MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE LA GUERRE DE 1914-1918

DE MARS 1918 À LA FIN DE LA GUERRE.

Chapitre X — Offensives partielles des alliés (août-septembre 1918).

 

 

1. Dégagement d’Amiens et de la voie ferrée Paris-Amiens.

Préparation de l’attaque. – la bataille du Santerre, 8 au 12 août. – la résistance ennemie s’organise ; prévisions faites en conséquence.

En conséquence de ces manières de voir, et des dispositions prises pour y répondre, nous allions engager dès le 8 août une seconde grande offensive, franco-britannique celle-ci, la bataille du Santerre. Ses suites devaient être particulièrement graves. Depuis le 3 du mois d’avril, nous avions poursuivi l’idée de reprendre le saillant ennemi de Montdidier, dont la proximité empêchait l’utilisation de la voie ferrée Paris-Amiens. Ensuite était venu l’établissement des Allemands aux environs de Villers-Bretonneux, dont le voisinage menaçait les dernières communications franco-britanniques par voie ferrée, et d’où leur canon atteignait déjà le noeud de chemins de fer d’Amiens. Il importait au plus tôt de dégager la région d’Amiens et la voie ferrée Amiens-Paris. Cette nécessité avait frappé le maréchal Haig. Il m’avait écrit le 17 juillet : l’opération qui, à mon avis, est de la plus haute importance et que je vous propose comme devant être exécutée le plus tôt possible, consisterait à faire progresser le front allié à l’est et au sud-est d’Amiens, de manière à dégager cette ville et la ligne de chemin de fer. Le meilleur moyen d’atteindre ce but, c’est d’effectuer une opération combinée franco-britannique, les Français attaquant au sud de Moreuil et les Anglais au nord de la Luce

Cette proposition rentrait trop bien dans mes instructions antérieures et dans ma manière de voir, surtout depuis nos succès du Soissonnais et du Tardenois, pour ne pas y donner suite sans retard, en l’agrandissant le plus possible. Le 20, j’écrivais au maréchal Haig : au point où nous en sommes, il est indispensable de saisir l’ennemi et de l’attaquer partout où nous pouvons le faire avec avantage. Je suis donc particulièrement heureux de votre lettre du 17 me donnant connaissance des différents projets que vous envisagez sur votre front... l’opération combinée entre la 4e armée britannique et la 1ere armée française visant à dégager Amiens et la voie ferrée me paraît également, en raison de résultats des plus profitables, à exécuter en ce momentje vous propose que les généraux commandant la 4e armée britannique et la 1re armée française soient invités à s’entendre pour mettre d’aplomb sans retard un projet sur lequel nous nous mettrions définitivement d’accord par la suite  et je concluais : … l’ennemi semble aujourd’hui en être réduit à avoir deux armées : l’une, d’occupation, sacrifiée et par suite sans grande valeur, comme le prouve le succès complet des multiples opérations de détail récemment entreprises et le chiffre élevé des prisonniers capturés dans ces opérations ; l’autre, de choc, particulièrement entraînée, mais déjà sérieusement entamée. Il y a dans cette situation une cause de faiblesse à exploiter, plusieurs offensives à entreprendre sans retard sur les parties du front simplement tenues par des troupes d’occupation. Il y a dans l’échec, qui paraît s’affirmer chaque jour plus grand, de la dernière offensive ennemie, une occasion à saisir. Nous ne devons pas y manquer.

Cette offensive franco-britannique, visant le dégagement du chemin de fer et d’Amiens, rentrait, comme on l’a vu, dans le plan du mémoire du 24 juillet communiqué aux généraux en chef à Bombon. Dès le 26, à Sarcus, dans une conférence avec le maréchal Haig, en présence des généraux Rawlinson et Debeney, nous arrêtions les grandes lignes de l’attaque. Celle-ci partirait du front Somme-Hargicourt ; la 4e armée britannique avec douze divisions, se portant en direction de Chaulnes ; la 1ere armée française, forte de quatre à six divisions, en direction de Roye. Le 28 juillet, l’opération était précisée dans la directive ci-dessous :

1. Le but de l’opération est de dégager Amiens et la voie ferrée Paris-Amiens, comme aussi de battre et de rejeter l’ennemi entre Somme et Avre.

2. Pour cela, l’offensive, couverte au nord par la Somme, est à pousser aussi loin que possible en direction de Roye.

3. Elle sera exécutée par :

a) la 4e armée britannique, forte, pour commencer, de douze divisions d’infanterie et de trois divisions de cavalerie, appuyée par :

b) la 1ere armée française, renforcée de quatre divisions, agissant l’une au nord, l’autre au sud de la route de Roye, une fois assuré le débouché au sud de la Luce et à l’est de l’Avre.

Comme, à cette date, notre victoire du Soissonnais aurait sans doute donné la plus grande partie des résultats qu’on pouvait en attendre, il y avait intérêt à hâter la préparation de l’offensive au sud de la Somme, de façon à ne pas laisser de répit à l’ennemi. Enfin, pour assurer la parfaite entente entre la 4e armée britannique et la 1ere armée française appelées à agir ensemble, comme aussi une plus grande vigueur à l’exécution, je demandais au maréchal Haig de prendre lui-même le commandement de ces deux armées ; de là ma seconde communication de ce jour, remise par le général Weygand au maréchal Haig, à Montreuil :

Aujourd’hui 28, nos progrès vers l’Ardre et l’Aisne s’accentuent rapidement. L’ennemi se retire dans la région de la Marne vers le nord.

Il y prendra sans doute, derrière une rivière, une position défensive que nous ne pourrons pas attaquer immédiatement et qui lui permettra vraisemblablement de réorganiser ses forces et de récupérer dans quelque temps des disponibilités.

Dans ces conditions, il y aurait intérêt, semble-t-il, à hâter l’action combinée de votre 4e armée avec notre 1ere armée. Elle trouverait certainement un ennemi moins en état de la recevoir.

Je vous demande donc d’avancer, dans la mesure du possible, la date de cette opération. Je ferai avancer dans la même proportion le retour de votre 22e corps d’armée.

Enfin, comme à cette opération de deux armées alliées il faut une direction unique, je vous demande de vouloir bien en prendre le commandement vous-même.

Le 29, sir Douglas adressait au général Debeney ses directives générales, et, le 31, celui-ci donnait ses ordres aux trois corps d’armée français, qui allaient opérer au sud de la 4e armée britannique. En outre, pour faciliter le débordement de Montdidier, le corps de gauche de la 3e armée, en position au sud de la ville, était rattaché à la 1ere armée. Des opérations de détail, exécutées dans les semaines précédentes, avaient déjà procuré aux armées une base de départ meilleure. C’est ainsi que, le 4 juillet, la 4e armée britannique s’était emparée, au sud de la Somme, du bois de Vaire et du village de Hamel, que la 1ere armée française, après avoir enlevé le 12 juillet la ferme Anchin et Castel, s’était, le 23, rendue maîtresse des villages et plateaux de Mailly-Raineval, Sauvillers, Aubvilliers, capturant près de 2000 prisonniers et plusieurs canons. Cette dernière action, en particulier, avait eu des conséquences avantageuses pour nous. Menacé dans son établissement sur la rive gauche de l’Avre, l’ennemi s’était replié sur la rive droite de cette rivière, ne conservant que quelques avancées à l’ouest de Montdidier (3 et 5 août). Si l’on ajoute que, dans le même temps, les Allemands, devant la 3e armée britannique, repassaient à l’est de l’Ancre, entre Saint-Pierre et Dernancourt, et que dans les Flandres ils abandonnaient à la 2e armée britannique une partie de leurs positions au sud de la Lys, on voit quels symptômes d’épuisement l’ennemi donnait en ces premiers jours d’août, et sous quels auspices favorables se présentait l’attaque franco-britannique de Picardie.

En fait, le 8 août à 4 heures, au milieu d’un brouillard qui couvrait encore les approches de préparatifs achevés dans la nuit, l’artillerie ouvrait un feu des plus intenses, écrasant les batteries ennemies. À la 4e armée britannique, l’infanterie et les tanks marchaient aussitôt à l’attaque ; à la 1ere armée française, dont la base de départ était en équerre par rapport à celle des Britanniques, l’attaque partait après une préparation d’artillerie de quarante-cinq minutes. L’ennemi était complètement surpris par la violence et la rapidité de l’attaque. Il se repliait dans un profond désarroi, abandonnant une quantité de matériel. C’était une avance de plus de dix kilomètres que nous effectuions dans la journée, sur un front de plus de vingt kilomètres. Nous prenions solidement pied sur le plateau du Santerre et atteignions la ligne Morlancourt, Morcourt, Harbonnières, Caix et Hargicourt. Plus de 130.00 prisonniers et de 300 canons témoignaient de l’importance de la journée. Il fallait vigoureusement poursuivre le succès, en maintenant l’action entreprise. C’est dans ce but que le colonel Desticker remettait de ma part au général Debeney, dans la matinée du 9, la note suivante :

Il est bien entendu que la 1ere armée française doit atteindre Roye au plus tôt et y tendre la main à la 3e.

Quand le résultat sera obtenu, la situation seule indiquera ce qu’il y aura à faire, s’arrêter ou aller encore de l’avant.

C’est précisément parce qu’on ne le peut fixer aujourd’hui qu’il ne faut s’interdire aucune possibilité. Dans ce but et à aucun prix il ne faut renvoyer de divisions en arrière. Celles qui ne peuvent plus avancer sont doublées, passent en deuxième ligne et appuient jusqu’à ce que soit obtenu le résultat voulu par le commandement supérieur.

Donc : aller vite, marcher fort en manoeuvrant par devant ; appuyer par derrière, avec tout le monde jusqu’à obtention du résultat. Ces trois conditions réalisées éviteront les pertes dans quelques jours.

Peu après j’adressais un nouveau message au général Debeney, dont l’attention semblait absorbée par les difficultés que son aile droite rencontrait dans le franchissement de l’Avre en aval de Montdidier :

Après avoir assuré le pivot de sa manoeuvre au delà de Montdidier, le général Debeney ne doit pas perdre de vue que son aile marchante est sur la rive droite de l’Avre sur la route de Roye, au contact de l’armée anglaise, la plus forte. C’est là qu’il doit surtout agir personnellement, pousser en particulier le 31e corps, tambour battant, sur Roye, sans perdre une minute, supprimant tous retards et hésitation.

C’est là qu’est la grosse décision, par suite sa place et son action.

Dans la journée du 9, une avance sérieuse était de nouveau réalisée sur le front franco-britannique porté jusqu’à la ligne Morlancourt, Chipilly, Rosières-En-Santerre, Bouchoir, Pierrepont, Assainvillers, Le Troquoy. Encerclé par le nord et par le sud, Montdidier était évacué par l’ennemi dans la nuit suivante. Le 10, les attaques se poursuivaient et gagnaient encore un terrain appréciable : au nord de la Somme, vers Bray, et au sud vers Chaulnes et Roye. Entrant à son tour en action, en exécution des ordres du général Fayolle, qui, depuis le 5 août, envisageant les répercussions à escompter de l’offensive franco-britannique, avait préparé l’intervention de la 3e armée à la droite de la 1ere, en vue de faire tomber, par contrecoup, toute la Petite Suisse, au sud de Noyon, la 3e armée française se portait sur Lassigny et atteignait, dans la soirée du 10, le front Conchy-Les-Pots, Ressons-Sur-Matz, Machemont. En présence de ces résultats, le haut commandement allié adressait le 10 à ses subordonnés une directive générale en vue de coordonner et d’orienter leurs efforts communs :

1. L’action des 4e armée britannique et 1ere armée française est à poursuivre vers l’est en direction générale de Ham…, la 4e armée britannique visant à atteindre la Somme en aval de Ham pour en préparer le passage, tout en poursuivant son action à cheval sur cette rivière de Bray à Péronne ; la 1ere armée française appuyant cette marche en visant la route Ham-Guiscard.

2. Dès à présent, la marche de la 3e armée française est entreprise en direction de Lassigny-Noyon pour exploiter l’avance de la 1ere armée française et nettoyer la région de Montdidier et ultérieurement celle de Noyon.

3. L’attention de M. Le maréchal Haig est appelée sur l’intérêt certain de préparer au plus tôt des entreprises de la 3e armée britannique en direction générale de Bapaume et Péronne, pour ébranler le front ennemi et en exploiter sans retard le fléchissement.

Il fallait, en effet, tandis que se poursuivait notre marche victorieuse sur la rive gauche de la Somme, prévoir le moment où elle s’arrêterait à bout de souffle, ou devant un sérieux obstacle encore défendu par l’ennemi. Il fallait préparer pour ce moment une action immédiatement exécutable sur la rive droite de la Somme et en Artois. De là, le troisième paragraphe de ma directive du 10.

Dans la matinée du 10, je m’étais rendu près du maréchal Haig pour lui développer cette idée de préparer au nord de la Somme et vers Arras une extension de ses attaques. Par là, nous éviterions de laisser s’étioler dans une lutte étroite les avantages acquis ; nous profiterions du trouble apporté dans les dispositions ennemies par nos victoires successives ; nous continuerions d’ébranler sa résistance en portant de nouveaux coups sur des points où elle avait dû perdre des forces. Encore fallait-il commencer les préparatifs de ces opérations. Cependant, après trois jours d’attaques menées sans désemparer, les armées franco-britanniques rencontrèrent soudain des résistances sérieuses. L’ennemi avait atteint, en de nombreux points, ses anciennes positions de 1914 ; il semblait y vouloir faire tête. En effet, le 11 août, la gauche de la 1ere armée française et la 4e armée britannique n’avançaient plus que péniblement entre l’Avre et la Somme, tandis que la 3e armée française et la droite de la 1ere opéraient une progression notable en direction de Lassigny.

J’insistais près du maréchal Haig pour que la marche sur Bray fût poursuivie avec énergie, et je me rendais personnellement auprès de lui, dans la soirée du 11, pour le solliciter de nouveau de donner à ses attaques toute la puissance désirable. Il fallait toutefois, dès le lendemain, reconnaître, comme je le fixais dans une lettre aux commandants en chef des armées britannique et française, qu’il était nécessaire d’adopter une nouvelle tactique pour assurer les résultats dont il convenait de poursuivre l’obtention entre la Somme et l’Oise, à savoir le rejet de l’ennemi sur la Somme et la mainmise sur les passages de la rivière à Ham et en aval :

En présence de la résistance offerte par l’ennemi, il ne peut être question pour les atteindre de pousser uniformément sur tout le front, ce qui conduirait à être faible partout. Il y a lieu, au contraire, de viser par des actions concentrées et puissantes les points importants de la région, c’est-à-dire ceux dont la possession augmentera la désorganisation de l’ennemi, en particulier en compromettant ses communications. Ces actions doivent être promptement et fortement montées par une réunion et une mise en oeuvre rapides de moyens à portée et appropriés à la nature des résistances rencontrées (tanks, artillerie, infanterie en bon état...)

C’est ainsi qu’il importait d’entreprendre :

a) au plus tôt, une attaque combinée de la 1ere armée française et de la droite de la 4e armée britannique visant la possession du noeud de routes de Roye, attaque appuyée au sud par la 3e armée française en vue de nettoyer la région de Noyon ;

b) sans retard, une attaque du centre de la 4e armée britannique partant de la région de Lihons-Herléville, en direction du nord-est, visant à prendre, ou tout au moins à tenir sous le canon de campagne, la grand’route d’Amiens à Brie, attaque à combiner avec la gauche de la 4e armée britannique, en direction de l’est.

Mais toujours soucieux de donner à notre offensive une ampleur accrue nous ajoutions :

Ces résultats peuvent être étendus dans de vastes proportions par une extension des attaques sur les deux flancs de la bataille en cours, au nord de la Somme d’une part, à l’est de l’Oise d’autre part.

Et nous préconisions dans ce but :

a) au nord de la Somme, une attaque de la 3e armée britannique en direction générale de Bapaume-Péronne ;

b) à l’est de l’Oise, une attaque de la 10e armée française en direction de Chauny et de la route Chauny-Soissons.

Nous concluions :

Les résultats obtenus par la 3e armée française avec ses seuls moyens montrent ce qu’on peut attendre de l’extension des actions offensives sur le flanc d’une attaque victorieuse. Depuis le 15 juillet, l’ennemi a engagé dans la bataille 120 divisions. Il y a aujourd’hui une occasion à saisir qui ne se retrouvera pas sans doute de longtemps et qui commande à tous un effort que les résultats à atteindre justifient pleinement… l’intérêt de nos affaires demande que les attaques indiquées ci-dessus soient exécutées le plus tôt possible et avec les moindres intervalles de temps possible.

Dans l’après-midi du même 12, je rencontrais à Flixécourt, près d’Amiens, le maréchal Haig et le général Pétain, convoqués comme moi à une audience de sa majesté le roi d’Angleterre ; ils me donnaient l’assurance de leur accord complet touchant la directive d’opérations ci-dessus. On allait donc repartir sur de nouvelles bases, avec des attaques puissamment montées. Dès le 13, on commençait dans les différentes armées le regroupement et la concentration des forces ; le 14, les tirs de préparation étaient entamés aux 4e armée britannique et 1ere armée française, que le général Humbert (3e armée) et le général Mangin (10e armée) s’apprêtaient à appuyer au sud. La reprise de l’offensive combinée sur Roye, Noyon, Chauny, était fixée au 16 août.

Dans l’après-midi du 14, je me rendais à Provins pour entretenir le général Pétain des opérations projetées. En cours de route, vers 16 heures, j’étais rejoint par un officier anglais, venu en avion, porteur d’une lettre du maréchal Haig. Ce dernier rendait compte que, depuis quarante-huit heures, le tir de l’artillerie ennemie sur le front des 4e armée britannique et 1ere armée française s’était développé de façon considérable, que les organisations allemandes sur la ligne Chaulnes-Roye étaient solidement tenues, et que, pour ces raisons, il avait décidé de différer l’opération prévue pour le 16, jusqu’à ce qu’une préparation d’artillerie appropriée ait été exécutée en vue d’opérer une attaque bien au point sur les positions. On pourrait mener cette action conjointement avec l’attaque sur le front de la 3e armée (anglaise), dont la préparation était activée aussi rapidement que possible. Séance tenante, et tout en comprenant qu’il ne fallait pas lancer des troupes à l’attaque sans une préparation effective d’artillerie, je ne voyais pas la nécessité de subordonner la date de l’attaque de la 4e armée anglaise et de la 1ere armée française à celle de la 3e armée britannique. Tout au contraire il y avait lieu de hâter le plus possible l’attaque de la 4e armée britannique et de la 1ere armée française, comme aussi de la faire suivre le plus rapidement possible de celle de la 3e armée britannique. Et je répondais dans ce sens à la note du maréchal Haig.

Une fois rentré à mon quartier général de Bombon, et après m’être renseigné sur la situation du côté français, je complétais ma pensée par un nouveau message au commandant en chef britannique, lui indiquant qu’en raison des dispositions déjà prises par la 1ere armée française, de la préparation d’artillerie déjà commencée, un retard apporté à l’opération sur Roye, décidée pour le 16, aurait les plus graves inconvénients. La date prévue devait donc être maintenue et la 4e armée britannique donner, le 16, l’appui jusqu’à Hattencourt à la 1ere armée française, à moins d’une impossibilité absolue de la part des troupes de l’aile droite de cette armée, que le maréchal Haig était invité à faire connaître sans retard. Comme on le voit, l’ennemi, à l’ouest de la Somme, s’était redressé et avait consolidé sa résistance en utilisant pour cela les anciennes lignes de défense de 1916. Dans quelle mesure fallait-il tenir compte de cette situation ?

Dans la matinée du 15 août, m’étant rendu à Sarcus, j’y recevais le général Debeney. Il me déclarait que l’attaque projetée sur Roye serait incontestablement dure et qu’il estimait pour sa part que, si ses forces étaient suffisantes pour l’exécuter, elles seraient trop faibles pour la soutenir. Dans l’après-midi du même jour, j’avais encore un entretien avec sir Douglas. Il m’exposait à nouveau les raisons pour lesquelles il voyait l’attaque très dure au sud de la Somme et le succès douteux même au prix de pertes considérables. à son avis le résultat pouvait être obtenu d’une manière indirecte, mais plus sûre, par la 3e armée britannique, qui, attaquant au nord de l’Ancre, sur le front Miraumont, Monchy-Le-Preux, en direction du sud-est, tournerait la ligne de la Somme au sud de Péronne.

Je me rangeais définitivement aux vues du maréchal Haig et je modifiais mes ordres du 12 août concernant les opérations de la Somme, mais sous réserve que l’allure à donner à l’attaque de la 3e armée britannique devrait permettre de reprendre activement la poussée au sud de la rivière en vue d’y conquérir les objectifs antérieurement assignés. Je confirmais ces différents points dans une lettre que je lui adressais le soir même. Désormais il fallait entrevoir une action des 4e armée et 3e armée britanniques liées l’une à l’autre, et une action de la 1ere armée française rattachée à celles des 3e et 10e armées françaises. Aussi la 1ere armée rentrait-elle, à la date de ce jour, aux ordres de son commandant de groupe, le général Fayolle, sous le haut commandement du général Pétain. En même temps, j’avisais par télégramme le commandant en chef des armées françaises que les attaques sur Roye et Chaulnes étaient pour le moment différées, que les armées britanniques se préparaient activement à étendre leur action au front Ancre-Scarpe et qu’elles comptaient que cette action prendrait tout son développement vers le 20 août. Il était, en conséquence, invité à combiner les opérations de ses 1ere, 3e et 10e armées, en vue de dégager la région de Lassigny, Noyon, forêt de Carlepont, et de préparer le dégagement ultérieur de la région de Roye, Chauny, Noyon. Ces opérations, ainsi que celles des armées britanniques, ayant pour objet de déterminer le repli des troupes allemandes en position à l’ouest de la Somme, une pression énergique devait être maintenue de ce côté.

2. Extension du front d’attaque franco-britannique

L’offensive est prise de l’Aisne à la Scarpe, 20-21 août. – résultats obtenus depuis le 18 juillet ; le dégagement de la région minière du nord s’est opéré sans coup férir ; perspectives d’avenir.

Dès le milieu du mois d’août, une préoccupation me tenait, c’était la crainte de voir le commandement allemand décoller ses armées de notre emprise et rompre brusquement le combat pour aller le reprendre à une certaine distance en arrière, dans une meilleure situation de front plus réduit, avec des obstacles et un terrain plus favorables à la défensive, comme aussi avec une nouvelle répartition de ses forces, susceptible de fournir une avantageuse contre-attaque, en un mot de tenter, dans le domaine de la guerre de position, une manœuvre analogue à celle par laquelle le général Joffre avait préparé et gagné la première bataille de la Marne.

Dans une solution purement militaire de cette sorte, dont il prendrait et garderait l’initiative, il était en état de chercher à rétablir le sort des armées allemandes. Elle pouvait consister à se dégager au plus tôt de notre étreinte, à rompre le contact que nous maintenions étroit partout, et, en profitant du temps que lui assurait la lenteur de notre avance dans des régions dévastées, à se rétablir sur une ligne de repli telle que Anvers, Bruxelles, Namur, la Meuse, la Chiers, Metz, Strasbourg, pour y réunir l’ensemble de ses forces, et monter une résistance nouvelle nous imposant un sérieux effort à l’entrée de l’hiver. Cette ligne était presque moitié moindre que le front qui s’étendait de la mer du nord aux Vosges. Elle comportait de sérieux obstacles, de par la nature, sur la plus grande partie de son étendue, et à ses deux extrémités la fortification lui prêtait un appui des plus solides. Elle ne pouvait être abordée par les armées alliées en bonne forme avant une quinzaine de jours, qui eussent pu être fortement utilisés par l’état-major allemand. Et c’était alors, pour ces armées, une forte bataille à recommencer avec de longs et sérieux préparatifs, en face d’un champ de bataille embrassant la Lorraine, si fortement organisée, le pays des Ardennes, d’une pénétration difficile, et sur une faible étendue les pays bas de Belgique. Peut-être aurions-nous été obligés d’y passer l’hiver.

Mais le recul que comportait une pareille manoeuvre, seule capable de rétablir la fortune des armées allemandes, eût été l’aveu, par l’état-major allemand, d’une sensible défaite militaire, capable d’influencer dangereusement l’opinion publique de l’Allemagne. C’était l’abandon d’une partie de la France, de la plus grande partie de la Belgique, comme aussi de la Haute Alsace. C’eût été une modification profonde de la carte de guerre, au moment où l’on envisageait des propositions de paix, enfin l’enlèvement ou l’abandon d’un formidable matériel de guerre à risquer tout d’abord. En tout cas, l’état-major allié, en précipitant ses actions, prenait ses dispositions pour lui enlever toute possibilité d’une telle manoeuvre. En conséquence des dispositions concertées, l’offensive franco-britannique allait désormais s’étendre depuis la vallée de l’Aisne jusqu’à celle de la Scarpe. La reprise en était prévue pour le 20 août.

À l’aile droite, la 10e armée française avait, dans les journées du 17 et du 18, préparé ses opérations d’ensemble par des actions de détail, qui l’avaient rendue maîtresse des hauteurs situées entre Tracy-Le-Val et Morsain et lui avaient permis d’avancer une partie de son artillerie. Le 20, elle s’élançait à l’assaut de la position principale de l’adversaire, débusquait l’ennemi du plateau de Nouvron et le rejetait vers la région boisée du mont de Choisy et de Carlepont. Le 21, elle s’en emparait, et, poursuivant l’Allemand battu, venait, dans les journées des 22 et 23, border l’Oise et l’Ailette. En même temps, la 3e armée française occupait Lassigny et la rive droite de la Divette. La première mission assignée à ces armées, le dégagement de la région de Lassigny, Noyon, forêt de Carlepont, était ainsi, en trois jours, menée à bien. À l’aile gauche du dispositif, la 3e armée britannique, commandée par le général Byng, entrait à son tour en action. Par suite d’un retard dans l’arrivée de certaines unités, retard dont le maréchal Haig avait rendu compte, l’attaque avait été remise au 21. Pour éviter tout nouveau délai, en présence des résultats obtenus par la 10e armée française, j’avais adressé dès le 19 un pressant appel à sir Douglas :

… l’ennemi est partout ébranlé par les coups qu’il a déjà reçus ; nous devons répéter ces coups sans perdre de temps et en y consacrant toutes les divisions susceptibles d’intervenir sans retard.

Je compte donc que l’attaque de votre 3e armée, déjà remise au 21 août, va partir ce jour-là avec violence, entraîner les divisions voisines de la 1ere armée et l’ensemble de votre 4e armée. Au lendemain de vos brillants succès des 8, 9, 10..., une conduite timide de leur part répondrait peu à la situation de l’ennemi et à l’ascendant moral que nous avons pris sur lui.

La 3e armée britannique ne faillit point à ce qu’on attendait d’elle. Le 21 août, après une pénétration rapide dans les lignes allemandes, elle rejetait l’ennemi au delà de la voie ferrée Arras-Albert, entre Moyenneville et Beaucourt, reprenait le 23 son mouvement en avant, et, le 25, récoltant le fruit de ses efforts, elle arrivait aux portes de Croisilles et de Bapaume. Profitant de cette avance, la 4e armée britannique progressait au nord de la Somme et venait occuper le plateau de Mametz et les hauteurs de Bray. Mais, pendant que les attaques victorieuses se développaient aux deux ailes, au nord de la Somme et sur l’Oise, le centre franco-britannique continuait de mener, entre la Somme et l’Oise, de durs combats en direction de Roye sans obtenir de résultats appréciables.

Il apparaissait de plus en plus certain que la résistance allemande dans cette région centrale ne serait brisée que par l’action des ailes, sans cesse élargie et renforcée. Aisément je ralliais les commandants en chefs à cette manière de voir. Dès le 22 août, en particulier, le maréchal Haig, avec une justesse de vue et un entrain indiscutables, m’informait au cours d’une entrevue à Mouchy-Le-Châtel, que l’attaque de sa 3e armée serait poursuivie avec la plus grande énergie, appuyée au nord de la Somme par la 4e armée britannique. Les commandants de ces deux armées, le général Byng et le général Rawlinson, avaient pour mission d’atteindre le plus tôt possible la ligne Quéant, Velu, Péronne. En même temps, la 1ere armée britannique allait à son tour passer à l’attaque au delà de la Scarpe, vers le 26, et chercher à percer la ligne Drocourt-Quéant. Ces dispositions, précisées dans l’ordre général d’opérations du grand-quartier général britannique en date du 24 août, répondaient pleinement à ma manière de voir la situation, à ma tendance à précipiter les événements et à étendre le front de nos attaques. Aussi, dès le 26, j’écrivais au maréchal Haig :

Vos affaires vont très bien. Je ne puis qu’applaudir à la manière résolue dont vous les poursuivez, sans laisser de répit à l’ennemi et en étendant toujours la largeur de votre action. C’est cette étendue croissante de l’offensive, d’une offensive nourrie, et fortement poussée en avant sur des objectifs bien choisis, sans préoccupation d’alignement ni d’une liaison trop étroite, qui nous donnera les plus grands résultats, avec les moindres pertes, comme vous l’avez parfaitement compris. Inutile de vous dire que les armées du général Pétain vont repartir incessamment dans le même style.

L’ardeur offensive, qui animait alors sir Douglas, l’entraînait même à vouloir emporter les divisions américaines sur ses traces victorieuses :

… je suis expressément d’avis, m’écrivait-il le 27 août, qu’il est à désirer que les divisions américaines prennent sans retard une part active à la bataille, et j’ai l’honneur de soumettre à votre examen que la répartition de ces divisions soit combinée de telle sorte qu’on envisage d’opérer un mouvement concentrique sur Cambrai, et, en partant du sud, sur Mézières.

La direction actuelle de mes attaques m’amènera à Cambrai, pourvu que la pression exercée sur le reste du front ennemi soit maintenue de façon constante.

Nous voyions ainsi approcher l’heure de l’offensive d’importance envisagée dans le mémoire du 24 juillet. Nous avions bien réussi les opérations de dégagement prévues au nord de l’Oise. Avant de pouvoir passer à la marche concentrique vers Cambrai-Mézières, il nous fallait entreprendre celles qui étaient prévues sur la Meuse, et réserver pour cela un groupement important de forces américaines. Aussi je répondais à sir Douglas :

… les objectifs finaux que vous m’indiquez dans votre lettre sont bien ceux que j’envisage de mon côté et vers lesquels je fais tendre les actions des armées alliées.

Ces actions sont actuellement montées dans différentes régions, suivant un certain style pour chacune, à des dates rapprochées les unes des autres. Il n’y a donc qu’à les faire se développer avec le plus d’activité possible. C’est à quoi je m’applique.

Les événements qui vont se produire, avec leurs résultats, permettront seuls de fixer une nouvelle répartition des forces disponibles, de dire s’il y a lieu d’attribuer à l’armée anglaise de nouvelles divisions américaines. Pour le moment, nous n’avons plus qu’à pousser fort et en avant le plus loin possible.

En fait on poussait fort. Le 26 août, la droite de la 1ere armée britannique, commandée par le général Horne, attaquant à l’est d’Arras, enlevait brillamment la hauteur de Monchy-Le-Preux, saisissait le lendemain les passages de la Sensée en aval de Croisilles, et, après s’être emparée le 28 de cette dernière localité, arrivait au contact de la ligne fortifiée Drocourt-Quéant, qui constituait un sérieux obstacle à son avance, autant qu’une base solide pour l’ennemi. Celui-ci s’en servait pour lancer, le 29, de violentes contre-attaques contre la 1ere armée anglaise, sans réussir cependant à l’ébranler, mais gagnant par là le temps nécessaire au repli qui s’effectuait plus au sud. Menacé, en effet, par l’action rapide du général Horne, pressé de façon continue par les 3e et 4e armées britanniques et par la 1ere armée française, l’ennemi exécutait, dans les journées des 27, 28 et 29 août, un large mouvement de retraite entre la Sensée et l’Oise et se repliait sur les hauteurs à l’est de Bapaume, derrière la Somme en amont de Péronne et derrière le canal du nord, abandonnant aux armées alliées des centres importants comme Combles, Chaulnes, Roye, Noyon. Il ne maintenait à l’ouest de la Somme qu’une tête de pont établie en avant de Péronne, d’où il fallut le déloger de vive force. Le 30 août, la 4e armée britannique s’emparait du pont du chemin de fer au sud de la ville, et, dans la nuit du 31 août au 1er septembre, elle enlevait d’assaut le mont Saint-Quentin, clef de la défense de Péronne. Au lever du jour, la vieille cité était libre d’Allemands. Pendant que la 1ere armée britannique, poursuivant son avance à l’extrémité gauche de la bataille, se préparait à attaquer la ligne Drocourt-Quéant et que le centre franco-britannique (3e et 4e armées britanniques, 1ere et 3e armées françaises) tournait et enlevait la ligne de la Somme, la 10e armée française, droite de la bataille, livrait de durs combats entre l’Aisne et l’Ailette sur les plateaux au nord de Soissons, où l’ennemi solidement retranché faisait tête avec acharnement. Il s’agissait pour lui d’empêcher le débordement par le sud du massif de Saint-Gobain, assise principale de son système défensif depuis quatre ans. Malgré cette résistance, la 10e armée, dans une lutte pied à pied, gagnait chaque jour du terrain, de telle manière que, le 2 septembre, elle parvenait sur les hauteurs de Crouy et atteignait la grand’route de Soissons à Coucy-Le-Château.

À l’autre extrémité de la bataille, la 1ere armée britannique, toujours dans une action de large envergure, repartait à l’attaque. Le 2 septembre, par une lutte violente et opiniâtre, elle enfonçait la ligne Drocourt-Quéant et la dépassait de plusieurs kilomètres dans la direction de Marquion. Après ce coup brutal, l’ennemi se mettait en retraite sur tout le front compris entre la Somme et la Sensée et se repliait derrière la Tortille et le canal du nord, vers la position Hindenburg. C’est ainsi qu’au début de septembre, la victoire était passée sous les drapeaux alliés par le développement successif et rapide des opérations consécutives à l’offensive allemande du 15 juillet, et avec les résultats visés dans le mémoire du 24.

Le 18 juillet, le groupe d’armées de réserve (6e et 10e armées) est parti à l’attaque entre l’Aisne et la Marne, bientôt suivi par le groupe d’armées du centre (9e et 5e armées) attaquant entre la Marne et la Vesle. En trois semaines l’ennemi a été ramené sur cette dernière rivière, et la voie ferrée Paris-Châlons largement dégagée. Le 3 août, l’attaque franco-britannique est lancée entre l’Ancre et l’Avre et bientôt étendue jusqu’à l’Oise. En trois jours l’ennemi a été ramené sensiblement à ses positions de 1914. Amiens et la voie ferrée Paris-Amiens sont entièrement soustraits à ses coups.

Ces résultats acquis, l’offensive est poursuivie par trois armées britanniques (1ere, 3e, 4e) et trois armées françaises (1ere, 3e, 10e) opérant simultanément sur tout le front compris entre Arras et Soissons. Après quinze jours de lutte, l’ennemi désemparé bat en retraite vers la position Hindenburg. En outre, les attaques incessantes qu’ils ont subies depuis le 18 juillet, les pertes importantes qu’elles leur causaient en hommes et en matériel, la nécessité d’alimenter une bataille qui se développait sans répit, le souci peut-être de ne pas rester aventurés dans un saillant où ils risquaient encore d’être attaqués dans de mauvaises conditions, ont déterminé les Allemands à raccourcir leur front dans la région du nord et à renoncer bénévolement aux gains de terrain qu’ils avaient acquis en avril dans la direction d’Hazebrouck. Entre le 8 août et le 4 septembre, la direction suprême ramenait ses troupes du saillant au sud d’Ypres, et les établissait sur la ligne Wyschaëte, Armentières, La Bassée, abandonnant des positions importantes comme le Kemmel et levant la lourde hypothèque qui depuis quatre mois pesait sur le bassin houiller de Béthune. C’était là pour les alliés un des avantages, et non le moindre, qu’ils retiraient d’une victoire cependant encore à ses débuts.

Bref, en six semaines, l’ennemi a perdu tous ses gains du printemps. Il a perdu quantité d’hommes et de matériel. Il a surtout perdu la direction de la guerre, l’ascendant moral. Quel ne doit pas être son désarroi matériel et moral ? Nous n’avons qu’à continuer l’exécution de notre programme, activer le dégagement de la voie ferrée Paris-Avricourt, aux environs de Commercy, avec l’armée américaine, comme nous avons effectué celui de Paris-Amiens et de Paris-Châlons avec les armées françaises et britanniques ; au total, pousser au plus tôt dans la bataille générale, en l’étendant à l’est, la dernière armée entrée dans la lutte, celle des États-Unis, comme il avait été prévu dans le mémoire du 24 juillet. D’autre part, en présence des mouvements de retraite de l’ennemi dénotant son état de fatigue et son manque de réserves, je faisais remarquer au maréchal Haig et au lieutenant général Gillain qu’il y avait une situation favorable à exploiter dans le nord :

… il semble, en particulier, leur écrivais-je le 2 septembre, qu’il serait possible d’entreprendre à peu de frais une opération menée par l’armée belge et la 2e armée britannique, en vue d’occuper les hauteurs de Clercken, la forêt d’Houthulst, la crête de Passchendaële, les hauteurs de Gheluwelt et de Zandworde, Comines. En dehors des avantages immédiats que cette attaque apporterait à l’offensive actuelle par l’extension inopinée du front d’attaque au nord de la Lys, les résultats indiqués ci-dessus donneraient une excellente base de départ pour des opérations ultérieures en direction de Roulers et de Courtrai…

En invitant le commandant en chef de l’armée britannique et le chef d’état-major de l’armée belge à étudier sans retard les projets de ces opérations, je préparais ainsi la mise en train de l’offensive d’ensemble que, dès à présent, j’envisageais pour les armées alliées, offensive rendue possible par le succès de toutes les opérations partielles exécutées depuis le 18 juillet et dont la conclusion allait être donnée par la 1ere armée américaine dans le saillant de Saint-Mihiel.

3. Le dégagement de la voie ferrée Paris-Avricourt dans la région de Commercy

Formation des armées américaines. – première conception de la bataille de Saint-Mihiel. – modification qui lui est apportée à la fin d’août en raison du programme d’ensemble des offensives alliées. – bataille de Saint-Mihiel, 12 septembre.

Le projet d’une attaque américaine en Woëvre faisait partie, comme nous l’avons vu, du mémoire du 24 juillet. C’est dans ce but qu’avait été décidée, le 22 juillet, outre la constitution d’une 1ere armée américaine sur la Marne, la formation, dans la Meuse, d’une 2e armée américaine qui devait prendre possession, au fur et à mesure de l’arrivée de ses éléments, du secteur s’étendant de Nomény à la région nord de Saint-Mihiel. La possibilité de créer ces deux grandes unités à la fin de juillet soulignait bien l’importance que le concours américain prenait sur le front français, et elle témoignait également de l’ardent désir des soldats américains, souvent exprimé par le général Pershing, de voir les forces expéditionnaires, réunies au plus tôt sous ses ordres, jouir d’une autonomie analogue à celle des autres armées alliées, et engager au plus tôt dans la bataille le drapeau étoilé.

J’étais plus convaincu que personne de la nécessité de former au plus tôt une grande armée américaine, aux ordres de son chef, sachant bien que dans les armées nationales le soldat ne se bat jamais aussi bien qu’aux ordres des officiers que son pays lui a donnés, qui parlent la même langue que lui et défendent la même cause avec les idées et les procédés qui lui sont familiers. Mon désir était très grand de donner au plus tôt satisfaction au général Pershing. Encore ne fallait-il pas pour cela arrêter ou ralentir, en fin de juillet, les opérations heureusement engagées et poursuivies dans le Tardenois et auxquelles participaient des divisions de la 1ere armée américaine. Encore fallait-il réserver les cas imprévus où apparaîtrait la nécessité d’engager des troupes américaines hors du commandement de son général en chef. C’est ce que j’écrivais le 28 juillet au général Pershing. Il comprenait si bien le sens de ma lettre appliqué au front de France qu’il me communiquait, le 29 juillet, ses inquiétudes au sujet de l’envoi de renforts américains en Italie et me demandait de maintenir sur ce point ma manière de voir qui lui était connue, la nécessité de concentrer notre effort militaire sur le front occidental, l’impossibilité de détourner vers une autre région une partie quelconque des forces américaines. C’est d’ailleurs dans le même sens que je répondais au ministre de la guerre qui, peu de temps après, me transmettait une demande de M. Noulens tendant au renforcement par des contingents américains des forces alliées opérant en Russie septentrionale. En faisant des réserves sur la nécessité d’augmenter ces forces au delà de l’effectif fixé par le conseil supérieur de guerre, j’ajoutais qu’aucun prélèvement de troupes ne saurait en tout cas être effectué sur le front français.

Pour l’instant, nous poussions le plus possible les préparatifs de l’attaque de Woëvre, en demandant le 4 août, à mon quartier général de Bombon, au général Pétain d’avoir terminé ces préparatifs pour la fin du mois ; au général Pershing de hâter la constitution de l’armée américaine de Woëvre. Le 9 août, en présence du magnifique développement des opérations dans la Somme, il importait de passer au plus tôt à l’attaque de Woëvre, et, pour gagner du temps, nous décidions dans une entrevue à Sarcus, avec le général Pétain et le général Pershing, que la 1ere armée américaine serait constituée dans cette région et non plus, comme il avait été antérieurement prévu, dans la région de l’Aisne où le front se trouvait maintenant stabilisé. On se bornait, comme on le voit, provisoirement à la création d’une seule armée américaine.

Le 17 août, le général Pershing recevait les directives pour l’attaque projetée. Après lui en avoir rappelé le but, dégagement de la voie ferrée Paris-Avricourt par la réduction du saillant de Saint-Mihiel, elles lui faisaient connaître les objectifs à atteindre, à savoir la ligne générale : Bouxières-Sous-Froidmont (six kilomètres nord-est de Pont-à-Mousson), Mars-La-Tour, Parfondrupt, Bezonvaux. Elles lui indiquaient les modalités de l’action qui comprendrait trois attaques : 1. L’une à l’est du saillant de Saint-Mihiel, partant du front Lesménils-Seicheprey en direction du nord ; 2. L’autre au nord du saillant, partant du front tranchée de Calonne-Haudimont, en direction de l’est ; 3. La troisième flanquant celle-ci à gauche et partant du front Châtillon-Sous-Les-Côtes-Bezonvaux. Au total dix-huit à dix-neuf divisions seraient nécessaires.

Les objectifs ainsi définis assureraient en réalité, bien au delà de la limite nécessaire, le dégagement de la voie ferrée Paris-Avricourt ; et, tout en poursuivant son but immédiat, l’opération de Woëvre aurait encore d’autres conséquences telles que de porter à l’ennemi le coup le plus rude possible, d’obtenir tous les résultats que comporte une action d’importance et de conquérir une base de départ avantageuse pour des offensives ultérieures. On donnait du reste au général Pershing tous les moyens nécessaires, à la demande de ce dernier, trois divisions américaines (33e, 78e, 80e), prélevées sur celles dont disposait le maréchal Haig, étaient transportées de la zone britannique vers la Meuse.

La 1ere armée américaine recevait de l’armée française un certain nombre de ressources supplémentaires en artillerie, munitions, chars d’assaut, aviation, etc. Enfin, le général Pershing prenait sous son commandement les forces françaises (trois corps d’armée) qui devaient coopérer à l’attaque américaine. Le 24 août, le commandant en chef des forces américaines venait à Bombon et m’exposait le plan général et l’organisation du commandement de l’opération de Woëvre. Il se mettait également d’accord avec moi sur l’emploi à faire de certaines divisions américaines dans les armées alliées ; c’est ainsi qu’il était décidé que deux divisions (27e et 30e) seraient maintenues sous les ordres du maréchal Haig et participeraient aux opérations en zone britannique ; qu’à partir du 8 septembre, deux autres divisions de la réserve du général Pershing (comptées en sus des quatorze divisions prévues pour l’opération de Woëvre) seraient tenues prêtes à marcher selon les circonstances, ou dans les attaques des armées françaises, ou dans celle de l’armée américaine. Sur ces entrefaites, en présence de l’heureux développement des offensives exécutées par les alliés depuis le 18 juillet et de la désorganisation grandissante de l’adversaire, je décidais, comme nous le verrons plus loin, de passer à cette offensive d’importance que le mémoire du 24 juillet avait fait prévoir pour la fin de l’été ou pour l’automne.

À la fin du mois d’août, la série de nos actions victorieuses permettait d’entrevoir des résultats plus vastes que le simple dégagement de la voie ferrée de Commercy par la conquête de la poche de Saint-Mihiel. Nous pouvions songer à la bataille de Mézières, à la condition de ramener à cette bataille toutes les armées alliées, de ne pas laisser en particulier l’armée américaine s’emporter dans une offensive propre et sur une direction divergente, que lui aurait ouverte le prolongement de la marche dans la Woëvre. Aussi, le 30 août, après avoir dans la matinée mis le général Pétain au courant de ce nouveau programme, je me rendais à Ligny-En-Barrois et voyais le jour même le général Pershing. Je lui exposais les grandes lignes de la manoeuvre projetée, qui consisterait à conjuguer avec les attaques franco-britanniques actuellement en cours vers Cambrai-Saint-Quentin, une attaque franco-américaine vers Mézières par les deux rives de la Meuse. Cette attaque serait confiée à une armée américaine disposée à cheval sur l’Aisne, encadrée à gauche par la 4e armée française et ultérieurement à droite par la 2e armée française, renforcées de douze à seize divisions américaines.

Elle devrait commencer entre le 15 et le 20 septembre. D’ici là, tant pour ne laisser à l’ennemi aucun répit que pour faciliter le décrochage et le déplacement des unités américaines destinées à l’attaque sur Mézières, l’opération de Woëvre serait exécutée vers le 10 septembre, avec des effectifs réduits à environ neuf divisions et des objectifs limités au simple dégagement de la voie ferrée Paris-Avricourt, c’est-à-dire à la conquête de la ligne Vigneulles-Thiaucourt-Regnéville. En un mot, pour pouvoir monter sur Mézières une offensive dont j’escomptais les plus grands résultats, j’étais amené à donner à l’opération de Woëvre une importance beaucoup moindre que celle que j’avais envisagée dans ma directive du 17 août, et à demander au général Pershing d’entreprendre une nouvelle opération. Avant de quitter Ligny, je laissais au général Pershing une note résumant et précisant les différents points qui avaient été abordés au cours de l’entretien. Cette note amenait de sa part quelques observations que le commandant en chef de l’armée américaine développait dans une lettre qu’il m’adressa le 31 août. Pour lever toute difficulté et toute perte de temps, nous nous réunissions, le général Pershing, le général Pétain et moi-même, le 2 septembre, à mon quartier général. Là, nous reprenions comme base de conversation la réponse ci-dessous que j’avais adressée la veille au général Pershing :

Ma note du 30 août et mes explications verbales du même jour visent l’organisation immédiate d’une bataille générale des alliés :

1. Dans une direction déterminée ;

2. Avec le maximum de forces alliées ;

3. Dans le minimum de temps ;

4. Dans les meilleures conditions de ravitaillement et pour cela de communications. pour réaliser cet ensemble, j’ai envisagé de la part de l’armée américaine :

a) une opération de Saint-Mihiel plus ou moins réduite ;

b) une attaque à l’ouest de la Meuse. l’attaque à l’ouest de la Meuse sera maintenue à tout prix : comme direction ; comme importance de forces engagées ; comme conditions de temps.

Si vous estimez, comme vous me le faites connaître dans votre lettre du 31 août, ne pouvoir faire l’opération de Saint-Mihiel préalablement ou simultanément, même en la réunissant, j’estime qu’il y a lieu d’y renoncer.

En tout cas, en vue d’organiser dès maintenant et sans aucune perte de temps les opérations à l’ouest de la Meuse, je vous demande de vouloir bien vous réunir au général Pétain et à moi-même demain 2 septembre à 14 heures à mon quartier général afin que les grandes lignes de ces opérations puissent être définitivement arrêtées sur place…

Au cours de cette réunion, qui eut lieu dans les conditions indiquées, et après avoir fait le compte des divisions américaines susceptibles de mener une offensive, le général Pershing admettait que l’opération de Saint-Mihiel et l’offensive sur Mézières n’étaient nullement exclusives l’une de l’autre, pourvu qu’elles se succédassent rapidement et qu’elles fussent pour cela combinées dans le temps. Dans ces conditions, il était décidé que :

1. L’attaque de Saint-Mihiel, limitée à l’obtention de la ligne Vigneulles, Thiaucourt, Régnéville, serait préparée pour être déclenchée le 10 septembre, avec huit à dix divisions ;

2. L’attaque à l’ouest de la Meuse serait exécutée entre le 20 et le 25 septembre par l’armée américaine (douze à quatorze divisions, sans compter celles à récupérer de l’attaque précédente), entre la rivière et l’Argonne, appuyée à gauche par une attaque de la 4e armée française, le tout sous le haut commandement du général Pétain.

Ces décisions firent l’objet d’un protocole remis séance tenante aux deux commandants en chef, en attendant la directive générale qui leur fut adressée le lendemain, 3 septembre. C’est ainsi que l’opération de Saint-Mihiel, après les retouches et les négociations que nous venons d’exposer, put être enfin menée à bien. Elle devait encore cependant subir un retard de quarante-huit heures sur les prévisions, par suite de l’extrême complexité des mouvements de concentration.

Le 12 septembre, après une préparation qui, durant quatre heures, fut exécutée par près de 3000 pièces d’artillerie, l’attaque principale (4e et 1er corps américains), partant du front Seicheprey, Limey, s’élançait à 5 heures en direction de Vigneulles-Thiaucourt. Elle était si violente et si résolument exécutée que l’ennemi ne réussissait en aucun point à l’enrayer. Partout, les épais réseaux étaient franchis, les nids de résistance débordés et dépassés, les objectifs atteints dans la soirée. Pendant ce temps, l’attaque secondaire (5e corps américain), ayant débouché à 8 heures du front des Éparges, marchait à la même allure que l’attaque principale, et, poursuivant son avance pendant toute la journée, elle atteignait dans la nuit suivante Vigneulles-Les-Hattonchâtel, où, le 13 au matin, la liaison était faite entre l’attaque secondaire et l’attaque principale. Quelques heures avaient suffi pour nettoyer ce saillant de Saint-Mihiel, où depuis quatre ans l’ennemi était établi, et dont il n’avait pu effectuer à temps la complète évacuation, 13.250 prisonniers et 460 canons restaient aux mains de la 1ere armée américaine. C’était là un beau succès dont je m’empressais de féliciter le général Pershing. Pour le compléter, la 1ere armée américaine n’eut plus, dans les journées suivantes des 13, 14 et 15 septembre, qu’à venir s’installer en face des nouvelles positions tenues par l’ennemi, et à s’établir sans retard dans une situation défensive solide. Il lui fallait, en effet, retirer d’urgence des forces pour les transporter à l’ouest de la Meuse, où l’attendaient un nouveau labeur et de nouveaux destins.