MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE LA GUERRE DE 1914-1918

DE MARS 1918 À LA FIN DE LA GUERRE.

Chapitre VI — L’attaque allemande de Reims à Montdidier (27 mai-13 juin).

 

 

1. – l’attaque du Chemin-Des-Dames (27 mai-4 juin).

Temps d’arrêt ; les alliés préparent des contre-offensives entre l’Oise et la Somme et dans la région de la Lys. – attaque allemande contre le Chemin-Des-Dames, 27 mai ; l’ennemi s’empare de Soissons et franchit la Vesle, 28 mai ; dispositions prises par les généraux Foch et Pétain. – les Allemands, poursuivant leur offensive, atteignent la Marne ; le général Foch y envoie la 10e armée, 30 mai. – crise de confiance dans les rangs français ; intervention énergique du général Foch, et mesures prises par lui pour renforcer les troupes engagées, 31 mai et 1er juin ; arrêt des attaques ennemies, 4 juin.

Depuis le 9 mai, les attaques allemandes avaient cessé dans les Flandres, et le 18, comme nous l’avons vu, l’ordre avait été donné au général de Mitry de réduire ses forces en première ligne, de manière à augmenter ses réserves. Il avait été prescrit également au gouverneur de Dunkerque de faire baisser le niveau des inondations pour restreindre la gêne imposée aux populations. À la période des batailles, dont les canons allemands avaient marqué l’ouverture le 21 mars, succédait un calme auquel, depuis bientôt deux mois, on était déshabitué. Que cachait ce silence ?

On savait que l’ennemi avait des disponibilités nombreuses : 76 à 80 divisions, disait le 2e bureau du grand quartier général, plus importantes encore que celles dont il disposait le jour de sa première attaque entre la Scarpe et l’Oise. Où allaient-elles surgir ? On scrutait l’horizon sans réussir à percer le mystère. Le maréchal Haig se croyait menacé d’une nouvelle offensive allemande entre Amiens et la mer, avec effort principal dans la région d’Albert ou dans celle d’Ypres. Le général Pétain penchait aussi pour cette hypothèse ; il ne craignait plus, en effet, une attaque ennemie en Champagne, et, faute de recoupements, il n’ajoutait pas foi aux dires des prisonniers, qui, dans les journées des 19 et 22 mai, déclaraient qu’une offensive allemande de grand style était en préparation entre l’Oise et Reims.

Tout en suivant de près les travaux d’investigation de mes subordonnés, je n’entendais pas que l’activité des armées alliées se limitât exclusivement à supputer et à discuter les intentions de l’ennemi. Une autre tâche s’imposait à elles, une tâche urgente, celle de se préparer à passer à leur tour à l’offensive. Seule, en effet, l’offensive leur permettra de terminer victorieusement la bataille et de reprendre, par l’initiative des opérations, l’ascendant moral. Mais il fallait que cette offensive, à l’heure où nous étions tenus à un strict ménagement de nos forces, poursuivît des résultats en rapport avec les sacrifices consentis. Deux champs d’action répondaient à une telle condition :

1. Le terrain entre l’Oise et la Somme, qui offrait les possibilités d’une attaque combinée des 3e et 1ere armées françaises avec la droite de la 4e armée britannique, en vue de dégager la voie ferrée Paris-Amiens et le centre de communications d’Amiens ;

2. La région de la Lys, où une action combinée de la gauche de la 1ere armée britannique, de la 2e armée britannique et du détachement d’armée du nord aurait pour objectif le dégagement du bassin houiller de Béthune et le dégagement d’Ypres.

Une fois ces deux terrains adoptés, un programme offensif des armées alliées fut adressé le 20 mai à chacun des commandants en chef. Les deux offensives devaient être préparées simultanément et sans retard. Si l’ennemi n’attaquait pas, elles fourniraient les moyens de le surprendre par une attaque puissante. S’il attaquait, elles constitueraient entre les mains du commandement une riposte qui pourrait être indispensable. De ces deux offensives, la plus importante, à ne considérer que les moyens mis en oeuvre, était incontestablement la première, celle d’entre Oise et Somme. Elle avait été mise à l’étude dès mon entrée en fonctions à Doullens ; le général Pétain et le général Fayolle s’y étaient attachés, afin que l’entreprise fût montée en vitesse autant qu’en force.

La coopération de l’armée britannique était réglée dans une lettre particulière au maréchal Haig. La préparation de l’offensive de la Lys était beaucoup moins avancée. Le maréchal, nous l’avons vu, avait déjà pris ses dispositions pour attaquer en direction de Merville-Estaires, mais il avait, par contre, tout à préparer dans la région du Kemmel et d’Ypres, et il était à prévoir que la période de préparation durerait assez longtemps. Il fallait, en effet, réorganiser les troupes qui sortaient à peine d’une dure bataille et constituer une base de départ sur des positions encore mal établies. Il fallait aussi opérer un regroupement des forces alliées dans les Flandres, où les nécessités d’une rapide intervention avaient entraîné notamment un mélange de divisions françaises et anglaises, préjudiciable à l’exercice du commandement.

Les choses en étaient là quand, soudain, on apprit qu’une nouvelle offensive était à la veille de se déclancher, et que cette fois elle viserait le front français. Dans l’après-midi du 26 mai, des prisonniers allemands déclaraient qu’une attaque contre le Chemin-Des-Dames aurait lieu dans la nuit suivante, après une courte préparation d’artillerie commencée à une heure du matin. Le renseignement était exact. à l’heure dite, l’artillerie allemande entamait sur le front Reims-Coucy-Le-Château, et sur une profondeur de dix à douze kilomètres, un bombardement d’une extrême violence, avec emploi massif d’obus toxiques ; on comptait, dans certaines parties, plus de trente batteries par kilomètre. À 3 h. 40, l’infanterie ennemie partait à l’assaut sur l’espace de cinquante-cinq kilomètres qui s’étend de Brimont à Leuilly, et, précédée par un barrage roulant très dense, appuyée en quelques points par des chars d’assaut, elle pénétrait d’un seul élan, profondément, dans le dispositif français. La surprise avait été à peu près complète, et elle était importante.

Trente divisions allemandes (VIIe armée, général von Boehn et droite de la 1ere armée, général von Below), dont le transport à pied d’oeuvre et la concentration étaient restés inaperçus du côté adverse, se ruaient à la conquête du Chemin-Des-Dames, et cette puissante masse d’attaque ne trouvait devant elle que sept divisions alliées, quatre françaises et trois britanniques, en première ligne, soutenues en arrière par deux divisions françaises et une division anglaise. Elle eut facilement raison de leur résistance. Au centre notamment, les 22e division française et 50e division britannique furent littéralement submergées sous le flot allemand. Rapidement maître du plateau où court le Chemin-Des-Dames, l’ennemi poussa jusqu’à l’Aisne. à 10 heures, il était en possession de cette rivière, de Vailly à Oeuilly.

Malheureusement, le commandant de la 6e armée avait dès le début de l’attaque envoyé la presque totalité de la 157e division, qui se trouvait sur l’Aisne, au secours de la première position, et laissé ainsi à peu près sans garde, sur un large front, la position de sûreté si importante de l’Aisne. Un hasard fatal voulut que les Allemands fissent leur effort principal de ce côté. Ils abordèrent ainsi la rivière sans coup férir, et purent, grâce à la rapidité de leur avance, s’emparer de tous les ponts entre Vailly et Pontavert, avant même que les dispositifs de rupture fussent chargés.

Dès lors, la situation était grave pour nous. À 11 heures du matin, il était impossible de garder quelque illusion. Les trois divisions en réserve encore disponibles furent données aux corps d’armée et employées contre les deux ailes de l’attaque allemande pour essayer tout au moins de l’endiguer ; mais, au centre, dans une brèche de quinze kilomètres d’ouverture, l’ennemi, libre de ses mouvements, courait à la Vesle et l’atteignait dans la soirée, entre Courlandon et Braine ; seul, Fismes lui était encore disputé par les premières unités d’une division française (13e) rapidement amenée en auto. Ici se renouvelait l’erreur que nous avions déjà vu se produire à la Somme le 23 mars.

Une ligne d’eau située à une dizaine de kilomètres de la première position ou plus, comme l’Aisne ou la Somme, constitue un obstacle qui arrête l’attaque ennemie victorieuse, l’oblige à renouveler une action d’artillerie méthodique, pour peu que le défenseur ait pris des dispositions de sûreté sur cette ligne, comme de laisser à chaque pont une compagnie ou même une section, un détachement uniquement chargé de défendre et de couvrir le passage. À l’abri de cette occupation permanente, la troupe de la première ligne, rejetée et emportée en désordre par la violence de l’attaque, peut s’écouler par les passages, se remettre en ordre en arrière de l’obstacle sans être poursuivie, et reprendre toute sa force. L’ennemi, parvenu devant la ligne d’eau, est obligé pour la forcer de monter une nouvelle attaque d’artillerie, et c’est toute une opération à recommencer pour lui. Que l’on ne dise pas que les détachements maintenus à la rivière vont manquer à la bataille de la première ligne. Par leur peu d’importance ils ne constituent pas une force sérieuse par elle-même, d’un effet appréciable dans cette bataille si on les y engage à l’improviste. Par contre, malgré leur peu d’importance, établis à la rivière, ils tirent une puissance particulière de leur rôle nettement déterminé en des points organisés du champ de bataille, aux passages de l’Aisne ou de la Somme. Ils mettent un terme à la poursuite ennemie et permettent aux troupes repoussées le rétablissement d’une résistance derrière une ligne bien tracée. Au total, s’assurer en tout temps, par un service de garde fortement organisé la disposition des points de passage de la rivière est une précaution indispensable au commandement qui veut garder sa liberté d’action au delà de la rivière, ou sur la rivière. Elle avait été perdue de vue sur l’Aisne comme sur la Somme. Dans l’après-midi du 27, le général Pétain m’avait mis au courant de ses dispositions pour parer d’urgence à la gravité de la situation.

Le quartier général de la 5e armée, six divisions d’infanterie, le 1er corps de cavalerie à trois divisions, quatre régiments de 75 porté, trois régiments et six groupes d’artillerie lourde à tracteurs, ainsi qu’un groupement de la division aérienne, étaient déjà en cours de transport. La moitié des divisions d’infanterie et deux divisions de cavalerie interviendraient dans la bataille dès le lendemain matin.

Le 28, l’ennemi, ayant bousculé les quelques éléments qui lui étaient opposés dans la région de Fismes, franchissait la Vesle sur un large front et s’installait sur les plateaux au sud de la rivière, sans du reste chercher à pousser plus loin. D’autre part, mettant à profit la brèche ouverte devant son centre, il combinait les attaques frontales avec des attaques à revers, et faisait tomber ainsi la résistance rencontrée aux deux ailes. À l’est, par une progression rapide dans les vallées de la Vesle et de l’Ardre, il rejetait le 9e corps anglais sur les hauteurs de Saint-Thierry et de Savigny ; à l’ouest, il enlevait à notre 11e corps les plateaux dominant Soissons au nord-est et pénétrait même dans cette ville à la nuit tombante. Vainement le général commandant la 6e armée française avait-il jeté au-devant des Allemands les bataillons qui lui arrivaient, au fur et à mesure de leurs débarquements ; quatre divisions d’infanterie et deux divisions de cavalerie, engagées de la sorte dans la journée du 28, avaient été impuissantes à combler une brèche qui s’agrandissait d’heure en heure. Il fallait de toute urgence amener d’autres forces, et le général Pétain me rendait compte le 28, à Provins, qu’en plus des réserves dont il m’avait annoncé la veille le déplacement, il avait donné l’ordre de transporter sur le groupe d’armées du nord dix divisions d’infanterie, quatre régiments d’artillerie lourde, trois régiments de 75 porté ; qu’il avait d’autre part prescrit au général Fayolle de retirer de son front quatre divisions d’infanterie, et de diriger sur Creil et Chantilly le 2e corps de cavalerie. C’était, en définitive, la presque totalité des disponibilités françaises qui était mise en route vers la bataille. La détermination ainsi prise par le général Pétain répondait aux nécessités premières devant lesquelles il se trouvait et je ne pouvais tout d’abord que l’approuver. Mais elle avait, au point de vue général, des répercussions auxquelles il nous fallait aussitôt parer dans toute la mesure du possible. Ainsi, la 5e armée tout entière, son état-major et les quatre divisions qui la composaient, était envoyée au sud de l’Oise ; or, avec elle, disparaissait l’un des deux groupements français formant réserve générale en zone anglaise. De là découlait pour le maréchal Haig la nécessité de se mettre en mesure de parer à une offensive allemande en faisant presque uniquement état de ses propres forces, et, pour cela, de constituer une réserve générale britannique, susceptible d’être appliquée au moment et au point voulus. Je l’y invitais par une lettre du 28 mai.

Je prescrivais en même temps au commandant de la 10e armée de tout mettre en oeuvre pour que l’intervention éventuelle, sur une partie quelconque du front anglais, des forces françaises réduites aux quatre divisions de son armée, pût se produire à temps et juste. Enfin, pour faciliter au général Pétain la constitution de nouvelles disponibilités, j’ordonnais au général de Mitry de remettre dans le plus bref délai les éléments non endivisionnés du 36e corps à la disposition du grand quartier général et de prendre ses dispositions pour retirer une division du front par extension des autres. L’ennemi, après s’être arrêté délibérément le 28 sur les plateaux au sud de la Vesle, sans poursuivre son avance au delà dans le champ libre, relançait son attaque, le 29, avec un caractère plus violent encore que dans les journées précédentes. Ce jour-là, son centre prononçait un effort puissant en direction d’Oulchy-Le-Château, Fère-En-Tardenois, Ville-En-Tardenois, et, ne rencontrant devant lui que de faibles unités françaises, impuissantes à lui disputer le terrain et déjà sérieusement éprouvées, il avançait rapidement sur un front de vingt-cinq à trente kilomètres, et atteignait dans la soirée les hauteurs qui dominent la rive nord de la Marne, entre Château-Thierry et Dormans.

Sa droite faisait de même un effort vigoureux contre la région de Soissons, mais là elle rencontrait une résistance beaucoup plus affirmée. Elle réussissait néanmoins à rejeter la défense française à l’ouest de Soissons et sur les plateaux au sud de la ville. À leur gauche, les attaques allemandes étaient moins fortement montées, mais, bénéficiant de l’avance réalisée vers la Marne, elles obligeaient les troupes alliées à reculer vers la grand’route de Reims à Ville-En-Tardenois. On cédait ainsi du terrain sur toute la ligne, et la 6e armée, voyant fondre, au fur et à mesure qu’elle les jetait dans la bataille, les divisions qui lui étaient envoyées, continuait à se trouver dans un état d’infériorité si inquiétant que le général Pétain se demandait s’il réussirait à obtenir les résultats qu’il poursuivait, à savoir l’intégrité de la Marne, le maintien en notre possession de la montagne de Reims et des plateaux au sud de Soissons. Le 29 à midi, devant le développement croissant de l’offensive allemande, il me demandait de mettre à sa disposition la 10e armée et de faire opérer par les Anglais et les Belges la relève du détachement d’armée du nord.

Je ne pouvais déférer entièrement à cette requête. Malgré la puissance de l’attaque déclanchée au sud de l’Aisne, l’ennemi avait encore des disponibilités suffisantes pour mener une autre offensive dans la région de la Somme et au nord. En prévision de cette éventualité, il eût été prématuré d’enlever la 10e armée de la zone britannique ; mais, tout en les maintenant dans la région où elles étaient, les unités qui la composaient furent rapprochées de quais d’embarquement favorables. D’autre part, j’obtenais du général Gillain que l’armée belge, relevant la gauche anglaise, étendît son front jusqu’aux abords immédiats d’Ypres, de manière à permettre la constitution de nouvelles réserves britanniques. Pour lui faciliter la tâche, la 2e armée anglaise mettait à sa disposition un certain nombre de batteries et lui fournirait éventuellement un large appui de ses réserves. Mais je prévenais le maréchal Haig que la 10e armée française pourrait être appelée à quitter la zone anglaise, et je l’avertissais en même temps, qu’au cas où l’ennemi engagerait toutes ses forces disponibles contre le front français, je pourrais être amené à faire appel au concours de la réserve générale britannique que le maréchal venait de constituer.

Entre temps, pour fournir au groupe d’armées du nord les divisions qui lui étaient indispensables, le général Pétain avait dû puiser dans le groupe d’armées de réserve, et, malgré les dangers d’un pareil expédient, il avait ordonné au général Fayolle de mettre en réserve sept à huit divisions. Celui-ci ne pouvait le faire qu’en dégarnissant son front et en se dépouillant de ses réserves propres, au total en affaiblissant un point particulièrement sensible, la soudure entre les armées britannique et française. Pour remédier dans la mesure du possible à cette cause de faiblesse, je confiais au maréchal Haig le soin d’étayer la droite de la 4e armée anglaise au sud de la Somme et de garantir étroitement sa jonction avec la 1ere armée française. On voit, par là, combien la situation était tendue et combien la pénurie d’effectifs, dont nous avons déjà parlé, se faisait cruellement sentir. Le 30 mai d’ailleurs, les attaques allemandes se poursuivaient avec la même violence ; leur effort principal se faisait encore sentir au centre, d’une part dans la direction de la Marne qu’elles atteignaient sur tout le front de Château-Thierry à Dormans, d’autre part, dans la direction de l’Ourcq et de la forêt de Villers-Cotterets, où la 6e armée française marquait un recul sérieux. De même, au nord de Soissons, les Allemands gagnaient de nouveau du terrain et rejetaient les Français sur le plateau de Nouvron. Du côté de Reims seulement, la situation tendait de plus en plus à se stabiliser, par suite de l’entrée en ligne de la 5e armée française, qui facilitait grandement l’organisation du commandement de la défense.

Le champ d’action de l’ennemi semblait se limiter, pour le moment, au terrain compris entre la Marne de Dormans et l’Oise de Noyon ; mais, sur cet espace de plus de cent kilomètres de front, la bataille était durement menée. La direction suprême faisait donner ses réserves ; six nouvelles divisions venant du groupe d’armées du kronprinz de Bavière étaient identifiées dans la journée du 30, et l’aviation, de son côté, signalait de grosses colonnes allemandes se portant vers l’ouest en direction générale de Paris. C’était par suite de ce côté que le général Pétain, après avoir organisé solidement la défense de la rive sud de la Marne, décidait de porter tous ses efforts, et, pour les seconder, j’ordonnais le transport immédiat de la 10e armée et de ses quatre divisions, de la zone britannique vers la Marne. Ce déplacement s’imposait d’autant plus que des renseignements nombreux et précis affluaient au grand quartier général français, faisant prévoir une extension de l’attaque allemande jusqu’à l’ouest de l’Oise, de Noyon à Montdidier. La direction suprême, à n’en plus douter, voulait s’ouvrir à tout prix la route de Paris.

En fait, le 31 mai, les combats les plus acharnés se livraient entre la Marne et l’Oise ; les troupes françaises, encore insuffisantes en nombre, reculaient profondément dans la vallée de l’Ourcq et se voyaient rejetées jusque sur les avancées de la forêt de Villers-Cotterets, tandis qu’au nord de Soissons, elles étaient contraintes d’abandonner le plateau de Nouvron. À la demande pressante du général Pétain, tendant à la mise à sa disposition d’une partie des divisions du détachement d’armée du nord, des divisions américaines à l’instruction en zone britannique, et à l’envoi en arrière du groupe d’armées de réserve de quelques divisions anglaises disponibles, il ne pouvait être donné satisfaction pour le moment, car la possibilité d’une attaque allemande sur le front britannique subsistait toujours. La présence constatée sur la Marne de quelques unités provenant du groupe d’armées du kronprinz de Bavière n’était pas encore suffisante pour en faire rejeter l’hypothèse. Au surplus, l’arrivée prochaine au groupe d’armées du nord de la 10e armée, de deux nouvelles divisions américaines instruites (3e et 5e), s’ajoutant aux divisions que le général Pétain venait de prélever sur le groupe d’armées de réserve et sur le groupe d’armées de l’est, devait permettre de rétablir les affaires, à la condition toutefois qu’une ligne de conduite fût bien arrêtée à tous les échelons, que les ordres fussent établis en conséquence et que leur exécution fût suivie avec la plus grande énergie. Cette considération, à mon avis, dominait à l’heure présente la situation, et seule elle permettrait de conjurer la crise. C’est ce que je déclarais nettement au général Pétain et au général Duchesne, dans l’après-midi du 31, à Trilport.

Cependant, tout en rappelant le commandement à une tâche essentielle, il n’en fallait pas moins continuer de prévoir les ressources à lui fournir. Dans la même journée du 31 mai, recevant à Sarcus le maréchal Haig, je l’entretenais de l’emploi éventuel dans des secteurs français des divisions américaines qui s’instruisaient à l’armée anglaise, du départ possible de deux divisions du détachement d’armée du nord, du concours que l’armée britannique pourrait être appelée à fournir dans le cas d’une offensive ennemie puissante contre le front français, et des dispositions qu’il convenait d’envisager dès maintenant pour préparer ce concours.

Le 1er juin, l’ennemi continuant sans relâche ses attaques faisait encore des progrès importants, d’une part entre la Marne et l’Ourcq, d’autre part vers la forêt de Villers-Cotterets dont il abordait les lisières orientales. Le général Pétain, estimant que des remèdes urgents s’imposaient de plus en plus en face de la gravité de la situation, m’écrivit de nouveau pour me redire la difficulté où il se trouvait d’alimenter la bataille et pour me réitérer ses demandes de la veille concernant les divisions américaines et les divisions britanniques. À cette lettre, il joignait un rapport du général de Castelnau rendant compte que, si les Allemands attaquaient en force le front du groupe d’armées de l’est actuellement démuni de toutes réserves, il n’aurait d’autre parti à prendre que de retirer aussi rapidement que possible les divisions non attaquées, de les regrouper et de manoeuvrer pour contenir l’ennemi, en attendant mieux. Tout cela était bien l’indice d’une crise de confiance, telle que je l’avais signalée, notamment dans mon entretien du 31 mai à Trilport et telle que je l’avais déjà constatée dans les semaines précédentes et dans des circonstances analogues chez certains Britanniques. Une fois de plus, il me fallait stimuler les énergies.

Le 2 juin, après avoir vu et entretenu à Pomponne le général Pétain, je lui laissais la note suivante qui résumait notre conversation :

1. La ligne de conduite à pratiquer par le commandement français est d’arrêter à tout prix la marche de l’ennemi sur Paris, en particulier par la région nord de la Marne ;

2. Le moyen est la défense pied à pied du territoire dans cette direction, avec la dernière énergie ;

3. Il importe pour cela d’assurer avant tout l’établissement des ordres qui doivent régler la conduite des troupes conformément à cette ligne de conduite ; de veiller à l’exécution stricte de ces ordres, en remplaçant tout commandement coupable de faiblesse.

Et pour redresser la confiance, j’ajoutais :

4. Toutes les troupes alliées sont orientées dans le même sens et seront engagées dans la bataille suivant les possibilités des transports.

À cet égard, je prenais du reste des mesures importantes.

Il était décidé, d’accord avec le général Pershing, d’envoyer sur le front français cinq divisions américaines à l’entraînement dans l’armée britannique, pour relever des unités françaises dans des secteurs calmes et les rendre ainsi disponibles pour la bataille.

Il était demandé au maréchal Haig d’acheminer par voie de terre trois divisions de sa réserve générale à l’ouest d’Amiens, où elles seraient en mesure d’agir, soit au profit de l’armée britannique, soit au profit de l’armée française en cas de besoin. Enfin, pour me rapprocher du grand quartier général français, je m’installais d’abord à Mouchy-Le-Châtel (1er juin), puis à Bombon (5 juin).

En faisant connaître ces décisions, j’insistais derechef sur la nécessité d’organiser la bataille et de faire appel sans aucun retard à l’énergie et à l’activité résolues de tous les chefs. Du reste, l’arrivée de nombreux renforts français, une répartition judicieuse de notre commandement sur le champ de bataille, comme aussi la fatigue de l’adversaire, devaient tendre de plus en plus à stabiliser la situation entre l’Oise et la Marne. Déjà, les 2 et 3 juin, les Allemands n’avançaient plus que péniblement au sud de Soissons, et, le 4 juin, après s’être heurtés partout à un front solide, ils arrêtaient leurs attaques. Une autre bataille était en préparation, à l’ouest de l’Oise, entre Noyon et Montdidier.

2. – L’attaque allemande entre Noyon et Montdidier (9-13 juin)

Préparatifs allemands à l’ouest de l’Oise ; les mesures préparatoires prescrites par le général Foch pour y répondre provoquent une protestation du maréchal Haig ; conférence de Paris, 7 juin ; dispositions prises par le haut commandement allié à la veille de l’attaque ennemie. – l’attaque allemande du 9 juin, son avance dans la vallée du Matz. – contre-offensive du général Mangin, 11 juin ; arrêt de l’offensive allemande, 13 juin.

La bataille, que les Allemands préparaient ainsi, faisait en réalité partie du plan d’action dont la mise à exécution avait commencé le 27 mai, et qui visait, à l’origine, une action d’ensemble sur tout le front compris entre Reims et Montdidier. Faute de moyens suffisants en artillerie lourde et en minenwerfer, la direction suprême n’avait pu exécuter cette attaque d’un seul tenant, et elle avait dû se résigner à procéder à deux opérations successives : l’une, à l’est de l’Oise, ce fut l’attaque du 27 mai sur le Chemin-Des-Dames, l’autre, à l’ouest de la rivière ; elle ne pouvait être lancée qu’après le déplacement de l’artillerie qui avait servi à la préparation de la première. Mais, pour la seconde opération, les Allemands ne bénéficiaient plus des mêmes avantages que pour l’autre. La nécessité d’aller vite les obligeait à négliger les précautions minutieuses, qui leur avaient permis de dissimuler à la perfection leurs préparatifs d’attaque du 27 mai ; aussi leur nouveau dessein fut-il rapidement percé à jour par l’aviation et le service de renseignements français. Dès le 30 mai, le général Pétain était fixé sur les grandes lignes du projet ennemi ; un seul point restait encore obscur, l’importance des moyens que l’adversaire mettrait en oeuvre. Théoriquement elle pouvait être considérable. D’après les calculs de l’état-major français, le haut commandement adverse, qui disposait alors d’une soixantaine de divisions en réserve, aurait pu lancer entre l’Oise et la Somme une offensive de quarante-cinq divisions, plus forte encore par conséquent que celle déclanchée le 27 mai contre le Chemin-Des-Dames, très supérieure en tout cas au total de nos forces disponibles.

En réalité, la XVIIIe armée allemande (général von Hutier), qui fut chargée de l’opération, ne mit en première ligne que treize divisions, sur un front de trente-quatre kilomètres. Elle trouva devant elle les sept divisions de première ligne de la 3e armée française (général Humbert), soutenues par cinq divisions en deuxième ligne ou en réserve, et pouvant être appuyées par sept autres divisions d’infanterie et trois divisions de cavalerie, qui se trouvaient réunies plus en arrière entre Beauvais et Senlis. Comme on le constate, ces forces étaient suffisantes, tout au moins au début, pour tenir en échec l’attaque allemande ; mais, dans l’incertitude où l’on était touchant le développement possible de celle-ci dans les jours qui la précédèrent, il avait fallu, de notre côté, prévoir largement l’avenir. Dans ce but, j’avais, le 4 juin, prévenu le maréchal Haig que si l’ennemi poursuivait sans répit sa manoeuvre en direction de Paris, entre Marne et Oise, ou s’il la développait sur un plus large front, entre Château-Thierry et Montdidier par exemple,… toutes les forces alliées en France auraient à concourir à la bataille qui déciderait vraisemblablement du sort même de la guerre… Je l’invitais, dans cette hypothèse, à préparer dans le détail le transport vers le front de toutes ses disponibilités, réserve générale et réserves partielles, comme aussi à prévoir une réduction éventuelle de ses forces en première ligne.

Cette demande fut la cause d’un malentendu avec le grand quartier général anglais. Le maréchal Haig, qui, conformément aux instructions précédentes, avait ordonné le mouvement de trois de ses divisions (22e corps) vers la Somme à l’ouest d’Amiens, et qui, d’autre part, redoutait toujours une attaque entre la Lys et la Somme, protesta formellement contre le fait de soustraire à son commandement une partie quelconque de l’armée britannique aussi longtemps qu’une menace ennemie pèserait sur lui, et il en appela à son gouvernement en vertu de l’accord de Beauvais. Une réunion avait lieu le 7 juin, à Paris, chez le président du Conseil, réunion à laquelle assistèrent M. Clemenceau, lord Milner, le maréchal Haig, les généraux Wilson, Lawrence, Weygand et moi-même. Lord Milner y déclara que le gouvernement anglais, ému comme le maréchal Haig de l’appel fait aux réserves britanniques, avait sollicité la convocation de cette conférence. Je n’eus pas de peine à faire observer que je n’avais nullement touché aux réserves anglaises, que tout ce que je demandais jusqu’ici au maréchal, c’étaient des prévisions et des préparatifs, et qu’au surplus je n’avais aucunement l’intention de démunir celui-ci de ses réserves avant que la nécessité ne s’en fît réellement sentir.

L’incident fut aisément réglé ; mais ne montre-t-il pas à quel point le commandement d’armées coalisées se heurte parfois à des difficultés inattendues, du fait qu’on ne se comprend pas facilement d’une armée à l’autre ? Un orchestre important ne met-il pas toujours un certain temps à accorder ses instruments ? Et quand il est formé de provenances diverses, n’y a-t-il pas un diapason à faire intervenir ? À la fin de cette même réunion, où d’autres éventualités furent envisagées, le général Wilson, reprenant une question soulevée lors de la bataille des Flandres, me demanda, entre autres, quelle serait ma ligne de conduite à l’égard des armées britanniques, si le développement de l’offensive allemande venait à menacer à la fois Paris et les bases maritimes anglaises. Et moi de lui répéter que j’entendais assurer à la fois la liaison des armées anglaise et française, la défense de Paris et la couverture des ports, chacune de ces conditions étant nécessaire au succès de la guerre.

En fait, et sans parler de l’inquiétude des populations et par suite des gouvernements, l’ennemi était près d’atteindre un de ses objectifs principaux, Paris ou les ports de la Manche, et du côté allié nous étions pour le moment réduits à la défensive avec toutes ses perplexités, ses coups plus ou moins inattendus, les inquiétudes qu’elle répand partout, les incertitudes qu’elle provoque chez les chefs qui subissent ou attendent l’attaque et qui voient le danger incessant là où ils se trouvent ; tout autant de causes morales qui affaiblissent les forces déjà usées, limitées de par elles-mêmes à la suite des événements d’une guerre violente et de près de quatre ans. Heureusement, sous tous nos drapeaux, le soldat était bien résolu aux sacrifices nécessaires pour que le monde ne vît pas le retour d’abominations pareilles à celle qu’il avait subies. Les chefs de gouvernement, Clemenceau et Lloyd George, dépensaient une patriotique ardeur à soutenir la lutte ; le président Wilson, engagé tardivement dans la guerre, ne demandait qu’à y consacrer les immenses ressources de l’Amérique. Il appartenait au commandement supérieur, prenant en main tous les moyens d’abréger au plus tôt la crise en veillant sur toutes les parties faibles, d’éviter de nouveaux ébranlements, et de retourner au plus tôt la marche des événements.

En attendant, pour répondre à l’attaque imminente entre Montdidier et Noyon, je mettais dès le 5 juin à la disposition du général Pétain une division du détachement d’armée du nord (14e). Je demandais au maréchal Haig d’étudier la relève par des troupes britanniques d’une autre division de ce détachement d’armée, et je lui proposais de lui rendre en échange l’état-major du 8e corps et deux divisions anglaises retirés de la bataille de l’Aisne. Nous prenions toute précaution afin de ne pas être, dans ces régions, à la merci d’attaques partielles que l’ennemi pourrait tenter en manière de diversion, en transportant en Lorraine et dans les Vosges des divisions françaises à reconstituer et des divisions américaines venues de l’armée britannique ; en préparant le transport éventuel d’un certain nombre de corps d’armée français vers le front britannique, pour être en mesure, le moment venu, de répondre à une offensive allemande toujours possible dans la région Somme-Arras-Lens ; en étudiant, au nord de la Somme, de petites actions offensives, comme aussi sur le front de la 5e armée française, pour le cas où il serait nécessaire de retenir les forces ennemies pendant la bataille défensive de l’Oise. Enfin, à la veille d’une bataille qui pouvait être décisive, je rappelais dans une lettre adressée au commandant en chef français les résultats stratégiques qu’il importait de poursuivre, la conduite générale à tenir, les devoirs du commandement et l’esprit qu’il convenait d’inspirer à tous les exécutants.

Le 9 juin, après un bombardement qui avait commencé à minuit et auquel notre contre-préparation avait répondu sans délai, l’infanterie du général von Hutier abordait nos lignes à 3 h. 45, entre Ayencourt et Thiescourt. À 6 heures, l’attaque ennemie s’étendait jusqu’à l’Oise. Les divisions allemandes n’étaient pas uniformément réparties sur le front d’attaque. Largement articulées aux ailes, elles se trouvaient massées au centre, entre Rollot et Thiescourt, où l’on comptait neuf des treize divisions qui menaient l’assaut. Ce fut là que la rupture se produisit. Sous le choc, les 58e et 125e divisions françaises se disloquèrent. Peu après 7 heures, elles étaient rejetées au delà de Gury. à 10 heures, l’ennemi entrait dans Ressons-Sur-Matz, et, à 11 heures, il était maître de notre deuxième position sur une étendue de douze kilomètres, de Méry à Mareuil-Lamothe. Sa rapide avance dans la vallée du Matz lui permettait alors de tourner les défenses établies entre Ribécourt et Lassigny ; le plateau de Saint-Claude et le bois de Thiescourt étaient entre ses mains. L’intervention de six divisions françaises réservées le ralentit heureusement au cours de l’après-midi, et, en fin de journée, il était arrêté sur la ligne Méry, Belloy, Marquéglise, Vandelicourt. En définitive, l’attaque du général von Hutier, abstraction faite de l’aile droite qui n’avait gagné que peu de terrain, avait enfoncé un nouveau coin important dans la défense française. Compiègne était directement menacé.

À mon avis cependant, les forces du groupe d’armées de réserve suffisaient encore à la bataille, et, d’autre part, le fait que les disponibilités du kronprinz de Bavière ne semblaient point être intervenues dans l’affaire du 9 juin était un facteur déterminant pour laisser au maréchal Haig toutes ses forces. Par précaution, je demandais néanmoins à celui-ci de porter, dans la matinée du 10, la division sud du 22e corps dans la région de Conty et de la remplacer au sud de la Somme par une autre division, ce qui permettrait au général Pétain de descendre l’ensemble des réserves françaises présentement en arrière de sa 1ere armée.

Le 10, l’attaque ennemie se poursuivait sans obtenir, à beaucoup près, le même succès que la veille. Malgré l’entrée en ligne d’une nouvelle division, elle ne gagnait en effet que peu de terrain à l’ouest du Matz ; sa seule avance importante se produisait à l’est de cette coupure ; l’échec d’une division française (53 e) lui avait ouvert la route de Ribécourt et permis de s’installer sur la rive droite de l’Oise entre Montmacq et Sempigny. Par contre-coup, du reste, nos troupes de la rive gauche (38e corps) étaient obligées de se replier jusqu’aux anciennes positions de 1914, à Bailly, Tracy-Le-Val, Puisaleine. Malgré cet événement regrettable, la physionomie d’ensemble de la journée du 10 restait satisfaisante. L’adversaire n’avait plus progressé avec cette facilité qu’il avait rencontrée au cours de ses attaques depuis le mois de mars. Nos divisions défendaient le terrain pied à pied ; nos échelons de commandement s’organisaient rapidement ; les renforts qui arrivaient étaient engagés avec économie et méthode. La défense française organisée en profondeur, conformément aux dernières instructions, avait amorti le départ et l’élan, c’est-à-dire la poussée toujours brusque et violente d’une attaque à base d’une puissante artillerie.

Bien plus, le général Fayolle allait mettre à profit cette situation pour contre-attaquer dans le flanc de l’ennemi, avec cinq divisions fraîches dont quatre en première ligne. Le général Mangin, alors en réserve de commandement, venait de recevoir la mission d’organiser et de mener cette attaque. Il s’y était mis aussitôt, et je le trouvais dans l’après-midi du 10 à Noailles en conférence avec son commandant de groupe d’armées, le général Fayolle. Il nous exposait le résultat de ses reconnaissances, ses intentions comme aussi les dispositions déjà prises, avec une parfaite clarté. Bien que la plus grande partie de ses troupes, et notamment l’artillerie, ne pût arriver que dans la nuit, il se faisait fort d’exécuter l’attaque dans la matinée du lendemain, avec un parfait ensemble. Il appelait pour cela sur le terrain, avant la fin du jour, les commandants de division, d’artillerie et des principales unités, leur assignait leurs objectifs, leur base de départ. Dans la nuit, les troupes, à mesure de leur arrivée, devaient s’établir en conséquence.

Dans la soirée, à la nuit, il donnait ses ordres aux commandants de division, leur fixant les heures de la préparation de l’attaque par l’artillerie et de l’exécution de l’attaque. Une pareille rapidité dans l’établissement d’un ensemble de dispositions si complexes, comportant une réunion de moyens épars et lointains encore, pouvait surprendre évidemment des esprits habitués, par une guerre de tranchées de plusieurs années, à plus de lenteur dans la préparation. Elle faisait douter de l’exécution qui allait en résulter, car il ne paraissait pas possible à certains esprits méthodiques que le général Mangin pût être prêt à agir correctement avec ses cinq divisions avant le 12. J’insistais de mon côté sur l’importance capitale qu’il y avait à contre-attaquer le plus tôt possible ; nous trouvions alors l’ennemi d’autant moins organisé défensivement que nous ne lui laissions pas de temps pour le faire. La contre-attaque lancée le 12 l’eût trouvé en meilleure forme de résistance que le 11.

Finalement, devant cette insistance et la netteté des vues du général Mangin, le général Fayolle établissait son ordre daté du 10, 16 heures, qui prescrivait que la contre-attaque aurait lieu le plus tôt possible dans la journée du 11. Et l’ordre du général, porté à la connaissance des troupes, se terminait en disant : l’opération de demain doit être la fin de la bataille défensive que nous menons depuis un mois. Elle doit marquer l’arrêt des Allemands, la reprise de l’offensive et aboutir au succès. Il faut que tout le monde le comprenne. En fait, l’attaque commençait le lendemain 11, à 11 heures du matin ; son effet était des plus marqués. Elle enlevait les villages de Méry et de Belloy, dégageait la vallée de l’Aronde et capturait un millier de prisonniers, avec plusieurs canons. Dans la journée du 12, je rencontrais à Chantilly le général Pétain et je m’entendais avec lui pour que l’opération du général Mangin ne fût poussée que jusqu’au point où elle pouvait produire un effet définitif, pour éviter ainsi des pertes sans profit. Il importait, en effet, de ménager le plus possible nos divisions disponibles ; elles pouvaient être utiles ailleurs, sur la Somme par exemple, où la menace ennemie restait entière.

Ainsi n’y eut-il plus d’attaque sérieuse de notre part ; on se borna seulement à obtenir, par des opérations de détail exécutées le 14 juin, quelques rectifications avantageuses à la ligne de bataille. L’ennemi, de son côté, après avoir, le 11, amélioré ses positions par la prise en mains de la rive gauche du Matz en aval de Chevincourt, arrêta net son offensive à l’ouest de l’Oise. On put croire, il est vrai, que celle-ci ne cessait à l’ouest que pour mieux rebondir à l’est de la rivière, car le jour suivant, 12 juin, deux à trois divisions allemandes, livrant un assaut assez vif au nord de la forêt de Villers-Cotterets, s’emparèrent de Cutry et de Dommiers et rejetèrent les troupes françaises sur Coeuvres et Saint-Pierre-Aigle ; mais ce ne fut là en réalité qu’une opération toute locale et sans lendemain. Le 13 juin, le calme était rétabli et régnait de nouveau sur tout le front français.