DE RIEN n’indique mieux l’état de dégénérescence morale des Athéniens, que l’irréflexion et la hâte avec lesquelles ils se prirent à illustrer les héros. Tout général victorieux eut tout de suite sa statue à Athènes, et c’était un véritable culte que lui rendaient, pendant quelque temps, les citoyens. On ne demande plus aux gouvernants, ni aux guerriers, la preuve préalable de leur science ou de leur bravoure ; on en est réduit aux choix hasardeux, — nul d’ailleurs, dans le Peuple, n’était capable d’apprécier la valeur technique d’un homme, — et on crût stimuler davantage le zèle des méritants en exagérant les récompenses publiques. Les nouveaux Athéniens, questionneurs et bavards, outrecuidants et dissolus, sournois comme des Italiotes, efféminés comme des Asiatiques, prétentieux comme des Doriens, sont non seulement ingouvernables, mais insaisissables. Le luxe ostensible et théâtral d’un Alcibiade est remplacé par une sorte de religiosité personnelle, d’adoration du soi ; chacun, orné de ses propres mains, se traite comme une divinité ; cela va jusqu’à l’idolâtrie du corps humain, jusqu’au culte de la beauté de l’homme. Le luxe sensuel a tout envahi. La misère du Peuple s’aggravait à mesure que les Grands
dépensaient leurs biens sans utilité. Ce Pauvre, envieux d’abord, haineux ensuite, avait des griefs justifiant son courroux quand il éclatait : S’agit-il d’équiper une flotte ? le pauvre dit oui, le riche et le campagnard disent non ! — Les campagnards héroïques, jadis impétueux et braves, qui avaient vaincu le Perse à Marathon, maintenant observateurs et avisés, ne voulaient plus être dupes : C’est à nous, disaient-ils, qu’Athènes doit ces tributs que volent les jeunes gens d’aujourd’hui. Et ils se refusaient à toute exploitation. Appauvris d’ailleurs, n’ayant presque rien à défendre, il leur importait peu que l’ennemi vint ravager leur terrain. Une invincible et générale lâcheté : Dans l’assemblée, si quelqu’un dit qu’il faut faire la guerre, tous, saisis de terreur, se mettent à bêler comme les Ioniens : oï ! oï ! C’était là sans doute une des causes de l’éloignement de Xénophon. L’Éphébie,
ce noviciat du citoyen religieusement
organisé par A l’ancien théâtre, à la monumentale et poétique simplicité des grands Tragiques, avait
succédé Les spectateurs, foule toute à ses passions politiques,
voulaient discuter ou être amusés. On critiquait donc, sur la scène, les
philosophes en rivalités, se dénigrant les uns
les autres, et cela sans mesure, presque sans goût, en provoquant
le mépris des penseurs, sinon des sages. Les premiers essais, — période dite
de Chérémon avait su plaire au Peuple par les portraits de beauté féminine où il excellait et l’audacieuse indépendance de son style, mêlant tous les mètres avec une extrême dextérité, tenant ainsi en éveil la curiosité de ses auditeurs. Théodecte, dépassant Chérémon, qui avait presque supprimé le dialogue pour y substituer des morceaux de littérature, transforme la tragédie en plaidoyer ; ses personnages soutiennent des thèses. C’était, pour le Peuple, la continuation des disputes publiques et une manière d’apprendre à disputer. Agathon pressentit, le premier, ce que Les contemporains d’Aristophane, travaillant sans relâche, hâtivement, arrachant au Peuple des succès répétés, l’emportaient aux concours : Néophron, qui écrivit cent vingt pièces ; Carcinos, dont Aristophane se moqua ; Phrynichos le comique, Magnès, Hermippos, Amipsias, etc. ; Antiphane qui fit représenter deux cent quatre-vingts comédies, et Alexis qui en donna deux cent quarante-cinq ; ces deux derniers véritables auteurs dramatiques, poètes soigneux de leur style, intelligents et spirituels. Mais, dans le nombre des auteurs multipliés, combien d’inconcevables et de prétentieux, parmi lesquels, à l’origine, Denys l’ancien écrivant ses drames sur les tablettes d’Eschyle qu’il avait achetées, et qui obtint un prix de la flagornerie des Athéniens. Ce nouveau théâtre, tout distraction, ne moralisait pas,
certes. Aristophane, d’ailleurs, avait déclaré que la guérison de la maladie
d’Athènes était une entreprise difficile,
d’une portée trop haute pour Aristophane s’était moqué de Socrate, qu’il représentait s’appliquant à chercher combien de fois une puce saute la longueur de ses pattes ; Alexis s’empara de Platon et des pythagoriciens discutant le genre auquel appartient la citrouille. Les moqueries dissolvantes étant épuisées, les auteurs
intercalèrent des énigmes dans leurs pièces, et ils empruntèrent aux
Égyptiens la représentation sériée des mystères et des cérémonies. Les
masques comiques accentuaient la laideur, les grimaces bouffonnes. La
plaisanterie s’attaqua aux choses les plus sacrées : — Si j’étais sûr, dit Philémon, que les morts conservassent encore quelque sentiment,
comme certaines gens le prétendent, je me pendrais afin de voir Euripide !
— Sophron apporta de Sicile le théâtre mimé, incohérent, sans sujet, sans
action, — écrit et non représenté, — succession de scènes bizarres, sans lien
entre elles. Philippide, Diphile et Apollodore, d’une inépuisable fécondité,
donnaient pièces sur pièces. Ménandre, Athénien nourri d’Euripide et de Sophron, dans une trame simple, vite exposée pour éviter toute fatigue aux auditeurs, enchâssait des caractères, des types très étudiés et qui revenaient, vivants, consacrés, dans ses œuvres nouvelles. Un vrai bon sens, exposé en un langage populaire, charmait le peuple ; et s’il osait aborder des sujets outrageants, jamais son style ne s’abaissait à l’emploi de mots grossiers. Épicurien avant Épicure, pessimiste, du moins Ménandre respectait la langue qu’il parlait. Philémon, émule de Ménandre, plus brutal, moins sympathique, écrivait mieux encore, cependant avec moins de séduction. C’est lui qui fit ainsi définir par un de ses personnages l’homme juste : L’homme juste n’est pas celui qui se borne à observer les règles vulgaires, mais celui-là seulement qui a un cœur pur et sans fourbe, et qui veut être juste, non le paraître. Par son pathétique, On déclamait des discours, autre genre de théâtre, évidemment, monologues destinés à
passionner les foules. Isocrate, dont le talent efféminé répondait aux
capacités des Athéniens, apprenait lui-même aux récitants comment ils
devaient lire ou déclamer ses œuvres. Il y avait un Art de La prose attique, lente à se former, conservant la cadence rythmique, embarrassée dans cette tradition, s’émancipa aux leçons des sophistes, prit de la souplesse, perdit son calme lourd, surtout sa concision ; elle devint légère, abondante, agréable, subtile. Le plaisir de causer, cette joie essentiellement aryenne, donna le Dialogue, dont Platon se servit pour écrire ses chefs-d’œuvre dramatiques. La facilité d’écrire,
que les sophistes apprirent aux Athéniens, suscita des écrivains nombreux, et
des éditeurs formèrent un public de lecteurs. Les copistes
et les libraires ne suffirent bientôt
plus aux demandes des colonies. Éphore se distinguait, au milieu de ces publicistes, par sa flegmatique ténacité, et en imposait par sa science ; c’était un ethnographe clairvoyant, dont le regard allait très loin dans l’avenir. Ctésias créait l’Histoire de l’Orient, bien que son œuvre, intéressante par l’intention, ne soit qu’un amas d’erreurs. La tendance générale est encyclopédique. Il y a des philologues très ingénieux et savants. Hippias, Stésimbrotos, Métrodore ; mais tous, rhéteurs, politiciens, historiens, ethnographes ou philologues, sacrifiant au succès immédiat, se perdent dans l’exploitation abusive de leurs découvertes. On en arrivait à interpréter Homère dans les mots. La corruption, on le voit, s’attaquait à tout et à tous, avec une étonnante rapidité. Les Artistes seuls, comme laissés à l’écart, sinon dédaignés, aimés des étrangers, des trafiquants, des métèques, — ces derniers Riches d’Athènes, — s’employaient à concevoir, à exécuter de grandes pensées. Sparte, Mégalopolis, Argos, Corinthe et Thèbes, épuisées, ne suscitaient pas de troubles ; Athènes, recherchée et tranquille, pouvait croire à sa renaissance. La sculpture n’échappait pas au mal qui ravageait les
esprits. Iktinos, succédant à Phidias, orne déjà le temple de l’Apollon-Épikourios
de figures réelles, jugeant les frises du Parthénon trop immobilisées.
Désormais, les divinités représentées exprimeront les passions ou les ardeurs
qui les animent. La recherche de la vérité,
de l’exactitude, du fini, refroidit,
abaisse l’inspiration. La statuaire s’humanise, ne voyant pas qu’elle déchoit.
Praxitèle fera poser Phryné pour évoquer Par réaction, Lysippe reviendra à l’expression des forces, dépassant le but, sculptant avec intention des têtes trop petites sur des corps exagérés, ce qui va conduire au colossal, au gigantesque, aux prodiges industriels : Charès de Lindos concevra l’absurde colosse de Rhodes ; Démocratès proposera à Alexandre de tailler la statue du conquérant dans le mont Athos ! Apelles, par sa grâce inimitable, sa pureté, son élégance et le choix des formes, sera le plus parfait des peintres grecs. Il découvrit, il inventa Laïs ; on racontait qu’il l’avait vue, jeune encore et ignorée, auprès d’une fontaine et qu’il avait dit en la voyant : Avant trois ans, elle n’aura rien à apprendre dans l’art de la volupté. Cette légende est précieuse, parce qu’elle montre jusqu’où consentaient à descendre les grands artistes de Mellénie. La musique s’abaissait à de déplorables complaisances. On la réclamait après les festins, à titre de surexcitant. La lyre tripodienne de Pythagore, — formée de trois lyres, l’une accordée sur le mode dorien, l’autre sur le mode phrygien, la troisième sur le mode lydien, — permettait au virtuose de répondre à tous les désirs des convives. L’école de Phrynis l’emportait : Jadis, dit Aristophane, si les jeunes garçons d’Athènes s’étaient permis de défigurer la pureté du chant avec les fioritures, les trilles et les cadences que l’école de Phrynis a mises à la mode, on les aurait châtiés à tour de bras pour leur apprendre à déshonorer les muses. La sensualité béotienne
maîtrisait Les Athéniens, en paix, se perdaient gaiement dans l’illusion
de leur influence qu’ils croyaient reconquise. Le Bosphore, d’où leur
venaient leurs approvisionnements, — les blés de l’Euxin, — était libre ; Il est vrai qu’on pouvait dire de cette Athènes décrépite, qu’elle n’avait presque plus d’Athéniens dans ses murs. |