MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE LA GUERRE DE 1914-1918

DE MARS 1918 À LA FIN DE LA GUERRE.

Chapitre IV — Le rétablissement de la situation alliée à la Somme et l’effort allemand dans les Flandres.

Directive du général Foch en vue d’une offensive franco-britannique pour dégager Amiens, 3 avril. – attaque allemande dans les Flandres, 9 avril ; mouvements vers le nord des réserves françaises. – extension et renforcement du front d’attaque ennemi, 11 avril ; des unités françaises sont envoyées dans les Flandres, 12 et 13 avril ; inquiétudes de l’état-major anglais, 14 avril ; les Belges s’étendent jusqu’au nord d’Ypres, 18 avril. – attaques allemandes sur les monts de Flandre, prise de Bailleul, 15 avril ; nouvel envoi de forces françaises dans le nord, 16 avril ; les Anglais envisagent une retraite, intervention du général Foch, 16, 17 et 18 avril. –constitution d’un détachement d’armée français dans les Flandres ; glissement général des réserves françaises vers le nord, 17-23 avril. – prise de Villers-Bretonneux, 23 avril ; contre-attaque heureuse des Australiens. – nouveaux efforts ennemis dans les Flandres ; prise du mont Kemmel, 25 avril ; transport de forces françaises importantes ; repli anglais dans le saillant d’Ypres, 27 avril ; nouvelle intervention du général Foch et nouvel envoi de divisions françaises ; fin de la bataille, 8 mai. – coup d’oeil d’ensemble sur cette bataille et ses conséquences, appel fait aux divisions américaines.

 

 

Après avoir obtenu ce premier résultat de colmater rapidement et par des moyens de fortune la violente déchirure produite dans le front franco-britannique par l’offensive allemande du 21 mars, il importait d’abord de consolider le nouveau front par une organisation méthodique de la défensive et par la constitution de réserves, comme aussi d’assurer les besoins des troupes et ceux de la population, en reprenant, par des actions offensives, certaines parties du terrain conquis par l’ennemi, sans la possession desquelles la satisfaction de ces besoins restait compromise. De là, les instructions du 3 avril au maréchal Haig et au général Pétain, d’une part en vue de l’organisation d’un front solide au nord de la Somme, d’autre part en vue d’une offensive au sud de cette rivière, pour dégager Amiens :

L’ennemi est aujourd’hui arrêté d’Arras à l’Oise. Sur ce front il peut reprendre l’offensive :

a) facilement au nord de la Somme, et en particulier dans la région d’Arras, grâce aux nombreuses voies ferrées dont il dispose ;

b) plus difficilement au sud, les voies ferrées qu’il a conquises étant moins nombreuses que les précédentes, en mauvais état, et en partie sous notre canon...

Nous pouvions donc nous attendre :

Sur le front nord de la Somme à une offensive, peut-être même à une forte offensive ; au sud à une offensive moindre ou retardée.

Du point de vue de nos intérêts, il nous fallait éloigner le plus tôt possible l’ennemi :

1. De la voie ferrée Saint-Just, Breteuil, Amiens ;

2. Du noeud de chemin de fer d’Amiens.

Et pour cela :

1. L’attaquer au sud de la Somme dans la région de Montdidier ;

2. L’attaquer à cheval sur la Somme, de la Luce à l’Ancre.

Nous poursuivions ainsi d’ailleurs la réalisation des idées maîtresses qui avaient dirigé jusqu’ici nos opérations, affermir la liaison des armées françaises et britanniques, et couvrir Amiens. D’autre part, sans prétendre à des résultats décisifs, nous pouvions, grâce à la forme en équerre de notre front, infliger à l’ennemi un sérieux échec par une offensive sur et au sud de la Somme, qui serait la meilleure parade à son attaque possible au nord de la rivière.

… ces considérations amènent à fixer ainsi qu’il suit la tâche des armées alliées pour la prochaine période des opérations :

1. Aussitôt que possible, offensive des armées françaises dans la région de Montdidier, visant à dégager la voie ferrée Saint-Just, Amiens, et mettant à profit la forme avantageuse de notre front pour rejeter vers l’est l’ennemi dans l’Avre, et pousser vers le nord en direction de Roye ;

2. Offensive des armées anglaises à cheval sur la Somme en direction de l’est, de la Luce à l’Ancre, visant à dégager Amiens.

Il y aurait le plus grand intérêt à exécuter simultanément ces deux offensives dont les directions se conjuguent heureusement.

MM. les commandants en chef sont en conséquence priés de vouloir bien faire connaître la date à laquelle ils estiment pouvoir entreprendre ces opérations qu’il importe de faire dans le plus bref délai…

En outre, pour parer à de nouvelles tentatives de l’ennemi au nord de la Somme, il convenait de prendre de ce côté toutes dispositions défensives, tant en ce qui concernait le terrain que les réserves. Les commandants en chef britannique et français étaient par suite invités à organiser rapidement le front compris entre Arras et Albert. Dans le même ordre d’idées, le général Pétain devait maintenir une réserve française dans la région au nord de Beauvais et en préparer le transport vers le nord… J’avais déjà entretenu de ces questions le général Pétain dans l’après-midi du 2 avril et examiné avec lui les conditions de réalisation du côté français. Le 4 avril, le général Weygand se rendait à son tour à Montreuil pour voir avec le maréchal Haig comment l’état-major britannique comptait appliquer la directive ci-dessus. La tâche essentielle qui sollicitait actuellement l’activité du maréchal devait être la défense du front anglais de la région d’Arras aux abords de la Somme ; j’insistais particulièrement sur ce point dans une lettre que j’écrivais au commandant en chef des armées britanniques, en lui faisant observer que l’intervention des réserves françaises sur le front anglais nécessiterait encore un certain délai, et que, par conséquent, les dispositions de l’armée anglaise devaient lui permettre de durer même en présence d’une très puissante attaque ennemie. Le maréchal qui, d’après les derniers renseignements reçus, s’attendait à une forte offensive allemande sur le front Béthune-Arras, aurait désiré que le concours des troupes françaises lui fût dès à présent accordé sous forme soit d’une grande offensive destinée à détourner et absorber les disponibilités allemandes qui le menaçaient, soit d’une relève des troupes britanniques au sud de la Somme, soit encore de la constitution d’une réserve française, en zone anglaise, dans la région de Saint-Pol. Je m’entretenais avec lui de ces différentes questions, dans l’après-midi du 7 avril, à Aumale, bien désireux de lui donner satisfaction dans la mesure du possible, mais soucieux également de ne point disperser ou dépenser prématurément les disponibilités françaises. à l’issue de cette réunion, il était décidé que quatre divisions d’infanterie et trois divisions de cavalerie françaises, prélevées sur la réserve de Beauvais, seraient remontées en zone anglaise jusqu’à l’ouest d’Amiens ; elles seraient prêtes de là à libérer des réserves britanniques, en cas de forte attaque ennemie dans la région d’Arras. En ce qui concernait la préparation de l’offensive franco-britannique à mener au sud de la Somme, les grandes lignes en étaient déjà fixées ; j’en précisais le but immédiat : reconquérir au plus tôt le front Moreuil-Demuin-Aubencourt-Warfusée, et je chargeais le général Fayolle d’établir l’entente nécessaire dans ce but entre la 1ere armée française et la 4. Armée britannique. Le lendemain 8 avril, le général Fayolle réunissait à Breteuil le général Debeney et le général Rawlinson et arrêtait avec eux les conditions de l’attaque en tenant compte des moyens réduits dont disposait la 4e armée britannique ; cette attaque était fixée en principe au 12 avril. Mais nous étions devancés dans l’exécution de ce projet. L’attaque n’avait pas lieu à cette date. Le 9, en effet, les Allemands entamaient dans les Flandres une puissante offensive qui absorbait les réserves britanniques et une partie des réserves françaises. Dès le 10, le maréchal Haig m’informait que je ne devais plus compter sur le concours de la 4e armée anglaise pour l’attaque au sud de la Somme ; et le général Pétain, invité à continuer la préparation d’une attaque française contre le front Moreuil-Demuin, en la prolongeant au besoin vers le nord, faisait savoir que le général Fayolle ne disposait plus lui-même de forces suffisantes pour escompter un succès. Il devait se borner à une opération de détail dans la région de Moreuil. Cette opération était exécutée avec succès le 18 avril par la 1ere armée française.

L’offensive allemande dans les Flandres (9 avril)

En effet, depuis le 9 avril, une nouvelle grande bataille se livrait dans les Flandres. Ce jour-là, la VIe Armée allemande (Von Quast), mettant en ligne neuf divisions, attaquait entre La Bassée et Armentières les positions tenues par trois divisions anglaises et une division portugaise de la 1ere armée britannique (général Horne). Surprise dans une opération de relève, la division portugaise était rejetée ; une brèche s’ouvrait dans le front anglais ; l’ennemi poussait droit au centre sur Laventie, dépassait cette localité, atteignait la Lys entre Estaires et Sailly. Le 10, il poursuivait son effort au nord, vers Messines, par l’entrée en ligne de cinq nouvelles divisions ; il englobait ainsi dans son attaque la droite de la 2. Armée britannique (général Plumer). Armentières et Messines tombaient en son pouvoir ; il franchissait la Lys sur le front de vingt-cinq kilomètres, qui s’étendait du Touquet à Estaires ; il s’avançait vers l’ouest en direction d’Hazebrouck-Saint-Omer.

Dès le premier jour de l’attaque allemande, je m’étais préoccupé de préparer l’intervention en zone britannique de la réserve française alors en voie de réunion à l’ouest d’Amiens. Dans ce but, il avait été décidé, d’accord avec le maréchal Haig, que cette réserve disposerait, pour déboucher éventuellement au nord de la Somme, des ponts de Montières, Dreuil-Les-Amiens, Ailly-Sur-Somme et Picquigny. Cette décision ne satisfaisait pas entièrement le maréchal. Encore sous le coup de la bataille de Picardie, il voyait les Allemands s’acharner derechef contre ses troupes ; il comptait sur un appui plus immédiat et plus direct des Français. Mais, si désireux que je fusse de rétablir la confiance anglaise, je ne pouvais cependant engager encore les divisions françaises en voie de réunion, sans être fixé davantage sur les véritables intentions de l’ennemi. L’attaque en cours dans les Flandres n’avait jusqu’ici comporté qu’une faible partie des disponibilités allemandes ; les effectifs mis en ligne par l’adversaire, aussi bien que l’étendue du front et la direction nouvelle de son attaque, permettaient de supposer qu’il visait, pour le moment, moins une offensive à caractère décisif qu’une diversion destinée à attirer les réserves alliées et à couvrir une action plus importante engagée dans une autre région. Il nous fallait ménager l’engagement de nos réserves. Les moyens dont disposait le maréchal Haig devaient actuellement lui suffire. Ils comprenaient la presque totalité des divisions britanniques de deuxième ligne, auxquelles le maréchal avait fait appel. Par là, il était permis d’escompter que l’irruption allemande serait sans retard endiguée et qu’en tout état de cause aucune portion de territoire non attaquée par l’ennemi ne serait volontairement évacuée ; j’appelais tout spécialement l’attention du grand quartier général de Montreuil sur ce dernier point.

Cependant, il fallait également prévoir que l’ennemi, poursuivant son effort dans les Flandres en direction de Saint-Omer ou de Dunkerque, pourrait réussir à absorber toutes les disponibilités anglaises, et que, revenant alors à son plan initial, il développerait une offensive puissante sur Arras, en direction d’Abbeville. Il était évident que, dans ce cas, les réserves françaises présentement réunies au sud de la Somme seraient trop loin de leur champ éventuel d’action. Il nous fallait les remonter sans retard. Aussi, après en avoir entretenu le général Pétain à son poste de commandement dans l’après-midi du 10 avril, je prescrivais que la 10e armée serait disposée à cheval sur la Somme, de Picquigny à Amiens, en direction du front Doullens-Acheux, et que, derrière elle, la 5e armée viendrait jusqu’à la ligne Beauvais-Breteuil.

Ce dispositif d’attente permettait de répondre à une double éventualité, en donnant aux réserves françaises la possibilité d’intervenir, suivant le cas, en vingt-quatre heures sur le front d’Artois et en quarante-huit heures sur celui des Flandres. Mais le maréchal Haig, impressionné par l’acharnement de l’ennemi contre les forces anglaises, n’en jugeait pas moins ces mesures insuffisantes, et, dans la soirée du 10, il m’écrivait pour demander instamment que les Français, relevant une partie du front anglais, prissent une part active à la bataille. L’anxiété qui se dégageait des lignes écrites par le maréchal m’engageait à partir d’urgence pour Montreuil ; et, après une conversation que j’eus dans la nuit avec sir Douglas, il était reconnu qu’une relève des troupes anglaises exigerait un délai que les circonstances ne permettaient pas ; que, d’autre part, une attaque allemande était toujours à craindre en Artois, et que, dans cette hypothèse, il fallait avoir le plus tôt possible au nord de la Somme un groupement de forces françaises à portée d’intervention du côté d’Arras.

Dans ce but, le général Pétain était invité à pousser, dès le 12 avril, les têtes de colonnes de la 10e armée jusqu’à hauteur de Villers-Bocage, et, en vue de donner aux Anglais un appui matériel dans le nord, à transporter une division française, la 133e, par chemin de fer sur Dunkerque. Les inquiétudes du maréchal Haig n’étaient point dénuées de fondement. L’ennemi, pour exploiter sans retard son succès du 9, avait élargi son front d’action. Le 11, la bataille s’étendait sur les trente kilomètres qui séparent le canal de La Bassée du canal d’Ypres à Comines ; elle se renforçait en même temps par l’arrivée de nouvelles divisions. Le 14 avril, vingt-cinq divisions allemandes seront en ligne. Cet accroissement de forces se traduisait par des progrès sensibles de l’ennemi vers Hazebrouck. Ayant franchi le canal de la Lawe, les troupes du général Von Quast s’emparaient de Locon, d’Estaires, et, plus au nord, d’Hollebeke. Dès le 12, Merville et Merris tombaient entre leurs mains et déjà leurs avant-gardes venaient aux lisières de la forêt de Nieppe. Leur avance en profondeur atteignait ainsi dix-huit kilomètres.

En face de ce développement de la bataille, le maréchal Haig voyait ses ressources rapidement dépensées et jugeait plus que jamais indispensable le concours des Français dans les Flandres. Dans la soirée du 11, il m’envoyait à Sarcus son chef du 3e Bureau, le général Davidson, porteur d’une lettre dans laquelle il m’exposait l’épuisement des forces britanniques et concluait à la nécessité de concentrer immédiatement une masse française d’au moins quatre divisions entre Saint-Omer et Dunkerque. Dans cet entretien, il était établi avec le général Davidson que l’ensemble des réserves britanniques, y compris celles qui étaient encore à la droite de l’armée anglaise, au total dix-sept divisions, agissant avec les unités françaises en cours de transport vers le nord, devaient permettre au maréchal de rétablir la situation en avant d’Hazebrouck, à la condition de :

1. Contenir l’ennemi avec le minimum de forces en première ligne ;

2. L’arrêter définitivement sur la ligne Mont-Kemmel, Bailleul, forêt de Nieppe, vallée de la Clarence, mont Bernenchon, Hinges ;

3. Soutenir la défense par un système d’artillerie organisé, agissant en particulier sur les flancs de l’attaque.

Mais, en comprenant dans l’évaluation des moyens dont le maréchal Haig pouvait disposer sur la Lys les divisions anglaises maintenues jusqu’ici en réserve dans la région d’Arras, j’étais obligé par là même de confier la défense éventuelle de cette région aux réserves françaises, et j’étais ainsi amené à remonter la 10e armée jusqu’à la ligne Doullens, Vauchelles, qu’elle atteignait le 13 avril, après avoir passé en zone britannique. Le général Pétain, de son côté, portait vers le nord, jusqu’à hauteur d’Amiens, la 5e armée renforcée par des prélèvements sur le groupe d’armées de réserve, dont la tâche offensive n’était plus envisagée pour le moment ; il déplaçait également vers l’ouest le groupe de l’Oise (deux divisions), dont une partie venait sur la rive droite de cette rivière ; enfin il acheminait le 1er corps de cavalerie des Andelys vers Aumale. Le général Fayolle était invité à articuler immédiatement les réserves à sa gauche de manière à pouvoir, le cas échéant, soutenir la 4e armée britannique dans le secteur Luce-Somme. Enfin, le général Maistre, commandant la 10e armée, recevait des instructions concernant sa mission éventuelle sur le front d’Arras. La position principale de résistance, qui devait être tenue à tout prix en cas d’attaque ennemie, lui était fixée ainsi qu’à la 3e armée britannique ; son dispositif initial et son mode d’intervention dans la bataille lui étaient également indiqués.

Tout en prenant des dispositions d’ensemble pour préparer l’intervention éventuelle des divisions françaises entre Arras et la Somme, j’entendais aussi soutenir, dans toute la mesure du possible, le haut commandement britannique, aux prises avec les difficultés matérielles et morales de la bataille dans les Flandres. Dans la journée du 12, je décidais d’accentuer l’aide directe dont j’avais l’avant-veille jeté les premières bases. C’est ainsi que je donnais au 2e corps de cavalerie, en réserve dans la région d’Aumale, l’ordre de se mettre en route pour atteindre Saint-Omer dans la journée du 13 et y être en état de coopérer avec la 133e division française au renforcement de la 2e armée britannique. Le général Robillot, qui le commandait, venait prendre à Sarcus mes instructions, et, en lui indiquant sa mission dans le cadre général de la bataille en cours, j’insistais notamment sur le rôle de liaison qu’il aurait à remplir entre les 1ere et 2e armées anglaises. Quant au cadre général de la manoeuvre, je le concevais de la manière suivante :

1. Tenir à tout prix les deux flancs de la brèche :

a) au nord, par l’occupation progressive de la ligne générale Mont-Kemmel, Cassel, face au sud ;

b) au sud, par l’occupation progressive de la ligne générale Béthune-Saint-Omer, face au nord-est.

2. Entre ces deux flancs solidement tenus, ralentir puis arrêter l’ennemi de front par l’occupation face à l’est des points d’appui successifs du terrain.

En fait, les réserves anglaises, s’engageant jusqu’ici sur la direction la plus menacée, avaient été mises en ligne entre le canal de La Bassée et la voie ferrée Hazebrouck-Lille, c’est-à-dire sur le flanc sud de la brèche. Il fallait maintenant assurer le flanc nord, dont la défense était des plus importantes, car, si l’ennemi venait à se rendre maître des monts de Flandre et du mont Cassel, il menacerait dangereusement les forces alliées établies entre Ypres et la mer. La défense de ce flanc était confiée au général Plumer et à sa 2e armée britannique ; il importait de leur donner les moyens nécessaires pour l’assurer. C’est dans ce but qu’avait été décidé l’envoi de la 133e division et du 2e corps de cavalerie français ; mais ce secours pouvait devenir bientôt insuffisant. Aussi je demandais au général Pétain de préparer le transport vers le nord d’une autre division française prise au besoin parmi les unités en reconstitution ; ce sera la 28e division.

J’invitais de même le chef d’état-major de l’armée belge à mettre à la disposition du général Plumer celles des unités belges qui n’étaient pas indispensables à la tenue du front ; malheureusement le haut commandement belge, pour des raisons plus constitutionnelles que militaires, ne put donner suite à cette demande. J’envoyais, enfin, mon aide-major général, le colonel Desticker, à Cassel, pour poster au général Plumer des instructions, veiller à l’exécution et coordonner l’action des unités françaises transportées dans le nord. La défense du flanc sud de la brèche étant assurée, celle du flanc nord en voie d’amélioration, il s’agissait d’organiser la résistance au centre. On pouvait y pourvoir d’abord en transportant le corps de cavalerie britannique aux environs d’Aire, d’où il serait en mesure d’aider les troupes de cette région à arrêter la marche des Allemands dans la direction d’Hazebrouck.

D’autre part, tant pour arrêter l’avance de l’ennemi si elle s’accentuait vers Dunkerque et Calais, que pour mettre Dunkerque à l’abri de toute surprise, le général Pauffin de Saint-Maurel, gouverneur de la place, était invité à tendre des inondations d’eau douce de Saint-Omer à la route de Dunkerque-Furnes, par Watten et Bergues. Enfin je me rendais dans l’après-midi du 13 à Ranchicourt, quartier général de la 1ere armée britannique, et m’entretenais avec le général Horne des dispositions prises ou à prendre pour arrêter l’attaque allemande en direction d’Hazebrouck et protéger la région minière de Béthune. Le lendemain 14, dans une note que j’adressais au colonel Desticker, j’insistais pour que la défense d’Hazebrouck fût faite au plus près à la lisière est de la forêt de Nieppe. Une préoccupation du reste tenait l’état-major anglais, en présence de mon attitude réservée : en cas d’échec nouveau, disait-il, quelle base couvrirez-vous ? Maintiendrez-vous, avant tout, la protection de Paris et de la France en abandonnant celle des ports de la Manche, bases de l’armée anglaise ? Ou bien, pour couvrir les ports de la Manche, négligerez-vous la protection de Paris ? et moi de lui répondre : j’entends n’abandonner ni découvrir d’aucune façon pas plus la route de Paris que celle des ports de la mer ; la première est indispensable à l’armée française, la seconde est indispensable à l’armée britannique comme aussi au salut de l’armée belge. Mais enfin, reprenait-on, si vous êtes contraint par un échec à concentrer vos forces sur l’une de ces deux directions divergentes, quelle sera celle que vous sacrifierez ? Je répliquais : je compte ne sacrifier aucune des deux directions, ni celle des ports, ni celle de Paris, car en perdre une serait réduire nos forces et nos ressources de moitié. Je m’évertue et m’acharnerai à les conserver toutes deux. La chose me semble possible à réaliser, à la condition de ne pas dépenser d’emblée toutes nos disponibilités dans la direction attaquée aujourd’hui, celle des ports.

Malgré tout, nous nous trouvions en présence de réelles difficultés par le danger d’engager nos dernières disponibilités françaises sur une partie du front anglais, alors que nous avions à redouter de nouvelles entreprises de l’ennemi sur d’autres parties du front total. C’est ainsi que, dans une entrevue à Abbeville, dans la matinée du 14, entrevue à laquelle assistait lord Milner, le maréchal Haig revint encore sur l’état de fatigue de l’armée britannique, sur la pénurie des renforts. Il demandait à nouveau que les Français relevassent les Anglais sur une partie de leur front, tandis que je devais me borner à répéter les arguments qui s’opposaient encore à cette solution : une relève, en cours de bataille, immobiliserait, pendant sa durée, à la fois les troupes remplaçantes et les troupes remplacées, et cela à un moment où les réserves alliées étaient en nombre à peine suffisant pour tenir l’ensemble du front. D’autre part, sous la menace d’une puissante attaque allemande qui pouvait se produire sur une autre partie du front, ce serait faire un bien mauvais usage des réserves françaises encore disponibles que de les condamner à un rôle définitif plus ou moins passif, alors qu’elles étaient présentement orientées et articulées en vue d’une intervention active puissante, au point que la vaste bataille révélerait dangereux.

Pas davantage je ne pouvais encore, malgré la demande du maréchal, faire remonter la 10e armée française sur la ligne : Béthune-Lillers en la faisant suivre de la 5e armée. Il eût été dangereux de dégager la région d’Artois, et, d’autre part, il semblait que le maréchal Haig avait pour le moment des forces suffisantes dans les Flandres. Outre les unités françaises qui lui avaient été envoyées (deux divisions d’infanterie et trois de cavalerie), il venait en effet de récupérer deux à trois divisions britanniques par suite de la réduction du front résultant de l’évacuation volontaire du saillant d’Ypres, à l’est de la ligne Bixschoote, Langemarck, Hollebecke (13-15 avril).

Soucieux, en tout cas, de soutenir le haut commandement anglais, je faisais prendre des dispositions tendant à diminuer les délais de l’intervention française dans le nord, si elle devenait nécessaire, en prescrivant à la 10e armée d’échelonner une de ses divisions jusqu’au nord de Frévent, et d’étudier pour une autre division un dispositif analogue lui permettant d’appuyer rapidement la 1ere armée britannique sur le front canal de La Bassée-Arras, ou Béthune-Hazebrouck. En outre, pour permettre au maréchal Haig d’augmenter ses réserves, je demandais au lieutenant général Gillain d’envisager et de préparer l’extension du front belge vers Ypres ; et le 18 avril, une division belge relevait, au nord de cette ville, une division et une brigade anglaises. Tandis que, par ces mesures, nous renforcions la défense dans les Flandres, l’ennemi se préparait à lui porter de nouveaux coups.

Après un répit de deux jours, pendant lesquels ses efforts s’étaient sensiblement ralentis, il repartait à l’attaque dans une nouvelle direction ; il s’était rendu compte, sans doute, qu’à continuer son avance vers l’ouest, sans s’être au préalable rendu maître de la ligne des monts de Flandre, il exposerait son flanc droit à un danger grave, et il décidait d’attaquer cette ligne avant de poursuivre sa route sur Hazebrouck et Dunkerque. Le 15 avril, dans la soirée, il lançait donc contre la 2e armée britannique, en direction du nord, de fortes attaques qui réussissaient à s’emparer de Bailleul et de Wulverghem. Le 16, il poursuivait son effort sur un front encore élargi, se rendait maître de Wytschaete et de Messines, et venait presque à distance d’assaut du mont Kemmel.

La bataille des Flandres s’étendait vers le nord, et, dès à présent, l’offensive allemande par son ampleur, sa puissance et surtout sa nouvelle direction, constituait, comme nous l’avons déjà remarqué, une menace sérieuse pour les forces alliées établies au nord d’Ypres. Ces forces, qui comprenaient en particulier l’ensemble de l’armée belge, risquaient d’être coupées de leurs arrières et d’être réduites à l’impuissance. Il nous fallait au plus tôt apporter un remède au danger qui menaçait la coalition et l’extrémité nord de son front, dans ce but, et malgré la difficulté des transports résultant de la réduction de nos voies ferrées à la suite de l’attaque du 21 mars, hâter d’abord l’envoi de réserves françaises dans les Flandres. Je prescrivais donc : au général Pétain, de préparer le transport dans la région de Bergues d’une nouvelle division prise au besoin parmi les unités en reconstitution ; au général Maistre (10e armée), de pousser, dès l’après-midi du 16, l’artillerie et les équipages de la 34e division sur Norrent-Fontès, et de se tenir prêt à transporter l’infanterie de cette division en automobile le 17 à la première heure. Ce mouvement exécuté, le 16e corps, tête de la 5a armée, devait franchir la Somme et passer aux ordres de la 10e armée, dont la mission restait celle qui avait été antérieurement définie.

Puis, afin de me rendre compte par moi-même de la situation dans les Flandres, après m’être entretenu avec le général Wilson et lord Milner à Abbeville, je partais pour Blendecques, quartier général de la 2e armée britannique. Le soir du 16, je rencontrais le général Plumer à Cappel près de Cassel, dans une entrevue nocturne où nous nous rendions avec les feux éteints, tandis que la canonnade résonnait violente aux environs, tant l’activité ennemie se multipliait actuellement en Flandre. J’y retrouvais le général Robillot, commandant le 2e corps de cavalerie français, et le colonel Desticker que j’avais envoyé à l’avance pour évaluer la situation des disponibilités britanniques. à 22 heures, nous étions de retour avec le général Plumer à son quartier général de Blendecques, d’où je téléphonais au général Weygand, à mon quartier général de Sarcus, de donner les ordres nécessaires pour que la 34e division fût, le lendemain, transportée en auto à Steenworde.

Le 17 au matin, dans une entrevue avec le lieutenant général Wilson, chef d’état-major impérial, qui partageait en cela l’avis du maréchal Haig et du général Plumer, l’état-major britannique proposait que les armées alliées des Flandres fussent repliées progressivement jusqu’à la ligne des inondations Aire-Saint-Omer-Furnes. Je me refusais à adopter une pareille mesure et ne m’associais pas davantage aux craintes que le maréchal Haig éprouvait au sujet du port de Dunkerque, dont il envisageait déjà l’évacuation et la destruction.

A mon avis, il ne pouvait, pour le moment, être question d’autre chose que d’organiser et de maintenir la résistance sur place, en faisant appel, dans la mesure des nécessités, aux réserves françaises, et en utilisant au mieux les forces belges sur leur territoire. C’est ce même point de vue que j’exposais au roi des Belges et au chef d’état-major de l’armée belge, rencontrés dans la journée du 17, et qui inspira l’instruction laissée au général Plumer le 18, avant mon départ de Blendecques pour rentrer à Sarcus. C’est celui qui servit de base aux lettres que j’écrivais quelques heures plus tard au lieutenant général Gillain et au maréchal Haig pour leur préciser à nouveau la conduite à tenir, dans les circonstances présentes, et par l’armée belge et par la 2. Armée britannique. C’est enfin celui qu’on retrouvait dans une note générale que j’adressais aux armées alliées pour fixer les principes du combat défensif.

La notion d’une vigoureuse résistance ne devait pas exclure du reste, pour le commandement, le devoir de prévoir et d’organiser, pour le cas d’un échec, une ou plusieurs lignes de repli, comme aussi d’améliorer les organisations défensives existantes, telles que celles de la 1ere armée anglaise des environs d’Arras aux environs de Saint-Omer. En même temps, dans une réunion des états-majors belge et britannique, nous faisions étudier l’ajustage des organisations successives anglaises avec les organisations existantes ou prévues de l’armée belge ainsi que la ligne de démarcation qu’il conviendrait d’adopter entre les deux armées. Enfin, dans le cas d’une offensive ennemie dirigée d’Ypres sur Poperinghe, l’emploi des réserves alliées, quelle que fût leur nationalité, britannique belge ou française, était prévu d’après un plan commun et arrêté de concert entre les commandements intéressés.

L’ensemble de ces précautions ne tardait pas à porter ses fruits.

Du 17 au 20 avril, l’ennemi, multipliant en vain ses efforts contre le front allié au sud des monts des Flandres, ne récoltait que des pertes sanglantes. Si les pertes allemandes étaient élevées, celles des Anglais ne l’étaient pas moins. Une lettre du maréchal Haig, en date du 18 avril, en montrait l’étendue. Heureusement, pour continuer la lutte, d’autres ressources allaient entrer en ligne, les réserves françaises. C’est ainsi qu’après la 34e division transportée, comme nous l’avons vu, le 17 avril, les 154e et 39e divisions étaient amenées le 18 ; la 27e division le 23. Elles formaient avec celles déjà à pied d’oeuvre un détachement d’armée du nord (d. A. N.) sous les ordres du général de Mitry. L’importance de ces forces françaises, cinq divisions d’infanterie et trois de cavalerie, comme aussi l’extension du front belge au nord d’Ypres, permettaient à la 2e armée anglaise de retirer de la bataille sept divisions et seize brigades, et la mettaient ainsi en état de remplir sa mission. Néanmoins, pour le cas où, l’ennemi continuant son effort sans désemparer, il serait nécessaire de faire intervenir de nouvelles divisions françaises dans les Flandres, je prescrivais, dès à présent, que la 10e armée avancerait ses têtes de colonne, le 16e corps (31e et 32e divisions), jusqu’à la ligne Heuchin-Pernes, et que, tout en conservant sa mission de soutien éventuel dans la région d’Arras, elle étudierait l’intervention d’une partie de ses forces sur le front Cambrin, Béthune, Robecq. En même temps, les 46e et 47e divisions de la 5e armée seraient avancées pour la suivre jusqu’à hauteur de Villers-Bocage.

Il se produisait de la sorte, par un glissement général, une extension des réserves françaises vers le nord, que justifiait la triple nécessité d’appuyer les Anglais dans les Flandres et d’agir au besoin avec eux dans la région d’Arras, tout en restant disposés pour intervenir sur la Somme. Toute menace allemande, en effet, n’était point écartée de ces deux dernières directions ; la lutte pouvait s’y rallumer d’un moment à l’autre ; l’ennemi, d’après les calculs de l’état-major français, disposait encore d’une soixantaine de divisions, dont il lui serait loisible d’user pour tenter la séparation, jusqu’ici manquée, des forces françaises et anglaises.

En fait, le front au sud de la Somme, où depuis trois semaines régnait un calme relatif, fut subitement alerté le 23 avril. Une attaque allemande forte de huit divisions, s’avançant à la faveur du brouillard, enlevait Villers-Bretonneux à la 4e armée britannique, Hangard à la 1ere armée française, et poussait jusqu’à proximité immédiate de Cachy. L’établissement de l’ennemi à Villers-Bretonneux devait avoir pour nous les conséquences les plus fâcheuses. Il lui fournissait des observatoires et des emplacements qui lui permettaient d’entreprendre le bombardement, l’attaque et la conquête d’Amiens dans d’excellentes conditions, c’est-à-dire d’avancer grandement, suivant la ligne de la Somme, la rupture des communications des armées alliées et même la séparation de ces armées.

Villers-Bretonneux, localité importante, allait constituer en ses mains un point d’appui des plus forts, si on lui laissait le temps de l’organiser. Il nous fallait à tout prix le reprendre sans délai. Aussi, dès que la nouvelle me parvint, j’écrivais au général Rawlinson de tout mettre en oeuvre pour reconquérir Villers-Bretonneux dont la possession nous était capitale, et de s’entendre avec le général Debeney pour contre-attaquer. Le général Rawlinson entrait aussitôt dans ces vues. La contre-attaque, confiée à des bataillons australiens, eut lieu dès la nuit du 24 au 25 ; elle reprit d’assaut la hauteur et le village de Villers-Bretonneux, tandis qu’à droite la division marocaine de la 1ere armée française regagnait du terrain au nord de Hangard. Pour consolider la situation de nouveau acquise, le général Debeney poursuivait le mouvement en avant, et, en même temps, le général Fayolle portait deux divisions vers le nord, pour être à même d’intervenir entre Somme et Luce. C’est qu’en effet, toutes les réserves de la droite anglaise avaient été engagées dans la lutte autour de Villers-Bretonneux ; elles y avaient subi de nouvelles pertes s’ajoutant à une usure déjà grande ; le maréchal Haig avait, dès le 24 au soir, appelé sur ce point mon attention. Il lui était donné satisfaction, non seulement en lui prêtant le concours éventuel des réserves françaises, disposées comme nous venons de le voir, mais encore en faisant relever le 3e corps britannique, droite du général Rawlinson, par la 1ere armée française.

En même temps j’invitais le général Fayolle à préparer avec la plus grande activité l’attaque de la 3e armée dans la région de Montdidier, car cette attaque, si elle était poussée au delà de l’Avre, aurait pour effet de couper les communications de l’ennemi au sud de la Somme, et par suite, de dégager la direction d’Amiens.

Au demeurant, l’effort allemand sur Villers-Bretonneux n’eut pas de lendemain. Les contre-attaques franco-britanniques, après avoir repris ce point d’appui important, s’épuisèrent de leur côté en vaines tentatives dans les journées des 25 et 26 avril, et furent définitivement arrêtées sur la ligne Villers-Bretonneux route de Hangard, le village de ce nom restant à l’adversaire. Toute l’attention de nouveau se portait dans les Flandres.

Le 25 avril, le kronprinz de Bavière a encore attaqué entre Bailleul et Ypres avec la droite de sa VIe Armée et la gauche de sa IVe. Tandis que celle-ci gagnait du terrain vers Ypres, celle-là s’emparait de Dranoutre et menaçait Locre, sur la route de Poperinghe. Au centre, le corps alpin bavarois enlevait d’assaut Kemmel et le mont Kemmel, prenant ainsi pied sur la partie orientale des collines flamandes. Le lendemain 26, la lutte se poursuivait avec acharnement sur le front Scherpenberg-Vormezeele, mais l’ennemi ne pouvait cette fois enregistrer aucun progrès notable. Les renforts alliés, en effet, ne cessaient d’arriver ; dès le 25, c’était la 31e division du 16e corps à la disposition du détachement d’armée du nord, c’était l’autre division de ce corps d’armée, la 32e, portée sur Fauquemberges. En même temps je demandais au général Pétain de fournir deux régiments d’artillerie de campagne et douze groupes d’artillerie lourde au détachement d’armée du nord, un régiment d’artillerie de campagne à l’armée belge.

L’importance de ces renforts affirmait une fois de plus le désir d’étayer jusqu’à l’extrême limite le haut commandement britannique, en même temps que la volonté de maintenir à tout prix la défense sur place. Il n’y avait plus en effet le moindre terrain à perdre dans les Flandres. Le mont Kemmel n’est qu’à quarante kilomètres de Dunkerque. Il domine toute la plaine jusqu’à cette ville. Si l’ennemi s’y installait avec son artillerie de gros calibre, non seulement il pouvait briser toutes les résistances sur la route de ce port, c’est-à-dire gagner les rives de la Manche pour atteindre les communications avec l’Angleterre, mais encore mettre en un péril extrême l’ensemble de l’armée belge. Je ne parvenais pas cependant à empêcher que le front anglais, dans le saillant d’Ypres, fût ramené le 27 avril sous les murs de la ville, entraînant le repliement du front belge jusqu’au canal de l’Yperlée.

Repartant immédiatement pour le nord, dans l’après-midi du 27, je voyais successivement le général Plumer à Blendecques et le général de Mitry à Esquelbecq, et leur exposais, avec la gravité de la situation, les principes fondamentaux sur lesquels devait être basée la défensive dans les circonstances présentes, et j’insistais sur la nécessité de mettre toutes les troupes à leur place de bataille dès leur arrivée, avec une mission bien déterminée, les questions de cantonnement devant céder le pas aux exigences tactiques. Ceci dit, je devais me rendre compte de l’énorme usure des troupes alliées, soumises à des attaques et à des bombardements incessants, accompagnés d’un usage prodigieux de projectiles toxiques, et, pour y parer, j’ordonnais le transport dans les Flandres de trois nouvelles divisions françaises (32e, 129e, 168e), dont une partie servirait à relever le 22e corps britannique arrivé à l’extrême limite de ses forces. Je demandais, d’autre part, au général Pétain de prendre ses dispositions pour maintenir en permanence, derrière le front du détachement d’armée du nord, trois divisions françaises fraîches, tant que la violence des attaques allemandes l’exigerait, et ceci tout en laissant à quatre divisions la 10e armée, dans la région de Doullens-Saint-Pol, pour faire face à l’imprévu.

Le 29 avril, l’ennemi attaquait les monts Rouge et Noir et le Scherpenberg. Il était repoussé. Le 8 mai, il exécutait encore une attaque sur un front de trois kilomètres au sud-est de Dickebusch ; ce fut là une action isolée et sans lendemain. La bataille des Flandres était terminée. Elle avait comporté plus d’un mois d’efforts violents des plus soutenus. Si l’avance allemande représentait une pénétration moindre que celle de la fin de mars, à la Somme, c’est que son objectif, la côte, était ici plus rapproché, et que, par une fourniture plus rapide de troupes, nous étions parvenus, comme nous y étions tenus, à l’arrêter dans ses élans. Par le danger d’être jetées à la mer, elle obligeait en effet les armées alliées à combattre sur leur première ligne ; elle leur interdisait une résistance en profondeur, faute de terrain pour manoeuvrer. Par la difficulté de renforcer à temps l’extrémité nord du vaste front allié fortement ébranlé, elle avait à différents moments présenté de sérieux risques. En tout cas, si elle n’avait pas fourni à l’Allemagne les résultats stratégiques qu’elle visait, elle pouvait recommencer. L’ennemi pouvait trouver son intérêt, en reprenant sa marche pour gagner malgré tout les côtes de la Manche et en multipliant sur cette mer ses entreprises sous-marines, à jeter le trouble dans les communications avec l’Angleterre, et à isoler la puissance britannique. Déjà elle avait obtenu des résultats tactiques, qui, pour les Alliés, se soldaient en préjudices incontestables.

Après une perte de terrain sensible, les monts de Flandre (Rouge, Noir, Scherpenberg), assise maîtresse de la défense alliée dans le nord, restaient sous la menace rapprochée des Allemands ; déjà maîtres du Kemmel. Il fallait à tout prix en assurer la conservation sous peine de voir cette défense dangereusement compromise. J’appelais donc l’attention du général de Mitry sur la nécessité, non seulement d’organiser solidement la défense des monts, mais encore d’en étendre l’occupation jusqu’au bas des pentes pour interdire à l’ennemi l’encerclement des sommets et l’abordage des cols. Des opérations de détail, exécutées dans ce but par le détachement d’armée du nord, le 4 mai, lui permirent de réaliser quelques progrès.

Je ne me lassais pas non plus d’inculquer la nécessité de la résistance sur place, coûte que coûte, sans envisager des repliements volontaires. Je retraçais une fois de plus la ligne de conduite à tenir, et je prescrivais qu’à l’avenir, si un repli important venait à être prévu, il serait préalablement soumis à mon approbation. Reprenant enfin la question dans son ensemble, je fixais, dans une note générale de principe, les règles qui devaient présider à l’organisation de la bataille défensive, afin que de l’unité de doctrine sortît chez les alliés l’unité d’action.

Une autre conséquence de la bataille des Flandres avait été de soumettre le bassin houiller de Béthune au bombardement de l’artillerie allemande. De profondes perturbations étaient, de ce chef, causées à l’exploitation de ces mines, par suite aux usines de guerre et aux chemins de fer qu’elles alimentaient. Nous pûmes y remédier par un certain nombre de mesures, dont l’armée britannique et la mission militaire française auprès du grand quartier anglais assureraient l’exécution avec vigilance. La bataille des Flandres, enfin, avait entraîné une usure considérable des effectifs. Les réserves britanniques y avaient fondu, et les prélèvements faits à leur profit sur les réserves françaises s’élevaient déjà à dix divisions.

Pour permettre au général Pétain de reconstituer celles-ci sans affaiblir ses premières lignes, j’avais obtenu du maréchal Haig que des divisions anglaises, retirées de la bataille, fussent mises en un secteur du front français pour le moment au calme ; elles y libéreraient ainsi autant d’unités françaises capables de reconstituer des réserves ; mais le mouvement ne put se faire que lentement. C’est ainsi que le général Pétain ne reçut tout d’abord que quatre divisions britanniques, formant le 9e corps. Il fut affecté à la 6e armée française et introduit, vers le milieu de mai, sur le front Craonne-Loivre. Des batailles qui se livraient depuis un mois, une autre conséquence, déjà mentionnée, fut le déséquilibre apporté au dispositif général des forces françaises. Au début de mai, 47 divisions françaises se trouvaient au nord de l’Oise (23 en première ligne et 24 en réserve) ; il n’en restait que 55 pour tenir de l’Oise à la frontière suisse, savoir 43 en ligne et 12 en réserve.

Le général Pétain appelait mon attention sur les dangers que présentait cette situation. Après avoir mesuré l’usure profonde de l’armée britannique, et en présence des conséquences redoutables que pouvait avoir pour les alliés, par la proximité d’objectifs décisifs, la reprise de l’attaque allemande toujours possible de l’Oise à la Lys, je maintenais un groupement de quatre divisions au nord de la Somme, et un autre de même force au sud, sans préjudice des unités à envoyer en Flandre pour alimenter le détachement d’armée du nord. Je faisais en même temps tout le possible pour faciliter la tâche du commandement français, en faisant appel aux troupes américaines et en demandant que les divisions américaines entrassent le plus tôt possible dans la bataille ou dans des secteurs calmes. Déjà la 1ere division américaine avait été introduite le 26 avril sur le front de la 1ere armée française, et elle donnait bientôt la preuve de ses capacités militaires en enlevant d’assaut le village de Cantigny (28 mai). Je demandais de même au général Pershing que ses 26e, 42e et 2e divisions fussent dirigées le plus tôt possible vers le front de bataille ; que l’infanterie des 32e, 3e et 5e divisions américaines fût employée à renforcer des divisions françaises revenant éprouvées de la lutte, et leur permît ainsi de rentrer rapidement dans des secteurs calmes. Je lui suggérais enfin de détacher des pilotes américains dans des escadrilles françaises, où ils poursuivraient leur dressage tout en soulageant l’effort de leurs camarades français.

Nous réduisions en même temps les exigences du détachement d’armée du nord, comme ses entreprises. Les pertes élevées qu’il subissait apparaissaient hors de proportion avec les résultats tactiques obtenus, et, tout en faisant la part des conditions sévères de la lutte soutenue dans les Flandres, notamment de l’intensité des bombardements par obus toxiques, il était évident que ces pertes étaient dues pour beaucoup à l’inexpérience de la troupe et au manque de vigilance du commandement. On était ainsi amené à prescrire au général de Mitry de hâter les rectifications de front, de manière à s’établir dans une situation défensive solide dont on lui traçait l’économie générale. On invitait d’autre part le général Pétain à reprendre l’instruction des petites unités, infanterie et artillerie, en la confiant à des généraux et officiers supérieurs, qui, ayant une connaissance complète de la guerre, avaient déjà pratiqué, en particulier au début des hostilités, le genre d’opérations avec lequel les troupes devaient être familiarisées. Cependant, malgré toute l’ingéniosité déployée par le haut commandement pour faire face aux exigences de la bataille, un problème capital dominait la situation générale des armées alliées en France, au milieu du printemps de 1918, le problème des effectifs.