit de la souplesse, perdit son calme lourd, surtout sa concision ; elle devint légère, abondante, agréable, subtile. Le plaisir de causer, cette joie essentiellement aryenne, donna le Dialogue, dont Platon se servit pour écrire ses chefs-d’œuvre dramatiques.

La facilité d’écrire, que les sophistes apprirent aux Athéniens, suscita des écrivains nombreux, et des éditeurs formèrent un public de lecteurs. Les copistes et les libraires ne suffirent bientôt plus aux demandes des colonies. La Littérature athénienne était désormais une importante branche de commerce. Platon vivait encore, qu’Hermodoros publia ses dialogues. Les pamphlétaires se saisirent de l’arme nouvelle. Antiphon, Andocide, Isocrate, Thrasymachos et Alcidamas remuaient le Peuple avec leurs écrits. Thucydide, Antiphon et Xénophon répondaient au goût nouveau. Théopompe donnera ses Philippiques pour préparer l’Hellénie à recevoir les Macédoniens. Il signala, le premier, aux Hellènes, le monde romain à l’Occident.

Éphore se distinguait, au milieu de ces publicistes, par sa flegmatique ténacité, et en imposait par sa science ; c’était un ethnographe clairvoyant, dont le regard allait très loin dans l’avenir. Ctésias créait l’Histoire de l’Orient, bien que son œuvre, intéressante par l’intention, ne soit qu’un amas d’erreurs.

La tendance générale est encyclopédique. Il y a des philologues très ingénieux et savants. Hippias, Stésimbrotos, Métrodore ; mais tous, rhéteurs, politiciens, historiens, ethnographes ou philologues, sacrifiant au succès immédiat, se perdent dans l’exploitation abusive de leurs découvertes. On en arrivait à interpréter Homère dans les mots.

La corruption, on le voit, s’attaquait à tout et à tous, avec une étonnante rapidité. Les Artistes seuls, comme laissés à l’écart, sinon dédaignés, aimés des étrangers, des trafiquants, des métèques, — ces derniers Riches d’Athènes, — s’employaient à concevoir, à exécuter de grandes pensées. Sparte, Mégalopolis, Argos, Corinthe et Thèbes, épuisées, ne suscitaient pas de troubles ; Athènes, recherchée et tranquille, pouvait croire à sa renaissance.

La sculpture n’échappait pas au mal qui ravageait les esprits. Iktinos, succédant à Phidias, orne déjà le temple de l’Apollon-Épikourios de figures réelles, jugeant les frises du Parthénon trop immobilisées. Désormais, les divinités représentées exprimeront les passions ou les ardeurs qui les animent. La recherche de la vérité, de l’exactitude, du fini, refroidit, abaisse l’inspiration. La statuaire s’humanise, ne voyant pas qu’elle déchoit. Praxitèle fera poser Phryné pour évoquer la Vénus de Cnide. La grâce succède à la vigueur, et avec Praxitèle, Scopas immortalisera, dans le marbre, comme jadis on faisait des déesses, la femme vue. Cet art provocateur répond aux rêveries exigeantes des Athéniens énervés.

Par réaction, Lysippe reviendra à l’expression des forces, dépassant le but, sculptant avec intention des têtes trop petites sur des corps exagérés, ce qui va conduire au colossal, au gigantesque, aux prodiges industriels : Charès de Lindos concevra l’absurde colosse de Rhodes ; Démocratès proposera à Alexandre de tailler la statue du conquérant dans le mont Athos !

Apelles, par sa grâce inimitable, sa pureté, son élégance et le choix des formes, sera le plus parfait des peintres grecs. Il découvrit, il inventa Laïs ; on racontait qu’il l’avait vue, jeune encore et ignorée, auprès d’une fontaine et qu’il avait dit en la voyant : Avant trois ans, elle n’aura rien à apprendre dans l’art de la volupté. Cette légende est précieuse, parce qu’elle montre jusqu’où consentaient à descendre les grands artistes de Mellénie.

La musique s’abaissait à de déplorables complaisances. On la réclamait après les festins, à titre de surexcitant. La lyre tripodienne de Pythagore, — formée de trois lyres, l’une accordée sur le mode dorien, l’autre sur le mode phrygien, la troisième sur le mode lydien, — permettait au virtuose de répondre à tous les désirs des convives. L’école de Phrynis l’emportait : Jadis, dit Aristophane, si les jeunes garçons d’Athènes s’étaient permis de défigurer la pureté du chant avec les fioritures, les trilles et les cadences que l’école de Phrynis a mises à la mode, on les aurait châtiés à tour de bras pour leur apprendre à déshonorer les muses.

La sensualité béotienne maîtrisait la Cité de Pallas. Les esclaves, serviteurs dociles, spectateurs inévitables et continuels, méprisant leurs maîtres, en exploitaient les vices. La condition d’esclave auprès d’un Grand était devenue enviable et recherchée. Bientôt, un lettré ne se paiera pas plus cher qu’un cheval : 12 mines (1.000 francs environ). Sparte comptait sept esclaves contre un homme libre ; Athènes, trois maintenant. A Chios, le plus grand marché d’esclaves de tout le monde hellénique, le chiffre de la population servile ne s’élevait pas à moins de deux cent mille, contre soixante-cinq mille citoyens.

Les Athéniens, en paix, se perdaient gaiement dans l’illusion de leur influence qu’ils croyaient reconquise. Le Bosphore, d’où leur venaient leurs approvisionnements, — les blés de l’Euxin, — était libre ; la Chersonèse leur était revenue ; ils comptaient des alliés nombreux. Cette fausse sécurité précipitait la décadence d’Athènes. L’amour du gain et la passion du plaisir dominaient les esprits et les sens. On trafiquait de tout, de l’art, de l’amitié, de l’amour du pouvoir et de la justice. Les Athéniens vieillissaient avant l’âge, positivement, usés par la misère ou par la débauche. Athènes était déjà cette petite vieille qui hume sa tisane en pantoufles, à qui Demade rappelle, trop tard, la jeune guerrière de Marathon.

Il est vrai qu’on pouvait dire de cette Athènes décrépite, qu’elle n’avait presque plus d’Athéniens dans ses murs.