Si l’offensive allemande était bien arrêtée sur le front de l’ouest et allait de ce fait y laisser aux armées alliées un repos relatif, elle devait, sous peine des dangers les plus graves, se déchaîner sur le front est, contre les armées russes dont les progrès étaient très inquiétants. Elle devait y appeler la plus grande quantité possible des forces allemandes de l’ouest, et par là reparaissait pour les alliés l’obligation d’agir en vue de maintenir sur le front ouest le plus grand nombre possible de ces forces. L’offensive à entreprendre dans ce but par les armées françaises devait se produire dans les secteurs présentant les conditions les plus favorables comme terrains d’attaque et comme possibilités d’exploitation. Pour disperser les efforts ennemis, elle s’étendrait sur un front aussi large que possible. J’envisageais, en conséquence, les opérations suivantes : 1. à la 8e armée, une attaque dans la région sud-est d’Ypres, en liaison avec l’armée anglaise ; 2. à la 10e armée, une attaque importante au nord d’Arras, visant la crête de la Folie, entre Souchez et Givenchy-En-Gohelle. Dès la fin de novembre, les études étaient entamées et poursuivies avec activité dans ces armées. Le 6 décembre, je me rendais au grand quartier général à Chantilly, pour soumettre le programme au général en chef. Le 8 décembre, celui-ci adressait aux armées une instruction générale qui se résume ainsi : Le moment est venu de reprendre l’offensive pour rejeter l’ennemi vers le nord-est et préparer une action ultérieure de notre part sur ses communications. Dans ce but, des attaques principales seront exécutées. 1. L’une, partant de la région d’Arras, en direction de Cambrai et de Douai, sera conduite par la 10e armée renforcée ; 2. L’autre en Champagne, en direction d’Attigny, par la 4e armée. Des actions secondaires auront lieu, en outre, sur diverses parties du front, notamment : à la 8e armée et à la gauche de l’armée britannique, attaquant concentriquement en direction de Wervicq. À la 2e armée, attaquant en direction de Combles. Etc. Attaque de la 10e armée.La relève par les anglais de la droite de la 8e armée avait permis au général d’Urbal de retirer du front des forces assez importantes qui furent rendues à la 10e armée, d’où elles avaient été envoyées pendant la bataille d’Ypres. D’autre part, l’état-major belge ayant consenti à étendre son front vers le sud, il avait pu retirer de ce côté tout le 32e corps et le mettre en réserve. Dans ces conditions, le général commandant la 8e armée pouvait préparer, pour la première quinzaine de décembre, l’exécution de l’offensive prescrite en liaison avec l’armée anglaise. Ses attaques, lancées les 14, 15 et 16 décembre, échouaient dans l’ensemble ou ne réalisaient que des progrès insuffisants. Non seulement on se heurta partout à un ennemi sur ses gardes et fortement organisé, mais bien plus encore aux difficultés résultant de l’état du terrain marécageux dans lequel les hommes enfonçaient jusqu’aux cuisses ; nos engins ne pouvaient quitter les routes. Nos troupes entreprenaient alors, sur leur front d’attaque, des travaux de sape et mine, en vue de réduire les points essentiels de la défense ennemie. L’exécution en était très ralentie par les difficultés insurmontables du terrain détrempé. Dans la partie nord du saillant d’Ypres nous avions rencontré les mêmes obstacles et n’avions réalisé que quelques légers progrès. Il en était de même des tentatives britanniques faites au sud, dont les résultats se limitaient à quelques avances locales. Dès le 19, en raison des difficultés du terrain, nous arrêtions l’action offensive. Le 24, n’ayant plus rien à attendre des attaques anglaises sur la Lys, nous réduisions la densité de nos forces en première ligne et nous reconstituions des disponibilités. C’est ainsi que nous reprenions une attitude défensive dans la région au nord de la Lys. Dès la fin de novembre, la 10e armée avait envisagé des possibilités d’attaques menées de part et d’autre d’Arras. La réussite de ces attaques aurait au minimum pour avantage, pensait-on, de réduire le saillant d’Arras, par conséquent d’en rendre la défense plus facile et moins dispendieuse. Pour concentrer nos moyens, nous bornions toutefois nos vues à l’attaque du nord. Seule elle était susceptible de résultats importants et peut-être décisifs. La longue crête qui, de Souchez par la Folie et Thélus, va rejoindre le plateau du point du jour à l’est d’Arras, constitue une falaise qui domine presque à pic les villages de Givenchy-En-Gohelle, Vimy, Farbus, Bailleul, et commande la vaste plaine jusqu’à Douai. Se saisir de la crête, y installer de l’artillerie, des observatoires, c’était rendre impossible à l’ennemi toute installation sérieuse dans la plaine, c’était l’obliger à un recul important jusqu’à la ligne de la Sensée et de la haute Deule, et par là même à une rectification de front au bénéfice de nos armées. Cette crête était l’objectif de l’attaque qui visait à briser la ligne allemande dans la région de Souchez et au sud, à s’emparer des hauteurs qui dominent Givenchy et Vimy, et à exploiter ces résultats. L’offensive devait être conduite par le 33e corps d’armée, commandé par le général Pétain, et le 21e corps commandé par le général Maistre, agissant concentriquement sur l’objectif. La date en était fixée entre le 16 et le 20 décembre. D’ici là on devait travailler à améliorer la situation de départ et à exécuter quelques opérations préliminaires, du 21e corps sur Notre-Dame-De-Lorette, du 33e sur Carency et La Targette, du 10e sur Saint-Laurent et Blangy. L’expérience nous avait montré la nécessité non pas d’aller vite, mais d’aller sûrement, de résultat en résultat, ce qui interdisait un programme entièrement réglé jusqu’à la fin. C’est ainsi que l’attaque principale du 33e corps ne pouvait être fixée à priori, le moment de son exécution dépendant de la réussite des attaques secondaires et d’une préparation complète par l’artillerie. Dans cet ordre d’idées, le 21e corps attaquait le 17 sur le plateau de Lorette et réussissait à s’emparer de la première ligne allemande, entre le versant nord du plateau et la grand’route de Béthune à Arras. Mais la pluie rendait bientôt le terrain impraticable, entravant la progression de l’infanterie, les ravitaillements et même l’installation sur le terrain conquis ; toute organisation en était impossible dans une mer de boue. Il fallait la valeur de l’infanterie du 21e corps pour maintenir l’occupation de la position qu’elle avait gagnée. Pendant ce temps, le 33e corps se trouvait aux prises avec de grandes difficultés. Dans ses deux attaques, l’une au nord sur Carency, l’autre au sud sur La Targette, il échouait devant des défenses sérieuses, une organisation solide de l’adversaire, dont ses moyens de destruction ne lui permettaient pas d’avoir raison. On différait donc l’attaque principale contre la crête de Vimy. En résumé, à la date du 23 décembre, nos offensives dans le Nord avaient échoué ou donné des résultats insignifiants. C’étaient de nouveaux procédés d’attaque avec de puissants moyens de destruction qu’il fallait mettre en oeuvre. La défensive s’était dressée devant nous formidablement organisée. Dans la guerre de campagne, elle avait déjà témoigné d’une particulière solidité, en utilisant la puissance de feu de la mitrailleuse, comme aussi l’abri qu’elle trouvait en s’enterrant. Le temps lui avait permis de se renforcer de réseaux de fils de fer, d’abris bétonnés, occupés par des mitrailleuses ou des pièces de flanquement, de communications souterraines ou blindées, de sorte que les lieux habités notamment constituaient, pour la défense, de véritables citadelles, dont la destruction préalable s’imposait à l’offensive avant toute attaque de l’infanterie. Cette opération exigeait une forte artillerie, capable d’effets d’écrasement sur les abris et les tranchées, comme de destruction sur les réseaux de fils de fer. Le manque de matériel avait déjà brisé notre offensive dans la guerre de manoeuvre ; il se faisait sentir plus fortement encore dans la guerre de positions rapidement dressée. Nous ne pourrions à coups d’hommes enlever les organisations que les moyens modernes avaient permis d’installer ; il nous fallait au plus tôt demander à notre industrie le matériel pour les réduire ; les préoccupations du commandement devaient se reporter vers sa capacité de production. Là étaient les seules possibilités de relancer la guerre en avant, tout au moins sur le front d’occident. Mais nous ne pouvions, pendant le temps nécessaire à cette évolution de notre tactique, oublier nos alliés du front d’orient, l’armée russe, qui, par son active intervention, avait détourné sur elle une partie importante des forces ennemies et nous avait ainsi permis de vaincre à la Marne. Il nous fallait, dans toute la mesure possible, lui venir en aide. De là, la nécessité des actions entreprises, malgré leur apparence improductive, de là l’obligation d’en entretenir d’analogues par la suite. à défaut de la victoire que nous ne pouvions encore faire, il nous fallait retenir sur le front d’occident toutes les forces que l’ennemi y avait accumulées, pour l’empêcher de les transporter sur le front d’orient et d’y monter une offensive décisive qui pourrait être le prélude de la victoire finale. Mais, sur ce point de la corrélation à établir entre les opérations sur les deux fronts, je dépendais entièrement des directives du commandement en chef des armées françaises. Ce n’est donc pas mon initiative qui animait les offensives dans le Nord, si ce n’est pour maintenir l’exécution dans les vues du haut commandement et pour assurer toute la collaboration possible de nos alliés britanniques et belges. à la fin de cette année 1914, avait d’ailleurs commencé en Champagne une offensive dont les débuts (20 décembre) s’étaient montrés satisfaisants. Ma formule du moment était : de l’activité dans les états-majors, du repos dans les troupes, en attendant qu’une amélioration du temps permît de passer à l’exécution avec chance de succès. Le général en chef approuvait ces dispositions et prescrivait de mettre au repos toutes les troupes qui n’étaient pas indispensables. Mais, comme la durée des opérations exécutées en Champagne exigeait la constitution de réserves importantes, les armées du nord étaient invitées à constituer des disponibilités. À mesure que le temps passait et que l’opération de Champagne prenait de l’importance, le général en chef prescrivait, le 27 février, d’arrêter toutes les entreprises entrevues à la 10e armée, tout en ordonnant d’en poursuivre les études activement, afin de pouvoir les lancer sans délai le moment venu. C’est ainsi que l’hiver se terminait sans actions nouvelles de notre part, sauf à Nieuport. Beaucoup de nos troupes avaient été mises au repos ou même remises à la disposition du général en chef, et devaient quitter le Nord. J’avais profité de ces circonstances pour les voir les unes après les autres. Je ne manquais pas à cette occasion de réunir les officiers et de causer avec eux. Et je ne saurais assez dire le bel esprit qui les animait tous, officiers et soldats, après un hiver des plus rudes cependant. Ils se rendaient bien compte du résultat important qu’ils avaient obtenu en brisant une fois de plus les projets de l’ennemi, sur l’Yser et à Ypres. Ils ne doutaient pas d’en avoir bientôt raison dans des attaques à entreprendre. La confiance qui les tenait tous était impressionnante. Les attaques du 2e corps de cavalerie à l’est de Nieuport.La côte belge de la mer du Nord présentait pour l’ennemi un intérêt particulier, en raison des établissements qu’il pouvait y faire pour soutenir la lutte sous-marine contre l’Angleterre et gêner notamment les communications de la Manche. Ostende était le port le plus rapproché de nous qu’il possédât. Sa défense devait immobiliser d’importantes forces allemandes. De là, l’intérêt des attaques que nous entreprendrions dans cette direction. La côte même fournissait un terrain constitué par des dunes de sable assez élevées et qui échappaient aux inondations de l’Yser. Il y avait encore là quelques possibilités d’agir pour nous. Dès le commencement de décembre, j’avais fait étudier par le général De Mitry, commandant le 2e corps de cavalerie, un projet d’offensive partant de Nieuport. Le gouverneur de Dunkerque avait fait préparer les moyens de passage nécessaires pour franchir l’Yser en aval de Nieuport. Enfin tout un matériel nautique, comprenant notamment des doris et des vedettes à moteur, était rassemblé à la disposition du général De Mitry. Mais nous n’étions pourvus que d’artillerie de campagne. Le 15 décembre, l’attaque partait en direction générale de Westende-Ostende. Nous prenions pied dans les premières maisons de Lombartzyde et du Polder, sans pouvoir cependant progresser sensiblement le long même de la côte, en raison des puissantes installations faites par l’ennemi dans les dunes de sable ; et nous parvenions à six cents mètres de Saint-Georges, tandis que les marins français et les soldats belges en doris prenaient quelques fermes au sud-ouest de la localité. L’opération se poursuivait dans les journées suivantes. C’est en vain que l’ennemi lançait de vigoureuses contre-attaques, elles étaient toutes repoussées. En fait, le 19, nous avions conquis et organisé une solide tête de pont sur la rive droite de l’Yser. Nous installions en même temps de nombreux passages sur le fleuve. Quand nous voulions repartir à l’attaque le 25, tous nos efforts se brisaient, de Lombartzyde à la mer, devant les défenses de l’ennemi, ses réseaux de fils de fer, que notre insuffisance en artillerie n’avaient pas permis de bouleverser. Le 28, nous enlevions Saint-Georges, pendant que la 5e division belge, franchissant l’Yser au sud de Dixmude, établissait une petite tête de pont sur la rive droite. Avant de procéder à de nouvelles attaques en forces, il importait de s’établir solidement ; cela demanda du temps, car ce ne furent pas des jours mais des semaines qu’exigea l’organisation du terrain, les circonstances atmosphériques étant un obstacle des plus sérieux. L’eau ou le sable envahissait tranchées et boyaux. De fréquentes tempêtes coupaient les communications. Le pont de tonneaux jeté à l’embouchure de l’Yser était sans cesse endommagé par l’artillerie allemande. En dépit de toutes ces difficultés, nos troupes firent preuve d’une activité remarquable. Pendant un mois, du 27 décembre au 27 janvier, elles luttèrent sans trêve pour préparer, par des travaux d’approche, la reprise de l’offensive qui devait se produire sur le polder et sur Lombartzyde. Le 28 janvier, cette nouvelle attaque était déclenchée. Elle s’emparait de la première ligne allemande. Mais, à la tombée de la nuit, ayant subi des pertes sérieuses et en raison de l’eau qui, dans les tranchées conquises, empêchait tout travail de consolidation, nos troupes qui eussent été à la merci du moindre retour offensif rentraient dans leurs positions de départ. Tandis que cette opération se déroulait en face du polder, un coup de main tenté par une section de tirailleurs réussissait à enlever un fortin ennemi établi en avant de la Grande-Dune, mais, pris d’enfilade par le feu, contre-attaqué à la baïonnette, ce petit détachement était presque anéanti. Six hommes et un gradé résistèrent toute la journée et une partie de la nuit ; ils furent tués sur leur position. Ces faits dénotaient incontestablement l’excellent esprit et l’ardeur qui animaient les troupes du détachement français de Nieuport. Mais, quelles que fussent leurs qualités, elles étaient impuissantes à surmonter les difficultés de toutes sortes accumulées par les éléments physiques. Elles n’en pouvaient humainement venir à bout, et c’eût été folie que de prolonger, en plein cœur de l’hiver, une offensive qui manifestement était vouée à un insuccès certain. La journée du 28 janvier marqua en réalité la fin de cette offensive. C’est au courant du mois de janvier, le 17 de ce mois, que survenait au général Joffre un accident d’automobile qui eût pu avoir des conséquences graves. Nous voyagions dans la même voiture sur la route de Rousbrugghe à Dunkerque, quand brusquement notre chemin se trouva barré par un camion dont la direction était brisée. Il en résulta entre les deux voitures une collision dont le général en chef sortit fortement contusionné, et assez blessé pour devoir interrompre la tournée qu’il comptait faire et rentrer directement par chemin de fer à son quartier général de Romilly. Je sortais indemne de l’aventure, mais non sans préoccupation sur ce qui attendait mon chef ; mon inquiétude augmentait après que je l’eus quitté à la gare de Dunkerque. Heureusement il se rétablissait entièrement en quelques jours. Peu de temps après, en raison de mes fonctions d’adjoint au général en chef, je demandais par écrit au ministre de la guerre ce que j’aurais dû faire dans le cas où le général Joffre aurait été, à la suite de son accident, dans l’impossibilité d’exercer le commandement, et quelle personnalité devait dans ce cas, aux armées, ordonner les dispositions pour parer aux surprises toujours possibles de la part de l’ennemi. On me fit savoir que je n’avais pas à me préoccuper, que le gouvernement avait pourvu à l’éventualité. En fait, le général Galliéni avait été désigné, dès le mois d’août, pour prendre en ce cas le commandement des armées. Malgré sa haute intelligence et son indiscutable valeur, il n’avait, en janvier 1915, encore pris qu’une faible part à la guerre, notamment à la bataille de tranchées. C’est trop facilement que les hommes de cabinet jugent les hommes de guerre. Ceux-ci ne valent et ne se mesurent que sur le champ de bataille, aux résultats qu’ils obtiennent. Relève de la 8e armée française par les anglais.Dès le commencement de décembre, le gouvernement britannique avait exposé au gouvernement français son désir de voir les forces britanniques remonter dans les Flandres, tenir une partie du front allié plus voisine de la côte et appuyer en particulier leur gauche à la mer. Ce serait là, pensait-il, une grande satisfaction donnée à l’opinion publique anglaise. De la côte belge d’Ostende et de Zeebrugge, l’ennemi constituait pour la Grande-Bretagne une menace continuelle, que l’attaque de l’armée anglaise le long de la côte pourrait faire cesser en se portant sur la base navale d’Ostende. Cette idée était particulièrement chère au ministre de la marine britannique, M. Winston Churchill. Elle l’était beaucoup moins au commandant en chef des armées britanniques, le maréchal French, et encore moins au commandant en chef des armées françaises. L’un et l’autre voyaient un grave inconvénient à consacrer le principal effort de l’armée britannique à un but qui n’intéressait que la lutte navale, et à le détourner de l’action sur terre, avec le principal adversaire de la coalition, l’armée allemande, de l’action qui devait fixer le sort de la guerre. Dans ces conditions et après de nombreux entretiens, il était convenu, dans les derniers jours de décembre, que l’armée britannique, tout en maintenant sa droite à La Bassée, relèverait successivement les corps de la 8e armée française, en profitant pour cela des renforts successifs qu’elle devait recevoir ; que l’armée française, maintenant à l’occupation de Nieuport les troupes qu’elle y avait, évacuerait progressivement la boucle d’Ypres, pour ne garder qu’un détachement à Elverdinghe, intercalé entre la gauche anglaise et la droite belge. L’opération de relève préparée de la sorte allait subir en réalité de sérieux retards, tout d’abord du fait de la lente arrivée des renforts britanniques. Lord Kitchener, ministre de la guerre, tenait en effet à n’envoyer sur le continent que des troupes entièrement organisées et constituées en divisions ou corps d’armée, tandis que le maréchal French se serait contenté de les recevoir en bataillons. La pénurie de munitions gênait également ce dernier dans l’extension de son front, en lui causant de graves préoccupations, et la fabrication des munitions d’artillerie s’organisait très lentement en Angleterre. En même temps, le ministre de la marine britannique tentait de faire reprendre son projet d’attaque sur Ostende, en offrant de fournir au détachement français de Nieuport un renfort de trois mille fusiliers-marins. Le haut commandement français s’en tenait à ses vues d’une bataille à fins terrestres, et maintenait au contraire que c’était à la gauche de notre 10e armée, dans la région de La Bassée, que l’armée britannique devait porter ses efforts. Il s’employait donc avec le maréchal French à réaliser la double entente nécessaire pour obtenir de celui-ci à la fois l’extension de son front et sa coopération active à nos attaques. Comme on le voit, la guerre s’était arrêtée par insuffisance de moyens matériels du côté allié. Cet arrêt, en se prolongeant et en fournissant des sujets d’inquiétude à l’opinion publique, avait amené les membres de certain gouvernement à intervenir dans la direction des opérations, à les entraîner dans de fausses voies et à rendre ainsi plus difficile la tâche du commandement. Une fois de plus se manifestaient ici les conséquences de l’insuffisance de matériel. L’armement des troupes, le ravitaillement en munitions ont pris dans la lutte moderne une importance capitale et doivent être mis au premier rang des préoccupations du haut commandement, tant pour poursuivre ses opérations en face de l’ennemi que pour en maintenir la direction malgré les inquiétudes de l’arrière, opinion publique ou gouvernement. Par suite de ces difficultés diverses, l’armée britannique n’avait relevé, à la fin de janvier, que le 16e corps français, contrairement aux prévisions faites dans un accord commun. Les 9e et 20e corps restaient encore à relever. Et cette situation se prolongeait sans modification sensible jusqu’au mois de mars. Mais, à cette date, les préparatifs d’attaque de la 1ere armée britannique s’achevaient dans la région de La Bassée. Les négociations en cours furent interrompues et ne purent être reprises que lorsque cette attaque eut produit ses résultats. La 1ere armée britannique, commandée par le général Haig, était chargée de l’exécution de cette offensive. Les troupes partaient à l’attaque le 10 mars et obtenaient d’entrée de jeu des résultats qui ne purent être élargis ni même entièrement conservés dans les jours suivants. Dans la nuit du 12 au 13, le général Haig donnait l’ordre de suspendre l’offensive et de s’établir solidement sur les positions conquises dans la journée du 10. La décision prise par le commandant de la 1ere armée britannique s’expliquait à la fois par la crainte de manquer de munitions et par les pertes subies. Il fut alors possible de revenir au projet de relève des corps français autour d’Ypres. Dans une conférence à laquelle prirent part, à Chantilly, le maréchal French, lord Kitchener, le général Joffre et M. Millerand, il fut décidé que la 2e armée britannique relèverait avant le 20 avril les 9e et 20e corps français, que deux nouvelles divisions britanniques seraient envoyées en France et que l’offensive française en Artois serait exécutée à la fin du mois d’avril. Les opérations de relève se poursuivirent activement. Le 7 avril, le 9e corps était entièrement retiré du front et acheminé vers la zone de la 10e armée. Le 19 avril, le 20e corps prenait la suite. à la fin d’avril 1915 nous aboutissions donc dans le nord à une nouvelle répartition des forces alliées. Les forces britanniques s’étendaient du canal de La Bassée à la route d’Ypres à Poëlcapelle. Elles étaient groupées en deux armées : au sud, la 1ere, sous les ordres du général sir D. Haig ; au nord, la 2e, sous les ordres du général Smith Dorrien. La 8e armée française, dissoute le 4 avril, était remplacée dans les Flandres par le détachement d’armée de Belgique aux ordres du général Pütz. Ce détachement comprenait deux groupements : celui d’Elverdinghe entre les belges et les anglais, celui de Nieuport à l’extrémité gauche du dispositif allié. L’armée belge, qui avait sur ma demande consenti une nouvelle extension, s’étendait désormais entre Nieuport, tenu par un groupement français, et Strenstraete. Son état d’esprit n’avait cessé de s’améliorer depuis son arrivée sur l’Yser. Le roi était toujours animé des mêmes intentions, et, si l’on ne pouvait escompter de la part de ses troupes des opérations de grande envergure, du moins était-on en droit d’attendre d’elles une activité très profitable. Elles en faisaient preuve dès le mois de mars. Les divisions en ligne préparaient et exécutaient des opérations de détail qui se poursuivaient presque sans arrêt pendant un mois, du 11 mars au 11 avril. Si elles n’obtenaient pas des résultats d’importance, ces opérations développaient du moins chez le soldat belge le goût d’entreprise et témoignaient du désir qu’il avait de s’employer. Cette activité n’était pas du reste sans provoquer des ripostes assez vives de l’ennemi. Nous avions noué avec les généraux belges, et à tous les grades avec les officiers belges, des relations de plus en plus fréquentes et étroites. Par là, l’esprit des armées se mettait à l’unisson, et la confraternité d’armes se resserrait pour créer, au jour du besoin, une camaraderie de combat des plus heureuses. Le grand quartier général belge avait dû, au mois de janvier, évacuer la ville de Furnes fréquemment et fortement bombardée par l’ennemi. Il s’était établi dans une localité plus modeste, à Houthem. Le roi était installé, avec la reine et les princes, non loin de là dans une ville des bords de la mer, à La Panne. Il venait tous les jours au grand quartier général et s’établissait alors au presbytère de Houthem, où se trouvaient certains de ses bureaux. Le presbytère n’avait rien d’imposant ; c’était un solide bâtiment carré, entouré d’eau de tous côtés, qu’on abordait par un étroit pont en bois. Dans ce modeste réduit allait continuer de battre le coeur de la Belgique. Là était le foyer de l’énergie qui allait permettre de tenir tête pendant près de quatre ans à un formidable ennemi, et d’en repartir en 1918 à la conquête du sol natal. Il reste à mes yeux le monument le plus capable de témoigner devant les générations à venir de la grandeur d’un petit pays triomphant, sous la chevaleresque direction de son roi et par la vaillance de ses enfants, de la plus violente et de la plus inique des agressions. |