Athènes (de 480 à 336 av. J.-C.)

 

CHAPITRE X

 

 

Les Tragiques, éducateurs. - Eschyle. - Le Drame substitué à l’Épopée. - Sophocle et son œuvre. - Le mal ouranien. - Euripide et son œuvre. - La Politique. - Naturalisme. - Les spectateurs. - Le rire et la pitié. - Tragédie et comédie.

 

EN donnant un corps aux traditions choisies, en réalisant des fables, en appelant, comme pour les distraire, les amuser, les Athéniens émus ou seulement intéressés, les Tragiques devenaient les grands éducateurs de la Hellade. Les victoires de Miltiade, de Thémistocle et de Xanthippe, à Marathon, à Salamine et à Mycale, si glorieuses, avaient plutôt, suscitant des jalousies ou des craintes, divisé l’Hellénie. Par la splendeur artistique d’Athènes, Périclès assurait la prépondérance de la Cité de Pallas, créait un centre hellénique, en même temps qu’il alimentait les intelligences dévorantes des Athéniens.

L’œuvre des architectes, des peintres et des sculpteurs, immense et admirable, rectifiait, ennoblissait le goût, le maintenait dans la juste mesure, mais très tranquillement. Eschyle, Sophocle et Euripide, chargés de mettre en action toutes les gloires et presque toutes les hontes de l’humanité, ramenées à des faits helléniques, s’emparèrent des cœurs et des esprits. Les mythes apparurent vivants ; les héros et les divinités agirent comme des mortels, sous les yeux du Peuple ; l’homme, tour à tour grandi ou abaissé, se vit lui-même, découvert, mis à nu, agissant, coupable ou vertueux.

Les soixante et dix pièces d’Eschyle, — dont sept seulement nous sont parvenues, — firent la révolution psychique de l’être humain. Hérodote, ébloui par Xerxès et dupe de Sparte, avait écrit : Il est plus aisé de tromper une multitude qu’un seul homme ; les Tragiques, pensant pour la première fois qu’il était plus facile d’éclairer le Peuple qu’un tyran, entreprirent cette éducation, cette tâche énorme.

Bon, juste, optimiste, d’une indépendance absolue et très forte, Eschyle pressentit les nécessités de l’avenir, substitua le Drame à l’Épopée, — opposant l’homme aux dieux, Prométhée à Zeus, — maudit Thèbes l’asiatique, compromit Delphes, innova la justice et prêcha la Science, fille de la douleur.

Rompant les liens liturgiques, s’élevant au-dessus de tout ce qui est, Eschyle fait de son œuvre le grandiose résumé de l’humanité universelle. Son esprit allant à des horizons lointains, parfois sa parole, lancée, se perdant, excentrique, nourrie des Védas et impressionnée de touranisme, dépasse la normale des expressions helléniques. Sophocle, étonné, aurait dit d’Eschyle qu’il agissait ainsi d’instinct, qu’il faisait ce qui est bien, sans le savoir ; c’est que Sophocle ignorait ce qu’Eschyle savait, c’est-à-dire l’au-delà des frontières helléniques.

Moins grand qu’Eschyle, n’ayant pas un seul Prométhée dans les sept pièces qui nous sont connues, — sur les cent vingt sept écrites, ou du moins citées, — Sophocle croit grandir l’homme en l’exaltant outre mesure : L’homme, dit-il, s’est donné la parole, et la pensée rapide, et les lois des cités.

La prévoyance est pour Sophocle la science nécessaire ; elle s’impose surtout aux heureux, toujours menacés. L’intérêt étant le mobile des actions, l’égoïsme semble devenir un bouclier, presque une arme. L’utilité justifiant tout, les faveurs du sort étant rares, il faut saisir ardemment les occasions. La vie est si rapide ! et elle contient si peu de joies ! Qu’est-ce qu’un jour ajouté à un jour peut apporter de félicité en reculant la mort au lendemain !

Il conseille la soumission aux faibles, mais à la condition que cette obéissance soit mise hors des caprices : Le respect des lois imposé à ceux qui gouvernent, sera la sauvegarde des gouvernés. Une justice calme, impassible, est son idée.

La guerre est pour Sophocle un acte monstrueux ; l’image des armes lamentables, tournées les unes contre les autres, l’épouvante. La guerre est stupide : elle tue les meilleurs, dit-il ; et la sagesse est supérieure à la force : Ce n’est point par la haute masse du corps et par les larges épaules que les hommes sont les premiers, mais ce sont ceux qui pensent sagement qui l’emportent en tout lieu. Le bœuf aux larges flancs est poussé dans le droit chemin par un petit fouet. — Mais où sont-ils les sages ? Qui donc a dans sa main le fouet pacificateur d’Osiris ? Et puisqu’il faut combattre, défendre le foyer, le droit, la liberté des hommes, la gloire et la quiétude de la cité, puisque la paix divine est impossible encore, i1 faut conserver la force des citoyens, les soustraire aux fêtes amollissantes, à la joie des couronnes et des larges coupes, au doux son des flûtes, aux voluptés nocturnes, hélas !

La vérité est pour Sophocle la meilleure chose ; le travail est son moyen de consolation. Découragé, et non pessimiste, — sauf, peut-être, dans l’Œdipe à Colone, — il sème ses tragédies de sentences, souvent naïves pour le Peuple, souvent profondes pour les Grands qui gouvernaient. La leçon étant toujours rude, toujours il la prépare, ses personnages ne se montrant que peu à peu voués aux épreuves terribles, n’apparaissant nus et mutilés qu’à la fin du spectacle. — Les battants des portes s’ouvrent et tu vas assister à un spectacle tel, qu’il exciterait la pitié d’un ennemi même : C’est Œdipe montrant ses yeux crevés ; c’est Hercule brûlé vivant, étalant ses plaies hideuses ; c’est Agamemnon dont la tête a été fendue avec une hache sanglante, comme les bûcherons font d’un chêne ; c’est Philoctète avec sa plaie puante, œuvre de la vipère ; — et voici la leçon : Ô habitants de Thèba, ma patrie, voyez ! cet Oidipous qui devina l’énigme célèbre, cet homme très puissant qui ne porta jamais envie aux richesses des citoyens, par quelles tempêtes de malheur terribles il a été renversé l C’est pourquoi, en attendant le jour suprême de chacun, ne dites jamais qu’un homme mortel a été heureux avant qu’il ait atteint le terme de sa vie sans avoir souffert.

Le chœur d’Eschyle, en quelque sorte immatériel, très nombreux, religieux presque, s’humanise avec Sophocle, se fait l’interprète du sentiment public ; il est peuple et parle comme on exerce un droit : Roi, s’il a bien parlé, il est juste que tu te laisses instruire. L’innovation d’un troisième interlocuteur dans le dialogue eschylien permit à Sophocle de rendre mieux les scènes de la vie véritable.

Des dieux injustes ou capricieux, — c’est le mal ouranien, — des rois souvent abominables, la haine des Achéens, une humanité que le malheur poursuit, et cependant consolée, affermie, rendue héroïque par le spectacle d’infortunes épouvantables admirablement supportées, telle fut l’œuvre de Sophocle, continuateur d’Eschyle en tous ces buts ; le moyen d’émouvoir, seul profondément modifié. Sophocle imagina, pour la tragédie qu’Eschyle avait faite énorme, d’un bloc, une architecture savante, étudiée, ramenée aux proportions du goût public. La simplicité eschylienne, Sophocle la compliqua de péripéties. Sur la scène où Prométhée psalmodiait magnifiquement le long cantique monologué de l’homme indomptable, agonisant, inutilement torturé à la face des dieux, Sophocle montre, dans l’Œdipe-roi, jusqu’à quel point seulement l’homme est capable de supporter les malheurs injustes, et dans l’Œdipe à Colone, quelles jouissances peuvent résulter de cette incomparable résignation. Au penseur, à l’artiste en rythme et en paroles, grandiosement brutal, succédait un artisan dramatique, réfléchi, ménager de ses effets, parlant aux yeux autant qu’aux esprits.

Plus correct qu’Eschyle, Sophocle n’écrira pas : les murs sont affolés, les toits sont pris d’ivresse ; il ne fera pas dire au roi Pélasgos : Je suis submergé par une mer furieuse d’immenses calamités ; — mais il ne trouvera pas un mot équivalant à cette réponse expliquant des meurtres : Je dis que les vivants sont tués par les morts ! En perfectionnant l’appareil scénique, Sophocle ajouta au monument qu’Eschyle avait édifié ; il couronna l’édifice, mais en ne sculptant des haut-reliefs que dans des blocs apportés.

Le patriotisme d’Eschyle s’étendait à toute l’humanité ; Sophocle ne songe qu’à Athènes, à l’Attique, avec un amour particulier pour sa ville natale, Colone, dont il ne parle pas sans émotion. Euripide vient, et il restreint encore le cercle, rapproche l’horizon des vues tragiques. Élevé pour briller parmi les athlètes, — pire engeance... le plus détestable fléau où la Grèce fut en proie, — né à Salamine, fils d’une marchande de légumes, doué d’une intelligence prompte, Euripide connaissait toute la puissance et toute l’indignité du Peuple, dont il était. Peintre, orateur, philosophe, impatient d’agir et de voir les effets de ses actes, il s’associa au grand œuvre d’Eschyle et de Sophocle : Ces récits effrayants des tragédies représentées, dit-il, sont profitables aux mortels. Il sait que le spectacle des maux d’autrui mord les hommes ; il pense qu’au spectacle des maux possibles, les spectateurs, songeant à eux-mêmes, éprouveront l’horreur du mal. Infatigable jusqu’à l’extrême vieillesse, Euripide, — vieillard harmonieux, — poursuivra son but, labeur extraordinaire, jouant lui-même les rôles qu’il écrit : Je ne cesserai pas, dit-il, de célébrer les Muses qui m’ont excité.

Après Sophocle, la pure tragédie grecque est achevée. Euripide rompt nettement avec la tradition ; et à ce point, qu’à lire les œuvres de ces deux Tragiques, on ne pourrait croire qu’ils furent contemporains.

Dix-huit pièces d’Euripide, complètes, nous sont parvenues, avec de nombreux fragments d’autres œuvres. Son génie mal cultivé, soumis à l’influence de Prodicus et d’Anaxagore qui l’approchèrent, s’encombra de subtilités, s’alourdit de rhétorique ; Socrate, qu’il fréquenta, lui donna le goût des dissertations, des jeux de langage, incompatibles avec la grandeur du sens tragique. Le majestueux idéal d’Eschyle, les grandioses aspirations de Sophocle, se restreignent à l’énoncé de problèmes, précisément formulés pour susciter des inquiétudes ou préparer des discussions.

L’habileté d’Euripide, la finesse de son esprit, la clarté de son intelligence, la fécondité de ses ressources, éclatent lorsqu’on songe à sa pusillanimité. Sa naissance l’a placé dans une foule où règne la crainte ; comprenant tout, capable de tout dire, il n’ose cependant pas se donner à sa mission avec l’impétuosité, l’abnégation d’un aristocrate. Des drames satyriques qu’il écrivit aucun ne nous étant connu, on ne saurait parler de sa verve comique. Mais, fidèle au grand-œuvre grec, il poursuit impitoyablement la mémoire de ceux qui avaient concouru à la destruction de Troie, de la Sainte-Ilios.

Les Danaéns égorgeurs d’hommes, les Achéens vaniteux et non indigènes, les Atréides voués aux discordes, la funeste Hélène, Érynnys des murailles apolloniennes, Euripide les poursuit sans répit ; il a, profondément, l’aryenne nostalgie du champ natal, de la Troie perdue, ces halliers idaiens couronnés de lierre, arrosés par les fleuves neigeux.

La haine dont il accable les vainqueurs de Troie n’a d’égale que l’horreur que lui inspire le Spartiate odieux, pour qui toute ruse est légitime, avide de gains honteux, menteur, disant une chose de la langue et en pensant une autre, et Sparte, où les femmes, — la laconienne fille du stratège Ménélas l’a démontré, — sont en proie au désir de l’homme, où les filles ont les vices maternels.

Hors de ce dogme, Euripide, calme, est tout à son vœu personnel d’apaisement, de concorde, de paix. Philosophe, orateur et poète, son découragement s’affermira d’éloquence, sa poésie lui assurera l’attention. Il dénonce les divinités troublant toutes choses, signalant leurs injustices et leur faiblesse pour les Grands, mais il en accuse les prêtres, les divinateurs confondant les choses humaines et divines, race ambitieuse et mauvaise, ni bonne ni utile à rien. — Qu’est-ce qu’un divinateur ? Un homme qui dit beaucoup de choses fausses et peu de vraies quand il tombe juste ? et quand il se trompe, qui s’en inquiète ? Et il plaisante, arme redoutable, et les oracles de Delphes, et les prêtres qui s’enrichissent autrement que par le travail.

Les incertitudes d’Euripide, nombreuses, et ses hésitations, tenaient à son origine, à son caractère. Ami des succès, il en redoutait presque les conséquences. Subir les inepties des puissants et ne pas trop redouter les multitudes, éviter les discussions d’où naissent les querelles, ne formuler que des projets capables de plaire à tous, telle est la sagesse du politicien qui se manifeste dans les tragédies d’Euripide. Cet idéal s’effraie des mœurs athéniennes. Les femmes épouvantent le Tragique. Le surnom de misogyne qui lui fut donné, se justifierait par la véhémence de ses apostrophes, la passion de ses invectives. Entre les Asiatiques de Thèbes, les Doriennes de Sparte et les Athéniennes corrompues, il ne voit plus de différence : Nous sommes telles que nous sommes, dit sa Médée, des femmes !

Euripide, à tout prix, veut persuader. De là, dans son œuvre, ces digressions, ce mélange de propos tranquilles et de scènes bruyantes ; ces plaidoiries, ces arguties, ces descriptions coupant le drame ; ces cours, on peut le dire, de politique, d’économie, de morale, qui s’insèrent dans la trame du sujet tragique ; et cette guerre aux légendes destructives du vrai, et ces conseils de prudence, de mesure, de passivité, destinés sans doute à réprimer des ardeurs excessives, mais capables aussi d’éteindre toute flamme au cœur des Athéniens.

S’effrayant des passions humaines mal contenues, il en détruit jusqu’au germe, au risque de stériliser le terrain ; de même qu’au point de vue esthétique, il abolit le chœur en en réduisant trop les proportions, en le rejetant hors du drame. A l’enthousiasme d’Eschyle, à la majesté de Sophocle, il substitue l’action de l’homme, sauf à donner à chacun le mépris de soi.

Il entasse les incidents et les catastrophes, frappant les esprits par les coups de théâtre et les péripéties imprévues. Les costumes de ses acteurs sont déjà des arguments. Les haillons que portent ses rois, par exemple, excitent à l’avance la pitié du spectateur. Pour lui, l’humanité n’est abordable que par l’observation du caractère et des mœurs, et il se cantonne dans l’imitation des scènes de la vie, terminant ainsi l’ère tragique, commençant la Comédie.

Il écrit que le langage de la vérité est simple, que ce qui est nécessaire suffit, et il oblige son génie dramatique à descendre des hautes régions, pour fréquenter les hommes exclusivement. Mais dans ce cadre restreint, quelle perspicacité, quelle hardiesse ! Son Œdipe s’explique naturellement, sans intervention divine, sans destin fatal : c’est le fils d’un alcoolique. Sa Phèdre est une phtisique en proie à la fièvre mortelle, succombant à l’agonie de désirs répétés et changeants. Le naturalisme accentue le vrai : Le vieillard d’Électre, ému, essuie ses yeux mouillés de larmes avec les pans de son vêtement ; l’ivresse du Cyclope, étalée sans vergogne, est écœurante. Il faut voir la vie telle qu’elle est, en finir avec les légendes, dire que les divinités ne sont que de misérables récits de poètes.

Le souffle lyrique eût fait éclater les poitrines des hommes qu’Euripide met en scène ; la nécessité d’être clair fait que ses personnages discourent. La parole domine l’action ; les héros tournent à l’orateur, ils subtilisent. Ce qu’ils parlent, dans le dialogue, n’est poésie que par le choix et le placement des mots, l’effet musical de la succession des syllabes, car le vocabulaire est de peuple, presque toujours.

Sophocle déjà, préoccupé de ses auditeurs, leur distribuait des sentences ; Euripide, donnant à ses spectateurs le spectacle de leur propre vie, descend au langage vulgaire. Eschyle avait terrifié ; Sophocle avait rendu supportable cette terreur ; Euripide, faisant pleurer, soulage et console.

Le peuple, gâté, se montrait de plus en plus exigeant ; le théâtre, pour plaire, devenait cynique, immoral, se conformant aux appétits. Au bon rire aryen, franc et gai, dont parle Homère, amené doucement et réjouissant l’âme, va succéder le rire brutal et grossier. Eupolis, Cratinus et Aristophane remplaceront Eschyle, Sophocle et Euripide ; c’est ce dernier qui aura préparé l’évolution. La multitude a remplacé l’élite ; il faut bien mériter les applaudissements des marins, dont la licence est plus difficile à contenir que le feu.

Euripide, qu’anime un grand esprit de justice, subissant cette loi de la multitude, osant affronter le Peuple, et lui dire même, non sans courage, de dures vérités, n’accuse toutefois que ceux qui ont la charge du gouvernement. Il affirme que les citoyens haïssent les colères violentes et que la foule dépend toujours de ses chefs : La multitude, dit Oreste, est terrible quand elle a des chefs mauvais. — Quand elle en a de bons, réplique Pylade, elle veut toujours ce qui est bien ; — et le dernier Tragique donne la formule des apaisements : Quand le peuple se soulève et entre en fureur, c’est comme si on voulait éteindre un feu violent ; mais si on cède en se relâchant et en attendant un moment favorable, peut-être sa fureur s’exhalera-t-elle ; et, quand il aura apaisé son esprit, vous pourrez aisément obtenir de lui ce que vous voudrez. En effet, la pitié est en lui autant qu’une grande colère.

La découverte, pourrait-on dire, et l’exploitation de ce don de pitié expliquent l’œuvre entier d’Euripide. En s’adressant à la sensibilité des Athéniens, il sut les charmer et les apaiser, mais il les affaiblit, les épuisa ; et le rire, la moquerie, la farce et la grossièreté, par réaction, devinrent nécessaires. La tragédie est morte ; la comédie va vivre.