Quelques jours plus tard, et conformément au protocole qui avait accompagné l’armistice, les armées alliées se mettaient en mouvement pour gagner le Rhin et occuper avec la Rhénanie les trois têtes de pont de Cologne, Coblence, Mayence. Avant de les suivre dans cette marche victorieuse, on peut se demander si, en acceptant l’armistice du 11 novembre, elles avaient entièrement rempli leur tâche envers leurs pays L’armistice signé par le commandant en chef des armées alliées n’était ni un traité de paix, ni même des préliminaires de paix. Il était une suspension des hostilités intervenant au cours de la lutte pour arrêter l’effusion de sang et donner aux états belligérants les délais nécessaires à l’établissement du traité de paix. Bien que le texte comportât certaines clauses politiques ou financières d’une réalisation immédiate, il ne fixait pas la situation des états belligérants à l’issue de la lutte. Les gouvernements alliés s’étaient réservé cette tâche importante : le traité de paix. Et, pour garantir aux gouvernements la possibilité de la remplir intégralement, les armées alliées et leur commandement allaient arrêter leurs opérations dans une situation militaire assez avantageuse pour interdire à l’ennemi toute résistance aux intentions de leurs gouvernements et aux conditions de la paix qu’ils dicteraient. Le Rhin était un obstacle à l’abri duquel l’Allemagne eût pu remettre en question les victoires de nos armées, reconstituer ses forces et discuter les conditions de la paix. Nos armées allaient le tenir. Elles allaient même en tenir les deux rives. De là, elles pourraient au besoin, en reprenant leur marche, mettre un terme aux difficultés qu’eût pu présenter le gouvernement allemand. C’est ce qu’allait établir bientôt la signature, sans conteste, à Versailles, le 28 juin 1919, du traité tel que les gouvernements alliés et associés s’étaient réservé de l’établir. En outre, l’occupation de la Rhénanie en vertu de l’armistice constituait aux mains des alliés une hypothèque capable de garantir le règlement des indemnités qu’ils allaient avoir à réclamer. C’est ainsi que, par cette possibilité de reprendre éventuellement la lutte en partant d’une position maîtresse, et par cette prise d’hypothèque, assurées dans le texte même de l’armistice et représentant une victoire consolidée, le haut commandement allié avait mis aux mains des gouvernements alliés tous les moyens de faire la paix qu’ils jugeraient convenables entre eux, comme aussi de la faire exécuter par l’ennemi. Que l’on ne se figure pas d’ailleurs que la signature de l’armistice fût prématurée de notre part, que nous eussions trouvé un bénéfice à la retarder de quelques jours ou même de quelques semaines en consacrant définitivement la défaite allemande par un désastre militaire tel qu’un nouveau Sedan. à ce sujet, nous avons déjà dit plus haut l’effet à attendre de l’attaque préparée à l’est de la Moselle pour le 14 novembre, et dont l’exécution fut arrêtée par la suspension des hostilités du 11 novembre. Cela eût été en réalité, après un beau départ, une extension de trente kilomètres donnée à notre bataille de trois cents kilomètres, menée victorieusement jusque-là de la mer du Nord à la Lorraine, sans que la nature de cet assaut frontal pût en rien pour cela être modifiée ou améliorée à notre profit. Depuis la deuxième quinzaine de juillet, les armées alliées avaient, par une série de combats, battu et rejeté les armées allemandes en leur prenant 7.990 officiers, 355.000 hommes, 6.215 canons, 38.622 mitrailleuses, chiffres qui dépassent tous ceux que l’histoire avait enregistrés jusqu’alors, et ceux de plusieurs Sedan. Par leurs coups répétés elles avaient apporté chez l’ennemi une démoralisation qui aboutissait à l’insurrection. Les hostilités en se poursuivant leur auraient permis d’accentuer et d’augmenter ces résultats probants sans en modifier l’espèce. Les effectifs de plusieurs millions d’hommes, pourvus d’un armement à tir rapide et d’un matériel considérable, en retraite sur un espace relativement restreint, devaient maintenir à la lutte tous ces caractères. C’étaient, du côté allemand, des masses confuses, les débris de plus de deux cents divisions se repliant à l’état de cohues, sorte de fourmilière en marche, remplissant le pays, mais armées de canons, de mitrailleuses, de fusils, par cela inabordables et à plus forte raison impénétrables grâce au tir rapide de leur armement, tant que l’assaillant n’aurait pas amené plus de canons, de mitrailleuses. Comme après le passage d’un grand fléau, elles laissaient derrière elles un pays dévasté ; ce n’étaient partout que ravages, les routes et les ponts détruits, avec en plus l’encombrement du matériel abandonné barrant les espaces praticables. Dès lors, quelles difficultés pour les têtes de colonnes lancées en poursuite, de présenter promptement des forces suffisantes pour disloquer encore cette cohue en retraite, la rompre ou la déborder ! Ce n’était qu’avec une puissante artillerie qu’elles pouvaient agir. Mais à mesure que les colonnes victorieuses avançaient, il fallait les ravitailler en vivres et en munitions, opérations qui en ralentissaient singulièrement encore la marche, faute de chemins de fer et par suite de l’état des routes. C’étaient au total des armées alliées en ordre, poussant devant elles des troupes de plus en plus en désordre, récoltant un matériel abondant et des prisonniers, preuves de leur succès croissant. Et de ce train elles mèneraient la campagne jusqu’au Rhin, pour en repartir ensuite, après y avoir établi une nouvelle et forte base, et après avoir réparé leurs communications indispensables, si d’ici là un cataclysme ne se produisait dans la masse ennemie. Mais le désordre qu’elles ont semé dans les rangs ennemis cruellement éprouvés grandissait rapidement, il y provoquait l’insurrection. Il se répandait dans le pays pour y apporter la révolution issue de l’épreuve, comme aussi la conviction de l’impossibilité d’une résistance. L’Allemagne, affamée par quatre ans de guerre, n’a plus qu’une armée désorganisée, incapable d’arrêter le flot victorieux des alliés, et en révolte contre ses chefs. Le pays est à la merci des vainqueurs. Elle signe sans discussion l’armistice pour sauver de la guerre destructrice le restant de ses institutions. Dès le 11 novembre, j’avais adressé aux commandants en chef une instruction d’ensemble fixant les conditions dans lesquelles nos territoires évacués par l’ennemi seraient occupés par les armées alliées. Ces armées franchissaient, le 17 novembre, le front sur lequel elles se trouvaient au moment de l’arrêt des hostilités. Le 30, tous les pays envahis (France, Belgique, Luxembourg, Alsace-Lorraine), étaient par elles entièrement réoccupés. Dès le 25, j’avais fait mon entrée à Metz, et, le 26, à Strasbourg. Pendant ce temps, nous préparions l’occupation prochaine des pays rhénans. Elle comporterait quatre zones : Mayence, Coblence, Cologne, Aix-La-Chapelle, placées respectivement sous un commandement français, américain, britannique et belge. Dans chaque zone, les troupes appartiendraient en principe à la même nationalité ; toutefois dans les têtes de pont, ainsi que dans les pays de la rive gauche du Rhin entre la tête de pont de Cologne et la frontière hollandaise, il était stipulé que, pour maintenir le caractère d’une occupation alliée, les garnisons seraient constituées avec des troupes appartenant à plusieurs nations alliées. Au total, les armées alliées auraient initialement en Rhénanie, tant en première ligne qu’en réserve, 16 corps d’armée comprenant en tout 40 divisions et 5 divisions de cavalerie, dont l’entretien serait à la charge du gouvernement allemand. Dans la pratique, le caractère interallié de l’occupation des têtes de pont ne put être intégralement observé. C’est ainsi que la tête de pont de Cologne fut entièrement confiée aux Britanniques, la division française qui devait en faire partie ayant été affectée, par suite des nécessités du moment, à la zone belge d’Aix-La-Chapelle. Le 1er décembre, les armées alliées entraient en Allemagne. Le 9, elles atteignaient le Rhin, le franchissaient le 13, et le 17 décembre les têtes de pont étaient entièrement occupées. À partir de cette date, les armées de l’entente montaient la garde au Rhin. De là, elles voyaient à leurs pieds l’Allemagne vaincue ; elles n’avaient qu’un mouvement à faire pour l’empêcher de se redresser, si elle en avait des velléités. De là, elles permettaient aux gouvernements alliés de dicter aux empires centraux la paix qu’ils jugeraient convenable de leur imposer. Elles avaient accompli toute leur tâche. Cependant, quelle que hâte que l’on eût d’en arriver à cette paix définitive dont le monde avait soif, les négociations qui en devaient amener la conclusion allaient être forcément longues. L’arrivée tardive en France du président Wilson, l’ampleur des problèmes qui se posaient, la nécessité de réaliser sur toutes les questions l’accord préalable des alliés dont les opinions étaient souvent différentes, tout cela exigea des délais tels que, malgré la bonne volonté et l’extrême labeur des artisans du traité, il fallut quatre mois aux alliés pour édifier leur oeuvre et cinq pour qu’elle fût acceptée de l’Allemagne. Or l’armistice signé à Rethondes avait une durée de validité limitée à trente-six jours. Cette durée expirait le 17 décembre, date à laquelle les plénipotentiaires alliés pour la paix commençaient seulement d’arriver à Paris. Force fut donc de renouveler la convention du 11 novembre. Les négociations entreprises à cet effet eurent lieu à Trèves, toujours dans le wagon bureau du train du maréchal et entre mêmes délégués qu’à Rethondes, les 12 et 13 décembre 1918. Sans entrer dans les détails de ces négociations, il suffit de signaler qu’elles aboutirent aux résultats suivants : 1. La durée de l’armistice était prolongée d’un mois, c’est-à-dire jusqu’au 17 janvier 1919. 2. Le haut commandement allié se réservait d’occuper, quand il le jugerait convenable, à titre de nouvelle garantie, la zone neutre de la rive droite du Rhin, au nord de la tête de pont de Cologne et jusqu’à la frontière hollandaise. On espérait que cette nouvelle convention permettrait d’atteindre le moment où seraient remis aux Allemands des préliminaires de paix, que nos ennemis eux-mêmes souhaitaient. C’était en effet la solution naturelle, si l’on voulait donner quelque détente à l’appareil militaire. Malheureusement, cette solution ne put intervenir à temps au conseil des quatre, et, les 15 et 16 janvier, je me rendais de nouveau à Trèves pour conclure avec les délégués allemands une deuxième prolongation de l’armistice, qui aboutit aux décisions principales suivantes : 1. Armistice prolongé d’un mois, jusqu’au 17 février ; 2. Fourniture par l’Allemagne de machines et instruments agricoles ; 3. Création à Berlin d’une commission alliée pour le contrôle des prisonniers de guerre russes en Allemagne ; 4. Dispositions de détail concernant l’exécution de certaines clauses de la convention du 11 novembre, relatives à la livraison des navires allemands et à la restitution du matériel enlevé en France et en Belgique ; 5. Pour assurer le ravitaillement en vivres de l’Allemagne et du reste de l’Europe, le gouvernement allemand mettait, pendant la durée de l’armistice, toute la flotte de commerce allemande sous le contrôle et sous pavillons des alliés ; 6. Le haut commandement se réservait d’occuper, quand il le jugerait convenable, à titre de nouvelle garantie, le secteur de la place de Strasbourg constitué par les forts de la rive droite du Rhin avec une bande de terrain de cinq à dix kilomètres en avant de ces forts. La deuxième prolongation de l’armistice avait été conclue comme la première dans l’espoir qu’elle pourrait être étendue jusqu’à la conclusion des préliminaires de paix. Ceux-ci n’ayant pu être élaborés et les gouvernements alliés ayant même renoncé à le faire, l’armistice fut renouvelé une troisième fois ; mais il fut alors entendu que cette prolongation serait la dernière et qu’aucune date d’expiration ne serait fixée, les puissances alliées se réservant simplement le droit d’y mettre fin sur un préavis de trois jours. Il n’y eut pas de disposition nouvelle. La poursuite et l’achèvement des clauses incomplètement réalisés étaient confiés à la commission permanente d’armistice. D’autre part, les allemands étaient mis en demeure de renoncer immédiatement à toutes opérations offensives contre les polonais dans la région de Posen ou dans toute autre région, et une ligne de démarcation était tracée, que leurs troupes ne devaient pas franchir. Le 28 juin 1919, la paix était conclue et signée dans la galerie des glaces du palais de Versailles. FIN DE L'OUVRAGE |