Pour mener aussi longtemps une action aussi étendue, que les circonstances avaient particulièrement enchevêtrée, avec des éléments hétérogènes, bientôt entremêlés, toujours en nombre réduit et d’une arrivée tardive, il nous avait fallu une étroite union d’abord du commandement, cherchant à connaître la situation réelle de cette bataille difficile à embrasser dans son ensemble. De là, un service de liaison très actif entre les combattants alliés, comme entre les commandants de leurs unités. De là, un admirable esprit de solidarité, une confraternité d’armes inoubliable, appelée à créer pour longtemps un solide lien d’amitié entre les nations alliées. Les chefs alliés se voyaient fréquemment au cours de la journée. Mais, en fin de journée, pour aligner nos affaires et préparer les ordres pour le lendemain, je convoquais souvent à 20 heures, à Wormoudt, le général D’Urbal, dont le quartier général était à Rousbrugghe, et presque chaque jour je recevais à 22 heures, à mon quartier général de Cassel, le général sir H. Wilson, m’apportant les renseignements et les intentions du grand quartier général britannique de Saint-Omer. Nous vivions de même dans une entière unité de vue avec le grand quartier général belge, toujours à Furnes. Jamais peut-être la devise de nos alliés l’union fait la force ne trouva une consécration mieux établie, en la prolongeant de l’application par tous de la plus grande activité. Quel faisceau de volontés s’éclairant mutuellement et se dépensant sans compter ne réunit pas cette bataille en commun ! C’est là certainement qu’il faut trouver l’explication de cette grande défense improvisée, capable de résister, victorieusement pour finir, à une formidable attaque, puissamment montée et obstinément répétée, et soutenue pendant près d’un mois. J’étais, bien entendu, resté en relation étroite avec mon général en chef. Bien que je ne l’eusse pas vu depuis le 2 novembre, nos échanges de vues avaient été quotidiens. Sans méconnaître aucunement l’importance de l’action engagée dans les Flandres, il ne pouvait y consacrer immédiatement la totalité des forces qu’elle exigeait. Il était obligé, avec ses armées fortement éprouvées par deux mois de dure guerre, et faiblement approvisionnées en artillerie, en engins de toute nature, comme aussi en munitions, de pourvoir à la sécurité d’un front encore peu organisé et dont la longueur s’était rapidement élevée à près de six cents kilomètres, des Vosges à la Lys. Quelle surprise l’ennemi ne pouvait-il pas effectuer sur une pareille étendue, où les deux partis étaient partout en contact étroit ? C’est ce qui explique l’arrivée en quelque sorte goutte à goutte de renforts, à la bataille d’Ypres, comme aussi la durée d’action qu’il a fallu demander aux troupes qui s’y trouvaient engagées dès le début. On était bien obligé de les y maintenir, puisqu’il n’y en avait pas d’autres pour les relever. Leur valeur a été à la hauteur de toutes les nécessités de la lutte. Pour n’en citer que deux exemples, rappelons le 1er corps britannique cruellement éprouvé dès le 31 octobre, et déjà sur la route de la retraite ce jour-là, mais reprenant aussitôt toute son ardeur à la bataille, subissant encore de violentes attaques et ne quittant le terrain que le 18 novembre après l’arrêt définitif de l’ennemi. Citons également le 9e corps, la 42e division et les corps de cavalerie français, engagés sans discontinuer dans la bataille, du 23 octobre au 15 novembre, et relevés seulement quelques jours plus tard. Quelle ténacité et quelles fatigues représentaient de pareils efforts ! En définitive, la bataille d’Ypres s’est étendue sur un front de 45 kilomètres, depuis Nordschoote jusqu’à la Lys d’Armentières. Les allemands y ont engagé la valeur de quinze corps, les alliés la valeur de dix. Le 31 octobre, les français tenaient 25 kilomètres de ce front et les anglais, 20 ; le 5 novembre, les français en tenaient 30 et les anglais 15. Comme on le voit, les troupes françaises, par l’étendue du front qu’elles occupaient, et par leur nombre, ont entretenu et soutenu la majeure partie de la bataille. Aussi serait-il contraire à la vérité de faire de la bataille d’Ypres une bataille et une victoire exclusivement anglaises. Dans les deux camps opposés, les pertes étaient très fortes. Pour avoir raison d’une résistance obstinée, les allemands avaient engagé une artillerie lourde très supérieure à celle des alliés et comprenant de nombreux canons de gros calibre, jusqu’au 380. Leurs troupes de réserve, particulièrement ardentes, mais surprises et déconcertées par la ténacité de l’adversaire, avaient été poussées dans les assauts violents et bruyants, en des formations massives d’où étaient résultées pour elles des hécatombes sérieuses. Leur moral en était atteint. L’impression se transmettra profonde en Allemagne. Un an plus tard, le lokal anzeiger écrira : Jour de Langemarck : jamais les plaines des Flandres n’ont été arrosées de tant de sang, malheureusement du sang pur de notre jeunesse la plus fière et la plus belle. Aussi ne verra-t-on jamais autant de larmes en Allemagne que ce jour-là… et la gazette de Francfort : Ces régiments se sont jetés dans la mort. Des sacrifices immenses et irréparables ont été faits ce jour-là. Les jours brumeux de l’automne réveillent pour beaucoup d’entre nous des souvenirs effrayants, des douleurs vives et inconsolables. Dès le 13, je pouvais adresser au général en chef un rapport d’ensemble dans lequel je résumais les événements, comme aussi les conséquences de nos grandes rencontres. En voici le début et la fin : Mon général, Les attaques de l’ennemi s’arrêtent. Il semble abandonner l’idée d’enlever Ypres – et par là renoncer à son plan débordement de notre gauche. Les renforts que vous avez bien voulu m’envoyer sont en grande partie arrivés, ils continuent à débarquer sans interruption. Un certain nombre sont déjà en première ligne, relevant les troupes engagées ; les autres s’y portent. Pendant ce temps, les compagnies du génie organisent ou renforcent des positions, avec tous les éléments disponibles. On regroupe nos unités mélangées. Notre situation se consolide donc et s’améliore à chaque instant. Il en est de même de l’armée anglaise. Si donc l’ennemi reprend ses attaques, nous sommes en meilleure situation que jamais pour les repousser. Là sans doute se bornera pour le moment notre avantage, parce qu’il nous faut encore du temps pour être en état de repartir, parce que l’encerclement devant nous semble très fort. Mais par de petites actions bien combinées, nous pouvons espérer reprendre certains points qui pénètrent en avant dans nos lignes, en un mot redresser notre front. Cela va être entrepris. je profite de l’accalmie momentanée pour résumer les faits accomplis et les résultats obtenus. De notre côté, si nous avons réalisé la réunion de toutes les forces alliées et assuré nos bases maritimes, le résultat tactique que nous avons obtenu est encore purement négatif. Nous avons empêché l’ennemi de réaliser son plan, quels que soient les sacrifices qu’il ait faits pour y arriver. Nous le maintiendrons. Car de l’impuissance de l’adversaire peuvent sortir dans les circonstances actuelles d’importantes décisions à notre avantage. tel est le point auquel nous sommes arrivés, mon général. La résistance de nos troupes a été à hauteur de toutes les nécessités ; nos pertes sont sérieuses. Celles de l’ennemi doivent l’être beaucoup plus, étant données les formations denses et profondes de ses attaques. J’aurai prochainement l’honneur de vous adresser des propositions justifiées par la valeur qu’a déployée le commandement. recevez, mon général, l’assurance de mon bien attaché respect. signé : Foch. Aux termes de ce document, écrit sous l’impression encore présente des faits, nous n’avions pas remporté sur l’ennemi une grande victoire, mais nous la lui avions arrachée, et nous lui avions par là interdit des résultats considérables qu’il devait en faire sortir. Par le développement successif de la manœuvre débordante, entreprise peu de jours après la victoire de la Marne, nous avions été amenés à étendre notre front de combat de la Suisse à la mer du Nord, sur une étendue de six cent quatre-vingts kilomètres, insoupçonnée jusqu’alors dans l’histoire, et à improviser à l’extrémité nord de ce front, six semaines après la Marne, une nouvelle bataille décisive. Que d’inquiétudes ne pouvait-on éprouver tout d’abord sur l’issue d’une pareille rencontre, si l’on considérait les formidables réserves d’hommes et de matériel préparés et organisés dans la paix par l’ennemi, et qui lui assuraient une avance redoutable ! Pénurie d’hommes, encore plus de matériel, encore plus de munitions, organisation à improviser avec les alliés, comme dans nos troupes, telles étaient les conditions dans lesquelles nous avions abordé la rencontre. L’union de tous avait pourvu aux difficultés, et par-dessus tout, la vigilance et la décision avec laquelle le général en chef français avait répondu au danger, sans craindre de prendre au compte des armées françaises la plus grande partie du front allié. Le résultat était considérable. Par l’arrêt définitif que les armées alliées avaient infligé à l’ennemi sur les rives de l’Yser et à Ypres pour finir, elles avaient bien renversé son plan de battre les armées d’occident avant de s’attaquer à la Russie ; elles avaient sauvé de l’invasion et de l’occupation les provinces particulièrement riches du nord de la France, comme aussi les ports de la mer du Nord et de la Manche, c’est-à-dire les communications de la France et de l’Angleterre ; elles avaient protégé l’Angleterre contre une attaque allemande ; elles avaient conservé à la Belgique un lambeau de territoire qui lui gardera une place sur la carte de l’Europe, tandis que son gouvernement est hors des atteintes de l’ennemi. Les trois armées alliées avaient pris part à la bataille de plus d’un mois, et par leur union elles avaient fait la victoire. Comment le sang versé en commun, en pareilles circonstances, ne cimenterait-il pas une solide amitié des trois nations ? C’était bien là un avoir important acquis au profit de la coalition. Les allemands s’étaient dédommagés de leur échec en redoublant la violence de leur bombardement sur Ypres. Le 22 novembre, ils avaient pris comme objectif de leurs obus incendiaires la cathédrale Saint-Pierre et les halles. Ces magnifiques monuments ne représentaient bientôt plus que des ruines lamentables. Les luttes autour d’Ypres avaient montré une fois de plus la puissance que la défensive avait acquise par le développement des feux, l’emploi de la mitrailleuse en particulier. L’offensive n’avait pas encore grandi dans la même proportion. Il allait en résulter cette longue période de stagnation des armées l’une en face de l’autre, dans laquelle on a vu une nouvelle nature de la guerre, la guerre de position, opposée à la guerre dite de mouvement, tandis qu’elle n’était qu’un aveu d’impuissance, qu’une crise de l’activité guerrière, incapable de renverser, par une offensive convenablement armée, les moyens de résistance dont disposait la défensive. Il lui fallait trouver le moyen de briser l’obstacle et la cuirasse que la terre permet au soldat de dresser devant elle en tout point, et de combattre en l’abordant de près cet engin insaisissable, la mitrailleuse, qui, dans son tir souvent aveugle, fauche implacablement le champ de bataille. En résumé, le matériel avait pris dans la lutte une importance capitale. Nous avons échoué à Ypres, dans nos tentatives d’offensive, en particulier par insuffisance d’artillerie lourde. Les allemands en ont une plus puissante que la nôtre ; ils échouent également par insuffisance encore du nombre de pièces, comme aussi du mode d’emploi. En réalité, pour rendre à l’offensive tout son élan, il nous faudra plus que décupler le nombre de nos canons d’artillerie lourde et la quantité de nos munitions de tous calibres, systématiser les tirs de notre artillerie ; il nous faudra, avec des engins blindés, rechercher et détruire la mitrailleuse ennemie. L’offensive richement dotée de la sorte ne connaîtra pas plus qu’au temps de Napoléon la guerre de position. Elle reprendra tout son mouvement qu’elle a perdu par anémie, par impuissance devant l’obstacle. Une fois de plus l’allure de la guerre résulte des engins et du matériel dont elle dispose. L’homme, si vaillant oit-il, ne peut à lui seul la modifier. Sans ce matériel, il est totalement impuissant. Et comme ce matériel augmente constamment, un des premiers rôles du soldat aux armées est d’animer, de servir ce matériel. Tels étaient déjà les enseignements de la fin de 1914. Que n’y a-t-il pas à attendre dans les luttes de l’avenir du progrès de l’aviation et du développement de la guerre chimique ? Aussi, dans nos préparatifs militaires pour l’avenir, n’avons-nous pas d’abord à envisager le matériel formidable et varié à mettre en oeuvre dans la bataille, à le préparer en partie, et à rétablir en temps de paix une organisation de troupes qui garantisse le service de ce matériel à la guerre ? En tout cas, dès la fin de 1914, il était évident que nous ne pourrions pas mener la lutte à destination, à la victoire, sans augmenter dans de considérables proportions notre matériel d’artillerie et de mitrailleuses, comme nos approvisionnements en munitions. Des fabrications de l’arrière pouvait seulement résulter le succès des armées. Une première tâche du commandement était d’éclairer entièrement le gouvernement sur cette inéluctable condition. Ce sont là des considérations que j’exposais au général en chef dans ma lettre ci-dessous du 19 novembre, en y joignant les perspectives sur lesquelles la guerre était à orienter dans l’avenir : Mon général, La situation se maintient la même ; on ne nous attaque plus sérieusement. Nous nous reconstituons. Envisageant cette situation et celle de la frontière russe, je la résume comme il suit : le plan fondamental allemand consistait à détruire l’adversaire de l’ouest en débordant son aile gauche d’Ypres à la mer, avant de se retourner contre l’adversaire de l’est, l’armée russe. La première partie du programme est cassée. Les allemands n’ont pu ni tourner notre aile gauche, ni nous détruire. Bien mieux, nous sommes en parfaite condition matérielle et morale pour les attaquer. Au total, après trois mois de campagne, ils aboutissent à une douloureuse impuissance à l’ouest. Ils ont tout à entreprendre à l’est avec une armée très affaiblie. Quel que soit le traitement qu’ils appliquent à la question est, - il y en a plusieurs en effet - ils ne peuvent pas ne pas retirer des troupes du front ouest, pour cela réduire leur front. Le premier front sérieux qu’ils vont nous opposer s’étendra sans doute de Strasbourg par Metz, la Meuse de Mézières, Namur, à Bruxelles et Anvers. 1. Nature de la guerre. - Avant de l’aborder, nous aurons sans doute d’autres lignes défensives à attaquer. Dans tous les cas, la guerre contre des positions fortifiées va devenir de plus en plus notre lot. L’organisation de cette guerre me semble devoir être prise de plus en plus en considération. Qu’exige-t-elle ? Une artillerie de siège, nombreuse, bien munitionnée, adéquate à la place visée. Il est évident qu’il ne faut pas le même matériel pour l’attaque de la fortification en terre et celle en béton. Il est également évident que dans la guerre de tranchées à l’ordre du jour, il faut pouvoir lancer des bombes, donc prévoir des mortiers ou autres engins, encore avec beaucoup de munitions, etc. indépendamment d’une artillerie de cette nature, il nous faut prévoir un génie fortement organisé pour travaux de sapes, pour la guerre de mine. Là je suis moins documenté. Mais une idée me travaille. Après la construction des puits artésiens, après les travaux souterrains du métro de Paris, du nord-sud (tubes Berlier) n’y aurait-il pas des moyens mécaniques, plus rapides que les anciens, de forer des galeries de mine, de les revêtir, pour permettre de porter de fortes charges d’explosif sous certains points de la résistance ennemie ? 2. Quant aux directions à donner à nos attaques, je dis : les destinées de l’Europe se sont toujours réglées en Belgique jusqu’à Waterloo. Il paraît difficile d’abandonner ce terrain. Nous y aurons toujours la collaboration des anglais et des Belges, à la condition de les entraîner. Ailleurs et sans cette condition elle peut rester improductive. Jusqu’à la Meuse nous n’avons pas d’obstacle naturel sérieux. Les organisations défensives allemandes de cette région étant plus récentes peuvent être moins solides que dans d’autres régions. De cet ensemble de considérations, je conclu à la nécessité dans le nord d’une forte attaque visant l’intervalle Anvers-Namur qui sera sans doute complété par une place du moment autour de Bruxelles ; visant ensuite la Meuse de Namur à Liège. Là, sans doute, notre offensive rencontrera de fortes résistances. Il en sera de même sans doute sur la Meuse de Namur à Mézières, Sedan, Mouzon… Nous ne pourrions vraisemblablement avoir raison de cette résistance que par une manœuvre sur la rive droite, partant de Verdun et de ses abords. Une forte attaque par notre gauche pour commencer, une forte attaque par notre droite pour finir, voilà le système auquel j’aboutis. Le centre de notre dispositif tendrait à avancer en profitant des résultats d’aile acquis et en condensant ses forces à mesure de leur resserrement, vers notre gauche d’abord, vers notre droite ensuite. 3. À tout ce système on peut opposer qu’il ne mettra pas en nos mains du premier coup les territoires que nous revendiquerons. Je reste fidèle à la théorie pure, de la destruction des forces ennemies qui réglera tout ; à l’idée que nos opérations sont à maintenir dans la direction la plus militaire ; que c’est la direction par laquelle nous gagnerons le plus de territoire et pourrons tenir le plus haut nos revendications, à la condition bien entendu de poursuivre notre effort militaire sans trêve ni merci. 4. Reprenant les prémices de tous mes raisonnements, je vois l’offensive allemande définitivement arrêtée à l’ouest. Les allemands ne peuvent recommencer, avec des forces de deuxième qualité, l’effort violent tenté sur Ypres, le 1er novembre ; s’ils le recommençaient, ils échoueraient. Ils sont forcément voués à la défensive sur le front ouest. ils ne peuvent plus manoeuvrer que sur le front est et encore ? La première chose à faire pour cela est de leur part d’y monter une manoeuvre. Ils mettent à cette opération un temps et une indécision notables. Nous ayant arrêtés le 15 septembre sur tout le front actuel, c’est seulement le 1er novembre, un mois et demi après, qu’ils ont abouti à l’attaque d’Ypres. Ils nous auraient bien embarrassés, s’ils nous avaient servi le même effort, le 10 ou le 15 octobre, sur Arras, alors que les anglais n’étaient pas transportés... la morale que j’en tire est qu’il faut prévoir une grande lenteur dans leur retournement vers l’est, dans l’enlèvement de leurs forces de ce côté, dans la modification de leur façade devant nous, bien que par derrière ils me semblent enlever des unités, appeler des renforcements à celles qu’ils maintiennent ; appeler des meilleures garnisons (Metz et Strasbourg) à l’occupation des places qu’ils voient devenir de première ligne : Anvers, Bruxelles, Namur. De tout cela je conclus encore la nécessité pour nous d’organiser l’offensive contre des positions fortifiées, c’est-à-dire d’une puissante guerre de siège. Voilà, mon général, un certain nombre de réflexions que j’ai écrites à mesure qu’elles me venaient, dans des loisirs relatifs. Excusez le décousu qui peut y régner et croyez toujours à mon attaché respect. signé : Foch. Le 13 novembre, au lendemain de sérieuses affaires, j’avais la visite, à mon quartier général de Cassel, du maréchal Roberts, qu’accompagnait sa fille lady Edwina Roberts. C’était une admirable figure de soldat, de patriote, un grand anglais au sens le plus large du mot. Malgré ses quatre-vingts ans sonnés, il était encore d’une merveilleuse activité, en pleine possession de ses facultés. Il n’avait pu se désintéresser ni de la guerre qui mettait en question l’existence de nos deux pays, ni des soldats qui la faisaient. Je le connaissais depuis plusieurs années et j’étais plein d’admiration pour la clairvoyance de son esprit, la grandeur et la droiture de son caractère. Je l’avais vu cette année 1912, où dans des conférences inspirées par ses angoisses, il réclamait le service obligatoire de son pays endormi dans la paix. Pendant une heure environ, nous causions de la bataille, je lui montrais nos cartes, tenues au jour le jour, sur lesquelles étaient portés les mouvements successifs de nos troupes, les positions occupées ou perdues, seul tableau possible de notre guerre enterrée, dans un terrain déjà très couvert par lui-même. Il voulut bien causer avec les officiers de mon état-major, entendre de leur bouche les incidents divers des dernières journées. Par la vivacité de son regard, l’activité de son esprit, il se montrait peut-être le plus jeune de nous tous. C’était néanmoins la dernière fois que je devais le voir. En nous quittant vers 14 heures, il se rendait près des troupes indoues, pour lesquelles il avait conservé une affection particulière. Elles venaient d’être retirées d’une sévère bataille et mises au repos. Toujours confiant dans sa verte jeunesse, et malgré la rigueur de la saison, il quittait son manteau pour les passer en revue. Un refroidissement qu’il prenait ainsi l’obligeait à se coucher en rentrant le soir à Saint-Omer. Le lendemain il était mort. Mais il avait vu victorieux ses fidèles soldats de l’Inde. Il avait parcouru le champ de bataille qu’ils avaient arrosé de leur sang, pour arrêter l’ennemi de la Grande-Bretagne. C’était bien là une fin digne de son glorieux passé. De même que lord Kitchener, dont j’ai dit les angoisses le 1er novembre, le peuple britannique avait partagé l’anxiété de la longue bataille d’Ypres, qui avait menacé de porter la guerre dans son île. L’issue de la bataille avait été pour lui un véritable soulagement et le roi venait bientôt exprimer toute sa satisfaction à son armée. Le 2 décembre, accompagné des généraux sous mes ordres, D’Urbal, De Maud’huy, Conneau, De Mitry, Grossetti et Maistre, comme aussi d’une partie de mon état-major, j’allais le trouver au quartier général de Saint-Omer, où il m’avait donné rendez-vous. Parfaitement éclairé par le maréchal French sur les événements accomplis, il me recevait à part, et, en termes pleins de bienveillance, me remerciait de ce que j’avais fait pour son armée, de l’aide puissante et continuelle que j’avais donnée à ses troupes et qui nous avait assuré les grands résultats de la bataille d’Ypres. Je le félicitais à mon tour sur la vaillance de son armée, qui, exposée aux coups les plus violents, avait soutenu le choc pendant plus de trois semaines. Il terminait la visite en me remettant la grand’croix de l’ordre du bain, qu’il avait tenu à m’apporter, bien que cette dignité fût supérieure à celle que comportaient mes fonctions du moment, me dit-il. Après avoir reçu et décoré les généraux français, il voulut bien voir également et honorer de ses distinctions, comme de ses paroles aimables, les officiers de mon état-major, et en particulier le colonel Weygand, le commandant Desticker. Nos relations, déjà très franches et cordiales avec l’armée britannique, s’étaient encore resserrées au cours de la bataille menée en commun et gagnée par notre entière union. Cette amitié parfaite du champ de bataille d’Ypres avait gagné les deux nations, comme le roi venait en témoigner. Elle ne fera que se consolider dans la suite de la guerre, pour aboutir à la victoire. Son maintien sera pour longtemps un gage de la paix du monde. Les deux batailles de l’Yser et d’Ypres avaient été gagnées par l’effort commun, étroitement resserré, des armées de trois nations, fortement éprouvées cependant, et dont les éléments s’étaient réunis à l’improviste, chacune avec son chef. C’étaient le roi des belges, le maréchal French et moi-même. Malgré tout, l’unité de volonté et d’action ne s’est jamais montrée plus entière, plus absolue, que dans cette réunion de forces, improvisée pour sauver la cause commune, en face d’un puissant adversaire jouant, avec des troupes fraîches et des ressources considérables, un de ses coups décisifs. S’il m’a été donné de prendre aux deux batailles une part importante, d’inspirer certaines décisions et d’animer différents actes, à côté de ces chefs d’armée qui étaient un roi et un maréchal d’Angleterre ayant fait ses preuves, ce n’était pas d’un décret fixant un droit au commandement des alliés qu’a résulté pour moi une pareille situation, mais bien de la confiance que ces hautes autorités m’avaient témoignée, et par là de l’autorité qu’elles m’accordaient dans leurs conseils. Il en est forcément ainsi entre les alliés dans toute coalition. Les armées sont de formation d’esprit différente ; chacune a son gouvernement à satisfaire, et celui-ci a des intérêts et des besoins particuliers. Elle a en outre son amour-propre. Elle évalue très haut le poids des charges que la guerre lui a apportées et monte au même degré son impossibilité de faire de nouveaux efforts, de subir de nouveaux sacrifices dans la bataille. De là résulte qu’une commune direction se crée et se maintient surtout par le crédit que les gouvernements et les généraux en chef alliés reconnaissent à une personne déterminée. Ce que l’on a appelé par la suite le commandement unique donne une idée fausse du pouvoir de cette personnalité, si l’on y attache l’idée qu’elle peut commander au sens militaire du mot, comme elle le ferait dans l’armée française par exemple. Elle ne peut mener avec le même caractère d’absolutisme des troupes alliées, car ces troupes lui échappent, notamment dans les sanctions qui seraient à prendre au besoin. Mais par la persuasion elle entraîne ou retient leur commandement, elle fixe la ligne de conduite à tenir, et aboutit ainsi aux actions d’ensemble d’où sort la victoire, même avec des armées foncièrement différentes. Qu’une lettre de commandement fixe, un jour venu, aux yeux et à l’égard de tous les alliés, la situation de cette personnalité, rien n’est plus à désirer, à la condition toutefois que le chef ainsi désigné en justifie bientôt la concession, car la grandeur d’un titre ne le gardera pas longtemps des critiques, des résistances ou de la divergence de vues et d’efforts d’armées qui lui restent malgré tout étrangères, mais qui seront facilement maintenues par la reconnaissance de son autorité jugée à l’épreuve. Un commandement étroit divise les efforts d’une coalition. La confiance les unit et les renforce. Ni à l’Yser ni à Ypres je n’avais de lettre de commandement. |