Après les événements, on a baptisé cette seconde partie de la guerre qui a suivi la bataille de la Marne : la course à la mer. Le mot était d’un joli effet, il donnerait à lui seul une idée fausse de la manoeuvre qui était entreprise, il ne répond en rien à la pensée qui dirigeait les opérations militaires. C’est à l’ennemi que nous avons couru ; nous avons tenté de le déborder et d’envelopper son aile droite, ou, quand il prenait de l’avance, nous avons paré à son développement, car lui aussi cherchait par plus de vitesse à réussir une manoeuvre analogue de débordement. De là résultait une course à l’aile, à l’aile nord des armées opposées. Il nous fallait en même temps l’arrêter et l’immobiliser sur le reste du front qui s’allongeait de plus en plus. C’est cette manoeuvre symétrique qui a fait rapidement remonter cette aile, à une allure des plus accélérées, à travers l’Île-De-France, la Picardie, l’Artois, la Flandre, jusqu’à la mer du Nord. La mer en fut ainsi le terme sans jamais en avoir été le but. Tout le long de la route parcourue, le débordement poursuivi par chacun des deux adversaires avait abouti à un combat de front contre front, sans résultat décisif. Et quand, devant la mer, l’espace fit défaut, pour avoir une décision, on chercha de part et d’autre à briser dans un suprême effort des dispositions encore hâtives et improvisées, ce fut la bataille d’Ypres. C’est ainsi qu’après un mois de course, les masses alliées, qui avaient à la Marne brisé l’invasion ennemie, allaient de nouveau, sur les bords de l’Yser, en arrêter la marche, et, en sauvant les ports de la Manche, renforcer la coalition et consolider l’union franco-britannique. Si elles n’y renversaient pas l’armée allemande dans une victoire décisive, elles culbutaient tous ses projets en fermant la dernière porte par laquelle ils pouvaient s’exécuter. J’avais donc, dès mon arrivée à Breteuil, à coordonner les opérations dans le Nord, en commençant par notre 2e armée. Son chef, le général De Castelnau, m’exposa tout d’abord la situation de nos forces dans la région. Elles s’étendaient jusqu’au nord d’Arras, depuis Ribécourt sur l’Oise, où le 13e corps, aile droite de la 2e armée, avait été arrêté dans sa marche sur Noyon. Elles faisaient face à l’ennemi arrivé sur la ligne Lassigny, Roye, Chaulnes, Feuillères sur la Somme, Contal-Maison, Beaucourt. Plus au nord, le groupe de divisions territoriales du général Brugère, en retraite de la région de Bapaume, défendait les abords de la route d’Amiens à Arras, et maintenait une liaison, des plus précaires il est vrai, avec la 10e armée, en voie de formation autour d’Arras. Depuis plusieurs jours, la 2e armée avait à livrer des combats très durs et que l’étendue des fronts à défendre avait rendus particulièrement difficiles. La 10e armée lui avait fait parvenir la veille des nouvelles alarmantes, qui faisaient redouter son enveloppement. Aussi le commandant de la 2e armée était-il amené, dans le compte rendu qu’il me faisait, à envisager l’éventualité du repliement d’une partie de ses forces, notamment de celles engagées au nord de la Somme, dans le but de les ramener au sud de cette rivière, sur la rive gauche. Quelles que fussent les considérations pouvant expliquer une pareille détermination, les conséquences les plus graves allaient en résulter, me semblait-il, pour l’ensemble de la guerre. Elles en précipiteraient la marche dans un sens contraire à nos intérêts. C’était d’abord l’enveloppement par les armées françaises, entrepris par le général en chef, qui était arrêté dans son développement. C’était ensuite la porte ouverte à l’enveloppement par les allemands, à la gauche de notre 2e armée. C’était l’abandon de notre 10e armée à une fortune déjà sévère, qui pouvait lui devenir fatale. En tout cas, si, en repliant la 2e armée, on l’établissait dans une situation plus forte, mieux protégée par la Somme, on compromettait le sort des provinces du nord de la France, des ports de la Manche, des communications avec la Grande-Bretagne, comme avec la Belgique. Sans regarder plus loin, malgré les rigueurs du moment présent et la noirceur du tableau qui m’était fait à la 2e armée, il fallait à tout prix éviter de pareilles conséquences, se raidir contre les événements, et, en tout cas, ne pas prendre l’initiative d’un mouvement de repliement que l’action de l’ennemi n’imposait pas encore d’une façon absolue. Au lieu de le préparer, on pouvait s’y opposer en maintenant énergiquement les troupes en place, tandis que nous poursuivrions plus au nord, avec les troupes anglaises en cours de transport, et celles qu’envoyait journellement le général en chef français, le développement de la manoeuvre décisive, appelée pour finir à soulager la 2e armée elle-même. C’est dans cet ordre d’idées que j’arrêtai la ligne de conduite à tenir à la 2e armée et que je lui demandai de se maintenir à tout prix sur les positions qu’elle occupait. Les grandes guerres, surtout quand elles intéressent plusieurs nations alliées, comme les grandes batailles qu’elles comportent, ne peuvent en effet être envisagées au point de vue de chacun des groupes de forces qui y participent. Elles constituent un ensemble, un tout combiné d’actions solidaires, réparties certainement sur de grands espaces et de longues durées de temps, mais dont la concordance est indispensable à maintenir pour arriver à un résultat final avantageux. Que l’une de ces actions vienne à rester en souffrance, ou que l’un des groupes de forces soit particulièrement éprouvé, le commandement supérieur doit quand même et avant tout maintenir son plan d’ensemble, comme aussi relancer ou soutenir en même temps l’action défaillante, sans jamais admettre sa disparition, ni par là une modification ou un abandon de ce plan. Les épreuves, à un moment donné, d’un groupe de forces, même tel qu’une armée, seraient insuffisantes pour justifier une telle perturbation dans l’ensemble des opérations entreprises par les autres armées ou dans la sauvegarde des intérêts alliés. Une morale très saine se dégage alors pour le commandement à tous les degrés de la hiérarchie, à savoir que plus la situation de sa troupe est troublée et inquiétante, plus l’heure devient grave, plus le devoir lui incombe de pousser ou de maintenir à tout prix ses opérations propres dans le sens tracé au plan d’ensemble, sans se laisser impressionner par les brouillards ou les périls de sa situation particulière ; elle sera toujours rétablie par la réussite de l’ensemble. Il lui appartient par contre de trouver, dans son imagination et son esprit, les moyens de faire durer sa troupe jusqu’à la fin de la crise. La victoire de la Marne avait à mes yeux pleinement justifié cette doctrine. Il n’y avait qu’à la reprendre. Dès lors, il est entendu, dans la matinée du 5 octobre, avec le commandant de la 2e armée que, quelles que soient les difficultés du moment, ses troupes auront à maintenir, par tous les moyens de résistance à leur disposition, le front qu’elles tiennent actuellement. Après lui avoir annoncé mon retour à Breteuil dans la soirée même de ce jour, je le quitte vers 7 heures pour me rendre au quartier général de la 10e armée, à Saint-Pol. J’atteins le général de Maud’huy qui la commande, vers 10 heures, à son poste de commandement d’Aubigny, non loin d’Arras, mais à cent kilomètres de Breteuil. Une fois de plus, en cours de route, il nous fallut remonter la sombre et épaisse colonne des populations reculant devant l’ennemi. Ici ce sont les nombreuses familles d’ouvriers des pays de mines de la région de Lens. Elles fuient en masses humaines compactes, à la différence des populations agricoles suivies généralement de leur bétail, comme de charrettes chargées de leur avoir, et que nous avions vues en Lorraine et en Champagne. Le général De Maud’huy, quand je le trouve à Aubigny, est dans un parfait état moral. C’est un beau soldat en pleine bataille. Lancé avec une cavalerie nombreuse à la recherche de l’enveloppement de l’aile nord allemande, il se trouve attaqué par des corps d’armée en marche sur Arras, et, le 5 octobre, au moment où je le rejoins, il est repoussé jusqu’aux abords de la ville. Il a été en effet devancé par les corps d’armée ennemis, et c’est sous leurs violentes attaques qu’il lui faut au plus tôt réunir ses éléments encore dispersés de la Lys, de Merville et d’Armentières, jusqu’au sud d’Arras. En attendant et en poursuivant leur réunion, il lui faut les diriger dans une combinaison de résistances improvisées, comme aussi faire cesser des incertitudes sur l’attitude à tenir qui règnent encore chez plusieurs de leurs chefs. J’arrive sur ces entrefaites, et, d’accord avec le général De Maud’huy, nous convenons ensemble des dispositions tendant : 1. à arrêter d’abord la marche de l’ennemi sur Arras ; 2. à maintenir ferme sur place les troupes de première ligne engagées ; 3. à réunir au plus tôt les autres en arrière, en mettant en même temps la main sur certains points d’une importance tactique particulière, tels que Notre-Dame-De-Lorette ; 4. Enfin à poursuivre l’offensive à notre aile gauche, en vue toujours de l’enveloppement recherché, avec le 21e corps d’armée, qui porterait sa 43e division d’Aubigny sur Carency et sa 13e de la Bassée sur Loos et Lens, tandis qu’une partie de la cavalerie relierait ces deux divisions et qu’une autre les couvrirait à l’est. Les troupes disponibles pour cela sont : le 10e corps d’armée, le corps provisoire (70e et 77e divisions), le 21e corps d’armée, la 45e division, le corps de cavalerie Conneau (1ere, 3e, 10e divisions de cavalerie) et le corps de cavalerie de Mitry (4e, 5e, 6e divisions de cavalerie). Après avoir arrêté ces directives avec le général de Maud’huy, je reprends dans l’après-midi la route d’Amiens, et j’arrive le soir à Breteuil, où la 2e armée me rend compte que la journée s’est écoulée sans incident particulier. Dans ces conditions, je passe la soirée avec le général De Castelnau, et la nuit dans son voisinage à Breteuil. Nous nous séparons le lendemain matin 6 octobre, en arrêtant de tenir la même ligne de conduite que la veille. Il y aura à faire carrément tête à l’ennemi sur le front de la 2 e armée, comme des divisions territoriales, tandis que nous pousserons une offensive débordante à l’extrémité nord de la 10e armée, où je me porte près du général De Maud’huy. Rendu de nouveau à Aubigny dans cette matinée du 6, je constate que l’offensive prescrite au 21e corps d’armée en direction de Lens se développe lentement en présence de résistances sérieuses. Malgré cela, nos cavaliers ont pris pied sur le plateau de Notre-Dame-De-Lorette ; ils y seront relevés le lendemain par les troupes du 21e corps d’armée, dont les deux divisions, bien soudées, ont jeté une avant-garde à Pont-à-Vendin. La journée, au total, sans donner de résultats importants, a bien engagé les opérations à la 10e armée. Dans ces conditions, je rentre à mon quartier général que j’ai fait porter à Doullens, à moitié distance de Breteuil et d’Aubigny, lorsqu’au téléphone de Doullens, le chef d’état-major de la 2e armée me fait savoir qu’une attaque violente s’est produite sur le front de cette armée et qu’il est à désirer que je puisse me rendre dans la soirée même à Breteuil. En fait, le 4e corps, devant les attaques allemandes sur le plateau du Santerre, a cédé du terrain et perdu Parvilliers, Damery, Andechy, Le Quesnoy. Le général commandant la 2e armée a l’impression que sa ligne va crever quelque part. Dans ces conditions, je repars pour Breteuil. Avec le commandant de cette armée je fais le compte des réserves dont il dispose par lui-même, des secours que la 6e armée met à sa disposition, et de ceux (deux divisions) que la cavalerie anglaise du général Allemby, en route pour les Flandres et de passage à Montdidier, peut lui fournir. Nous décidons ensemble qu’il n’y a qu’à utiliser les renforts s’ils sont nécessaires, mais qu’il n’y a rien à changer dans la conduite à tenir à la 2e armée : faire partout tête à l’ennemi pour l’arrêter dans ses offensives, et pour cela organiser défensivement et au plus tôt notre front, en enfonçant nos troupes en terre. En fait, cette journée du 6 octobre va être pour assez longtemps la dernière épreuve sérieuse de la 2e armée. Les affaires réglées de la sorte à Breteuil, je rentre immédiatement à mon quartier général de Doullens à une heure avancée de la nuit. J’avais fait, jusqu’à ce moment, depuis mon départ du 4 octobre au soir, c’est-à-dire en cinquante-sept heures, plus de huit cent cinquante kilomètres en voiture, pour courir de Châlons aux deux batailles de la 2e armée à la Somme et de la 10e armée à Arras. Notre installation à Doullens ne manquait pas d’ailleurs d’une certaine simplicité, car la ville était déjà occupée, c’est-à-dire remplie par le quartier général du groupe de divisions territoriales du général Brugère, avec ses deux cents automobiles des plus confortables et ses personnalités de marque. La bataille de la 10e armée se continue le 7 avec les mêmes caractères renouvelés de la journée du 6. Mais, pendant ce temps, d’autres opérations appellent mon attention dans un pays où l’ennemi multiplie ses pénétrations. Nous avons poussé notre cavalerie (deux divisions) jusqu’à la Lys qu’elle surveille ; mais, plus au nord, dans cette partie des Flandres qui s’étend jusqu’à la mer, l’ennemi pourrait tourner nos entreprises de l’Artois, atteindre les ports de la Manche, et nous séparer de l’armée belge encore réunie autour d’Anvers. Il faut bien, au plus tôt, nous assurer la possession de cette région. De là les instructions immédiatement données pour la mise en état de défense de la place de Dunkerque, la réalisation des inondations d’eau douce, la préparation des inondations d’eau de mer. Plus au sud de la Lys, il y a la ville de Lille, place forte déclassée, mais centre de population et d’industrie particulièrement important. Elle a été abandonnée par nos troupes lors du repli de nos armées à la Marne. M’étant mis en communication par téléphone avec le préfet et ayant eu confirmation de cet abandon de la grande ville au milieu des patrouilles de l’ennemi, je décide, dans la soirée du 9, de la faire réoccuper, et en réalité nous y faisons entrer un détachement comprenant trois bataillons de territoriaux, une batterie, trois escadrons. Le 11, ils sont attaqués, ils résistent dans la citadelle. Nos efforts vont tendre à leur donner la main en portant jusque-là la manoeuvre enveloppante de nos armées. L’armée britannique est en effet susceptible d’entrer en ligne. Elle arrive du front de l’Aisne. Dans l’esprit du commandant en chef, elle doit continuer la manoeuvre débordante entreprise à l’aile nord de nos armées. Tandis que deux divisions de cavalerie arrivent par voie de terre, deux corps d’armée ont commencé de débarquer, dans la nuit du 5 au 6, aux environs d’Abbeville et d’Étaples. L’armée britannique doit être portée le plus tôt possible vers la gauche française, d’où elle reprendra la liaison avec les forces anglaises et belges opérant en Belgique. Pour couvrir ces débarquements, j’envoie de Dunkerque une brigade territoriale avec de l’artillerie. Elle s’installe sur la ligne du canal de Watten, Saint-Omer, Aire, gardant les débouchés de la forêt de Clairmarais. En même temps je fais avancer une autre brigade territoriale de Dunkerque sur Poperinghe, pour me permettre de porter les débarquements de l’armée britannique à Béthune et à Saint-Pol. Le maréchal French, ayant établi son quartier général à Abbeville, vient me trouver à Doullens le 8 octobre. Je suis particulièrement heureux de le revoir, ce qui ne nous est pas arrivé depuis le commencement de la campagne. Nous nous connaissons de longue date, et le parfait accueil que j’ai rencontré auprès de lui à différentes reprises en France ou en Angleterre, dans les années antérieures, ne me laisse aucun doute sur la franchise de nos relations dans la guerre. Il m’annonce, entre autres nouvelles, la capitulation d’Anvers, et, comme il me demande ce que nous pourrions faire pour répondre à un pareil événement qui met la Belgique aux mains des allemands, je lui réponds que nous sommes encore bien loin d’avoir rejoint l’armée belge et d’avoir atteint avec nos troupes les côtes de la mer du Nord. Arriverons-nous à temps pour réaliser ce double résultat ? La seule réponse possible à faire en ce jour, c’est que tous nos efforts vont tendre à l’obtenir, si nous ne parvenons pas à envelopper d’abord l’aile nord de l’ennemi. Avec le maréchal se trouve mon vieil ami, depuis field-marschal, sir H. Wilson. En termes émus, je lui dis ma satisfaction de le revoir et ma conviction que si l’armée britannique a été si rapidement et si complètement engagée dans la guerre, c’est bien aux dispositions et aux préparatifs arrêtés par lui à l’état-major britannique que nous le devons. Il s’était déjà montré le patriote vigilant et le chef prévoyant que la suite de sa carrière allait révéler. De mon côté, la confiance restait entière, la situation ne me semblait pas mauvaise. J’avais vu l’ennemi échouer en Lorraine, nous l’avions battu à la Marne. Il tentait de rétablir ses affaires dans le Nord, nous lui tenions tête. Le coup de foudre par lequel il comptait mettre la France hors de cause était victorieusement paré, le poids de la Russie dans la balance ne pourrait pas ne pas se faire bientôt sentir. Bien plus, après les résultats déjà obtenus à nos 2e et 10e armées, et avec l’entrée en action très prochaine de l’armée britannique, la possibilité reparaissait de l’extension de notre manoeuvre par le nord, et j’écrivais le 10 octobre au général en chef : Mon général, Je crois notre situation très satisfaisante. Castelnau ne bouge pas. Ses territoriaux de même avec quelques incidents. Maud’huy attaque autour d’Arras avec des succès lents mais continus. Plus au nord, notre cavalerie vient d’être refoulée sur la ligne La Bassée, Béthune. Je n’y attache pas une grande importance parce que : aujourd’hui à midi nous aurons le 2e corps d’armée anglais, à Béthune et Lillers, le corps de cavalerie anglais à Aire et à Guarbecque. les débarquements anglais se font aujourd’hui à Saint-Omer (que nous tenons toujours) et aux environs. Dans ces conditions une attaque allemande me semble peu redoutable. La 2e armée reprend de l’aplomb. L’arrivée de Duchesne y produira un excellent effet. On n’y parle plus de retraite. Je l’avais d’ailleurs formellement interdit. C’est la cavalerie qui n’a pas encore l’aplomb suffisant. Je rentrerai à Romilly quand vous le voudrez, mais je crois ma présence encore utile ici tant que nous ne sommes pas alignés, que la marche en avant n’est pas reprise, qu’il faut embrasser un vaste territoire allant de Dunkerque par Lille à Noyon, aux incidents les plus variés. recevez, mon général, l’assurance de mon très attaché respect. signé : Foch. p.–s : - mon idée serait, si vous l’approuvez et si le maréchal French s’y rallie, de porter la gauche de notre armée (10e) par Lille à l’Escaut de Tournai ou à Orchies, l’armée anglaise venant par Lille et plus au nord en se développant de Tournai par Courtrai, pour rallier par la rive gauche de l’Escaut ou celle de la Lys tous les détachements français, anglais, belges, sur la rive gauche de l’une de ces rivières, on verrait ensuite. En tout cas, le maréchal French doit avoir, prêts à entrer en action le 10 octobre, un corps d’armée, le 2e, et deux divisions de cavalerie entre Béthune et Aire ; le 12, un corps d’armée, le 3e, et deux divisions de cavalerie entre Béthune et Saint-Omer. Nous arrêtons, le 10, les dispositions de nature à relancer l’attaque et à éclaircir au plus tôt notre situation d’après les considérations de la note suivante prise comme base : Dans la situation actuelle des armées alliées, le premier soin parait être d’opérer, dans des conditions de sûreté convenables, la réunion des forces éparses à la suite des derniers événements de la guerre, forces belges, anglaises, françaises. La région nord et est de Lille, avec l’Escaut d’une part et la Lys de l’autre, semble constituer un terrain de réunion favorable. si demain 11, et après-demain 12, la gauche de la 10e armée française est appuyée par la droite de l’armée anglaise (2e corps et corps de cavalerie) agissant par le front Béthune-Merville, il est à présumer que la direction de Lille redeviendra libre. D’autre part, la région au nord de la ligne Merville, Hazebrouck, Cassel, que nous tenons, paraît n’être occupée que par de faibles forces. dans ces conditions, on estime que, dans la matinée du 13, la gauche de l’armée française pourrait se mettre en marche vers Lille, et, ultérieurement, Tournai ; la droite de l’armée anglaise vers la région au nord de Lille, et, ultérieurement, vers Templeuvé ; le centre de l’armée anglaise marchant sur Courtrai. En arrière de l’Escaut, ainsi tenu à Tournai, et de la Lys, tenue à Courtrai, pourraient se rallier les détachements anglais, français et belges. Si cette manière de voir est partagée par monsieur le maréchal commandant en chef l’armée britannique, l’armée française disposerait pour ses mouvements de la route : Ostreville, Houdain, Verquigneul, La Bassée, Lille, Tournai, et des communications plus au sud. l’armée anglaise disposerait des communications plus au nord. On a l’honneur de demander si elle est approuvée. signé : Foch. Le maréchal French s’engage à appuyer de toute façon et aussitôt que possible l’action des troupes françaises, mais par suite d’un retard dans les débarquements, le 3e corps d’armée britannique n’aura sa première division disponible que le 13 après-midi et ne sera en état de marcher en entier que le 15 au soir. Pendant ce temps, la 2e armée française se maintient sur ses positions, mais l’aile nord de la 10e armée et les premiers éléments de l’armée britannique voient leur marche en direction de Lille arrêtée par les attaques répétées et de plus en plus fortes que l’ennemi développe au sud de la Lys. Par l’arrivée et les progrès des forces britanniques sur la rive nord de la Lys, dans la journée du 15, nous commençons bien de réaliser le débordement et l’enveloppement de l’aile nord des armées allemandes qui opèrent en France, mais un nouvel orage se prépare. C’est l’entrée en scène des forces ennemies qui opèrent en Belgique, sur cette même rive nord de la Lys, et que la reddition d’Anvers a rendues disponibles. Un couloir nouveau est ouvert à l’invasion, que nous parvenions avec peine à endiguer en Picardie, en Artois, dans la Flandre française, et à encercler à la Lys, d’Armentières à Menin. C’est un nouveau théâtre d’opérations à envisager, celui de la Belgique, une situation militaire de fait à prendre immédiatement en compte, car elle rouvre tous les dangers, menaçant les ports de la Manche et l’unité et la liaison des alliés. C’est la marche nach Calais qu’il faut bien arrêter. C’est la Belgique, sinon à reconquérir, du moins à sauver en partie, pour maintenir son existence. Où allions-nous pouvoir effectuer la réunion des forces alliées dispersées dans la région, opération qui avait déjà été entrevue dans la note du 10 octobre, mais que la Lys et l’Escaut ne pouvaient plus couvrir ? Quelle était la valeur de ces forces ? Dans quelle mesure pourrions-nous les faire coopérer à nos opérations en cas de nécessité ? à l’abri de quel obstacle allions-nous pouvoir les reconstituer et former tout au moins une barrière aux entreprises de l’ennemi ? En réalité, Anvers a été occupé par l’armée allemande le 9 octobre, et l’armée belge a entamé sa retraite dans la direction Ecloo, Bruges. Pour la secourir à Anvers, l’amirauté anglaise a envoyé, sous le général Rawlinson, la 7e division d’infanterie et la 3e division de cavalerie ; la France, une brigade de fusiliers marins sous l’amiral Ronarc’H. Ces détachements n’ont pu dépasser Gand. Ils se replient en couvrant la droite de l’armée belge. L’armée belge gagne tout d’abord la région Ostende, Thourout, Dixmude, Furnes, où le général Pau, qui représente le haut commandement français auprès de cette armée, la trouve le 10 fortement éprouvée à la suite du siège d’Anvers et de la retraite qui en a été la conséquence. Son mouvement va se continuer vers Calais et Saint-Omer, quand le général Joffre tentait, en vain d’ailleurs, de l’attirer vers Ypres et Poperinghe pour se lier aux armées alliées et participer à leur mouvement débordant. Avisé moi-même de ces intentions, je demande au général Pau d’obtenir que l’armée belge prenne sa ligne d’opérations et sa base sur Dunkerque, au lieu de Calais, afin de moins s’éloigner de la Belgique au moment où les armées alliées vont y pénétrer. C’est dans ces conditions qu’il est décidé le 11, à Ostende, de diriger sur Dunkerque les dépôts et les hommes non instruits, de réunir les six divisions qui forment l’armée belge dans la région Nieuport, Furnes, Dixmude, toujours couvertes à l’est par la division britannique du général Rawlinson et par la brigade française de fusiliers marins de l’amiral Ronarc’H ; elles ne se retireront pas si elles ne sont pas attaquées, et, dans le cas où elles seraient obligées à la retraite, elles s’établiraient et s’organiseraient défensivement, en dernière ligne, derrière l’Yser et le canal de Dixmude à Ypres, en se maintenant constamment en liaison avec cette ville. De ce maintien de l’armée belge le long de la côte, il résulte pour elle un isolement qui peut lui être fatal, et un abandon du noeud de communications d’Ypres qui peut être mortel au plan des alliés. Aussi, dès le 12, je prescris que le général Bidon, gouverneur de Dunkerque, prendra sous son commandement les 87e et 89e divisions territoriales. Il s’établira sur la route Poperinghe-Ypres, d’où il cherchera la liaison vers Zonnebeke et Roulers avec les forces alliées agissant à l’est (belges, anglaises, marins français), et manoeuvrera pour se maintenir à droite en liaison avec les forces britanniques qui arrivent aujourd’hui à Eecke. Il aura, en outre, à organiser à Ypres un fort point d’appui, pour barrer les offensives ennemies qui partiraient d’Armentières, de Comines ou de Menin. Par là, et dès le 14, nous aspirons à constituer sans retard, au milieu des éléments hétérogènes, inconsistants et mouvants, des forces alliées de la région, un centre de résistance et un solide point de réunion, autour duquel elles pourront nouer et appuyer leurs actions. L’état de l’armée belge mérite d’ailleurs d’être pris en considération. Elle vient de subir, en deux mois, une série d’épreuves des plus sérieuses (Liège, Namur, Anvers), de bombardements des plus sévères. Elle y était moins préparée que toute autre. Jusqu’en 1914, elle n’a connu que la paix. La neutralité de la Belgique, garantie par les grandes puissances de l’Europe, était passée à l’état de dogme qui écartait de son armée toutes les menaces de la grande guerre, la limitait à un rôle de gardienne de l’ordre à l’intérieur, et, à l’extérieur, de protectrice contre l’envahisseur, jusqu’au jour où les puissances garantes de la neutralité prendraient en mains, avec leurs armées, son indépendance et sa défense. Le sentiment de l’honneur qui anime le roi et la nation l’a brusquement jetée dans les secousses d’une lutte formidable, soigneusement et puissamment préparée par un voisin redoutable. C’est devant une réalité si opposée à ses prévisions qu’elle doit faire tête, et tendre ses nerfs faiblement soutenus par l’armement entre ses mains. En tout cas, dans l’incertitude de la situation qui règne encore sur le littoral de la mer du Nord et sur les résistances que nous pouvons y présenter à la marche de l’invasion, je vais faire, le 16, une excursion rapide dans cette région que je ne connais pas encore. Je suis accompagné du commandant Desticker et du lieutenant Tardieu. Je me rends, dans la matinée, d’abord à Saint-Omer où a été transporté le quartier général du maréchal French. Je lui demande de nous assurer la coopération des escadres britanniques contre la droite allemande dans la région d’Ostende ; d’agir en même temps avec le corps Rawlinson en partant d’Ypres dans la direction de Roulers, pour détourner de l’armée belge l’attaque ennemie. Je me rends ensuite à Dunkerque. Cette place contient des approvisionnements considérables, qu’il faut à tout prix tenir à l’abri d’un coup de main ; j’y fais arriver une brigade de troupes territoriales et je m’assure avec le nouveau gouverneur, général Plantey, que la défense de la place est très avancée, l’inondation bien préparée. Celle d’eau douce est déjà tendue ; celle d’eau de mer peut l’être quand on le voudra, les canaux appelés à la fournir ayant été gonflés au niveau des hautes mers. Dans cette ville je rencontre également M. De Brocqueville, président du conseil des ministres de Belgique. Après nous être mutuellement renseignés sur la situation militaire de la région, comme aussi sur les intérêts politiques en jeu, nous décidons de nous rendre immédiatement au quartier général de l’armée belge, à Furnes, pour y trouver le roi. Dans les heures graves que nous traversons, une décision suprême s’impose ; il ne faut pas que l’armée belge quitte la Belgique. Pour conjurer le désastre, il faut à tout prix arrêter sa retraite, la maintenir sur le sol national, si réduit soit-il. M. De Brocqueville est un homme d’état intelligent, clairvoyant et plein de décision, partageant ces idées. Il appuiera mes propositions. Une fois de plus, sur la route de Dunkerque à Furnes, nous avons à remonter la lamentable cohue des populations fuyant devant l’invasion. C’est une masse des plus denses, surtout de femmes, d’enfants, de jeunes filles, de religieuses, de prêtres, de vieillards, se repliant dans le désarroi d’une fuite précipitée et les fatigues d’une marche sans arrêt, sans abri, après des nuits à la belle étoile, et sous la pluie d’octobre. Furnes est remplie de troupes belges, éprouvées par le rude bombardement d’Anvers et une retraite de huit jours. Le quartier général de l’armée, avec son chef, le roi, est installé à l’hôtel de ville, monument de style, dans l’angle d’une place au caractère artistique, et dont l’encombrement contraste avec le calme et la solitude habituels. Accompagné du lieutenant-colonel Brécard, chef de notre mission, et précédé de M. De Brocqueville, je me rends au quartier général belge. J’y trouve le général Hanotaux, chef d’état-major, et le général Wielemans, sous-chef d’état-major. Ils sont encore dans la confusion et le trouble inséparables d’une longue et dure retraite. J’expose les raisons qui justifient l’arrêt de cette retraite, et les moyens qui permettent de tenir tête à l’ennemi. Les troupes allemandes que l’on a devant soi sont une deuxième levée, des corps de réserve. L’infanterie n’a pas la valeur de celle qui vient d’être arrêtée et refoulée en France, mais elle est certainement accompagnée d’une forte artillerie. En s’enterrant, l’armée belge parera ses coups et fournira la barrière que les troupes françaises viennent renforcer. Dixmude est déjà tenu par une brigade de fusiliers-marins d’une indiscutable solidité. C’est un point d’amarre robuste pour la résistance à organiser. Le roi me reçoit quelques instants après. Il est dans la salle des échevins, vaste pièce d’une belle décoration, avec une grande cheminée où brille un feu que la température et l’humidité de la journée rendent particulièrement appréciable. C’est la première fois que je rencontre cette grande personnalité, noble figure de l’honneur et du devoir. Je ne l’aborde pas sans un certain embarras, bien résolu avant tout à défendre la cause commune du salut de la Belgique et de la bataille alliée alors en cours. L’écho de ces sentiments ne se fait pas attendre. La Belgique ne représente plus qu’un lambeau de territoire, sur lequel se sont réfugiés son gouvernement et son armée. S’ils reculent encore d’une vingtaine de kilomètres, l’adversaire aura raison de la Belgique et la tiendra tout entière en son pouvoir, il en disposera, elle sera rayée de la carte de l’Europe. Y renaîtra-t-elle au jour de la paix ? L’armée belge est certainement très épuisée, pense le roi, mais à la voix de son chef elle retrouvera toute son énergie, pour défendre ce qui reste de patrie, s’accrocher à l’Yser, et donner aux troupes alliées le temps d’accourir. Ses décisions et ses dispositions vont en témoigner. L’armée belge s’organisera donc et défendra la ligne de l’Yser de Nieuport à Dixmude et à Boesinghe, où elle retrouvera l’appui des troupes françaises. Le lendemain de cette entrevue, le roi visite toutes ses divisions, leur rappelle que l’armée belge dispute la dernière parcelle du territoire national, qu’elles doivent y mourir plutôt que de céder. Tout commandant de division qui reculera sans un ordre formel sera destitué. Grâce à ces dispositions, il nous est possible, pensons-nous, d’arrêter l’invasion le long de la côte. On tiendra pour cela sur l’Yser, de la mer du Nord à Dixmude, avec l’armée belge rapidement reconstituée ; au point d’appui de Dixmude, avec la brigade de fusiliers-marins ; sur l’Yperlé, plus au sud, et jusqu’à Ypres avec les troupes territoriales qui s’y trouvent déjà et que je renforce rapidement de divisions de cavalerie. On attendra dans ces conditions l’arrivée des renforts français que le général en chef nous fait espérer. Dans cet ordre d’idées, et avant de quitter Furnes dans la soirée du 16, j’adresse à la hâte à l’amiral Ronarc’H une instruction lui fixant sa tâche à Dixmude : Dans les circonstances où nous sommes, la tactique que vous avez à pratiquer ne comporte pas d’idée de manoeuvre, mais simplement et au plus haut point, l’idée de résister là où vous êtes. Dans ce but, il y a lieu de préparer sans aucune réserve la mise en oeuvre, dans une situation abritée, et de bonnes conditions, de tous vos moyens. Quant à la conduite à tenir, elle consiste pour vous à arrêter net l’ennemi, par la puissance de vos feux en particulier. C’est dire qu’elle est facile à tenir avec les effectifs et les moyens dont vous disposez, qu’elle vous permet d’occuper une grande étendue de terrain et que vous ne devez songer à évacuer la position que sur un ordre formel de vos supérieurs ou à la suite de l’enlèvement de toute la position par l’ennemi. Inutile de dire que je compte entièrement sur votre dévouement pour remplir cette mission. L’amiral va, avec ses marins, remplir cette tâche d’une façon des plus glorieuses. Enfin, pour répondre à toute éventualité, je fais compléter la défense de Dunkerque par des inondations s’étendant jusqu’à une dizaine de kilomètres, et constituant le long de la côte un obstacle auprès duquel la résistance pourrait se réorganiser, si la ligne belge était emportée. Tel est le système défensif que nous avons pu reconstituer rapidement pour arrêter l’ennemi dans sa marche nach Calais, et pour briser son nouveau programme, qui ne vise plus Paris, mais les ports de la Manche. Nous devons ce résultat à l’intelligence et à la résolution du roi d’y consacrer entièrement son armée, comme il l’a affirmé dans cette journée du 16 octobre. Ces décisions contrastent avec les incertitudes de certains de ses subordonnés, car, au moment même où nous décidons ainsi à Furnes, M. Augagneur, alors ministre de la marine, revenant du grand quartier général belge qu’il a quitté la veille, passe à Doullens et demande à mon chef d’état-major, le colonel Weygand, de préparer aux environs de Calais des cantonnements pour abriter et refaire l’armée belge, qui, au dire de ses chefs, ne peut que se retirer de la lutte. Dans la soirée, je rentre à mon quartier général de Doullens, à cent vingt et un kilomètres de Furnes, et je rends compte de la journée au général en chef : Je rentre de Furnes, quartier général de l’armée belge. En y allant ce matin, je me suis arrêté à Saint-Omer, au quartier général du maréchal French et lui ai demandé : 1. D’inciter son gouvernement à faire agir leur escadre contre la droite allemande de la côte d’Ostende ; 2. D’agir en partant d’Ypres avec le corps Rawlinson dans la direction de Roulers pour détourner l’attaque des allemands de l’armée belge ; je suis ensuite allé à Dunkerque, j’ai vu le gouverneur. Il m’a dit et je crois la place en bon état de défense, même éloignée : l’inondation d’eau douce est tendue ; celle d’eau de mer va se tendre. La canalisation des émigrés de Belgique de toute nature s’y fait sans difficulté actuellement. Il en est de même à Calais. De là, je suis allé à Furnes ; l’armée belge est installée sur la ligne de l’Yser. Elle a reçu l’ordre d’y résister, de s’y organiser, de s’y défendre avec la dernière énergie. Le roi et le président du conseil paraissent décidés à pratiquer cette tactique, et à la faire pratiquer... l’armée anglaise continue son offensive sur Courtrai. Elle fait des progrès, aujourd’hui encore. Bien respectueusement à vous. signé : F. Foch. Malgré tout, quand vous aurez une troupe de valeur sérieuse à mettre à la gauche du dispositif de l’armée belge, elle y fera très bien à tous les points de vue. Mon expédition de la journée dans les Flandres m’a montré que, si notre extrême gauche confinant à la mer a pris une solidité relative, une porte s’ouvre encore de Boesinghe à la Lys, large d’une vingtaine de kilomètres et simplement tenue par quelques régiments territoriaux, de la cavalerie et des troupes anglaises encore éparses dans la région d’Ypres. Heureusement, à mon arrivée à Doullens, j’apprends du général Joffre que le 1er corps britannique aura terminé son débarquement à Hazebrouck le 19. Il sera suivi de la division de Lahore dans la même région, puis de la 42e division française à Dunkerque, puis du 9e corps français en un point à déterminer. Il m’appartient d’utiliser au mieux ces renforts, en les faisant arriver sous la protection des troupes diverses de la région d’Ypres, et en coordonnant leur action. À mesure que la bataille se stabilise en Picardie et en Artois, une ère d’événements nouveaux commence au nord de la Lys. C’est le dernier terrain de rencontre que les allemands peuvent utiliser pour chercher à nous gagner de vitesse, pour espérer nous surprendre dans la préparation, nous écraser du poids de leurs masses puissamment armées ; gagner enfin la bataille d’occident qui jusqu’ici leur échappe, et réaliser leur plan de terminer victorieusement la guerre à l’ouest avant d’en poursuivre la fin à l’est. Il est à prévoir que, libres de leur action, ils déchaîneront des efforts d’une puissance particulière. Aussi, une fois de plus, nous tenterons de les devancer dans l’initiative de leur mouvement. Nous n’y parviendrons pas, mais nous arrêterons net leur entreprise d’une façon définitive, et par là nous leur infligerons un sérieux échec. Le 17 octobre, je me rends au quartier général de la 10e armée à Saint-Pol pour régler différents détails et surtout pour recevoir M. Llyoyd George, ministre du trésor dans le cabinet anglais. Il fait une tournée sur notre front avec son ami lord Reading. C’est ma première rencontre avec cet homme d’état, devenu par la suite un des principaux acteurs de la guerre. Au premier abord, il témoigne d’une vivacité et d’une promptitude d’intelligence peu communes, il prolonge cette impression en l’agrandissant par l’étendue de ses vues, la variété des sujets qu’il aborde, la fécondité des solutions qu’il apporte. L’officier français, chargé de l’accompagner dans son voyage, l’avait perdu de vue dans la matinée, au cours d’un arrêt à Montdidier. Il l’avait retrouvé arrêté devant la statue de Parmentier, s’écriant à son approche : ça, c’était un grand homme. Naturellement, à Saint-Pol, nous causons de la situation de nos armées, de l’arrêt de l’invasion que nous avons dressé jusqu’à la Lys, et que les armées vont chercher à prolonger jusqu’à la mer. Je lui communique ma résolution, en enfonçant nos troupes dans des tranchées, de tenir tête à l’effort de l’ennemi malgré son formidable armement, jusqu’au jour où, nous-mêmes, munis de cet armement, pourrons entreprendre l’offensive qui seule donnera la victoire. Il m’a, depuis, rappelé souvent cette conversation qu’il appelait le programme de Saint-Pol et dont il a par la suite vu la réalisation. C’est dans ces conditions que va se produire une des grandes rencontres de la guerre. Les alliés cherchent à profiter encore de l’initiative et de la liberté d’action que leur a ouvertes la victoire de la Marne, pour devancer l’ennemi dans son offensive, l’attaquer avant qu’il ait pu mettre à profit ses succès d’Anvers et engager les forces qui s’y trouvent libérées, qu’il ait réuni ses puissantes réserves ramenées d’Allemagne et qu’il ait monté son attaque en vue d’un suprême effort sur le dernier terrain disponible, pour gagner par la manoeuvre la partie d’occident. Mais aurons-nous le temps et la possibilité de réunir les troupes encore éparses et disparates de trois puissances alliées en nombre suffisant, et dans un effort commun assez solide pour renverser son plan, et de garder la direction des événements que la victoire nous a value, ou tout au moins pour arrêter le développement de ce plan ? Là est la question qui va se résoudre dans un choc formidable, la bataille des Flandres. Elle comporte deux périodes : 1. L’attaque le long de la côte, ou bataille de l’Yser, du 17 octobre au 1er novembre ; 2. La bataille d’Ypres, au noeud principal des communications de la région des Flandres, du 21 octobre au 12 novembre. |