Athènes (de 480 à 336 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XVI

 

 

DE 421 A 416 Av. J.-C. - Nicias et Alcibiade. - Alcibiade en Péloponnèse. - Agis en Argolide. - Le Conseil des Dix à Sparte. - Bataille de Mantinée. - L’armée de Lacédémone. - Chute d’Argos. Prise de Mélos par Athènes : Le droit de la force ; nouvelle politique. - La Sicile et les Siciliens. - Gélon et Hiéron. - Syracuse et Agrigente. - Carthage. - Alcibiade prépare une expédition en Sicile.

 

CLÉON ayant régné, quel Athénien désormais ne pouvait prétendre au gouvernement d’Athènes ? Nicias, sage, lent, timide et superstitieux, laissait vacante la brillante succession de Périclès. Les vieillards soutenaient Nicias ; les jeunes gens, Alcibiade, à qui, dira Thucydide, l’illustration de ses ancêtres avait valu une grande considération.

Descendant d’Ajax par son père, des Alcméonides par sa mère, fils de Clinias tué à Coronée ; élevé par Ariphron et Périclès, ses tuteurs ; très riche ; ayant combattu à Potidée, où Socrate le sauva ; à peine âgé de trente ans et déjà légendaire, Alcibiade occupait toute l’attention, tenait en éveil toute la curiosité des Athéniens. On vantait son audace, l’originalité de ses fantaisies, les bizarreries de son caractère ; on disait ses libéralités étonnantes en même temps que la paradoxale sévérité de sa vie de soldat aux camps et ses débauches de toutes sortes. Le mépris de l’opinion publique, qu’il affectait, déplaisait au Peuple, mais le Peuple se laissait intimider par la beauté de ce jeune audacieux, plus rude à son corps qu’un Spartiate et plus luxueux qu’un satrape d’Asie. Alcibiade enfin se déclarait l’irréconciliable ennemi de Lacédémone. Le peuple d’Athènes, dira Aristophane, hait Alcibiade, le désire et ne peut s’en passer. La naissance et l’énergie d’Alcibiade lui valaient la sympathie des Grands ; Thucydide justifiera son ambition.

Antagoniste heureux de Nicias, Alcibiade préparait donc son avenir. Il y avait de la méthode dans l’exécution de ses folies, de la prévoyance dans ses actes d’apparence désordonnés. S’il commit la faute de doubler, de porter à 1.200 talents le tribut des Alliés, c’est qu’il voulait être prêt pour la grande guerre qu’il méditait. La Démocratie athénienne lui obéissait, parce qu’il la gouvernait selon les vœux du Peuple ; et il était démocrate, parce que la Démocratie disposait du pouvoir. L’intérêt personnel, seul, le guidait. On le verra, devant Milet, combattre aux côtés de Thissapherne contre les Athéniens, et c’est lui qui préviendra la flotte ennemie, mouillée à Éléon, de l’issue du combat. Aristophane fait dire à Eschyle : Il ne faut pas élever de lionceau dans une cité ; c’est le mieux ; mais si le lion a grandi, il faut se soumettre à ses caprices.

Juger Alcibiade, prévoir sa destinée, pressentir son but, les résultats de son action, de son influence grandissante, était la grande préoccupation des Athéniens : Et d’abord, que pensez-vous d’Alcibiade ? Car c’est là une question qui est, pour la ville, le plus laborieux des enfantements. Le misanthrope Timon, clairvoyant, pessimiste rêvant la destruction du monde, aimait Alcibiade parce qu’il prévoyait que ce jeune homme causerait la perte de sa patrie.

A la tête du parti qui repoussait toute idée de paix avec Sparte, Alcibiade jouissait pleinement de la faveur populaire. Ce Parti se composait des marins, — tous les ports, sauf ceux d’Athènes, étaient désertés pendant la guerre ; — des marchands, vendant des vivres et des armes aux Athéniens ; du peuple du Pirée, qui devenait très important dans les activités militaires.

L’impérialisme d’Athènes excitait l’ambition de toutes les villes helléniques, chacune rêvant de tributaires, de sujets : Les Éléens avaient soumis les Lépréates ; Mantinée dominait ses voisins ; Thèbes tenait Thespies ; Argos, après avoir détruit Mycènes et pris quatre cités en Argolide, — parmi lesquelles Thyrinthe, — en avait interné les habitants dans ses propres murs. Sparte, voyant avec déplaisir ces concentrations, imposées ou consenties, annonçant comme une sorte de confédération hellénique, intrigua pour que les Lépréates se déclarassent indépendants, fit revivre la haine d’Épidaure contre Argos, encouragea la défection de Mantinée. N’osant pas refaire la Ligue péloponnésienne dissoute, car elle venait de sacrifier les intérêts de ses Alliés, Sparte empêchait toutes les coalitions.

Argos songeait en effet à reconstituer la Ligue péloponnésienne à son profit. La bienveillance avec laquelle elle avait traité les villes conquises lui donnait un prestige particulier. D’ailleurs, le parti démocratique opposé à Lacédémone gouvernant Argos, une ligue antilacédémonienne s’imposait, existait presque : Mantinée appartenait aux Démocrates ; les Éléens ne pardonnaient pas à Sparte une offense grave ; Corinthe avait perdu deux villes en Acarnanie par l’exécution du traité de Nicias ; les Argiens aspiraient à la suprématie dans le Péloponnèse ; et leur formule de ligue était excellente, puisqu’elle admettait tous ceux des Grecs qui voulaient y entrer librement.

Sparte répondit à l’appel des Argiens, voulut entrer dans l’alliance. Argos eut préféré l’amitié de la Démocratie athénienne, mais comme elle voulait surtout la prépondérance, elle excluait de la Ligue Sparte et Athènes. Mégare et la Béotie se rapprochèrent de Lacédémone, par jalousie d’Argos ; Tégée et une partie des Arcadiens se déclarèrent également contre les Argiens. Sparte, enhardie, se précipitant pour consacrer les divisions, envoya à Lépréon des hilotes affranchis, qui battirent les Mantinéens occupant un point fortifié sur la frontière de la Laconie. La ligue échouait.

Sparte n’exécuta pas le traité de Nicias : elle retira ses garnisons d’Amphipolis et des villes de la Chalcidique, mais elle ne rendit aucune de ces cités, tandis que les Athéniens, joués par les éphores, restituaient les gages qu’ils tenaient. Cet acte de déloyauté préméditée rompit nécessairement la paix. Les Béotiens, de leur côté, n’avaient rendu Panactéon que démantelée, conservant leurs prisonniers. Les hostilités ne s’étaient pas ralenties en Chalcidique ; les Athéniens eux-mêmes, exaspérés, venaient de faire massacrer toute la population mâle de Scione.

Les événements servaient les vues belliqueuses d’Alcibiade. Il s’opposa à l’évacuation de Pylos et rendit la guerre inévitable au moyen d’une fourberie. Des députés d’Argos et de Sparte étant venus à Athènes pour y traiter d’une paix définitive, Alcibiade leur promit le succès, mais à la condition que les envoyés de Lacédémone déclareraient n’avoir pas de pleins pouvoirs, afin de ménager les susceptibilités des Athéniens. Questionnés par Alcibiade lui-même, devant le Peuple, les ambassadeurs déclarèrent donc qu’ils désiraient la paix, niais que leurs pouvoirs n’étaient pas suffisants pour conclure. Alcibiade, alors, rappela que les ambassadeurs s’étaient présentés devant le Sénat comme munis de tous les pouvoirs nécessaires, qu’ils avaient donc menti, ou qu’ils mentaient actuellement, et que le peuple d’Athènes ne devait faire foi sur aucune parole de Spartiate.

Le Peuple réclama la guerre. Nicias, envoyé à Sparte, n’obtint rien. Athènes signa avec les Argiens, les Mantinéens et les Éléens une alliance offensive et défensive de cent ans ! Cet engagement, quelque exagéré qu’il fût, rompait la neutralité de l’Argolide et du centre du Péloponnèse, unique explication des audaces de Lacédémone. Sparte se tut, prête à tout supporter. Les Éléens exclurent solennellement les Lacédémoniens des jeux olympiques ; un Spartiate — Lichos, — vainqueur à la course des chars, fut chassé à coups de bâton ; les Béotiens expulsèrent d’Héraclée le gouverneur lacédémonien... Sparte subit sans aucune plainte l’injustice, l’outrage et la défaite. Elle attendait.

Alcibiade passe en Péloponnèse avec des guerriers, ayant l’intention de faire appel à l’antique amitié des Achéens et de bâtir un fort à Rhion d’Achaïe, en face de Naupacte, ce qui mettrait la navigation du golfe de Corinthe à la discrétion des Athéniens. Scyône et Corinthe s’opposèrent à l’exécution de ce projet. Les Athéniens fortifièrent Patras. En même temps, Alcibiade conseilla aux Argiens de prendre aux Épidauriens un port sur le golfe de Saronique, pour établir une communication maritime entre Athènes et Argos. Les attaques des Argiens furent repoussées par 300 hoplites que Lacédémone envoya. A la nouvelle de cet insuccès, les Athéniens renversèrent la colonne portant en gravure le traité de Nicias, en déclarant que Sparte venait de violer la paix. La guerre commençait (419).

Agis, roi de Sparte, entra aussitôt en Argolide avec des guerriers venus de la Béotie, de Mégare, de Corinthe, de Phlionte, de Pellène et de Tégée. Le général qui commandait les troupes d’Argos, séparé de la ville par une manœuvre heureuse d’Apis, dut proposer une trêve que le vainqueur accepta. Alcibiade fit refuser la trêve par le peuple d’Argos, et marchant contre Orchomène, en Arcadie, s’en empara. A Sparte, les éphores accusèrent Agis d’avoir accordé la trêve qui venait de livrer Orchomène à Alcibiade. Les Spartiates décidèrent qu’à l’avenir leurs rois, à la guerre, seraient assistés d’un conseil de dix citoyens.

Pour réparer sa faute, — car on menaçait de le bannir, de raser sa maison, — Agis reprit l’offensive avec ses Alliés nouveaux, offrit la bataille près de Mantinée. La gauche des Lacédémoniens fut battue, mais la droite, qu’Agis commandait, lui donna la victoire. Ce succès, dont elle exagéra l’importance, rendit à Sparte son prestige. Thucydide écrivit que ce combat avait été le « plus grand » qu’eussent encore livré les Grecs ! La légende supprima l’histoire : on vanta la parfaite hiérarchie militaire des troupes menées par Agis, la science stratégique du vainqueur, son expérience profonde, fruit de longs efforts et qui fait plus pour le succès qu’une exhortation brillante, mais fugitive, l’armement des guerriers, et on expliqua comme accidentelle la défaite des Lacédémoniens au premier choc.

Cette victoire de Sparte rendait Argos aux Aristocrates, qui supprimèrent la Commune populaire, firent tuer ses chefs et se déclarèrent les alliés de Lacédémone. Mantinée se donna également à Sparte. — Pausanias dit que huit mois après les Argiens chassèrent les Aristocrates à leur tour ; que les Athéniens envoyèrent des maçons et des charpentiers, conduits par Alcibiade, pour activer la reconstruction des murs d’Argos ; que les Lacédémoniens, guidés par les Aristocrates bannis, dispersèrent les travailleurs, et qu’Argos enfin, ruinée, tomba, entraînant dans sa chute la ligue des États secondaires imaginée pour tenir en respect les deux grandes ennemies : Sparte et Athènes.

Nicias et Alcibiade, en rivalité, ne virent pas le danger, ne prirent, dans tous les cas, aucune précaution. Nicias redoutait une guerre quelconque, tandis qu’Alcibiade cherchait par quelle action militaire il s’illustrerait. Batailler en Hellénie, c’était continuer ses prédécesseurs, risquer beaucoup sans profit personnel ; Alcibiade, dont le luxe dépassait toute mesure, qui dépensait au-delà de ses possibilités, qui vivait en satrape asiatique déjà, rêvait d’une expédition qui put lui donner, en cas de succès, et renommée et richesses. Il songeait à Carthage, et à la Sicile dont on vantait les trésors.

Les Athéniens énervés, mal conduits, devenaient excessifs, méchants, cruels même. Chassés de deux villes en Chalcidique, ils envoyèrent 38 vaisseaux contre Mélos, prirent la ville, en exterminèrent tous les mâles adultes et vendirent les femmes et les enfants, invoquant le droit de la force : — Les affaires, avaient dit les vainqueurs aux Méliens, se règlent entre les hommes par les lois de la justice, quand une égale nécessité les oblige à s’y soumettre ; mais ceux qui l’emportent en puissance font tout ce qui est en leur pouvoir et c’est aux faibles à céder... Les hommes, par la nécessité de leur nature, dominent partout où ils ont la force. Athènes imitait Sparte. Pour l’honneur des Athéniens, leurs députés reconnurent cette imitation : Ce n’est pas, dirent-ils, une loi que nous ayons faite ; ce n’est pas nous qui, les premiers, nous la sommes appliquée dans l’usage ; nous en profitons et nous la transmettrons aux temps à venir. Voilà où en était le Droit des gens dans la Cité de Périclès ! On n’y respectait plus les serments échangés, encore moins les traités écrits ; les sophistes y professaient publiquement la légitimité du manquement aux promesses faites après la bataille. Les principes de Sparte triomphaient : l’extension de l’État justifiant tout ; la Politique, exclusive de toute morale.

Athènes abandonnait sa gloire antique ; l’idée de l’État omnipotent, tyrannique, armé pour la conquête et la rapine, s’y installait ; l’individu, la famille, comme à Lacédémone, se subordonnaient à l’État : Je paye ma part de l’impôt, dit un chœur de femmes dans la Lysistrate d’Aristophane, en donnant des hommes à l’État.

L’activité nouvelle des Athéniens les éloignait de plus en plus de leurs origines ; ils croyaient que le repos les détruirait ; les orateurs, en quête d’applaudissements, excitaient le peuple à l’action ; les citoyens s’infatuaient au rappel de leurs anciennes prépondérances. L’abaissement des caractères, les excès d’une démocratie soupçonneuse, malade, ne voyant partout que complots oligarchiques et tyranniques, procédant à de sauvages arrestations, faisaient désirer une secousse, une diversion, un acte quelconque susceptible d’arrêter, de distraire cette folie du Peuple s’accentuant.

L’intérêt étant le mobile nouveau, — en Grèce, avec nos Alliés, nous traitons chacun en raison de l’utilité que nous en pouvons tirer, — l’idée de l’enrichissement personnel hantait les esprits : Nous vous donnerons, ainsi qu’à vos enfants et aux enfants de vos enfants, richesse et santé, bonheur, longue vie, paix, jeunesse, rires, chœurs et festins, monts et merveilles, enfin vous serez las et rassasiés de jouissances, tant que vous serez riches !

Ce n’était plus en Hellénie que de tels rêves pouvaient se réaliser ; tous les territoires en étaient saccagés, les villes principales pillées, la victoire n’y réservait plus de butin ; tandis qu’au loin, de l’autre côté de la mer bleue, il y avait des contrées bénies, l’opulente Carthage et la Sicile, la féconde Sikélia.

Le rêve personnel d’Alcibiade, identique à l’aspiration générale, populaire, résumait la grande convoitise athénienne. Aristophane, qui croyait combattre ce sentiment, l’exaltait en étalant, pour s’en moquer il est vrai, les conséquences d’un enrichissement subit : Ah ! que la richesse est une douce chose. La huche est pleine de blanche farine, et les amphores d’un vin parfumé ; tous les coffres regorgent d’or et d’argent, c’est une merveille ; la citerne est remplie d’huile ; les fioles, de parfums ; le grenier, de figues sèches. Vinaigriers, assiettes, marmites, toute la vaisselle est en airain ; nos vieux plateaux à poisson, en bois pourri, sont aujourd’hui des plats d’argent. — Et pourquoi pas ? pensait le Peuple.

Les Athéniens fortunés, ou qui l’avaient été, ne renonçaient à aucune de leurs jouissances, malgré l’appauvrissement de la Cité. Les femmes rivalisaient de luxe dans leurs costumes et l’ornementation des chars qui les menaient en promenade à Éleusis, distante de deux kilomètres. Plutus était le vrai Zeus, le Jupiter sauveur. Mais Plutus avait fui d’Athènes ; il répandait ses faveurs hors de l’Hellénie. Où l’atteindre ? Où le trouver ? Comment reprendre les richesses perdues ? Il y avait bien les colonies, dont quelques-unes étaient riches ? Pourrait-on vraiment les exploiter, s’enrichir à leurs dépens ? — Quant à mes Colonies (autre leçon d’Aristophane, déplorable), sachez qu’elles sont comme autant de pelotons isolés ; cherchez les bouts de tous ces fils, tirez-les ici (à Athènes), dévidez-les ensemble, et faites-en une seule grosse pelote avec laquelle le Peuple se tissera une tunique.

Quelles colonies viser ? Quelles, étaient vraiment riches ? Tandis qu’en Sicile, où la première monnaie avait été frappée pour solder un corps de mercenaires, — monnaie symbolique de la conquête, ayant au revers un crabe et un poisson, à la face un aigle dévorant sa victime, — en Sicile, les richesses à prendre étaient certaines. Le maître de Syracuse, le tyran Gélon, n’avait-il pas envoyé à Delphes, lorsque Xerxès menaçait le monde, des trésors magnifiques ? et Xerxès vaincu, Cadmus, l’envoyé de Gélon, n’avait-il pas rapporté ces trésors à son maître ? Les prêtres de Delphes avaient vu ces trésors ; ils existaient donc, là-bas.

La Sicile était-elle attaquable ? Évidemment, puisqu’elle était en guerre perpétuelle avec les Carthaginois, et qu’en conséquence, au besoin, une alliance avec Carthage, sauf à partager le butin, assurerait la victoire.

Quel prétexte ? Faire rentrer dans la Nation une île qui, par ses habitants, était hellénique, dont l’indépendance constituait un danger ! Les premiers habitants, — Cyclopes et Lestrigons fabuleux d’abord, et Sicanes (Ibères) ayant donné leur nom à l’île, Sicanie, l’antique Trinacrie, — reçurent les Troyens vaincus, dont Éryx et Égeste furent les villes, puis des Phocéens venus de Libye, et enfin les Sicèles, chassés d’Italie, imposant leur note, — Sikélia, Sicélie, Sicile, — des Phéniciens et des Grecs en très grand nombre.

Les Sicèles victorieux, premiers maîtres réels, avaient été expulsés de Zancle (ville qu’occupaient des pirates de la Chalcidique), par des Samiens et d’autres Ioniens fuyant les Mèdes ; des Mégariens y avaient fondé Trotilos, sur le fleuve Pantacyas, puis Thapsos ; la première pierre de Syracuse y avait été apportée par un Héraclide de Corinthe, Archias ; des Chalcidiens y avaient peuplé Himère ; Géla y avait été faite par des Rhodiens et des Crétois y installant les institutions doriennes, et des habitants de Géla y avaient bâti Agrigente... Partout donc, en Sicile, l’Hellénie avait des droits à revendiquer.

Gélon, maître de Syracuse (491-478), l’avait fortifiée et l’avait agrandie en y transportant de force les habitants de Comarine et de Géla, dont les villes venaient d’être presque détruites ; il s’était en outre saisi des Mégariens et des Eubéens-Naxiens, pour admettre les riches comme citoyens de Syracuse et vendre les pauvres, pour s’en débarrasser, estimant qu’il est incommode d’habiter dans les mêmes remparts avec le peuple. Le tyran avait ensuite donné Géla à son frère Hiéron. Hérodote, en affirmant ces faits, donnait aux Athéniens la justification de la guerre qu’ils désiraient : La puissance de Gélon était grande, et, à beaucoup près, nul des peuples helléniques n’était dans une situation plus florissante. Cette phrase de l’historien national expliquait et justifiait l’action d’éclat qu’Alcibiade méditait.

Gélon avait vaincu jadis trois cent mille Carthaginois commandés par Amilcar, fils d’Annon ; convenait-il aux Hellènes de laisser subsister l’indépendance d’une île où des tyrans pouvaient se rendre aussi forts ?

Syracuse était devenue républicaine (453) il est vrai, tout le littoral était hellénisé, mais les Sicules, dispersés en petits groupes dans l’intérieur, conservaient leur langue, ne renonçaient pas à leurs droits sur le territoire. Un chef de ces Sicules, Ducétios, n’avait-il pas (452), ameutant son peuple, attaqué Agrigente et Syracuse alliées, un instant battues et difficilement victorieuses ? Syracuse, à qui cette victoire appartenait, n’en avait-elle pas profité pour augmenter sa puissance dans l’intérieur et préparer sa domination sur l’île entière, en doublant sa cavalerie, en construisant 100 trirèmes, en développant ses trafics ? C’était bien là une menace pour les villes helléniques de la Sicile.

Au commencement de la guerre du Péloponnèse, Sparte avait demandé l’alliance des cités doriennes de la Sicile et de l’Italie. Malgré leurs promesses, ces villes n’avaient envoyé aucun secours ; mais les députés de Lacédémone leur ayant affirmé qu’Athènes était perdue, elles avaient attaqué les cités ioniennes de file, leurs rivales : Naxos, Catane et Léontion. — Léontion, presque prise, appela les Athéniens (427), manifestation qu’Alcibiade n’oubliait pas. Athènes avait envoyé 20 galères d’abord, d’autres ensuite, mais inutilement, — un citoyen de Syracuse, Hermocrate (424), ayant dénoncé aux Grecs de la Sicile réunis en congrès, le danger d’une action quelconque des Athéniens en Sicile.

La rapidité et l’unanimité avec lesquelles, — sauf Léontion (424-422), qui paya par sa ruine totale son imprudence, — les villes grecques de la Sicile avaient compris Hermocrate, obligeaient Alcibiade à de prudents préparatifs. Il n’était pas douteux que l’entreprise serait très difficile : Carthage, très forte et très riche, qui possédait, dit Thucydide, en or et argent d’immenses richesses, gage du succès à la guerre et en toutes choses, haïssait l’Hellénie à cause des Grecs de Cyrène, indomptables, qu’elle ne devait jamais vaincre, et les Carthaginois redoutaient trop la puissance athénienne pour qu’Alcibiade songeât sérieusement à une alliance avec ces ennemis des Siciliens.

Mais Alcibiade s’étant décidé pour la guerre, tout, avec une ingéniosité remarquable, lui servait à préparer ou à justifier l’expédition. Sparte venant d’abandonner Mélos, — cité dorienne, — à la fureur des Athéniens victorieux, Alcibiade profita de cette conduite honteuse des Lacédémoniens pour montrer qu’ils n’enverraient aucun secours à Syracuse ; disant que Sparte, n’ayant pas de flotte, ne pouvait rien tenter sur mer et que Syracuse était en proie à des dissensions intérieures ; affirmant que beaucoup de villes siciliennes, menacées, désiraient une protection étrangère.

Faire de la Méditerranée une véritable mer grecque, — notre mer, avait écrit Hérodote, — attaquer et vaincre les Siciliens, les Italiens et les Carthaginois, et revenir ensuite, victorieux et enrichi, soumettre les Péloponnésiens, tel fut le plan qu’Alcibiade exposa. Nicias, effrayé, «plaida», c’est le mot, contre cette folie. Alcibiade, jouant son avenir, se défendit avec une éloquence entraînante : Il montrait la Sicile affaiblie par les dissensions ; les Siciliens apathiques, faciles à dominer ; Sparte incapable d’agir ; les richesses à prendre, incalculables.

Les traditions antiques, les histoires d’Hérodote et les paroles des Tragiques servaient Alcibiade : L’Alphée, — c’était une croyance, — plongeait sous la mer pour aller reparaître en Sicile, près de son amante, la fontaine d’Aréthuse, unissant ainsi l’Élide à Syracuse. Pour Euripide lui-même, la Sicile c’était la Hellas : Tu as ta part de cette gloire, puisque tu habites une extrémité de la Hellas, sur la roche flamboyante de l’Aitna.

Alcibiade démontrait aussi que l’expédition de Sicile c’était toujours la guerre d’Athènes contre Sparte, — des Ioniens contre les Doriens, — transportée sur un champ de bataille où les Spartiates seraient impuissants. Il aurait pu dire que les Syracusains, par leur caractère et leurs aptitudes, leur vivacité et leur esprit entreprenant, étaient presque des Athéniens, — aussi, écrira Thucydide, les Athéniens n’eurent-ils pas d’ennemis plus redoutables ; — Mais séduits et entraînés, ignorants, avides, crédules, enthousiastes, impatients d’agir, les Athéniens obéissaient joyeusement à Alcibiade : Les Athéniens, dit Thucydide, Ioniens d’origine, marchèrent avec joie contre les Syracusains, de race dorienne... La plupart d’entre eux ignoraient la grandeur de l’île, le nombre de ses habitants, Grecs et Barbares ; ils ne soupçonnaient pas que la guerre qu’ils allaient entreprendre ne le cédait que de bien peu d’importance à celle du Péloponnèse.