DE XERXÉS, dont le prestige avait ébloui les Hellènes, ne laissait que le souvenir de son insolence, cet épi du crime, dit Eschyle, ne donnant qu’une moisson de douleur. Un Grand-Roi, maître des hommes, omnipotent, cruel même, pouvait flatter la vanité des asservis ; la jactance du général battu le faisait haïr. L’Asie était vaincue. L’Europe victorieuse, qu’aucun héros ne représentait, usait mal de son triomphe. Les divisions des Hellènes allaient s’accentuer, le Mède, ce danger, n’étant plus menaçant. Deux hommes vinrent qui firent pour l’Hellénie, pour l’Europe, beaucoup plus que n’avaient fait Miltiade à Marathon, Léonidas aux Thermopyles, Thémistocle à Salamine, Aristide à Psyttalie, Pausanias à Platée, Xanthippe à Mycale. Continuateur d’Homère, Eschyle, aussi grand que le grand Aryen, rendit aux Grecs le sentiment de leur destinée, en leur donnant le spectacle de leur propre grandeur, en exaltant les courages, en réveillant les enthousiasmes. Et comme Athènes était entrée dans la politique du monde, qu’il fallait que Ies Athéniens connussent le monde, Hérodote écrivit ses histoires. Venu de Carie à Samos, puis de Samos à Athènes, animé de l’esprit ionien, tel que la domination des Mèdes l’avait fait, Hérodote apportait aux Hellènes une énorme collection de matériaux, ordonnés, classés, chacun anis à sa place certes, — ce qui est le propre du génie grec, — mais où s’entassaient des fables incroyables et de choquantes exagérations. Les narrations hyperboliques flattaient les auditeurs lorsque Hérodote démembrait le million d’hommes venus avec Xerxès ; mais combien devaient sourire à la description des Indiens chassant des fourmis grosses comme des chiens ? Aryen très imprégné d’asiatisme, du moins Hérodote était-il pur, absolument, de toute influence dorique : nulle fierté, nulle arrogance, nul esprit de domination brutale en son œuvre ; mais crédule, superficiel, impressionnable, et trop faible en ses moments d’éloquence passionnée. Ainsi, tout aux Athéniens certainement, et venu pour servir avec eux, par eux, la cause de l’Europe contre l’Asie, c’est Sparte qui l’attire, dont il vante, sans les connaître, et les exploits et les mœurs. Il dit de la bataille de Platée : Chez les Grecs, les Tégéates et les Athéniens se comportèrent bravement, mais les Lacédémoniens les surpassèrent en vaillance, ce qui est inexact ; et il explique cette vaillance, en faisant descendre d’Hercule Léotychide et Léonidas. Il dédaigne Thémistocle, qu’il ne cite qu’en passant : Il y avait, dit-il, parmi les Athéniens, un homme récemment élevé aux premiers rangs ; son nom était Thémistocle ; on l’appelait fils de Néoclès. Le mot Néoclès signifiant nouvellement illustré, Hérodote plaisantait le sauveur d’Athènes. Comme beaucoup, Hérodote était la dupe des audacieuses vantardises, des hypocrites attitudes de Sparte. Il admire les Spartiates parce qu’ils sont libres ? et il croit, puisqu’il le dit, qu’ils s’ornaient la tête lorsqu’ils étaient sur le point de sacrifier leur vie. Son honnêteté se révoltait, cela se conçoit, à l’idée qu’un Thémistocle pût devenir le maître de l’Hellénie ; il ne voyait pas qu’en accablant Thémistocle, il risquait de livrer l’Hellénie à Sparte dont tous les citoyens, presque, étaient des Thémistocles inintelligents. L’œuvre d’Hérodote, qui est l’histoire de tous les peuples
alors connus, — sauf les Assyriens, — est le récit, au fond, de la terrible
lutte de l’Asie contre Très curieux, ayant voyagé pour s’instruire, Hérodote avait conservé très vivant le souvenir de la sécurité que lui avait valu sa nationalité, partout. A Thèbes d’Égypte, comme à Memphis, et jusqu’aux cataractes du Nil, il avait vu les Égyptiens se détourner des Grecs qu’ils qualifiaient d’impurs et l’accueillir bien, lui, parce qu’il était un sujet du Grand-Roi. Plus chroniqueur qu’historien, compilateur de faits, à l’imitation des Égyptiens qui, dit-il, ont observé plus de prodiges que tous les autres hommes, car ils n’en laissent passer aucun sans l’examiner et prendre note de ce qui s’ensuit, Hérodote a consciencieusement raconté tout ce qu’il a vu, tout ce qu’il a entendu, en un langage simple, clair, grec, disant avec la même accentuation la fable la moins vraisemblable et le fait le plus vrai. Son dialecte ionien, d’une douceur suave et native dira Lucien, fait couler, comme un fleuve abondant, avec ses eaux limpides et ses graviers, sa vaste compilation, toute assyrienne, collectionnée sans choix, dépourvue de critique, de méthode, et cependant œuvre d’art, dédiée aux muses à bon droit, tant les confusions de choses, les digressions et les absurdités s’y trouvent naturellement venues et simplement dites. Puéril dans ses explications de phénomènes, parfois
outrecuidant, à la fois naïf et prétentieux, il a la crainte des divinités
tout en laissant voir son scepticisme ; il pourrait avoir été religieux sans
posséder la foi. Plus superstitieux que croyant, les hurlements magiques l’impressionnent, mais il
n’admet pas que Les pensées humaines diminuées, dénoncées comme soumises au corps qui vieillit ; les succès attribués au destin ; l’habileté et le mensonge même déclarés utilisables, signalent l’influence asiatique subie par l’historien. Sa prudence l’empêche de se prononcer. Il dissertera des gouvernements, — de l’isonomie, de l’oligarchie et de la monarchie, — sans conclure. Il écrit cependant qu’ « il est plus aisé de tromper une multitude qu’un seul homme », se prononçant presque, en ceci, pour le despotisme. En intéressant les Athéniens au récit de ses histoires, Hérodote excita leurs curiosités, il leur donna le besoin et le plaisir de la recherche, de la connaissance des choses ; il leur apprit qu’en Égypte et en Assyrie il y avait des hommes laborieux, instruits, observateurs, qui enregistraient les actes de leurs contemporains ; que les écrits de ces hommes perpétuaient les gloires et les infamies ; et les Athéniens devinrent un instant attentifs à eux-mêmes. Cependant, si les Athéniens n’avaient eu que les histoires du compilateur carien, ils eussent considéré Xerxès comme le type du souverain préférable et le Spartiate comme le modèle du citoyen parfait. Heureusement pour Athènes, pour l’Hellénie, pour l’Europe, Eschyle était là, héritier direct d’Homère, avec sa conception géniale des nécessités de l’avenir. Avec ce besoin de parler, d’exprimer sa crainte ou son espérance, qui caractérise l’Aryen, — Il est doux, dit Prométhée, de déplorer sa propre destinée et d’exciter les larmes de qui nous écoute, — Eschyle ne peut se taire. Il faut qu’il donne en communion à ses concitoyens l’immense espoir qui l’anime. Et il parle la langue d’Homère, et il a exactement l’émotion des poètes védiques, tristes, la nuit, devant l’assemblée des astres nocturnes, joyeux le matin, dès la lumière, dès l’aube qui naît de la nuit maternelle. Bon, pitoyable, doux aux femmes qu’il veut libres d’elles-mêmes, tout à sa foi du bien, croyant au triomphe définitif du juste, n’ayant pour règle que l’honnêteté plus chère que la vie, Eschyle, pur Arya, proclame son horreur du mensonge, ce mal très honteux, et la honte est son épouvante : Qu’on supporte le malheur sans la honte, soit ! dit son Étéocle, car la délivrance en est dans la mort ; mais que penserais-tu de ceux qui subiraient à la fois la honte et le malheur ? Né en Attique, ayant été parmi les guerriers qui avaient
combattu à Marathon, à Salamine, à Platée, Eschyle fut animé de ce large
patriotisme aryen qui conçoit et embrasse toute l’humanité, fraternelle, mais
n’enveloppe d’un amour ardent, jaloux, ému, que le coin de terre où repose
l’aïeul, où grandit l’enfant, Donner aux Athéniens la conscience de leur valeur, de leur
force ; les relever de leur abattement, les arracher à leur hésitation
aryenne par le souvenir, par la représentation de leurs énergies, de leurs
gloires ; montrer leur pouvoir par la
mise en action des légendes antiques, ces témoignages ; prouver aux hommes éphémères la puissance de la
continuation, les prémunir contre les dieux innovés, ces timoniers nouveaux gouvernant l’Olympe, et les
ramener, les rendre à la grande divinité védique, L’art dramatique, cette création
la plus originale des Grecs, existait ; Thèbes, l’ennemie implacable des Athéniens, vouée aux exécrations, sentine où l’Asie a accumulé ses corruptions ; Argos exaltée, liée à Athènes par le serment d’Oreste : — Jamais, dans la longue suite des temps, aucun roi d’Argos n’entrera la lance en main dans la terre attique ; — Athènes arrachée aux dieux qui ont voté la chute de Troie dans l’urne sanglante, au Zeus implacable, tyran nouveau dont la chute est certaine, à l’Apollon de Delphes, complice des crimes les plus odieux, et donnée à Pallas, telle est l’œuvre eschylienne. Les Athéniens étant délivrés des Mèdes, des rois et des dieux, qui les conduira ? La justice ! la justice démocratique, la justice qui resplendit dans les demeures enfermées et glorifie une vie honnête, celle qui détourne les yeux de l’or et des richesses souillant les mains, qui méprise la puissance marquée d’infamie, et l’Aréopage est fondé : Respectez, dit Pallas, la majesté de ce tribunal, rempart sauveur de ce pays et de cette ville, tel que n’en possèdent point, parmi les hommes, ni les Scythes ni les Péloponnésiens. Eschyle, cependant, redoute ce Peuple de qui vont dépendre
les destinées de Mellénie. Les pensées nouvelles,
insaisissables, l’inquiètent. Il sait ce que vaut le gouvernement d’un seul,
d’un monarque sans pitié, dont le vice contagieux est de n’avoir point foi en ses amis
; — mais ce Peuple, qui se plaît toujours à
blâmer ses chefs, où donc ira-t-il avec cette liberté d’agir qui
est son droit ? Et il voit l’Anarchie, l’anarchie
du peuple troublant l’assemblée publique, la foulant d’autant plus aux pieds
qu’elle serait tombée plus bas, comme il est naturel aux hommes.
Ce sont les Euménides, devant Pallas, qui formulent la leçon : — Ne désirez ni une vie sans frein, ni l’oppression. Les
dieux ont placé la force entre les deux, ni en deçà, ni au delà. —
Si vous souillez, dit Pallas, une eau limpide par des courants boueux, comment
pourrez-vous la boire ? Je voudrais persuader aux citoyens chargés du soin de
Son Égalité est rationnelle : Il était sage certes, disent les Océanides à Prométhée, celui qui pensa le premier et dit ceci : l’union entre égaux est la meilleure ; qui vit de son travail ne doit rechercher l’alliance, ni des orgueilleux de leurs richesses, ni des orgueilleux de leur naissance. S’inclinant devant la loi de Dans les Sept contre Thèbes, le chœur des vierges dit : Les divinités sont avec les victorieux, même lâches !
— Il ne convient pas, réplique
aussitôt Étéocle, que ceci soit dit à un soldat.
Et c’est pourquoi l’Orestie se termine par l’apothéose d’une divinité
guerrière, haineuse, ayant participé à la chute de Troie, enrégimentant pour
sa garde les Érynnies : Il est vrai qu’Eschyle, par une fiction poétique,
transforme les Érynnies vengeresses, hideuses, en Euménides
pacifiées ; mais ces Euménides ne pourraient rien contre Eschyle, hélas ! qui avait fait prononcer aux Khoéphores
la grande sentence homérique, perpétuée : — La
justice, après un long temps, est venue pour les descendants de Priam ; le
châtiment vengeur est venu ; — Eschyle qui avait fait dire aux
Suppliantes : Que jamais le carnage ne se rue
ici, tuant les guerriers, saccageant la ville, ennemi des chœurs et de la
cithare, — fait absoudre par Pallas l’Oreste criminel que
l’Apollon loucheur a purifié, livre La déesse armée de la lance
aiguë, la dévastatrice Athènaié
d’Hésiode, |