Athènes (de 480 à 336 av. J.-C.)

 

CHAPITRE V

 

 

DE 457 A 445 Av. J.-C. - Artaxerxés Ier, Longue-Main. - Les Spartiates à Tanagra. - Les Athéniens en Égypte et en Thessalie. - Rappel et mort de Cimon. - Troubles. - Démocratie et Aristocratie. - Question religieuse. - Divinités nouvelles, héros et prêtres. - Jupiter, Apollon et Bacchus. - Olympie et Delphes. - Soumission de Pallas.

 

SUCCÉDANT à Xerxès, Artaxerxés Ier, Longue-Main, voulut reconstituer l’empire. Il offrit aux Spartiates de prendre l’Attique pour la leur livrer, appuyant son offre de l’envoi immédiat d’un trésor. Sparte, que sa lutte contre les Messéniens absorbait, ne répondit rien à l’envoyé d’Artaxerxés et garda le trésor. Périclès prévenu, ordonna le prompt achèvement des Longs-murs d’Athènes.

Le Peuple, à Athènes, était avec Périclès, le premier en tout, dira Thucydide, et pour la parole et pour l’action. Les Grands, inquiets de l’influence de Périclès, appelèrent un corps de Spartiates, qui venait de s’installer à Thèbes, pour arrêter avec eux les progrès de la démocratie athénienne. Les Spartiates vinrent camper à Tanagra, sur la frontière de l’Attique. Les Athéniens se précipitèrent, menés par Périclès. La rencontre fut terrible ; la lutte, prompte et acharnée. Périclès se battit admirablement. Une trahison des Thessaliens donna la victoire aux Spartiates.

A cet insuccès, dont les conséquences pouvaient être graves, répondirent, heureusement pour Athènes, la victoire de Myronidès sur les Béotiens, à Œnophyta, donnant le pouvoir au parti populaire, et la défaite d’Égine. Puis (455), la flotte athénienne brûla Gythion, qui était le port de Sparte, osa braver Corinthe dans les eaux de son golfe, battit les Sicyôniens et prit Naupacte. Les Spartiates, incapables de vaincre les défenseurs d’Ithome, venaient de traiter avec eux. Athènes donna Naupacte à ces Messéniens.

Pendant ce temps, le Perse Mégabyze, envoyé par Artaxerxés en Égypte, chassait les Grecs de Memphis en leur infligeant une désastreuse défaite. Le lieutenant du Roi-des-rois, malgré sa victoire, ne réussit pas à s’emparer du delta ; les habitants des marais, que Thucydide considère comme les plus belliqueux des Égyptiens, repoussèrent le joug. Mass Athènes avait perdu son escadre de cinquante galères, et de très beaux guerriers dont quelques-uns seulement purent arriver saufs à Cyrène.

En Hellénie, les Athéniens subirent également un échec. Commandés par Périclès, voulant se venger de la trahison des Thessaliens à Tanagra, ils étaient allés au Nord. Battu, Périclès fit rappeler Cimon (453). — Éphialte venait d’être assassiné. — Cimon obtint de Sparte une trêve de cinq années, partit avec 200 galères pour assiéger Cition et se rendre en Égypte.

Devant Cition, Cimon mourut (449). Rapportant la dépouille do leur chef, les marins d’Athènes battirent hardiment une flotte ennemie, nombreuse, rencontrée dans les eaux de Chypre ; les vainqueurs, débarqués, détruisirent l’armée campée sur le rivage. Cette double victoire, bien imprévue, légendaire, où le cadavre de Cimon avait vaincu l’Asie, resta dans la mémoire des Grecs comme le dernier acte des guerres médiques.

Athènes profita mal de ce succès. Par un traité, elle consentit à ne plus troubler Artaxerxés, lui abandonnant l’Égypte. Il est vrai que le Grand-Roi, de son côté, reconnaissait la mer Égée comme mer grecque. N’ayant plus d’ennemi commun, les villes helléniques allaient se combattre. Les jalousies de cités se compliquaient des haines qui séparaient les factions. Les esclaves, voués aux industries que les Grecs méprisaient, prenaient de l’importance, tandis que les luttes de partis, qui se terminaient toujours par des proscriptions, diminuaient le nombre des citoyens, alimentaient les bandes de Rebelles battant les murs des villes.

Les villes s’appauvrissant, on remarquait l’opulence des prêtres de Delphes et d’Olympie. La riche Pytho excitait les convoitises : Quant à la marine, disaient les Corinthiens menacés et dépourvus de flotte, nous en formerons une avec les ressources particulières de chaque ville et les trésors déposés à Delphes et à Olympie. Or Delphes, qui vivait de son temple, avait jadis dépossédé les Cyrrhéens tenant le port et exploitant les pèlerins. Les Delphiens, pour se garantir, s’étaient assurés le concours de Sparte. On apprit que les Phocidiens, alliés d’Athènes, venaient de s’emparer du temple (449-448). Les Spartiates accoururent ; les Athéniens arrivèrent à leur tour. D’abord victorieux, les guerriers de Sparte furent vaincus. Cette « guerre sacrée » accentua les haines.

Voici que des Aristocrates de Béotie, mécontents, groupés, se mirent à saccager des villes où le peuple gouvernait. Tolmidès, malgré l’avis de Périclès, partit d’Athènes avec une troupe de secours, se fit battre et tuer à Coronée. Cette défaite détruisit l’influence athénienne dans toute la Béotie. L’Eubée se sépara (446) après avoir massacré l’équipage d’une galère athénienne. Périclès, avec 5.000 hoplites, châtia les Eubéens, déposséda les hippobotes, ces riches de Chalcis, et donna leurs biens aux pauvres d’Athènes.

Depuis Salamine, traînant les haines qui s’attachent au commandement, Athènes était devenue odieuse à ses Alliés. Ses condescendances démocratiques, ses injustices, son mépris du droit, partout dénoncés méchamment, surexcitaient les esprits contre elle. Mégare surprit et égorgea sa garnison d’Athéniens ; Sparte envoya son roi Plistonax, surveillé par Cléantide, ravager Éleusis. Périclès, anxieux, acheta Cléantide et Plistonax qui retournèrent à Lacédémone. Les Athéniens votèrent, sans réclamer aucune explication, la dépense de to talents que Périclès avait faite pour payer la trahison de Plistonax. Chaque année, depuis, une somme semblable, destinée à vaincre les rois de Sparte, fut votée par le Peuple.

L’Eubée châtiée, Athènes agit envers Sparte sottement, comme elle avait fait avec Artaxerxés : elle restitua ses conquêtes, — Nisée, Péges, Trézène, l’Achaïe, — acceptant une trêve de dix années (445). Les Aristocrates d’Athènes avaient préparé ce dénouement. Les Athéniens conservaient l’Eubée, leur grenier, et Égine, point stratégique en face du Péloponnèse ; ils ne pardonnèrent pas à Mégare le massacre qui avait été l’origine de cette guerre et l’humiliation qui l’avait terminée.

La lutte désormais ouverte entre les Aristocrates et les Démocrates, entre Ies Riches et les Pauvres, entre le Nombre et l’Élite, entre la Force et la Ruse, obligeait les prêtres, et par conséquent les dieux, à se prononcer. Les Grands réclamaient l’appui des divinités ; les Petits supputaient les trésors des temples. Appelés à se défendre contre la populace et à tarifer haut leurs services, les prêtres allaient intervenir dans la vie publique.

Depuis Homère, les dieux, bien qu’encore vaguement définis ou attribués, étaient cependant des figures déjà. L’Iliade, cette Bible aryenne, avait constaté la révolution olympienne. La religion et la civilisation achéennes s’étaient substituées, par la chute de Troie, aux mœurs et aux cultes pélasgiques. Le Zeus d’Homère, le Jupiter de Dodone, représentait la religion première, finie ; Poséidon (Neptune) venait en Phénicien, intrus ; Héra (Junon), c’était bien la Nation luttant pour sa propre existence ; Athénée (Pallas), l’admirable type d’intelligence à la fois profonde, calme et brillante, émergeait des légendes : Idées en formation, matériaux à pétrir, poésies à animer, divinités à compléter, sinon à faire.

Les Aryens ayant été vraiment étouffés sous les ruines de Troie, — la Sainte ! — et les survivants, épouvantés, frappés de mutisme, se taisant, tout ce qu’il y avait de primitif et de sain dans la tradition homérique se dissipait. Nul n’osait dire, en constatant les dénominations mêmes des divinités continuées, qu’elles exprimaient, qu’elles étaient toutes des phénomènes de la Nature personnifiés.

Le Zeus aryen, l’Indra des premiers temps, dont les attributs répandaient pour lui les bienfaits de la lumière, qui combattait les puissances malfaisantes et ténébreuses de la nuit, se laisse transformer en despote oriental, en Dieu-des-dieux, comme Xerxès, à Suse, est Roi-des-rois ; — Gaia, mère de tous, aux solides fondements, très antique, et qui nourrit sur son sol toutes les choses qui sont, suivant la définition homérique, foulée aux pieds, n’est qu’une esclave ; — le Bacchus d’Orphée, si pur, si grand, si gai, est bafoué : D’où nous vient cette femmelette ? de quel pays ? en cet étrange accoutrement ? demande Eschyle, et c’est le Dionysos faux et subtil de Thèbes, monté à Delphes avec les rites désastreux, séduisant, corrupteur, utilisant Vénus, affolant les prêtresses.

Les Hellènes ont voulu que les divinités fussent auprès d’eux, vivantes, agissantes. La Terre et le Ciel ont été confondus, suivant l’expression vraie de Plutarque. Zeus est souverain ; les autres dieux gouvernent sous ses ordres. Les Héros, rattachant ces conseilleurs de l’Olympe au troupeau de l’espèce humaine, sont des fils de dieux, ou des descendants de fils de dieux, que les aèdes chantent de préférence. Jalouses, capricieuses, exigeantes, ces divinités se plaisent à abaisser ce qui s’élève, dit Hérodote ; imaginées par des hommes tueurs d’hommes, ceux qui les ont faites leur ont prêté leur propre férocité, leurs passions, leurs vices. Les dieux véridiques de l’Arya ne sont plus : — Mentir pour le bien, les dieux n’y répugnent pas. — Il est de telles circonstances où le Ciel glorifie la tromperie.

Ceux qui ont formé ces divinités, et qui les exploitent, doivent prouver leur intervention : C’est Zeus qui a précipité les Mèdes sur les Hellènes ; Artabaze lui-même n’a cédé qu’à l’impulsion divine, à l’ordre d’un songe. Les interprétateurs des songes s’imposent ainsi ; leur pouvoir égalera celui des rois : Si tu possèdes la puissance royale, dit un devin, dans Sophocle, il m’appartient cependant de te répondre en égal. Les divinateurs principaux sont à Delphes. Phoïbos-Apollon ne parle aux hommes que par l’entremise de ses serviteurs, de ses prêtres, et les prêtres ont tarifé leurs services : ils veulent les premières des dépouilles ennemies ; ils exigent des couronnes d’or.

Les divinités nouvelles, en Hellénie, aiment le faste ; leur coquetterie est sans borne ; leurs mécontentements sont redoutables et leurs châtiments sont cruels, parce que les prêtres sont venus de Phénicie, principalement, fiers de leur Dieu-maître, de leur Dieu-un, — El, Ilou, Jaoh, Baal, — subdivisé en Baalim, comme à Babylone, ou composé : C’est Melkarth, le Baal de Tyr, (Meleh-Kiryath, roi de la cité), qui dominerait épouvantablement, si l’Égypte n’avait adouci, par son influence, le despotisme abominable de ce monstre.

Autour de ce souverain, et en antagonisme, il y a les déesses du Nil, calmes, pures, enfantant sans perdre leur virginité, et les dieux de Chaldée, lubriques, — le cône, le lingam, le phallus, — empruntés au centre africain ; et la double Istar de Tyr, Astoreth, sanguinaire et voluptueuse, agréable aux Asiatiques, représentant la férocité dans l’exaltation ou l’anéantissement dans le plaisir, servie par des prêtresses, qui dispute l’omnipotence à Melkarth. C’est la lutte entre Hercule et Vénus.

Les Aryens ne pouvant pas renoncer à leur Indra, Jupiter demeure ; mais c’est le Zeus nouveau, qui se rit des colombes, qui laisse sans vois le hêtre de Dodone, qui réclame, silencieux et terrible, toutes les soumissions. Ce Zeus est tout : Zeus est l’éther, Zeus est la terre, Zeus est le ciel, Zeus c’est tout ce qui est au-dessus et enveloppe l’univers. Ce Jupiter universel a son bois sacré, — son altis (Aldos), — en Péloponnèse, à Olympie, où des jeux fondés par Hercule, développés par Pélops, régularisés sous Iphitos, réunissaient les Hellènes tous les quatre ans.

Les prêtres de Delphes ayant contre eux cette divinité triomphante, ce Jupiter dorien, prétentieux, énorme, insupportable aux Aryens, exaltèrent Apollon, sorte d’Orphée récent, séduisant et superbe. Mais ainsi que le Zeus de Dodone, — ce Père, — avait été transformé, déformé, par la grossièreté finnoise des conquérants venus du Nord, de même l’Apollon d’Ionie, — comme l’Adonis de Byblos, — n’est plus qu’une formule orientale, asiatique. Le lykien Apollôn, ce Phoïbos joyeux, qui de son plektre d’or faisait sonner sa kithare sonore, dont la lyre d’ivoire répondait doucement, consolatrice, aux accents plaintifs, maintenant caché dans son temple, devenu sournois, loucheur, triste, déverse les fléaux, reste sourd aux lamentations, entend disposer de tout à sa volonté, distribuer le bien et le mal à son caprice : Je nuirai aux uns et je viendrai en aide aux autres, me mêlant aux races innombrables des misérables hommes.

Euripide a bien indiqué l’antagonisme entre Delphes et Olympie, la lutte entre Zeus et Apollo, et l’imprévoyante stupidité du Jupiter dorien : Et Zeus rit quand son fils vint droit à lui, désirant posséder un culte opulent, et il y consentit en secouant sa chevelure. Delphes, donc, eut son culte opulent ; Zeus, ainsi que Prométhée l’avait prédit, fut détrôné.

Le sanctuaire de Delphes, illustre et célèbre, recevait les pèlerins venus de toutes parts, de l’Hellénie ou de l’étranger. Les prêtres, comme les mages de Médie, imbus de l’esprit de Baal, offraient aux hommes, d’abord, pour les attirer, toutes les séductions d’un culte asiatique et ils les renvoyaient ensuite épouvantés, asservis. Les prêtresses auxiliaires de ces exploiteurs étaient Phéniciennes : Abandonnant la mer de Tyr, chante le chœur d’Euripide, je suis venue, esclave d’Apollon, dans son temple, où il habite, sur les sommets neigeux du Parnassos ; et elles baignaient leurs chevelures, semblables à une offrande dorée, dans l’eau claire de la source de Castalie, Bacchus menant les chœurs et l’ivresse.

Le mont Olympe, où Orpheus autrefois assembla par ses chants les arbres et les bêtes sauvages, est déserté. Les dieux, descendus, disputent aux hommes les richesses et le pouvoir. Jupiter à Olympie, Apollon à Delphes, Bacchus à Thèbes, sont des rivaux.

Apollon s’empare de Bacchus ; il l’attire à Delphes, l’utilise et l’absorbe : Tu verras Bacchus, dit Tyrésias, sur les rochers delphiens, agitant et secouant le thyrse et les torches. Associé aux mystères des jeunes filles delphiennes, Bakkhos mènera l’orgie où, couronnés de lierre, la nuit, Hellènes et Barbares, pèlerins de toutes races, de tous rangs, de tous âges, se livreront au mal nouveau par qui les races vénérables sont corrompues. — C’est pourquoi, moi et Kadmos, vieillards que tu railles, nous nous couronnerons de lierre et nous danserons, attelage à cheveux blancs.

L’Apollon corrupteur habite auprès de la source Kastalia, centre de la terre. L’eau de la source aux tourbillons d’argent baigne les infatigables Mainades. Les Échos, continuellement frappés des bruits orgiaques, inquiètent le cygne au pied pourpré et les oiseaux charmants qui, sur le faîte du temple, faisaient leurs nids de chaume pour leurs petits.

Les autels nouveaux n’ont rien à apprendre et rien à recevoir de la nature. De ses flèches, Phoïbos a chassé les oiseaux ; les arbres sont muets ; le Pythien à l’arc fulgurant, dont le temple fatidique s’ornera de lauriers, parlera lui-même aux humains, révélant par ses divinations les choses présentes et futures. Les portes du temple, lourdes, au bruit strident, ne s’ouvriront qu’aux pèlerins anxieux, et le vol des oiseaux, les jeux de la flamme, le crépitement des braises et le palpitement des victimes, seuls les prêtres, les divinateurs d’entrailles, les interpréteront. Sur son trépied d’or, la Pythie, la femme delphique, dans la fumée obscure de la myrrhe sèche brûlée, au bruit des danses, au milieu du sanctuaire commun à toute l’Hellénie, prophétisant, chantera les divinations que lui révèle Phoïbos, en un langage que seuls comprennent les prêtres attachés au service du dieu.

Le travail prophétique de la Pythie se prononçait en vers hexamètres, généralement, tourmentés, incompréhensibles. Apollon conduit tout et dispose de tout ; c’est le maître infaillible et le conseiller essentiel. Sa science est sans limites ; il est informateur et juge ; condescendant et positif, il dit à Aigeus comment on engendre et il tranquillise Crésus sur les conséquences d’une lâcheté : Ô Lydien aux pieds délicats, le long des bords du caillouteux Hermus fuis et ne t’arrête pas, et ne rougis pas d’être lâche.

Les prêtres n’exploitaient pas seulement le dieu ; ils s’exploitaient eux-mêmes, effrontément. Les Spartiates ayant à consulter la Pythie, la prophétesse Périella fut payée pour que la réponse satisfît le désir de Cléomène. Les maîtres des cités, les guerriers illustres, les citoyens très riches préféraient et favorisaient Delphes, parce que les prêtres y étaient à leur dévotion. Le Peuple, ignorant ces pactes, effrayé, venait au temple. Cette connivence stupide des Grands et cet effroi perpétué des Petits agrandissait le danger delphique.

La Pythie, à l’exemple des magiciens esquimaux, arrachait les secrets de l’avenir aux flammes parlantes venues d’en bas, des profondeurs, de l’Hadès finnois, — le Manala, — et cette terreur était nouvelle. L’oracle souterrain est gardé par un dragon au dos tacheté, à l’œil rouge, couvert d’airain, monstre horrible né de la terre ! A la prière aryenne, douce, tranquille, personnelle, dite devant le foyer couronné, la peur substitue la supplication haletante, collective, toute à l’effroi de rompre les bandelettes du dieu.

Athènes n’échappe pas à l’invasion des divinités hybrides. Elle s’est donnée à Pallas, oubliant qu’avec l’argienne Héra, Pallas, ennemie de Troie, avait détruit les Phryges ; s’imaginant aussi qu’il suffirait de le désirer, pour que les Érynnies, cessant de hurler leur chant effroyable, devinssent de pacifiques Euménides. Eschyle, hélas ! condescendit à magnifier cette erreur. Plus clairvoyant, Euripide, dans sa Tragédie des Bacchantes, dira comment Orphée, ce véritable dieu des Aryens, fut délaissé, et comment le Bacchus de Thèbes et de Delphes, avec ses fureurs asiatiques et son dévergondage africain, vint à Athènes servir Vénus-Aphroditè. Les ivresses bachiques s’imposaient : Sans le vin, il n’y a plus de Kypris et aucune volupté ne reste plus aux hommes. La folie bachique, la démence de Bacchus va tout envahir ; elle se propagera comme par la morsure du chien, et les boucliers d’airain reculeront devant ces thyrsesses bakkantes ; les guerriers auront les genoux rompus, et les épouvantes nocturnes livreront le peuple aux devins.

Par Bacchus voyageant, Apollon sème sa propagande. Venu à Delphes en vagabond, attiré par les richesses dues aux travaux d’autrui, Phoïbos-Apollô ne songe qu’à son trésor : Si vous répandez devant le temple le sang d’une victime et si vous désirez consulter Phoïbos, entrez ! mais si vous n’égorgez pas de brebis, vous ne pénétrerez pas dans la demeure.

L’exploitation des Hellènes ne suffit bientôt plus à l’ambition des prêtres de Delphes ; l’aide des étrangers leur parut nécessaire. Évaluant leur influence, ils la vendirent aux ennemis des Grecs. Ils reçurent ainsi, à la fin des guerres suscitées, en cas de défaite des Hellènes, le prix de leur intervention, en cas de victoire des Grecs, la part des dépouilles qui leur revenait.

Les trahisons, que l’on considérait volontiers comme des actes politiques, et qu’il était difficile d’ailleurs de dénoncer avec précision, n’indignaient pas les politiciens, toujours à la veille de solliciter, de réclamer ou de marchander un service semblable. Il n’en était pas de même des condescendances civiles, qui scandalisaient : Il est mal, dit le Iôn d’Euripide, que dans un même lieu le juste et le coupable aient le même droit devant les dieux. Or les coupables rapportaient davantage aux prêtres, dispensateurs des indulgences et des absolutions. Vite enrichis, les serviteurs de Phoïbos ne tardèrent pas à verser par des urnes d’or l’eau de la source de Castalie.

Les prêtres de Delphes possédèrent de nombreux esclaves, armés, commis à l’entretien et à la garde du temple. Des peines horribles menaçaient les sacrilèges, les voleurs : Pris, saisis vivants, on les clouait aux portes, par la poitrine, livrés à la voracité des oiseaux de proie. La mort par lapidation était ordinaire.

La grande paix de Delphes contrastait avec les agitations de Mellénie. Les incompatibilités de races tenaient en hostilités les groupes d’Hellènes divers, et parmi ces groupes les rivalités s’accentuaient. A Delphes, au contraire, un but unique, — la domination de l’Hellénie, du monde, de l’être universel dont Delphes était le nombril, — tenait en étroite communion et les prêtres, et les devins, et les servants, égaux dans le rêve de l’ambition commune : Connais, ô père, dit l’Iôn-Apollo d’Euripide, connais les biens que je possède ici. D’abord le repos, très doux aux hommes, et peu de peine ; aucun méchant ne me trouble, et je n’ai pas le regret intolérable de céder le pas à ceux qui me sont inférieurs.

Les prêtres de Delphes, avec raison, se considéraient comme des rois : Donc, les Rois delphiens ont unanimement décrété... Et la déesse des Athéniens, subissant à son tour l’omnipotence delphique, accomplissant le pèlerinage inévitable, dut se soumettre, sinon s’humilier : Moi, Pallas, je viens (à Delphes) de la patrie qui porte mon nom, Athana...