MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE LA GUERRE DE 1914-1918

DE MARS 1918 À LA FIN DE LA GUERRE.

Chapitre V — La question des effectifs des armées alliées en France.

Pertes de l’armée britannique au printemps de 1918 ; dissolution de neuf divisions ; interventions du général Foch et du gouvernement français ; les divisions b. – difficultés de reconstitution des divisions françaises ; le seul remède est dans le concours américain. – situation de l’armée américaine en France au milieu d’avril ; insuffisance des transports ; conférences de Sarcus, 25 avril, et d’Abbeville, 1er et 2 mai ; mesures prises par les alliés pour hâter l’arrivée en France des forces américaines ; concours de la marine britannique ; résultats obtenus ; organisation et instruction en France des divisions américaines.

 

 

1. Armée britannique.

À peine remise des pertes sanglantes que lui avaient causées ses offensives de 1917, l’armée britannique avait, au printemps de 1918, subi coup sur coup deux épreuves formidables : l’offensive allemande sur Arras-Amiens, commencée le 21 mars, et l’offensive allemande des Flandres, commencée le 9 avril. La première lui avait coûté plus de 120.000 hommes de perte ; la seconde avait porté ce chiffre à près de 300.000, dont 14.000 officiers. Les renforts envoyés d’Angleterre étaient loin de compenser de pareils vides, surtout pour les cadres.

On pouvait, il est vrai, escompter en juillet et en août une importante récupération des blessés des premières batailles ; on pouvait également prévoir qu’à cette époque les lois militaires récemment votées par le parlement anglais produiraient leur effet ; mais, jusque-là, comment parer au déficit énorme qui affectait les effectifs britanniques ?

Faute de trouver une solution au problème, le maréchal Haig se résignait à supprimer les divisions qu’il ne pouvait recompléter : cinq, après l’offensive allemande de la Somme, et quatre, après la bataille des Flandres. L’armée britannique se trouvait ainsi réduite à cinquante et une divisions combattantes. La disparition d’un nombre aussi élevé de divisions avait, entre autres conséquences graves, celle de diminuer le total des réserves alliées au moment même où les disponibilités allemandes augmentaient. J’intervenais le 11 mai pour demander au maréchal Haig d’assurer la conservation de toutes les divisions anglaises et lui indiquer certains moyens qui, à mon avis, permettraient d’obtenir ce résultat ; mais ces moyens, le maréchal les déclarait impossibles à réaliser. Je l’invitais alors à reconstituer tout au moins quelques-unes des divisions dont la suppression avait été décidée, ne fût-ce que pour montrer au gouvernement de Londres l’importance qu’il fallait attacher au maintien du chiffre le plus élevé possible de divisions anglaises. Le maréchal Haig, devant cette insistance, sollicitait du war office qu’à défaut d’hommes capables de participer à des opérations actives, on lui envoyât des contingents de moindre qualité qu’il emploierait dans des secteurs calmes. De cette façon la réserve générale n’aurait pas à souffrir.

Tout en appréciant la valeur de cette proposition, je soulignais immédiatement le danger qu’elle constituerait, si, au lieu d’être considérée comme un expédient momentanée, elle allait consacrer pour l’avenir le partage de l’armée britannique en deux catégories de divisions, celles de bataille et celles d’occupation. Une telle conception, à vrai dire, était assez en faveur dans l’armée allemande ; elle n’en était pas plus juste pour cela. Il fallait chercher, au contraire, à constituer des divisions de qualité sensiblement égale et également aptes au combat. En s’écartant de cette ligne de conduite, on encouragerait certains gouvernements à ne pas faire l’effort nécessaire, et, pour remettre de suite les choses au point, je demandais au gouvernement français d’intervenir sans retard auprès de M. Lloyd George.

Moi-même j’en entretenais le général Wilson à Abbeville, dans la journée du 20 mai. Je lui montrais la double nécessité impérieuse de recompléter toutes les divisions britanniques et d’exclure toute distinction définitive entre elles. Le général Wilson se déclarait entièrement d’accord avec moi et m’annonçait peu après que le gouvernement anglais avait décidé d’envoyer en France 70.000 hommes de plus qu’il n’était prévu.

Sur ces entrefaites, l’attaque allemande du 27 mai contre le Chemin Des Dames fit une nouvelle brèche aux effectifs anglais : cinq divisions britanniques étaient englobées dans cette attaque et y subissaient des pertes élevées. J’écrivais aussitôt au général Wilson une lettre particulière pour lui demander d’activer le recomplètement de l’armée anglaise. De son côté, le maréchal Haig m’adressait le 10 juin un programme de reconstitution de ses divisions. En lui témoignant ma satisfaction de voir résoudre une question à laquelle il attachait lui-même la plus grande importance, j’appelais l’attention du maréchal, d’une part sur le caractère provisoire qu’il convenait de donner à l’utilisation des contingents b, et d’autre part sur la nécessité de doter fortement en artillerie et mitrailleuses les divisions recomplétées avec ces contingents.

Cependant il eût été téméraire de compter que l’armée britannique fût remise sur pied dans un avenir proche. En fait, pour reforger son outil de combat et le réajuster, il lui faudra encore des semaines. Ce n’est guère avant la fin de juillet qu’elle aura recouvré sa valeur combative, et il lui faudra attendre le commencement de septembre pour récupérer la totalité de ses unités, à l’exception toutefois de deux divisions maintenues définitivement en divisions-cadres. Ainsi, du milieu d’avril au milieu de juillet, la situation de l’armée anglaise resta des plus précaires.

2. Armée française.

Sans avoir autant souffert que l’armée britannique, l’armée française, accourue à son secours, avait, depuis le 21 mars, supporté de multiples épreuves qui n’étaient pas restées sans influence sur ses effectifs. Le front confié à sa garde s’était augmenté de cent vingt kilomètres ; elle avait fourni quatre-vingt-six engagements de divisions, et ses pertes avaient été sensibles, surtout pendant la bataille des Flandres.

Le général Pétain rencontrait, lui aussi, de grosses difficultés pour la reconstitution de ses effectifs. Les ressources dont il disposait à cet effet ne lui permettaient pas d’attendre l’entrée en ligne de la classe 1919, qui ne pouvait être utilisée qu’au mois d’octobre, et s’il avait demandé au ministre de lui rendre 200.000 hommes employés à l’intérieur aux industries de guerre, 40.000 d’entre eux seulement lui avaient été fournis. Ainsi, vers la fin du printemps de 1918, la France et l’Angleterre éprouvaient les plus grandes difficultés à récupérer dans les ressources nationales les effectifs nécessaires pour combler immédiatement les pertes que leurs armées avaient subies. Mais, à cette situation difficile il y avait un remède possible, l’appel aux États-Unis, immense réservoir d’hommes, encore intact. Dans quelle mesure l’Amérique était-elle capable d’apporter à ce moment aux alliés l’aide immédiate dont ils avaient besoin ?

3. Armée américaine.

Au milieu d’avril, alors que la crise des effectifs franco-britanniques était particulièrement aiguë, l’armée américaine ne comptait en France que cinq divisions de combat, dont une (1ere) allait rejoindre la 1ere armée française, trois autres (2e, 26e et 42e) tenaient des secteurs calmes du front, et la dernière (32e) avait son infanterie répartie provisoirement dans des divisions françaises pour compléter son instruction. Cette infanterie constituait donc le seul secours direct que l’armée américaine apportait pour combler les vides de l’armée française. C’était, en y ajoutant deux régiments noirs en service dans nos divisions, un total de 23.000 hommes d’infanterie, bien loin, comme on le voit, de répondre à des besoins pressants. Dans le courant du mois d’avril, l’infanterie de deux autres divisions américaines (3e et 5e) devait bien arriver en France, mais elle ne pourrait être incorporée dans des unités françaises avant un délai de trois à cinq semaines. Quant à l’armée britannique, le secours que lui apportait l’Amérique se bornait, pour le moment, à l’infanterie d’une division (77e) en cours de transport. Au total, l’ensemble des armées franco-britanniques, pour réparer des pertes très importantes en infanterie, ne pouvait escompter le secours immédiat ou prochain de plus de 70.000 fantassins américains.

La faiblesse indiscutable de ce résultat exigeait que les errements suivis jusqu’ici pour le transport en France de l’armée américaine fussent modifiés. Il fallait, avant tout, que, pendant une période de quelques mois, les États-Unis envoyassent aux alliés uniquement de l’infanterie, à l’exclusion de toute autre arme ; à cette condition seulement, les armées britannique et française trouveraient les 300 ou 350.000 fantassins nécessaires pour surmonter la crise d’effectifs qu’elles traversaient. C’est ce point de vue que j’exposais dans une note détaillée au président du conseil, en lui demandant d’intervenir auprès du gouvernement américain pour en obtenir la réalisation. Ce dernier, à vrai dire, était déjà orienté et semblait se rallier à la thèse du commandant en chef des armées alliées. Il restait à y amener le général Pershing, tout entier à l’idée de commander le plus tôt possible une grande armée américaine, sans être entièrement au courant de l’urgence des besoins actuels.

Facilement, nous nous mettions d’accord sur ce point, le 25 avril, à Sarcus, dans une conférence à laquelle assistait également le général Bliss. Après une discussion serrée, il était décidé que les transports américains à effectuer en mai et en juin seraient en principe consacrés d’abord aux troupes d’infanterie. Pour le mois de mai, la chose était déjà réglée ; pour le mois de juin, il fut admis qu’une décision définitive serait prise un peu plus tard, mais, dès à présent, il était entendu que le gouvernement de Washington préparerait le départ pour la France de l’infanterie d’au moins six divisions. Cet entretien avait en même temps fait apparaître la nécessité urgente de diriger l’effort qui se faisait aux États-Unis et de le coordonner au bénéfice de la coalition ; de le diriger, de manière à l’adapter aux nécessités successives du temps ; de le coordonner, de manière à éviter que des arrangements particuliers, comme celui conclu entre le général Pershing et lord Milner et exposé au cours de la conférence du 25 avril, n’aboutissent à l’émiettement de cet effort. Il fallait en un mot que les gouvernements alliés examinassent dans son ensemble la question des effectifs américains, et prissent d’accord les décisions voulues. C’est ce qu’ils firent à Abbeville, les 1er et 2 mai, pour aboutir aux résolutions suivantes :

1. Le gouvernement britannique s’engageait à fournir le tonnage nécessaire pour transporter des Etats-Unis en France 130.000 hommes en mai, et 150.000 en juin, uniquement d’infanterie et de mitrailleuses.

2. Le tonnage américain serait affecté aux transports des troupes d’artillerie, génie, services, etc.

3. Au début de juin, on procéderait à un nouvel examen de la situation afin de fixer les modalités de l’avenir.

Ces résolutions, comme on le voit, étaient de la plus haute importance. Elles donnaient pleine satisfaction, car, grâce au magnifique concours de la marine anglaise, au 1er juillet il y aura en France près de 450.000 fantassins et mitrailleurs américains, venant combler les vides des armées britannique et française, et le général Pershing, de son côté, ayant poursuivi en même temps les transports des autres armes et services à l’aide du tonnage américain, pourra bientôt constituer en France des divisions américaines autonomes. Les intérêts particuliers comme l’intérêt général de la coalition étaient ainsi sauvegardés. Alors qu’usant de ses seules ressources, l’Amérique n’avait pu transporter que 60.000 hommes en mars 1918 et 93.000 en avril, elle voyait, avec l’aide britannique, ces chiffres passer à 240.000 en mai et 280.000 en juin.

Mais, avec l’arrivée rapide de ces effectifs considérables, d’autres problèmes se posaient. Le temps manquait pour achever en Amérique l’instruction des troupes et leur organisation. On dut les reprendre et les achever en France. Or, si le problème de l’instruction fut relativement facile à résoudre, celui de l’organisation, de la fourniture des moyens de combat nécessaires à une armée moderne : équipement, armement, matériel de toutes sortes, chevaux, etc., était beaucoup plus compliqué ; il fallut le suivre de près pour éviter des erreurs, des oublis, des pertes de temps. Dans ce but, une section fut créée à mon état-major, à Paris, sous les ordres d’un aide-major général, dont la mission fut de centraliser et de coordonner toutes les questions relatives à l’achèvement de l’organisation des divisions américaines.