DE MALGRÉ les jalousies et les suspicions, Athènes
grandissait. Les dieux ont protégé la ville de la
déesse Pallas, dit Atossa. Aristide y représentait la justice ;
Thémistocle, l’habileté ; le Peuple, la souveraineté incontestable.
Thémistocle n’était pas populaire. Son activité vaniteuse importunait, son
cynisme inquiétait ; Eschyle ne consentit pas à cause de lui à glorifier la
victoire de Salamine. Le sauveur d’Athènes, pourtant, résumait bien le
caractère athénien ; ses qualités et ses défauts étaient ceux du peuple ; un
grand nombre de citoyens songeaient volontiers, comme Thémistocle, à servir
leur propre fortune en même temps que la gloire de Il n’était pas possible de consacrer le trésor aux dieux,
les Athéniens ne subissant aucune influence sacerdotale, Delphes ayant
compromis son prestige par sa conduite durant les guerres médiques. Athènes Athènes trop ouverte, imprudente, qui accueillait tous les hommes de races diverses, devenait difficile à gouverner. Les Aryens aux mœurs simples, purs mais faibles, s’abandonnaient aux frivolités asiatiques. Hésiode avait déjà signalé les séductions des rochers ombreux, les traîtrises du vin de Byblos, les repas dangereux où le vin noir arrose la chair des chevreaux trop jeunes, et les excitations débilitantes livrant sans défense, aux ardeurs de l’été, les corps desséchés par le soleil aux femmes très lascives. Ces hommes qui jouissaient ainsi de leurs corps jusqu’à en
souffrir, devaient se donner facilement au maître qui favoriserait leurs
jouissances, et sans se scandaliser des moyens par lesquels ce maître leur procurerait une agréable sécurité.
C’est pourquoi, tout en méprisant Thémistocle, ils lui obéirent lorsqu’il
ordonna de relever les murs protecteurs de Thémistocle eût été le maître absolu des Athéniens s’il avait pu, lui, supporter ses rivaux. L’ennui qu’il éprouvait à s’entendre comparer à Aristide, qu’il détestait, l’obligeait à de continuelles intrigues, à de continuelles actions qui le compromettaient. Les habitants d’Égine, jaloux d’Athènes, annoncèrent à Sparte que les Athéniens s’enfermaient dans un mur, comme pour s’établir en forteresse dans l’Attique, faisant observer que l’intérêt hellénique ne réclamait de fortifications qu’à Corinthe. Les Spartiates se prononcèrent contre la reconstruction des murs. Thémistocle se fit envoyer à Sparte pour y perdre du temps à négocier. Il troubla les sénateurs qui le questionnaient et il obtint que les éphores enverraient des députés à Athènes pour se rendre exactement compte de ce qui s’y faisait. Les Athéniens gardèrent les envoyés de Sparte à titre d’otages, achevèrent les murs, et Thémistocle termina l’incident par une hautaine déclaration que les Spartiates, joués, acceptèrent sans réplique. L’activité de Thémistocle devint extraordinaire. Le port de Phalère étant trop petit, il utilisa trois déchirures de la côte capables de contenir trois cents vaisseaux ; il enceignit le Pirée et Munychie d’un très large mur, avec l’intention de prolonger ce mur jusqu’à la ville ; il ordonna la construction annuelle de vingt trirèmes ; il fit accorder des immunités aux étrangers, — aux ouvriers surtout, — qui viendraient à Athènes ; et il transporta dans le pnyx la tribune des harangues, en un point d’où les orateurs pussent montrer sans cesse au peuple la mer, qui s’étendait à ses pieds, comme son domaine. Tout à son idée, Thémistocle voulait surprendre les flottes alliées qui se trouvaient à ce moment réunies au port de Pagase, les détruire, assurant ainsi la prépondérance maritime des Athéniens. L’exécution de ce projet exigeait le secret. Thémistocle réunit le Peuple et lui demanda d’approuver un projet qu’il avait conçu, sans entendre aucune explication. Le Peuple vota que Thémistocle exposerait son plan à Aristide et que si Aristide l’approuvait, les Athéniens obéiraient aveuglément. Aristide, instruit, n’approuva pas le projet de Thémistocle. Pendant ce temps, Sparte intriguait. Elle essaya d’abord d’exclure du conseil amphictyonique les peuples qui n’avaient pas combattu contre les Mèdes, cette mesure devant frapper les alliés actuels des Athéniens. Thémistocle constata que cette décision ne laisserait en Hellénie que deux ou trois cités appelées à se disputer la suprématie. Sparte, battue sur ce point, proposa d’appeler en Hellénie tous les Ioniens d’Asie, de leur distribuer les terres des autres peuples grecs qui n’avaient pas combattu contre les Perses, de détruire Milet, Phocée, Smyrne, Halicarnasse, etc. C’était enlever à Athènes les secours possibles qu’elle pouvait recevoir des peuples liés par une communauté d’origine. Athènes répondit en plaçant ces Ioniens sous sa protection, en déclarant avec solennité que Chios, Lesbos, Samos et les îles de la mer Égée faisaient partie du corps hellénique. Sparte, impuissante, se tut. Les Perses tenaient encore Maître de Byzance, Pausanias trahit Sparte : Il se vendit à Xerxès, lui renvoya les prisonniers et lui offrit de lui livrer l’Hellénie. Vivant en satrape, portant le costume médique, escorté d’Égyptiens armés de lances, fou d’orgueil, incapable de cacher ses intentions, son insolence le dénonçait aux Alliés. Il avait préparé sa trahison à Sparte même, en faisant promettre la liberté aux esclaves de Lacédémone, aux hilotes, s’ils consentaient à servir ses « desseins futurs ». Les Éginètes et les Péloponnésiens avec lesquels Pausanias était entré à Byzance l’abandonnèrent ; les marins n’obéirent qu’à Cimon et à Aristide ; Sparte rappela Pausanias, qui ne répondit rien à l’ordre des éphores. Les éphores, émus, demandèrent au second roi de Sparte, à Léotychidas, de prendre aussitôt le commandement de la flotte et d’aller châtier le premier roi traître à Lacédémone, Pausanias. Léotychidas venait lui aussi de se vendre au Grand-Roi. Alors on se souvint, trop tard, de l’audace avec laquelle, après Platée, à Delphes, Pausanias s’était approprié, comme don votif personnel, le trépied d’or porté par le serpent à trois têtes offert au dieu avec le dîme du butin. La honteuse défection des deux rois de Sparte nuisit à
Thémistocle dont on connaissait l’immoralité. Les Athéniens, inquiets,
reconnurent Aristide comme chef suprême de Aristide, avant de dresser le tableau de répartition, s’en fut étudier les ressources de chaque cité. Il répartit équitablement la taxation dont l’ensemble, s’élevant à 460 talents d’or, devait être déposé dans le temple de Délos et confié à la garde des guerriers athéniens. La probité d’Aristide glorifiait Athènes. A ce moment même le poète Pindare recevait un casque de bronze, offrande d’Hiéron, pour avoir célébré la gloire de Gélon, vainqueur des Carthaginois, mort dans l’année qui avait suivi sa victoire. Athènes et Syracuse, donc, affirmaient noblement le triomphe de l’Europe sur l’Asie. L’influence de Thémistocle, ou plutôt l’esprit athénien que Thémistocle avait impressionné, pesait sur Aristide : Aristocrate, il osa toucher à la constitution de Solon pour satisfaire aux vœux de la démocratie. Les distinctions de classes furent abolies ; les thêtes de la quatrième classe eurent à payer l’impôt comme tous, mais avec le droit d’aspirer au gouvernement démocratique, le plus beau des noms, dit Hérodote, car il s’appelle égalité, que la délibération y appartient à tous, l’action à quelques-uns, aux magistrats, et que ceux-là sont responsables de leurs actes. La démocratie se couronnait trop tôt dans Athènes mal peuplée, où les Eupatrides gardaient leur prestige, où il se formait une aristocratie nouvelle, composée des Hellènes que le commerce enrichissait, tandis que le Peuple, ignorant, s’abandonnait aux orateurs. Aristide bientôt s’effaça, disparut ; Thémistocle, devenu insupportable, rappelant trop aux Athéniens qu’il les avait sauvés, étalant des richesses inexplicables, faisant ériger dans un temple sa propre statue, exilé, s’en fut à Argos, puis à Corcyre, puis en Épire, chez Admète roi des Molosses, et enfin en Asie, à Suse, auprès du Grand-Roi, Artaxerxés, qui venait de succéder à Xerxès. Parmi les chroniqueurs, les uns dirent qu’Artaxerxés admirant le génie et l’audace de Thémistocle obtint de ce dernier qu’il trahit l’Hellénie ; d’autres, que Thémistocle s’empoisonna pour ne pas porter les armes contre sa patrie. A Byzance, Pausanias continuait, avec le satrape de Bithynie, Artabaze, ses longues intrigues contre les Grecs. Il osa revenir à Sparte. Emprisonné, rendu à la liberté, convaincu de complot, poursuivi, Pausanias se réfugia dans un temple que les Spartiates incendièrent après en avoir fait murer la porte (467). A Athènes, Cimon, qui avait été choisi par Aristide pour combattre l’influence de Thémistocle, gouvernait. Le fils que Miltiade avait eu d’une princesse de Thrace, aryenne, né dans le luxe, voué aux plaisirs, et tout d’un coup livré aux ennuis, aux soucis d’un pouvoir difficile, très léger mais très ardent, très loyal et très bon, sut plaire au Peuple. Ce paradoxe d’un Aristocrate bienveillant aux Petits et le souvenir de la bravoure qu’il avait montrée à Salamine, firent que les Athéniens se confièrent à Cimon lorsque leur ingratitude et leur irréflexion eurent frappé Thémistocle et Aristide. Le « chevaleresque Cimon », dont les excès de jeunesse étaient connus, et qui avait d’ailleurs bravement supporté les conséquences de la ruine, ni artiste, ni éloquent, s’illustra par deux expéditions heureuses. Il prit Eion, de Thrace, dont il donna les terres aux citoyens pauvres d’Athènes, puis l’île de Scyros, nid de pirates que le conseil amphictyonique avait mis au ban de l’Hellénie. Par la prise d’Eion, les Hellènes occupaient, aux bouches du Strymon, un point stratégique important. A Scyros, les Athéniens fondèrent leur première colonie au nord de la mer Égée. La flotte athénienne, refaite par Cimon, se composait surtout de trirèmes spacieuses, très améliorées, où les hoplites manœuvraient à l’aise. Ces larges vaisseaux, énormes, peints d’ocre rouge, qui fendaient hardiment les flots profonds de la mer hellénique, enorgueillissaient les Athéniens. Incapable de donner à ses concitoyens la moindre jouissance intellectuelle, Cimon frappa leur esprit, leur fournit un prétexte de manifestation, en rapportant les os de Thésée qu’il prétendit avoir retrouvés. Ce fut une grande joie populaire. Au centre de la ville, près du terrain où la jeunesse s’exerçait aux jeux, un temple fut édifié, d’ordre dorique, très élégant, petit, dans le style du Parthénon. Les fêtes solennelles du Retour de Thésée comprenaient un concours de poésie. Un fils de forgeron, venu de Colone, la ville aux blanches maisons, un adolescent, Sophocle, ayant concouru l’emporta sur Eschyle. Les Athéniens, dont les jugements devenaient compliqués, dont les intentions étaient subtiles, opposèrent sans doute, en cette circonstance, le fils du peuple à l’eupatride. Sophocle arrivait au moment voulu : Les guerres médiques avaient endurci les cœurs ; Orphée, Alcée, Sapho tombaient en oubli ; Homère devenait inaccessible ; Eschyle réclamait trop d’attention. Sophocle, sur la scène, condescendant, substituait les hommes aux dieux, et s’il faisait encore parler à ces personnages, parfois, la langue mystérieuse, étymologique, du rival qu’il combattait, du moins, abeille attique, savait-il parfumer le miel mêlé d’absinthe qu’il versait à tous. L’impatience et la légèreté athéniennes savaient gré à Sophocle d’avoir renoncé à la lente et lourde tétralogie eschylienne. Chaque drame maintenant était une,œuvre achevée, vite vue, n’exigeant qu’un effort modéré, tenue dans une unité de temps facile à saisir, avec la représentation réelle des misères tragiques, les chœurs exprimant l’opinion du spectateur. Sophocle battait donc Eschyle logiquement. De même que le nouveau temple de Thésée avait été fait tout petit, pour des hommes, ainsi les tragédies de Sophocle, bien qu’encore monumentales, étaient plus humaines que celles d’Eschyle. L’hymne à Athènes, qui est l’idée de l’Œdipe à Colone, justifia l’injustice passionnée des Athéniens. Les intelligences se rapetissaient ; le but des choses préoccupait. On eût demandé à Homère l’intention de son grand œuvre. Athènes précisait, limitait, comptait sa peine et son temps. Ainsi les Athéniens poursuivaient la lutte contre l’Asie, frappant les Perses, pourchassant des pirates, voulant la sécurité des mers, mais il y avait des calculs dans ces gloires obtenues. Dure à ses Alliés, Athènes exigeait les contributions et les contingents. Carystos, en Eubée, et la riche Naxos furent prises et châtiées (466) à cause d’un retard. La diète de Délos avait fixé la part de chaque ville, en hommes, en vaisseaux et en argent » ; Cimon admit que les villes pourraient compenser en argent les secours en hommes et en vaisseaux imposés. En les pressant de s’acquitter, les Athéniens les obligeaient presque à adopter ce mode de compensation. C’était désarmer les Alliés, les affaiblir, en enrichissant Athènes, où l’or affluait ; mais c’était aussi diminuer les forces matérielles de la confédération, placer tout l’enjeu des batailles sur le sort d’une seule ville. Très heureux et très rusé, Cimon illustrait sa politique
personnelle. Il chasse les Perses qui venaient de Carie et de Lycie ; il
coule la flotte ennemie qui gardait les bouches de l’Eurymédon (466) ; il délivre Le roi de Sparte Archidamos, héroïque, intimida les révoltés sur les ruines mêmes de la ville. Les hilotes, unis aux Messéniens, forcés de se retirer, retranchés sur le mont Ithome, commencèrent la troisième guerre de Messénie, qui dura dix ails (464-454). Non secourus, les Thasiens durent subir les exigences de Cimon qui fit démanteler la ville, prit les vaisseaux armés et s’empara des mines d’or de Scapté-Hylé. Thasos dut consentir au paiement d’une forte amende et d’un tribut annuel. Satisfaits, les Athéniens demandèrent à Cimon d’aller en Thrace où des colons surpris avaient été exterminés. L’entreprise était périlleuse. Très prudent, Cimon n’ayant pas obéi à l’ordre du Peuple, fut accusé de s’être vendu au roi de Macédoine. Les victoires brillamment remportées, et fructueuses ; les
dépenses personnelles du vainqueur faites pour embellir Sparte, se reconnaissant incapable de prendre Ithome aux
Messéniens (463),
avait demandé le secours d’Athènes. Malgré l’opposition d’Éphialte, Cimon
avait obtenu l’envoi d’une armée, disant qu’il ne
fallait pas laisser Cimon fut dénoncé comme ami de Sparte. L’aréopage, composé d’Aristocrates, s’opposant aux ardeurs inconsidérées des Athéniens, Éphialte, — l’ami de Périclès, — fit voter par le Peuple une diminution de l’autorité de ces magistrats. Cimon fut banni (461). Eschyle suivit volontairement Cimon. Le grand tragique, découragé, après avoir consacré son œuvre au temps, s’en fut en Sicile, à Syracuse, où Hiéron avait attiré successivement, Pindare, Simonide, Épicharme et Bacchylide, laissant en Hellénie des rhapsodes qui chantaient ses vers une branche de myrte à la main. Cimon parti, Athènes, toute à son impulsion irrésistible,
poursuivit ses victoires à Chypre, en Phénicie, en Égypte, — jusqu’à Memphis,
— et en Hellénie devant Haliées, devant Égine, devant Mégare. Bientôt
Corinthe, Égine et Épidaure, liguées, s’armèrent contre les Athéniens.
Ceux-ci, battus d’abord, s’emparèrent ensuite de Trézène et mirent le siège
devant Égine. Pour dégager Égine, les Corinthiens marchèrent sur Mégare (460). Myronidès ayant improvisé une armée
nouvelle, les Athéniens battirent trois fois, sur l’isthme de Corinthe, les
ennemis de Toute l’Hellénie était soulevée. Les guerres civiles, atroces, s’inauguraient : Égine contre Athènes, Corinthe contre Mégare, Argos contre Mycènes. La question se posait nettement entre ceux qui tenaient le Péloponnèse, — Achéens, Doriens, Spartiates, Lacédémoniens, — conquérants, oppresseurs survenus, et les Ioniens, les Grecs, revendiquant leur territoire. Selon moi, dit Hérodote très clairement, les Ioniens ont formé la confédération des douze villes et n’en ont point voulu admettre davantage pour le motif suivant : quand ils habitaient le Péloponnèse, ils étaient divisés en douze cantons comme le sont aujourd’hui les Achéens qui les ont expulsés. |