L’armée belge est établie depuis le 17 octobre derrière l’Yser, entre Nieuport et la partie nord de Boesinghe, sur une étendue de plus de trente kilomètres, avec quatre de ses divisions, tandis que deux autres sont maintenues en réserve en voie de reconstitution. Notre brigade de fusiliers-marins occupe Dixmude sur la rive droite, en avant de son centre. Une brigade territoriale (177e) est à sa droite à Boesinghe. En avant du front et au sud de Dixmude, la division de cavalerie belge et le 2e corps de cavalerie française tiennent les débouchés nord et est de la forêt d’Houthulst et explorent en direction de Roulers. Le théâtre des opérations est constitué par les pays bas, en grande partie conquis sur la mer. Il est d’un parcours facile, sans obstacles naturels et sans relief sérieux. De tout temps il fut la route d’invasion de l’Europe centrale en marche vers l’Occident, le terrain de rencontre où se jouèrent les destinées du vieux monde jusqu’à Waterloo. Une fois de plus, il allait fournir le terrain, le champ clos, où se fixeraient le sort et l’avenir de la civilisation. Dans la partie qui nous occupe, l’Yser est un obstacle sans grande valeur, un fleuve d’une faible largeur aux eaux dormantes, aux rives basses, qui ressent les effets de la marée jusqu’au-dessus de Dixmude. Il traverse un terrain généralement plat, en grande partie conquis sur la mer, d’un niveau inférieur à celui des hautes mers. En creusant le sol, on y trouve l’eau à une profondeur de quelques dizaines de centimètres. La construction de tranchées va présenter toutes sortes de difficultés. Il en sera de même de l’abri à trouver pour les troupes, qui seront à maintenir, néanmoins, sous le feu d’une puissante artillerie. Le 18 octobre, les avant-gardes allemandes attaquent les avant-postes belges sur le front de l’Yser, et la brigade de fusiliers-marins à Dixmude. Ces attaques échouent, sauf devant Keyem qui tombe aux mains de l’ennemi. Le 19, l’attaque recommence, sans plus de résultat, entre Nieuport et Dixmude. Les monitors anglais et les contre-torpilleurs français, dont j’avais demandé l’intervention au large de Nieuport, gênent considérablement le développement de la manoeuvre ennemie. Le 20, les attaques allemandes prennent une violence particulière ; elles s’étendent au sud jusqu’à la région de Boesinghe. Partout elles échouent. Le 21, elles ne réussissent pas davantage. Mais, pour faire face à l’effort ennemi, l’armée belge a dû réduire son front en ramenant sa droite à Saint-Jacques-Capelle et engager toutes ses réserves. Heureusement arrive, dans la région de Furnes, la 42e division française, commandée par le général Grossetti. C’est une troupe et un chef de premier ordre, dont j’ai apprécié toute la valeur à la bataille de la Marne. Elle va nous aider à parer les violentes secousses des journées suivantes. Le 22, en effet, tandis que les fusiliers-marins et la 89e division territoriale subissent à Dixmude et au sud un bombardement des plus violents, les belges, attaqués dans la région de Schorbake, sont obligés d’abandonner la boucle de Tervaëte, qui fournit, sur la rive gauche de la rivière, une place de rassemblement à l’ennemi. Le 23, pour se conformer au mouvement offensif entrepris au sud, les fusiliers-marins, les belges et la 42e division passent à l’attaque. Cette dernière réussit à s’avancer entre Lombartzyde et Westende. Mais nos efforts sur l’Yser sont arrêtés ; l’ennemi continue de passer la rivière et de réunir ses forces dans la boucle de Tervaëte. Le 24, c’est une violente attaque de l’ennemi sur toute la ligne de l’Yser, tandis que le général Grossetti, tout en maintenant une brigade à l’occupation de Nieuport, tente avec l’autre de reconquérir la boucle de Tervaëte ; l’ennemi progresse également par le pont et la route de Saint-Georges. La ligne de l’Yser est décidément forcée et franchie sur plus de cinq kilomètres. L’obstacle du fleuve n’existe plus entre Nieuport et Dixmude. Où et comment l’armée belge pourra-t-elle s’arrêter, se reprendre, organiser une résistance nouvelle ? C’est dans ces circonstances tragiques que j’accours de nouveau à Furnes. À la violence des coups portés par les allemands on se rend compte de l’importance qu’ils attachent à obtenir sans retard un résultat décisif. Ils ont amené une très puissante artillerie, renforcée de pièces lourdes déjà utilisées devant Anvers, et d’un nombre très élevé de minenwerfer d’un transport et d’une installation plus faciles, mais d’un effet tout aussi redoutable aux petites distances. En arrière de ce bombardement de la ligne de l’Yser, en face de troupes que la nature du terrain interdit d’abriter en tranchées, c’est une nouvelle armée ennemie qui entre en scène, la ive. Elle est constituée avec des corps d’armée de formation récente, encore intacts, réentraînés par deux mois d’instruction, recrutés principalement dans la jeunesse universitaire. La certitude de la victoire y est absolue, car l’esprit allemand y domine en maître, et l’on dispose d’un formidable matériel. Dans ces conditions, comment se laisserait-on arrêter par les débris de l’armée belge, sur la route de Calais où doit se régler la victoire allemande ? Rendu à Furnes, je revois le roi, et je me mets avec l’état-major belge à l’étude d’une situation particulièrement grave. J’y rencontre l’écho des violentes secousses de l’armée belge, avec l’annonce de son repliement. L’Yser forcé, il nous faut tout d’abord et encore trouver un obstacle à opposer à l’invasion, car les forces des troupes sont à bout, leurs effectifs réduits, leur armement très inférieur à celui de l’ennemi, le terrain sans abri. Nous ne disposons encore que d’une seule division française, la 42e ; le flot de l’attaque peut d’un moment à l’autre prendre une allure impétueuse, si nous ne parvenons à réunir, à regrouper, à reconstituer, sous la protection d’une barrière, les éléments encore capables de résistance des troupes belges fortement éprouvées. Or, dans la direction de Dunkerque, la carte ne montre ni hauteurs, ni bois, ni localités pouvant fournir des points d’appui de valeur, encore moins offrir une ligne à organiser, un cours d’eau à défendre. Malgré cela, comme la décision est à prendre sans retard, pour éviter un recul trop grand avec des conséquences décisives, c’est à la ligne du chemin de fer de Nieuport à Dixmude que se fixe ma pensée. Une voie ferrée est en tout cas une ligne continue, effectivement tracée sur le terrain, que les troupes en retraite trouveront sur leur route et sur laquelle le commandement peut toujours les arrêter. C’est une base de ralliement facile, pour constituer une nouvelle ligne de combat. Elle est souvent en déblai ou en remblai ; en tout cas, serait-elle en plaine, que la hauteur de son ballast constitue déjà un abri pour les tireurs ; il est donc à présumer qu’elle pourra abriter dans une certaine mesure les troupes qui s’y formeront. Fortement appuyée à ses deux extrémités, à Nieuport et à Dixmude, grosses localités, elle présente tout d’abord une indiscutable solidité. Telles sont les réflexions sommaires mais capitales que nous faisons, sans en savoir plus long, avec l’état-major belge, et en vertu desquelles il est décidé que l’armée belge arrêtera sa retraite à cette ligne et s’y formera défensivement. Cette ligne sera fortement tenue au nord, à Nieuport, par une brigade de la 42e division ; au centre, vers Pervyse, par l’autre brigade de cette division ; à Dixmude, par la brigade de fusiliers-marins. En fait, il se trouve que la voie ferrée domine la plaine de un mètre à un mètre trente de remblai, et alors pourquoi ne tenterait-on pas d’inonder les rives de l’Yser, comme nous avons réussi à le faire à l’ouest, autour de Dunkerque ? Par là, les deux ou trois kilomètres qui séparent l’Yser de la ligne de chemin de fer seraient rendus impraticables à l’ennemi, tandis que l’inondation viendrait s’arrêter au pied du remblai, constituant d’ailleurs un abri pour nos troupes. En tout cas, dans le désarroi qui accompagne toujours un mouvement en arrière accompagné d’un fort bombardement, ce qu’il importe de trouver, c’est une ligne continue tracée sur le terrain. Elle fournit une base sur laquelle les troupes viennent facilement se rallier et se regrouper. Elles s’y organisent volontiers pour peu que la disposition des lieux les favorisent. La voie ferrée allait nous rendre ce service, l’inondation allait le compléter. En fait, quand je quitte Furnes dans la soirée du 24, il est convenu avec l’état-major belge que la retraite s’arrêtera et que la résistance s’organisera sur cette voie ferrée. Malgré les importants dégâts que l’eau de mer devait causer pour longtemps aux belles cultures du pays, il est également convenu que l’état-major belge poursuivra la réalisation de l’inondation. Quant au général Grossetti, de son poste de commandement de Pervyse, il m’a fait parvenir une communication très nette : je ne sais, me disait-il, ce qui restera demain de la 42e division, mais, tant qu’il restera un homme, l’allemand ne franchira pas la ligne du chemin de fer. Avec des troupes fortement éprouvées nous allons encore tenter la bataille et défendre la voie ferrée Nieuport-Dixmude. Elle est fortement consolidée, il est vrai, en ces deux localités, par les détachements français qui les tiennent, en son centre à Pervyse par le général Grossetti ; elle sera couverte, dès que possible, par l’inondation. Nous avons, en effet, les clés de cette inondation aux écluses de Nieuport, que nous tenons solidement, mais combien de temps demandera-t-elle pour être tendue, quel espace embrassera-t-elle ? Voilà des questions auxquelles ne permet pas de répondre l’expérience d’un système hydraulique organisé pour protéger le pays contre l’eau de mer, et auquel on va demander une rapide submersion de terrains étendus. Elles vont, jusqu’au dernier moment, maintenir l’incertitude du résultat poursuivi, et, par là, de la défense. Le 25, l’armée belge est sur le remblai. Le 26, le bombardement allemand reprend avec une violence particulière. Il atteint la voie ferrée et jette à nouveau l’inquiétude dans l’âme des défenseurs, mais on compte sur l’inondation. Le soir du 25, l’état-major belge informe l’amiral Ronarc’H à Dixmude que toutes les dispositions sont prises pour inonder la rive gauche de l’Yser entre le fleuve et la chaussée du chemin de fer de Dixmude à Nieuport ; il faut prendre des précautions spéciales pour ne pas étendre l’inondation parmi nos troupes, pour boucher les aqueducs passant sous la voie ferrée, rendre celle-ci étanche, comme aussi pour ouvrir à l’eau les rives de certains canaux. Ce n’est que le 27 au soir que, tous ces travaux ayant été achevés, les écluses de Nieuport sont ouvertes à l’heure du flux ; elles sont ensuite fermées à la marée basse ; la même manoeuvre se répète chaque jour. Dès le 8, l’inondation atteint la voie ferrée dans la région de Pervyse ; elle s’étend vers le sud, sans arrêter cependant les progrès et les entreprises de l’ennemi. Ainsi, le 29, il exécute une série de violentes attaques en direction de Ramscapelle sans parvenir à y pénétrer. Le 30 au matin, sentant l’inondation gagner ses arrières, il réussit dans un effort suprême à conquérir Ramscapelle et par là à retrouver la terre ferme. S’il se maintient dans cette localité et s’il en débouche, c’est le terrain abrité de l’inondation qu’il aborde ; c’est le remblai du chemin de fer et tout le système de défense qui sont tournés et emportés. Il nous faut à tout prix reprendre le village. Le général Grossetti le sent et ajoute : je donne l’ordre de reprendre Ramscapelle aujourd’hui. Et, dans un assaut de zouaves, de chasseurs à pied, de tirailleurs sénégalais et d’éléments belges, nous réoccupons Ramscapelle à l’entrée de la nuit. Le lendemain 31, la ligne de défense se reconstitue intégralement sur la voie ferrée, tandis que l’inondation continue de monter, et que l’ennemi se replie, sauf en quelques points, au delà de l’Yser. à Nieuport, nous continuons de tenir solidement le système des écluses qui conditionne l’état de la contrée. à l’autre extrémité de la voie ferrée, à Dixmude, nos marins opposent une résistance énergique. Désormais la rive gauche de l’Yser, entre ces deux localités, est une zone interdite à l’armée allemande. La route de la côte vers Dunkerque et Calais lui est fermée. Comme on l’a vu, la bataille a duré plus de dix jours. Elle a été d’une violence encore inconnue, de la part de l’artillerie allemande de tout calibre. Elle a été menée par une infanterie pleine d’enthousiasme. L’ennemi a lancé, sans parler de sa très puissante artillerie, le IIIe corps de réserve, le XXIIe corps de réserve, une division d’ersatz et une brigade de landwehr. L’armée belge y a engagé ses six divisions. Nous avons engagé à ses côtés notre 42e division, et notre brigade de fusiliers-marins. Les efforts allemands ont abouti à un échec complet. |