Athènes (de 480 à 336 av. J.-C.)

 

CHAPITRE III

 

 

DE 480 A 466 Av. J.-C. - Xerxès perdu, méprisé. - L’histoire et l’épopée. - Hérodote : son caractère, influence de Sparte sur son esprit, ses voyages, son œuvre. - Eschyle continuateur d’Homère : son caractère, son œuvre. - La justice. - Fondation de l’Aréopage. - Pallas-Athénèe.

 

XERXÉS, dont le prestige avait ébloui les Hellènes, ne laissait que le souvenir de son insolence, cet épi du crime, dit Eschyle, ne donnant qu’une moisson de douleur. Un Grand-Roi, maître des hommes, omnipotent, cruel même, pouvait flatter la vanité des asservis ; la jactance du général battu le faisait haïr. L’Asie était vaincue. L’Europe victorieuse, qu’aucun héros ne représentait, usait mal de son triomphe. Les divisions des Hellènes allaient s’accentuer, le Mède, ce danger, n’étant plus menaçant. Deux hommes vinrent qui firent pour l’Hellénie, pour l’Europe, beaucoup plus que n’avaient fait Miltiade à Marathon, Léonidas aux Thermopyles, Thémistocle à Salamine, Aristide à Psyttalie, Pausanias à Platée, Xanthippe à Mycale. Continuateur d’Homère, Eschyle, aussi grand que le grand Aryen, rendit aux Grecs le sentiment de leur destinée, en leur donnant le spectacle de leur propre grandeur, en exaltant les courages, en réveillant les enthousiasmes. Et comme Athènes était entrée dans la politique du monde, qu’il fallait que Ies Athéniens connussent le monde, Hérodote écrivit ses histoires.

Venu de Carie à Samos, puis de Samos à Athènes, animé de l’esprit ionien, tel que la domination des Mèdes l’avait fait, Hérodote apportait aux Hellènes une énorme collection de matériaux, ordonnés, classés, chacun anis à sa place certes, — ce qui est le propre du génie grec, — mais où s’entassaient des fables incroyables et de choquantes exagérations. Les narrations hyperboliques flattaient les auditeurs lorsque Hérodote démembrait le million d’hommes venus avec Xerxès ; mais combien devaient sourire à la description des Indiens chassant des fourmis grosses comme des chiens ?

Aryen très imprégné d’asiatisme, du moins Hérodote était-il pur, absolument, de toute influence dorique : nulle fierté, nulle arrogance, nul esprit de domination brutale en son œuvre ; mais crédule, superficiel, impressionnable, et trop faible en ses moments d’éloquence passionnée. Ainsi, tout aux Athéniens certainement, et venu pour servir avec eux, par eux, la cause de l’Europe contre l’Asie, c’est Sparte qui l’attire, dont il vante, sans les connaître, et les exploits et les mœurs.

Il dit de la bataille de Platée : Chez les Grecs, les Tégéates et les Athéniens se comportèrent bravement, mais les Lacédémoniens les surpassèrent en vaillance, ce qui est inexact ; et il explique cette vaillance, en faisant descendre d’Hercule Léotychide et Léonidas. Il dédaigne Thémistocle, qu’il ne cite qu’en passant : Il y avait, dit-il, parmi les Athéniens, un homme récemment élevé aux premiers rangs ; son nom était Thémistocle ; on l’appelait fils de Néoclès. Le mot Néoclès signifiant nouvellement illustré, Hérodote plaisantait le sauveur d’Athènes.

Comme beaucoup, Hérodote était la dupe des audacieuses vantardises, des hypocrites attitudes de Sparte. Il admire les Spartiates parce qu’ils sont libres ? et il croit, puisqu’il le dit, qu’ils s’ornaient la tête lorsqu’ils étaient sur le point de sacrifier leur vie. Son honnêteté se révoltait, cela se conçoit, à l’idée qu’un Thémistocle pût devenir le maître de l’Hellénie ; il ne voyait pas qu’en accablant Thémistocle, il risquait de livrer l’Hellénie à Sparte dont tous les citoyens, presque, étaient des Thémistocles inintelligents.

L’œuvre d’Hérodote, qui est l’histoire de tous les peuples alors connus, — sauf les Assyriens, — est le récit, au fond, de la terrible lutte de l’Asie contre la Grèce, contre l’Europe ; elle ne respire pas le désir, ou si l’on veut, la foi du succès des Grecs. Admirateur de la science des Égyptiens, de la richesse et de la force des Médo-Perses, il eut été, avant la défaite de Xerxès, avec les Hellènes qui consentaient à confier l’avenir de l’Europe au Roi si grand et si beau. Les prêtres d’Égypte lui avaient prédit que tôt ou tard les Grecs succomberaient. Il s’exagérait la faiblesse hellénique, le manque de cohésion, les jalousies, les rivalités, l’imprévoyance et l’inconsistance des Hellènes, et il comparait le désordre irrémédiable du peuple, l’affaiblissement du caractère des chefs, avec la discipline rigoureuse des hordes asiatiques, la vigueur morale du Grand-Roi dont il avait été le sujet en Carie. Il comprend la prudence des guerriers de Thessalie qui avaient aidé Xerxès à envahir l’Hellénie, il justifie le découragement prêché par Delphes la veille de l’invasion, il attribue aux Mèdes « luttant contre les Assyriens » le premier triomphe de la liberté !

Très curieux, ayant voyagé pour s’instruire, Hérodote avait conservé très vivant le souvenir de la sécurité que lui avait valu sa nationalité, partout. A Thèbes d’Égypte, comme à Memphis, et jusqu’aux cataractes du Nil, il avait vu les Égyptiens se détourner des Grecs qu’ils qualifiaient d’impurs et l’accueillir bien, lui, parce qu’il était un sujet du Grand-Roi.

Plus chroniqueur qu’historien, compilateur de faits, à l’imitation des Égyptiens qui, dit-il, ont observé plus de prodiges que tous les autres hommes, car ils n’en laissent passer aucun sans l’examiner et prendre note de ce qui s’ensuit, Hérodote a consciencieusement raconté tout ce qu’il a vu, tout ce qu’il a entendu, en un langage simple, clair, grec, disant avec la même accentuation la fable la moins vraisemblable et le fait le plus vrai. Son dialecte ionien, d’une douceur suave et native dira Lucien, fait couler, comme un fleuve abondant, avec ses eaux limpides et ses graviers, sa vaste compilation, toute assyrienne, collectionnée sans choix, dépourvue de critique, de méthode, et cependant œuvre d’art, dédiée aux muses à bon droit, tant les confusions de choses, les digressions et les absurdités s’y trouvent naturellement venues et simplement dites.

Puéril dans ses explications de phénomènes, parfois outrecuidant, à la fois naïf et prétentieux, il a la crainte des divinités tout en laissant voir son scepticisme ; il pourrait avoir été religieux sans posséder la foi. Plus superstitieux que croyant, les hurlements magiques l’impressionnent, mais il n’admet pas que la Nature se soumette aux vœux des sacrificateurs, dont il a appris sans doute les pratiques en Égypte. On prétend à Athènes, écrit-il, qu’un grand serpent réside dans le temple qui garde la citadelle ; on le dit, et, comme s’il y était réellement, on lui apporte chaque mois des offrandes pour le nourrir. Il se garde bien, toutefois, avec une pointe d’hypocrisie au besoin, de froisser les prêtres ! il tait la plupart des choses religieuses qu’il a apprises des étrangers, et mettant en doute certaines affirmations d’Homère, il proclame la véracité des oracles delphiens. Sa crainte des dieux n’est qu’une peur des prêtres. La divinité, il la sait jalouse et se plaisant à tout bouleverser, mais il se hâte d’ajouter que la Providence divine est ce qu’elle doit être, sage en toutes choses, et que l’homme, inapte au bonheur n’est rien qu’accident.

Les pensées humaines diminuées, dénoncées comme soumises au corps qui vieillit ; les succès attribués au destin ; l’habileté et le mensonge même déclarés utilisables, signalent l’influence asiatique subie par l’historien. Sa prudence l’empêche de se prononcer. Il dissertera des gouvernements, — de l’isonomie, de l’oligarchie et de la monarchie, — sans conclure. Il écrit cependant qu’ « il est plus aisé de tromper une multitude qu’un seul homme », se prononçant presque, en ceci, pour le despotisme.

En intéressant les Athéniens au récit de ses histoires, Hérodote excita leurs curiosités, il leur donna le besoin et le plaisir de la recherche, de la connaissance des choses ; il leur apprit qu’en Égypte et en Assyrie il y avait des hommes laborieux, instruits, observateurs, qui enregistraient les actes de leurs contemporains ; que les écrits de ces hommes perpétuaient les gloires et les infamies ; et les Athéniens devinrent un instant attentifs à eux-mêmes.

Cependant, si les Athéniens n’avaient eu que les histoires du compilateur carien, ils eussent considéré Xerxès comme le type du souverain préférable et le Spartiate comme le modèle du citoyen parfait. Heureusement pour Athènes, pour l’Hellénie, pour l’Europe, Eschyle était là, héritier direct d’Homère, avec sa conception géniale des nécessités de l’avenir.

Avec ce besoin de parler, d’exprimer sa crainte ou son espérance, qui caractérise l’Aryen, — Il est doux, dit Prométhée, de déplorer sa propre destinée et d’exciter les larmes de qui nous écoute, — Eschyle ne peut se taire. Il faut qu’il donne en communion à ses concitoyens l’immense espoir qui l’anime. Et il parle la langue d’Homère, et il a exactement l’émotion des poètes védiques, tristes, la nuit, devant l’assemblée des astres nocturnes, joyeux le matin, dès la lumière, dès l’aube qui naît de la nuit maternelle.

Bon, pitoyable, doux aux femmes qu’il veut libres d’elles-mêmes, tout à sa foi du bien, croyant au triomphe définitif du juste, n’ayant pour règle que l’honnêteté plus chère que la vie, Eschyle, pur Arya, proclame son horreur du mensonge, ce mal très honteux, et la honte est son épouvante : Qu’on supporte le malheur sans la honte, soit ! dit son Étéocle, car la délivrance en est dans la mort ; mais que penserais-tu de ceux qui subiraient à la fois la honte et le malheur ?

Né en Attique, ayant été parmi les guerriers qui avaient combattu à Marathon, à Salamine, à Platée, Eschyle fut animé de ce large patriotisme aryen qui conçoit et embrasse toute l’humanité, fraternelle, mais n’enveloppe d’un amour ardent, jaloux, ému, que le coin de terre où repose l’aïeul, où grandit l’enfant, la Terre maternelle, très chère nourrice, et le foyer qui réchauffe le nid des premières amours, et le Bourg qui est une réunion de foyers, et la Cité commune qui est un centre de défense, un lieu suffisant de concentration.

Donner aux Athéniens la conscience de leur valeur, de leur force ; les relever de leur abattement, les arracher à leur hésitation aryenne par le souvenir, par la représentation de leurs énergies, de leurs gloires ; montrer leur pouvoir par la mise en action des légendes antiques, ces témoignages ; prouver aux hommes éphémères la puissance de la continuation, les prémunir contre les dieux innovés, ces timoniers nouveaux gouvernant l’Olympe, et les ramener, les rendre à la grande divinité védique, la Terre mère de toutes choses, à la Nature, à Gaia qui n’a qu’une forme dans mille noms, telle était la conception eschylienne première. Le théâtre fut le moyen d’instruire qu’Eschyle choisit.

L’art dramatique, cette création la plus originale des Grecs, existait ; la Tragédie était faite ; le peuple venait au concours des Tragiques. Le Drame, substitué à l’Épopée, parlait une langue appropriée au fait nouveau, mélangée de prose et de vers, comme l’action était devenue un mélange de réalité et d’idéal.

Thèbes, l’ennemie implacable des Athéniens, vouée aux exécrations, sentine où l’Asie a accumulé ses corruptions ; Argos exaltée, liée à Athènes par le serment d’Oreste : — Jamais, dans la longue suite des temps, aucun roi d’Argos n’entrera la lance en main dans la terre attique ; — Athènes arrachée aux dieux qui ont voté la chute de Troie dans l’urne sanglante, au Zeus implacable, tyran nouveau dont la chute est certaine, à l’Apollon de Delphes, complice des crimes les plus odieux, et donnée à Pallas, telle est l’œuvre eschylienne.

Les Athéniens étant délivrés des Mèdes, des rois et des dieux, qui les conduira ? La justice ! la justice démocratique, la justice qui resplendit dans les demeures enfermées et glorifie une vie honnête, celle qui détourne les yeux de l’or et des richesses souillant les mains, qui méprise la puissance marquée d’infamie, et l’Aréopage est fondé : Respectez, dit Pallas, la majesté de ce tribunal, rempart sauveur de ce pays et de cette ville, tel que n’en possèdent point, parmi les hommes, ni les Scythes ni les Péloponnésiens.

Eschyle, cependant, redoute ce Peuple de qui vont dépendre les destinées de Mellénie. Les pensées nouvelles, insaisissables, l’inquiètent. Il sait ce que vaut le gouvernement d’un seul, d’un monarque sans pitié, dont le vice contagieux est de n’avoir point foi en ses amis ; — mais ce Peuple, qui se plaît toujours à blâmer ses chefs, où donc ira-t-il avec cette liberté d’agir qui est son droit ? Et il voit l’Anarchie, l’anarchie du peuple troublant l’assemblée publique, la foulant d’autant plus aux pieds qu’elle serait tombée plus bas, comme il est naturel aux hommes. Ce sont les Euménides, devant Pallas, qui formulent la leçon : — Ne désirez ni une vie sans frein, ni l’oppression. Les dieux ont placé la force entre les deux, ni en deçà, ni au delà. — Si vous souillez, dit Pallas, une eau limpide par des courants boueux, comment pourrez-vous la boire ? Je voudrais persuader aux citoyens chargés du soin de la République d’éviter l’anarchie et la tyrannie, mais non de renoncer à toute répression.

Son Égalité est rationnelle : Il était sage certes, disent les Océanides à Prométhée, celui qui pensa le premier et dit ceci : l’union entre égaux est la meilleure ; qui vit de son travail ne doit rechercher l’alliance, ni des orgueilleux de leurs richesses, ni des orgueilleux de leur naissance.

S’inclinant devant la loi de la Nécessité, cette puissance invincible à laquelle Zeus lui-même est soumis, Eschyle admet que les Athéniens en pleine gloire, en pleine ardeur, acceptent un joug, une maîtrise, même une divinité, — Pallas du moins, — parce qu’ils ne sont pas encore instruits des choses. Certes les dieux imaginés sont monstrueux, leurs vengeances sont atroces, leurs caprices intolérables et leur amitié est à redouter, — que je sois préservé, dit l’Océanide, de l’amour des dieux tout-puissants et de leur présence fatale, — et le véritable dieu, le Père, c’est le soleil, c’est Hélios ; mais la vérité est dans l’avenir, elle appartient au temps qui va toujours, qui révèlera tout, par qui tout change, et il ne faut pas que, devançant l’heure de la lumière, l’homme s’agite trop tôt dans la nuit. Il convient donc de laisser de la vie aux légendes, de l’action aux cultes, du prestige aux dieux.

Dans les Sept contre Thèbes, le chœur des vierges dit : Les divinités sont avec les victorieux, même lâches !Il ne convient pas, réplique aussitôt Étéocle, que ceci soit dit à un soldat. Et c’est pourquoi l’Orestie se termine par l’apothéose d’une divinité guerrière, haineuse, ayant participé à la chute de Troie, enrégimentant pour sa garde les Érynnies : la Pallas-Athéna, née sans mère. — Que les citoyens, dit le chœur chantant le vœu final, n’aient qu’une même volonté, un même amour, une même haine ! — Et Pallas : Pour moi, quant à la gloire des combats guerriers, je ferai cette ville illustre parmi les mortels.

Il est vrai qu’Eschyle, par une fiction poétique, transforme les Érynnies vengeresses, hideuses, en Euménides pacifiées ; mais ces Euménides ne pourraient rien contre la Fatalité qu’elles représentent, contre la Nécessité, et il y aura des Discordes parmi les habitants de la Cité, qui seront comme des coqs se déchirant entre eux, qui entreprendront des guerres étrangères, au loin.

Eschyle, hélas ! qui avait fait prononcer aux Khoéphores la grande sentence homérique, perpétuée : — La justice, après un long temps, est venue pour les descendants de Priam ; le châtiment vengeur est venu ; — Eschyle qui avait fait dire aux Suppliantes : Que jamais le carnage ne se rue ici, tuant les guerriers, saccageant la ville, ennemi des chœurs et de la cithare, — fait absoudre par Pallas l’Oreste criminel que l’Apollon loucheur a purifié, livre la Paix aux Érynnies et les Arts à la Discorde. Cet homme, dit l’Athéna des Euménides, est absous de l’accusation de meurtre ; les suffrages sont en nombre égal des deux côtés. Or, d’avance, la Déesse avait déclaré qu’elle donnerait son suffrage à Orestès ; Orestès qui dénonçait Pallas, ainsi : je suis Argien et tu connais bien mon père, Agamemnon, le chef de la flotte des hommes Akhaiens, et par lequel tu as renversé Troia, la ville d’Ilios.

La déesse armée de la lance aiguë, la dévastatrice Athènaié d’Hésiode, la Pallas d’Homère, qui s’occupe avec Arès des travaux guerriers, des villes saccagées, des clameurs et des mêlées, trône à Athènes où le bienfaisant Hélios, seul, aurait dû rayonner. Eschyle, ce Voyant ! pensait-il qu’Athènes, livrée aux épreuves, sacrifiée, devait souffrir pour enfanter ? — Zeus conduit les hommes dans la voie de la sagesse, dit l’Agamemnon de l’Orestie, et il a décrété qu’ils posséderaient la science par la douleur.