Journée du 26 mars.Aussitôt investi de la mission qui m’était conférée par les deux gouvernements alliés, et m’inspirant de ce que j’avais déjà écrit l’avant-veille au président du conseil, je fixais mon programme d’action : 1. Les troupes françaises et britanniques resteront étroitement liées pour couvrir Amiens. 2. Dans ce but, les forces déjà engagées seront maintenues sur place à tout prix. 3. Sous leur protection les divisions françaises envoyée en renfort achèveront de débarquer et seront consacrées : a) d’abord à consolider la 5. Armée britannique ; b) ensuite à constituer une masse de manoeuvre dans des conditions qui seront précisées ultérieurement. Au lieu d’une bataille anglaise pour couvrir les ports de la Manche et d’une bataille française pour couvrir Paris, nous aurons d’abord une bataille anglo-française pour couvrir avant tout Amiens, trait d’union des deux armées. Dans ce cadre d’ensemble, j’arrêtais les mesures de détail, et, comme le temps pressait, j’allais les indiquer moi-même aux principaux intéressés. C’est ainsi qu’avant 16 heures j’étais à Dury auprès du général Gough, commandant la 5e armée britannique, et je lui prescrivais de se maintenir à tout prix sur le front qu’il occupait en y arrêtant ses troupes coûte que coûte jusqu’à ce que des forces françaises vinssent libérer une partie de son armée, en commençant par le sud. Au général Barthélemy, chef d’état-major du général Fayolle, commandant le groupe d’armées de réserve, que je rencontrais également à Dury, je remettais une instruction analogue en vue d’assurer à tout prix la protection d’Amiens. Je demandais au commandant Moyrand, officier de liaison du grand quartier général, de communiquer ces directives au général Pétain. Enfin, je téléphonais au général Debeney, commandant la 1ere armée, mes instructions sur la conduite à tenir. Le rôle de cette armée, encore en formation face à Montdidier, était particulièrement important. C’était d’elle que dépendait à l’heure actuelle le rétablissement d’un front franco-britannique continu. Aussi, ne me bornant pas à la communication téléphonique, je me rendais de Dury à Maignelay pour y voir le général Debeney lui-même et lui préciser à nouveau sa mission : engager sans tarder les unités dont il disposait pour relever le 18e corps britannique sur les positions où il se trouvait et remettre les unités relevées de ce corps d’armée à la disposition du général Gough qui les utiliserait comme réserves ; tenir à tout prix sur la ligne où l’on se trouvait, en se reliant à gauche aux Anglais vers Rouvroy. Dans la soirée même du 26, j’avais ainsi orienté sur mes intentions tous les chefs qui avaient des troupes engagées. Ce soir-là, d’ailleurs, le général Pétain, annulant son instruction du 24 mars, ordonnait au général Fayolle de couvrir Amiens et de maintenir la liaison avec les forces du maréchal Haig. Il prescrivait, en outre, le transport vers le groupe d’armées de réserve de dix divisions et quatre régiments d’artillerie lourde prélevés sur d’autres groupes d’armées. Journée du 27 mars.Après avoir passé la nuit à Paris, et toujours accompagné du général Weygand et du colonel Desticker, je reprenais le 27 au matin le chemin du front. Avant mon départ, toutefois, j’avais écrit une lettre particulière au général Pétain pour insister sur le caractère à donner à nos actions et lui demander d’en faire comprendre la nécessité aux armées françaises. Inutile de dire que, de son côté, comme chez tous ses subordonnés, j’allais trouver une admirable résolution pour marcher dans la voie de la résistance que je traçais, et qu’il nous restait à organiser. Je me rendais d’abord à Clermont au quartier général du général Humbert, commandant la 3e armée. J’y rencontrais le général Fayolle. Je répétais mes instructions, toujours inspirées de la même idée : tenir à tout prix, s’organiser sur place, n’envisager de relève que lorsque ce premier résultat serait atteint. À midi trente, je partais pour Dury voir le général Gough. La liaison entre la droite britannique et la gauche française paraissait mal établie par suite du retrait trop hâtif de certains éléments du 18e corps britannique ; aussi, je prescrivais de nouvelles mesures au général Mesple, commandant le groupement de gauche de la 1ere armée française, et je demandais au général Gough de s’assurer personnellement de nos instructions et en assurer l’exécution. Je me rendais de là à Beauquesne chez le général Byng, commandant la 3e armée britannique. Il m’exposait sa situation. Elle ne lui inspirait pas d’inquiétude pour le moment et il se déclarait parfaitement d’accord avec moi sur la nécessité de résister sur place, en y mettant tous les moyens disponibles. Il est évident qu’en l’absence d’une réserve générale dont l’intervention eût pu rétablir d’emblée la situation, la nécessité s’imposait de ressouder au plus tôt les fractions du front allié, qui avait été brisé par l’attaque allemande et qui se trouvait forcément allongé ; d’y faire coopérer sans aucun retard les troupes en retraite, comme les renforts qui arrivaient, quelle que fût leur nationalité, toute idée de relève étant momentanément écartée. Sans cela, on ne pouvait entrevoir de plusieurs jours l’arrêt de l’ennemi. Une prompte reconstitution du front dans ces conditions, comme aussi un changement d’attitude bien résolu et simultané de la part des deux armées alliées, ne pouvaient évidemment résulter que d’une intervention directe du haut commandement allié sur les points encore menacés. En rentrant dans la soirée à Clermont, j’apprenais que les Allemands, après avoir débouché de Roye et s’être glissés entre les 1ere et 3e armées françaises, dont la soudure n’avait pu être encore solidement réalisée, s’étaient emparés de Montdidier. Quelle que fût son importance, cet événement fâcheux était heureusement compensé par certains résultats favorables, qui permettaient d’espérer que la journée du 27 mars marquerait le point culminant de la crise, et que le danger, qui depuis une semaine menaçait si gravement les alliés, ne tarderait pas à être conjuré. Le front d’attaque des Allemands, loin de s’étendre, diminuait chaque jour d’étendue, grâce à la solidité de la 3e armée britannique accrochée au nord au point d’appui d’Arras et de la 3e armée française accrochée au sud au massif boisé de Ribécourt-Lassigny. Entre ces deux môles de résistance, la poussée ennemie vers l’ouest allait se rétrécissant et s’étirant. Elle était difficilement soutenue dans ses arrières. En réalité, le terrain où elle opérait était l’ancien champ de bataille de la Somme de 1916, terrain ravagé, cahoteux et désertique, dont les communications peu nombreuses venaient d’être définitivement mises hors de service par la dernière bataille. Une offensive anémiée par ce fait devait fatalement s’arrêter le jour où les alliés auraient rétabli en face d’elle un système de résistance organisé. Or ce jour approchait. D’ailleurs, les divisions françaises, envoyées en renfort, débarquaient aujourd’hui sans interruption. Tandis que les premières allaient à notre 1ere armée, les autres constitueront, dans la région de Beauvais, une masse de manoeuvre à la disposition du haut commandement. La 5e armée anglaise allait recevoir un nouveau chef, le général Rawlinson, soldat énergique et capable, qui lui rendra la confiance. Des effectifs importants (75.000 hommes) arrivaient d’Angleterre. Trois divisions britanniques, déjà recomplétées, avaient remplacé dans des secteurs calmes des divisions fraîches, qui allaient entrer dans la bataille. Une organisation méthodique succédait bientôt au désarroi du début. Journée du 28 mars.Dans la journée du 28 mars, l’effort principal de l’ennemi portait sur le plateau du Santerre, entre la vallée de la Somme et celle de l’Avre. Dans ce pays de parcours facile, les Allemands réussissaient à gagner du terrain vers Amiens, en refoulant la droite de la 5e armée britannique toujours chancelante. Le général Debeney n’avait pu encore amener les forces suffisantes pour l’étayer convenablement. L’avance profonde de l’ennemi sur Montdidier l’avait, en effet, obligé à diriger de ce côté ses premières disponibilités. Celles-ci étaient intervenues avec vigueur dans la bataille et avaient même repris à l’adversaire plusieurs localités : Mesnil-Saint-Georges, le Monchel, Assainvillers ; la lutte néanmoins restait vive et le péril n’était pas entièrement conjuré. Pour y faire face, le commandant de la 1ere armée devait ajourner la relève des forces britanniques au sud de la Somme ; la 5e armée britannique, au moins pour le moment, resterait en ligne et se reconstituerait sur place. Malgré tout, il fallait que la résistance s’affirmât sur toute notre ligne. Cela devait être un dogme absolu, et je ne cessais d’en pénétrer l’esprit de tous. C’est ainsi que le général Gough, qui projetait de replier son quartier général, le maintenait en place. Le général Pétain, écartant toute idée d’une séparation possible des forces anglaises avec celles du groupe d’armées de réserve entraînant la perte d’Amiens, prescrivait à celui-ci de tenir à tout prix sur les positions actuelles… de refouler dès que possible l’ennemi à distance de Montdidier et d’Amiens et, en tout cas, d’assurer la liaison avec les armées britanniques. Enfin, le général Fayolle transportait son quartier général de Verberie à Beauvais pour se rapprocher du point sensible de la bataille, la gauche de la 1ere armée française, où se faisait la jonction avec les Britanniques. Pendant ce temps, la constitution des réserves françaises se poursuivait à l’arrière dans la région de Beauvais ; il importait d’en assurer l’organisation et le commandement. Le général Pétain, dans ce but, avait déjà retiré du front de Champagne l’état-major de la 5e armée. Il était décidé de même, au cours d’une réunion qui se tenait à Clermont dans l’après-midi du 28, entre le général Pétain, les ministres Clemenceau, Loucheur et moi-même, que l’état-major de la 10e armée serait rappelé d’Italie. Quelques heures auparavant, le général Pershing était venu dans un élan magnifique m’offrir spontanément son concours direct en engageant immédiatement à la bataille les divisions américaines déjà instruites. Et le général Bliss, représentant américain au comité de Versailles, venait me dire dans le même sentiment : nous sommes ici pour nous faire tuer, qu’attendez-vous pour user de nous ? Journée du 29 mars.Dans la journée du 29, l’étendue des attaques allemandes se restreignait encore. Elle embrassait seulement la partie du front comprise entre Montdidier et la route Amiens-Péronne. Si, dans la région de Montdidier, elles échouaient à peu près complètement, ne gagnant un peu de terrain qu’au nord-ouest de la ville, elles accusaient des progrès plus sensibles entre l’Avre et la route Amiens-Péronne, où l’aile droite anglaise et le détachement Mesple étaient rejetés sur la ligne Marcelcave-Villers-Aux-Érables. Malgré ce recul, la situation des alliés n’en continuait pas moins à s’améliorer. Cinq divisions fraîches étaient arrivées à la 1ere armée ; celle-ci avait déjà pu relever entièrement le 18e corps britannique (droite de la 5e armée), et les éléments du 3e corps britannique qui combattaient encore avec la 3e armée française rejoignaient l’armée anglaise, à l’exception d’une division (la 58e), maintenue provisoirement au sud de l’Oise. Le maréchal Haig se trouvait ainsi en mesure de reconstituer ses réserves et par conséquent de réorganiser sa 5e armée tout en la maintenant en ligne. Et, après un entretien que nous avions ensemble à Abbeville sur l’importance capitale de ce dernier point, il était prescrit au général Rawlinson de maintenir à tout prix son front au sud de la Somme, ce qui ne pouvait présenter de difficulté, réduit comme il l’était actuellement. Dans la soirée du 29, j’établissais mon quartier général à Beauvais, où, depuis le matin, fonctionnait le quartier général du général Fayolle, et où le général Pétain lui-même installera un poste de commandement quatre jours après. Fin de la bataille de Montdidier-Amiens.Depuis la journée du 26 mars, mon activité s’était exercée au plus pressé, courant les quartiers généraux pour dicter à chacun la conduite du moment et reconstituer, en le réparant d’urgence, le front qui s’était trouvé disloqué. Aujourd’hui, une organisation méthodique pouvait présider à la résistance des forces alliées. Il y avait lieu de fixer les règles d’ensemble d’après lesquelles la bataille devait être conduite. Dans ce but, j’adressais aux commandants en chef une directive générale, synthèse des instructions de détail que j’avais données depuis le 26 mars. Le but essentiel assigné aux efforts communs restait toujours une liaison étroite entre les armées britannique et française, notamment par la possession puis par la libre disposition d’Amiens. Ce but était à poursuivre : 1. Par le maintien et l’organisation d’un front défensif solide sur les positions actuellement tenues ; 2. Par la constitution, au nord d’Amiens pour les forces anglaises, au nord-ouest de Beauvais pour les forces françaises, de fortes réserves de manœuvre destinées à répondre à l’attaque ennemie ou à prendre l’offensive. Pour constituer cette masse de manoeuvre aussi fortement et rapidement que possible, les prélèvements devaient être faits résolument sur les fronts non attaqués. Mais, à l’heure où cette directive parvenait à ses destinataires, l’ennemi redoublait d’efforts. Le 30 mars, il reprenait et élargissait ses attaques en opérant de part et d’autre de Montdidier, sur le front compris entre la route Amiens-Péronne et Lassigny. C’était là une seconde bataille qu’il engageait, alors que nous n’étions pas encore bien solidement établis sur nos positions ; cependant, en dépit des effectifs et des moyens mis en oeuvre, il obtenait des résultats encore inférieurs à ceux de la veille. Il ne gagnait un peu de terrain que dans la vallée de l’Avre en direction de Moreuil, et, à l’est de Montdidier, dans la région de Rollot-Roye-Sur-Matz. Le lendemain, 31 mars, il renouvelait ses actions, mais, cloué sur place par la résistance et les contre-attaques des troupes alliées, c’est à peine s’il pouvait enregistrer une légère avance dans la coupure de la Luce, entre Moreuil et Marcelcave. Cette avance, il est vrai, affectait un point particulièrement sensible, sur la direction même d’Amiens, à la liaison franco-britannique encore peu solide. Pour y remédier, on assurait la résistance à tout prix de la 5e armée britannique sur ses positions actuelles en lui donnant les forces suffisantes pour remplir sa mission. De plus, la 1ere armée française étendait son front jusqu’à Hangard. Quoi qu’il en fût, la bataille de Montdidier-Amiens paraissait bien toucher à sa fin. Le soir du 1er avril, je pouvais écrire au président du conseil : les initiatives de l’ennemi semblent dès aujourd’hui enrayées et paralysées. En fait, l’ennemi, après un court répit, attaquait encore violemment dans la journée du 4 avril les positions des 4e armée britannique et 1ere armée française entre la Somme et Montdidier. Le centre de la 4e armée britannique était rejeté sur Villers-Bretonneux. La 1ere armée française marquait de son côté, sur le plateau de Rouvrel, un recul assez sérieux, qu’elle réparait en partie par des contre-attaques exécutées le lendemain 5 avril. Mais un fait capital s’était produit, la liaison des deux armées avait été solidement maintenue dans la région de Hangard, et, pour l’assurer définitivement, le général Rawlinson était invité à employer ses réserves et son artillerie disponibles à soutenir la gauche française. Dans un ordre d’idées analogue, pour bien affirmer notre volonté de ne pas céder de terrain, je demandais au maréchal Haig d’intervenir auprès de ce général pour l’empêcher de replier son quartier général comme il en avait exprimé l’intention. Dans cette journée, j’avais eu à Beauvais les visites de Clemenceau, de Loucheur, de Winston Churchill, puis du président de la république ; c’est dire l’anxiété qui régnait dans les gouvernements alliés. Désormais, les Allemands ne pouvaient plus espérer de résultats sérieux de la bataille en cours. En face du renforcement des alliés, leurs attaques devenaient de plus en plus difficiles et coûteuses, et ils se voyaient bientôt contraints de les arrêter sans avoir pu atteindre les buts stratégiques qu’ils s’étaient proposés. Ils ne sépareront pas l’armée française de l’armée anglaise. Pour finir sur un succès facile, ils entreprenaient, le 6 avril, la conquête du coin de terrain que la 6e armée française occupait à l’ouest de la forêt de Saint-Gobain, entre l’Oise et le canal de l’Ailette. Cette action ennemie était, du reste, tellement prévue que la 6. Armée, très en flèche de ce côté, n’avait maintenu que de faibles avant-postes au nord du canal de l’Ailette. L’attaque allemande ne trouva devant elle que des éléments épars qui reculèrent en combattant ; elle avança néanmoins avec une grande circonspection et mit quatre jours pour arriver jusqu’à l’Ailette (6-9 avril). |