MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE LA GUERRE DE 1914-1918

LA 9e ARMÉE, 29 AOÛT - 4 OCTOBRE 1914.

Chapitre premier —  La retraite.

Arrivée au grand quartier général ; la situation de la Somme aux Vosges ; le général Foch reçoit du commandant en chef sa nouvelle mission (28-29 août). – prise de commandement du détachement d’armée (29-30 août). – retraite et regroupement sur la Retourne, sur la Suippe, et jusqu’à la hauteur de Reims (31 août-2 septembre) ; les troupes des divisions actives et de réserve. – continuation de la retraite ; le détachement d’armée renforcé devient la 9e armée (3 septembre). – le demi-tour ; ordres et dispositions pour la bataille de la Marne (5 septembre).  – le champ de bataille.

 

 

J’avais quitté le champ de bataille de Lorraine, accompagné du lieutenant-colonel Weygand, et n’avais pris le lieutenant-colonel Devaux à l’état-major de la 2e armée, à mon passage à Neuves-Maisons. La traversée de la place de Toul avait demandé un temps assez long, par suite de la méfiance d’un certain nombre de postes qui avaient un mot d’ordre spécial.

Tandis que nous roulions sur la route du grand quartier général, nous ne connaissions encore le sort de nos armes qu’en Lorraine et il s’y montrait favorable depuis quelques jours. Nous n’avions aucune connaissance de la situation de nos affaires dans les autres armées. Elle se révéla brusquement à nos yeux à notre arrivée à Vitry.

C’est de la Somme aux Vosges, dit le communiqué de ce jour, que s’étend le front de l’invasion. Le territoire de la Belgique, comme le nord de la France jusqu’à cette rivière, était donc aux mains de l’ennemi. Sa marche vers Paris et le coeur du pays se poursuivait en outre à une allure vertigineuse. Nos armées du centre et de la gauche (3e, 4e, 5e et britannique) étaient en pleine retraite ; une offensive générale engagée sur la frontière avait été un échec pour nos armes ; nos troupes se repliaient, violemment poursuivies par des masses lancées à une vitesse déconcertante ; elles étaient constamment menacées d’être débordées à l’ouest. La liaison entre elles était également compromise. Sur leur direction de retraite, elles ne pouvaient trouver que des tronçons de ligne à utiliser pour la résistance. Les vallées des rivières sont en effet pénétrantes et conduisent à la région parisienne, telles l’Oise et l’Aisne, plus à l’est, la Meuse. Où prendre une ligne continue, formant barrière à l’ennemi et permettant de rétablir notre vaste front face au nord, ne serait-ce que dans un arrêt de quelques jours, pour réunir nos forces et les remettre en ordre ? Où arrêter définitivement la retraite pour pouvoir les relancer à l’attaque en bonne forme ? La situation était certainement angoissante, encore pleine de périls et pour le moins d’incertitude. Le général commandant en chef gardait heureusement une admirable impassibilité.

En présence de l’amplitude et de l’importance du mouvement des armées allemandes à travers la Belgique, il avait décidé de ramener d’abord l’ensemble de ses forces en arrière, jusqu’à la ligne Verdun (3e armée), cours de l’Aisne de Vouziers à Guignicourt (4e armée), Craonne, Laon, La Fère (5e armée), l’armée britannique venant derrière la Somme de Ham à Bray. En même temps, il avait pris sans retard des dispositions de nature à faire échec aux progrès de l’ennemi, par la constitution aux environs d’Amiens d’une armée de manoeuvre, la 6e, qui était formée en dehors de l’aile ouest de son dispositif.

En arrière de la ligne précitée, le front de nos armées devait être reconstitué, et l’offensive en repartirait. Elle serait exécutée par la 5e armée, réunie au préalable à l’ouest de l’Oise, dans la région de Moy, Saint-Quentin, Vermand, par l’armée britannique réunie derrière la Somme de Ham à Bray, et par la 6e armée formée pour le 2 septembre dans la région d’Amiens. C’était le fond de l’instruction du général en chef, du 25 août, relativement à l’aile gauche de notre dispositif.

Le temps nécessaire à la réalisation de ce dispositif serait obtenu, pensait-il, par la résistance des arrière-gardes, utilisant tous les obstacles pour arrêter par des contre-attaques, courtes et violentes, dont l’élément principal serait l’artillerie, la marche de l’ennemi, ou tout au moins la retarder.

Le 28 août, au moment où j’arrive au grand quartier général, la directive ci-dessus du commandant en chef est déjà en cours. Mais l’exécution présente de réelles difficultés par suite de la rapidité qu’imprime aux événements la violente poursuite de l’ennemi.

La 5e armée, qui, le 25 août, était sur le front Rocroi, Chimay, Avesnes, s’est repliée vers le cours supérieur de l’Oise. Elle s’y trouve le 28. Dans la matinée du 29, elle va bien remporter un brillant succès à Guise, dégageant ainsi à sa gauche l’armée britannique assez éprouvée. Elle ne peut cependant rétablir la situation dans son ensemble.

L’armée britannique, en effet, a déjà quitté la Somme. Elle se trouve réunie derrière l’Oise, de Noyon à La Fère, ouvrant ainsi une brèche dans notre front.

Plus à l’ouest, les unités de la 6e armée, armée de manoeuvre, sont en cours de débarquement dans la région d’Amiens ; quelques-unes d’entre elles sont déjà engagées dans de durs combats entre Amiens et Péronne. L’ennemi a franchi la Somme. Cette armée aura-t-elle la possibilité de se former ?

À droite, les 3e et 4e armées se sont repliées, le 26, sur la rive gauche de la Meuse. Les 27 et 28, tandis que la 3e armée n’est pas inquiétée, la 4e réussit par de brillantes contre-attaques à maintenir l’ennemi sur la Meuse. Mais, pour ne pas compromettre la réalisation du plan poursuivi par le général en chef, elle continue son repli et reportera, le 29 au matin, ses gros sur les hauteurs au sud-ouest de la Meuse. Cette 4e armée, qui avait été puissamment constituée au début pour remplir sa mission particulièrement offensive, se montre actuellement trop lourde dans les mains d’un seul chef. Elle s’étend sur un trop vaste front pour prendre avantageusement sa place dans la nouvelle manoeuvre poursuivie. Il devient nécessaire d’en partager le commandement. Comme, d’autre part, le danger est tout entier pour elle à son aile gauche, qui a perdu toute liaison avec la 5e armée, il est indiqué d’y constituer un fort détachement chargé de veiller à sa sécurité vers l’ouest et de chercher en particulier à rétablir cette liaison.

La soirée du 28 s’était terminée cependant sans que le général en chef me fixât encore sur la mission à laquelle il me destinait. Mais elle m’avait permis de compléter mes renseignements sur la situation générale de nos forces, comme aussi de constituer un embryon d’état-major, en joignant aux deux lieutenants-colonels et à l’officier d’ordonnance que j’avais emmenés de Lorraine, le commandant Naulin et l’officier interprète Tardieu.

Malgré la série des nouvelles fâcheuses parvenues, depuis le 20 août notamment, au siège du commandement en chef, on n’y sentait nulle trace d’agitation, de désarroi, encore moins d’affolement. L’ordre, le sang-froid, la décision y régnaient d’une façon absolue. C’est ce qu’avait pu constater le nouveau ministre de la guerre, M. Millerand, venu la veille et reparti dans la matinée du 28, en approuvant l’attitude et la ligne de conduite adoptées par le général commandant en chef. J’occupais, dans la nuit, le logement de cet auguste visiteur, et, dans la matinée du 29, le général commandant en chef, au moment où il partait pour rejoindre la 5e armée qui allait livrer la bataille de Guise, me donnait le commandement d’un détachement d’armée, formé à la gauche de la 4e. Il appelait mon attention sur les mouvements de l’ennemi pouvant venir de la direction Rocroi-Philippeville. J’avais à m’entendre, pour l’exécution de ma tâche, avec le général De Langle De Cary, commandant la 4e armée, à Machault.

Les troupes qui vont former le détachement d’armée sont : le 9e corps d’armée (division du Maroc et 17e division d’infanterie), le 11e corps d’armée (21e et 22e divisions d’infanterie), les 52e et 60e divisions de réserve, la 9e division de cavalerie, prélevés sur la 4e armée, et la 42e division d’infanterie, qui, venue de la 3e armée, opère ses débarquements dans la région de Guignicourt. Ma mission est de couvrir, avec ces troupes, le mouvement de la 4e armée contre les forces adverses qui déboucheraient de la région de Rocroi. Ma direction générale de repli est entre Saint-Erme et Guignicourt. Je relèverai du général commandant la 4e armée. La tâche et les pouvoirs étant précisés, muni des renseignements que j’ai recueillis tant sur les événements accomplis que sur la manœuvre d’ensemble envisagée pour les armées alliées, je me rends à Machault, quartier général de la 4e armée, où je vais entreprendre la constitution de mon détachement d’armée. Le lieutenant-colonel Weygand sera le chef de mon état-major, le lieutenant-colonel Devaux, le sous-chef. Le commandant Naulin et l’interprète de réserve Tardieu forment le noyau d’un état-major qui se constituera peu à peu dans les journées suivantes.

J’arrive à Machault vers 14 heures. Le général De Langle est en conférence avec le préfet des Ardennes. Celui-ci lui explique les besoins de la foule de réfugiés qui le suit. C’est un exode lamentable des populations nombreuses refoulées de la Belgique et des Ardennes par la marche des armées ennemies. En me recevant, le général m’accueille par ces mots : c’est la providence qui vous envoie. En fait, les grandes unités qui vont être placées sous mes ordres ont été fortement éprouvées dans les journées précédentes. à l’armée, on est sans renseignement précis sur leur situation, sans communications bien établies avec elles. Il importe qu’elles soient prises en main et actionnées de près et d’une façon suivie, que l’ordre y soit remis, si l’on veut en attendre une action efficace.

D’autre part, le commandant de la 4e armée me fait connaître son intention de suspendre, le lendemain 30 août, son mouvement de retraite pour être à même d’appuyer une attaque que la 3e armée compte prononcer à sa droite. Une pareille décision correspond bien à la mission retardatrice prescrite aux armées du centre ; elle se traduit par le maintien sur place, le 30 août, des arrière-gardes de la 4e armée. Je suis chargé d’en couvrir la gauche.

Or, dans la journée du 29, le 9e corps, qui forme la gauche du détachement d’armée, a été rejeté par l’ennemi au sud-est de la route de Mézières à Rethel. Découverts, les ponts de Rethel sont à la merci de l’ennemi, péril d’autant plus grand que la 42e division d’infanterie est encore hors d’état d’intervenir de ce côté. Si la situation n’est pas rétablie, la sûreté de la 4e armée peut être des plus compromises. Pour parer à ce danger, ma première intention est de reconquérir les hauteurs au nord de l’Aisne, entre Attigny et Rethel, et d’y établir le détachement d’armée pour interdire à l’ennemi, dans la journée du 30, les routes de Mézières à Rethel et à Attigny. Je donne aussitôt mes ordres en conséquence.

Mais, au matin du 30, à mon poste de commandement de la mairie d’Attigny, j’apprends que, par suite de retards de transmission, ou de la pression de l’ennemi, ces ordres n’ont pu être exécutés, ce qui témoigne d’un certain désarroi dans le commandement de nos troupes, en même temps que d’une poursuite énergique de la part de l’ennemi.

Celui-ci ne tarde pas d’ailleurs à prononcer, sur les deux ailes du détachement d’armée, de très fortes attaques débordantes, dont les progrès m’obligent à prescrire, à 16 h. 30, le repli de toutes mes forces au sud de l’Aisne, entre Rethel et Attigny. Le mouvement s’exécute sans trop de difficultés, en dépit de la fatigue des troupes.

En fait, tandis que la 4e armée française, engagée et arrêtée les jours précédents, dans sa marche à travers l’Ardenne, par la ive armée allemande, s’était mise en retraite pour passer sur la rive gauche de la Meuse, puis s’était arrêtée pour en disputer à l’ennemi le passage, elle avait été débordée et manoeuvrée par une autre armée allemande, la IIIe, qui, après avoir franchi la Meuse à Dinant, avait attaqué sa gauche le 28 à Signy-L’Abbaye. Depuis plusieurs jours d’ailleurs, l’espace s’était agrandi entre la 4e armée française et la 5e armée manoeuvrant à sa gauche et se repliant derrière l’Oise. Il était de 30 à 40 kilomètres, le 29 août. Comme conséquence, la IIIe armée allemande n’avait pas rencontré d’obstacles à sa marche en avant, et, faisant preuve d’une incontestable activité, elle commençait à déborder largement la gauche de notre 4e armée.

C’est à ce danger que mon détachement d’armée devait faire face. Mais, pressé par la droite de la ive armée allemande qui avait débouché de Mézières, et devancé à Novion-Porcien par de forts détachements de la IIIe, il risquait d’être coupé de l’Aisne de Rethel.

C’est au milieu de ces difficultés que j’avais pris le commandement et que s’était constitué mon détachement d’armée, dans la journée du 30, sous le canon de l’ennemi. Il était parvenu à franchir l’Aisne dans la soirée, sans aucun désordre, mais non sans fatigues. à partir de ce moment, il était en bonne condition pour couvrir la gauche de notre 4e armée. Toutefois, séparé par plusieurs dizaines de kilomètres de notre 5e armée parvenue à l’Oise, il avait toujours à redouter de se voir débordé et tourné sur sa gauche. Une autre de mes préoccupations était de remettre de l’ordre et de la cohésion dans le détachement d’armée. Les régiments avaient perdu, dans les combats engagés, un grand nombre de leurs officiers, il fallait au plus tôt réorganiser le commandement, des compagnies notamment. Sans cela, de vaillants soldats, tels que les bretons du 11e corps en particulier, erraient à l’aventure, incapables de toute action, faute de direction.

En fait également, les divisions de réserve, brusquement engagées dans la bataille, avaient montré un manque de solidité dû à leur formation récente. Je décidais de les faire passer en réserve pour les soustraire aux émotions de la première ligne et leur fournir, par une surveillance des plus actives, les moyens de se reconstituer en corps bien tenus, dans les marches, les cantonnements, comme pour l’alimentation et le ravitaillement. Avec la discipline, l’ordre, les soins matériels régulièrement pris, viendraient progressivement la cohésion, le sentiment de la force dans la troupe, l’habitude et l’autorité du commandement chez les chefs.

Je prenais en même temps, dans ce but et pour toutes les troupes, des mesures visant à régulariser les mouvements des colonnes de trains et des convois, comme aussi à ressaisir et à réunir les isolés par tous les moyens possibles. Dès le 30, j’invitais les commandants de corps d’armée et de divisions de réserve, placés sous mes ordres, à faire effectuer sans retard dans les localités situées sur leurs derrières, par la gendarmerie et par des pelotons de cavalerie ou des détachements bien en main, des recherches destinées à grouper les isolés et à les ramener à leurs corps avec la dernière énergie. Le général commandant la 4e armée, poursuivant son projet de battre les forces ennemies qui ont franchi la Meuse en aval de Stenay, compte, dans la journée du 31, reprendre l’offensive vers le nord avec le gros de ses forces, soutenu à sa droite par la 3e armée.

De mon côté, instruit par les événements de la veille et désireux de soustraire mon détachement d’armée à la pression des forces ennemies et à l’enveloppement, tout en continuant à couvrir le flanc gauche de la 4e armée, je décide de me replier au sud de la Retourne. Ce dispositif sera prolongé à gauche par l’entrée en ligne, aussi rapide que possible, de la 42e division d’infanterie. Il sera couvert vers l’Aisne par la 9e division de cavalerie. Dès le matin du 31, j’installe mon poste de commandement à Bétheniville. J’y apprends que, pendant la nuit, a régné dans les troupes des 52e et 60e divisions de réserve une certaine confusion, due à un mélange d’hommes égarés, et je décide de ramener sans retard ces divisions derrière la Suippe pour être remises en main. Pendant la matinée, l’ennemi se montre peu pressant ; le répit ainsi gagné et la réunion prochaine de mon détachement dans la vallée de la Retourne me permettront d’organiser une certaine résistance sur la ligne de la Retourne. Dans l’après-midi, trois divisions allemandes prennent pied sur la rive sud de l’Aisne, sans inquiéter notre ligne de défense.

Mais, malgré ce calme sur son front, le détachement d’armée reste toujours menacé d’enveloppement sur sa gauche, où la liaison n’a pu encore être établie avec la 5e armée. Il risque également, à sa droite, d’être séparé de la 4e armée, si celle-ci s’attarde trop sur la rive est de l’Aisne. Le général en chef, se rendant compte de la situation difficile qui peut en résulter, téléphone à 18 h. 15 au commandant de la 4e armée :

Je désire avoir opinion personnelle du général Foch sur sa situation telle qu’elle lui paraît résulter de l’ensemble des dispositions de l’ennemi en face de lui. Peut-il tenir le coup et espérer succès ?

Transmettez-lui ce message, en le priant de répondre immédiatement.

Dès la communication de ce message, vers 19 h. 30, je me rendais au quartier général de la 4e armée, à Monthois, pour faire parvenir au général en chef mon avis sur la question posée. Il était formulé comme suit :

Le détachement d’armée aura de la peine à durer deux jours, à plus forte raison trois jours, en face de deux corps ennemis déjà reconnus et qui peuvent grossir :

1. En raison de la nature du terrain de Champagne, d’un parcours très facile, sans points d’appui sérieux, avec des bois perméables, sans lignes d’eau sérieuses ;

2. En raison de la faible artillerie du 9e corps ;

3. De la fatigue de la troupe. Il ne pourrait durer qu’en manoeuvrant en retraite sur un espace qui compromettrait sans doute la sûreté de la 4e armée.

Partageant cette manière de voir, le général en chef donne à la 4e armée l’ordre de se replier, couverte par le détachement d’armée. Il ajoute que :

Ce mouvement de repli prépare les opérations ultérieures ; il faut que tout le monde le sache et ne croie pas à une retraite forcée...

Je décide donc que, pour remplir sa mission, mon détachement d’armée tiendra fortement, dans la journée du 1er septembre, sur la ligne de la Retourne, et qu’une seconde position sera également organisée sur la ligne Arnes, Suippe, par les divisions de réserve.

La matinée du 1er septembre se passe dans un calme relatif. Aucune attaque sérieuse de l’ennemi ne s’est encore produite, lorsque arrive une communication de la 4e armée, faisant connaître que, suivant les instructions reçues du grand quartier général, cette armée continuera son mouvement de repli, après avoir franchi l’Aisne. Pour me conformer à ce mouvement, j’ordonne que le détachement d’armée viendra, en fin de journée, au sud de la ligne de l’Arnes et de la Suippe, les divisions de réserve au sud de la ligne Beine-Moronvilliers. La 9e division de cavalerie continuera à couvrir la gauche du détachement d’armée ; elle emploiera tous ses moyens pour retarder le mouvement des forces ennemies qui franchiraient l’Aisne dans la région de Neufchâtel.

Quand cet ordre parvient aux unités en ligne, le combat est engagé sur la Retourne. Néanmoins, le décrochage s’opère sans trop de difficultés, sous le couvert de fortes arrière-gardes, et, dans la nuit, le détachement d’armée a atteint ses nouvelles positions.

D’après les prisonniers capturés, les forces ennemies devant le détachement d’armée comprendraient les XIe et VIIIe corps d’armée prussiens, les XIXe et XIIe corps de réserve saxons, formant la IIIe armée sous les ordres du général Von Hausen. Mon quartier général vient à Sillery.

Le 2 septembre, la 4e armée, se bornant à réunir ses troupes en ordre en arrière du front Séchaut, Somme-Py, le détachement d’armée n’exécute que de faibles mouvements pour porter ses gros au sud de la ligne Moronvilliers, Reims. Il reprend sa liaison à gauche avec la 5e armée qui occupe le fort Saint-Thierry. Il est en communication avec les commandants des forts au nord de Reims, forts de Berru, de Fresnes et de Brimont, de manière à pouvoir, en cas de besoin, utiliser ces ouvrages avec des troupes et de l’artillerie de campagne. La 9e division de cavalerie, qui n’était plus utile à l’ouest, est reportée à l’est pour assurer la liaison avec la 4e armée.

Chaque jour écoulé m’avait permis de connaître davantage mes troupes et de comprendre leur état moral. Je n’avais pas assisté aux engagements auxquels elles avaient pris part en Belgique. Je commençais à saisir les impressions qu’elles en avaient rapportées.

Au 9e corps, la division marocaine avait été engagée plusieurs jours dans des combats particulièrement rudes. Elle y avait éprouvé des pertes sensibles, elle demandait surtout à être recomplétée. Elle avait toujours un admirable esprit militaire. La 17e division avait été moins éprouvée.

Au 11e corps, les épreuves violentes, de Maissin notamment, étaient encore présentes à l’esprit des soldats. Beaucoup d’officiers étaient restés sur le champ de bataille. Les troupes bretonnes demandaient constamment qu’on leur donnât au plus vite des chefs, pour les ramener au combat.

La 42e division, vigoureusement commandée, récemment arrivée d’ailleurs, et sans avoir eu à traverser d’aussi rudes épreuves, était en très bonne condition.

Les divisions de réserve, immédiatement engagées dans les difficultés et les émotions d’une action de plusieurs jours, avaient beaucoup peiné. Elles souffraient encore de l’inexpérience ou de l’âge avancé d’une partie de leurs officiers. Il y avait à les remonter comme à faire certains changements dans leur commandement.

Dans les derniers jours d’une retraite systématique, nous avions non seulement échappé aux étreintes de l’ennemi, mais nous avions entrepris de remettre de l’ordre dans les troupes, de resserrer les liens de la discipline. Après avoir reçu des renforts, nous nous étions efforcés de regrouper et de reconstituer les divisions de réserve en les tenant à distance des émotions de la première ligne. La situation tactique s’était en outre sensiblement améliorée grâce à la solidité et à la continuité rétablies dans notre front, grâce à la liaison maintenant assurée à gauche avec la 5e armée, comme à droite avec la 4e. Le sentiment général qui en résultait était celui de la confiance. Si la fatigue de tous était grande, causée par la sévérité des épreuves, des veilles et des marches, ou simplement par le sentiment toujours déprimant de la retraite, on pouvait déjà entrevoir qu’après quelques jours encore bien employés aux soins et à la remise en état des troupes, il serait possible de les relancer en bonne forme en avant par un demi-tour bien commandé et de tenter le sort des armes avec de sérieuses chances de succès. C’est dans ces conditions que nous trouvait le commencement de septembre.

Par contre, les espérances qu’on avait cru pouvoir former d’une reprise générale de l’offensive vers le 2 septembre avaient été renversées.

Le général en chef avait adressé, le 1er septembre, aux commandants d’armée les directives suivantes :

Malgré les succès tactiques obtenus par les 3e, 4e et 5e armées dans les régions de la Meuse et de Guise, le mouvement débordant effectué par l’ennemi sur l’aile gauche de la 5e armée, insuffisamment arrêté par les troupes anglaises et la 6e armée, oblige l’ensemble de notre dispositif à pivoter autour de sa droite. dès que la 5e armée aura échappé à la menace d’enveloppement prononcée sur sa gauche, l’ensemble des 3e, 4e et 5e armées reprendra l’offensive.

Le mouvement de repli peut conduire les armées à se retirer pendant un certain temps dans la direction générale nord-sud.

La 5e armée, à l’aile marchante, ne doit en aucun cas laisser l’ennemi saisir sa gauche ; les autres armées, moins pressées dans l’exécution de leur mouvement, pourront s’arrêter, faire face à l’ennemi et saisir toute occasion favorable pour lui infliger un échec. L’instruction indiquait ensuite la limite à envisager pour le mouvement de recul, sans que cette indication impliquât que cette limite dût être forcément atteinte. C’était pour la 4e armée l’Ornain et l’Aube dans la région d’Areis-Sur-Aube.

À la date du 1er septembre, le général en chef estimait donc encore nécessaire de continuer la retraite. Nous n’avions qu’à entrer dans ses vues, en profitant du répit qui nous était accordé pour préparer encore les troupes au combat. Dans les journées qui suivent, les mouvements de retraite vers le sud s’exécutent sans être inquiétés par l’ennemi.

En fin de journée du 3, le détachement d’armée a ses forces échelonnées entre la Marne et la Vesle, son quartier général à Tours-Sur-Marne. Le 4, il a ses gros de part et d’autre de la grand’route Châlons-Bergères-Étoges, son quartier général à Fère-Champenoise.

Dans la matinée, le mouvement des troupes et des convois a été considérablement entravé par les colonnes d’émigrants qui encombrent les routes et se grossissent, à mesure que nous reculons, des habitants des régions abandonnées. Pour éviter que de pareils faits se reproduisent à l’avenir, et pour permettre en outre le ravitaillement des troupes, je prescris, à mon passage à Vertus, vers 12 heures, que, sur le front de marche du détachement d’armée, les émigrants seront tenus hors des routes de marche, sauf de 15 heures à 24 heures, période pendant laquelle ils seront autorisés à les utiliser.

À partir du 5 septembre, le détachement ayant reçu les services d’armée, dont l’absence l’avait réduit jusqu’alors à dépendre de la 4e armée, est formé dorénavant en une armée autonome, la 9e, qui se renforce de la 18e division d’infanterie (du 9e corps d’armée) laissée provisoirement en Lorraine après le 20 août.

Le mouvement, prévu pour la 9e armée dans la journée du 5 septembre, devait amener les arrière-gardes dans le voisinage de la ligne Sommesous, Fère-Champenoise, Sézanne. Mais de nouvelles instructions ont été reçues du grand quartier général dès le matin. Le mouvement général de retraite sera arrêté, l’offensive reprise.

Le général en chef a écrit en effet :

Il convient de profiter de la situation aventurée de la ire armée allemande pour concentrer sur elle les efforts des armées alliées d’extrême gauche.

Toutes dispositions seront prises dans la journée du 5 septembre en vue de partir à l’attaque le 6. le dispositif à réaliser pour le 5 septembre au soir serait :

c) la 5e armée, resserrant légèrement sur sa gauche, s’établira sur le front général Courtacon, Esternay, Sézanne, prête à attaquer en direction générale sud-nord

d) la 9e armée (général Foch) couvrira la droite de la 5e armée en tenant les débouchés sud des marais de Saint-Gond et en portant une partie de ses forces sur le plateau nord de Sézanne.

L’offensive sera prise par ces différentes armées le 6 septembre dès le matin.

Cette instruction me parvient dans la nuit du 4 au 5. Il s’agit dès lors pour moi d’arrêter au plus tôt la marche que la 9e armée devait exécuter le 5 dans le sens de la retraite, et d’éviter aux colonnes, par une trop grande avance vers le sud, de quitter le champ de bataille que nous avons intérêt à prendre. En conséquence, j’ordonne le 5 septembre à 5 heures :

Le 11e corps d’armée, se liant à gauche avec le 9e corps d’armée, dont les arrière-gardes seront sur la ligne Aulnay-Aux-Planches, Morains-Le-Petit, écury, arrêtera le gros de ses colonnes au sud de la Somme.

Le 9e corps d’armée limitera son mouvement de manière qu’aucun élément combattant ne dépasse au sud la ligne Connantre, Euvy. Il maintiendra ses arrière-gardes sur la ligne Aulnay-Aux-Planches, Morains-Le-Petit, Écury.

La 42e division d’infanterie arrêtera son mouvement de manière qu’aucun élément combattant ne se trouve au sud de la ligne Allemant, Fère-Champenoise. Elle tiendra les débouchés des marais de Saint-Gond entre Bannes et Oyes.

Les 52e et 60e divisions de réserve, respectivement rattachées aux 9e et 11e corps d’armée, seront maintenues en arrière. la 9e division de cavalerie couvrira à droite le dispositif de l’armée, dont le front sera sensiblement marqué par la ligne des marais de Saint-Gond et le cours de la Somme entre Écury et Sommesous.

Le mouvement de retraite prévu pour la journée du 5, s’il eût été pleinement exécuté, plaçait, le 6, la 9e armée dans une situation défavorable pour engager la bataille avec de simples avant-gardes à Sommesous, Fère-Champenoise et Sézanne, et après l’abandon des rares obstacles que lui fournissaient la Champagne, la Somme, les marais de Saint-Gond et la région boisée qui les prolonge. Dût-elle par le fait se trouver en avant des armées voisines, la 4e à sa droite, la 5e à sa gauche, il importait avant tout de l’accrocher aussi solidement que possible à ce terrain encore pourvu d’obstacles, d’arrêter par suite ses gros à proximité de ces obstacles : Somme, marais de Saint-Gond et région boisée à l’ouest. C’est à cela que tendaient mes instructions du 5, 5 heures. Elles étaient aussitôt portées aux corps d’armée et divisions par des officiers de liaison. Il s’agissait ensuite de compléter les dispositions ci-dessus, de préparer la bataille du lendemain, en particulier par des mesures qui permettraient, en entrant dans les vues du général en chef, d’appuyer efficacement une offensive heureuse de la 5e armée. Une avance de celle-ci au nord de Sézanne risquerait d’être mise en mauvaise posture par une artillerie ennemie en position sur les hauteurs nord des marais de Saint-Gond. Il convient donc, dans ce but, de rester maître de ces hauteurs. Aussi j’ordonnais à 9 h. 30 :

En vue de couvrir la droite de la 5e armée, dont le 10e corps d’armée attaquera demain en direction générale Sézanne, Montmirail et à l’ouest :

- la 42e division d’infanterie fera tenir ce soir par une forte avant-garde le front la Villeneuve-Les-Charleville, Soizy-Aux-Bois et disposera son stationnement de manière à pouvoir agir demain en direction La Villeneuve-Les-Charleville, Vauxchamp (l’avant-garde du 10e corps d’armée sera ce soir aux Essarts-Lez-Sézanne) ;

- le 9e corps d’armée fera occuper de même Congy et Toulon-La-Montagne, et disposera son stationnement en vue de pouvoir agir demain matin par Baye et par Étoges...

Après avoir donné ces ordres dans la matinée à Fère-Champenoise et y avoir vu le général commandant le 9e corps d’armée, je transportai mon quartier général à Plancy. Il s’agissait maintenant de prévoir et d’organiser la bataille qui allait résulter, le 6, pour la 9e armée, de l’instruction du général en chef. J’avais, avec la 9e armée, à couvrir la droite de la 5e armée lancée à l’attaque, et à tenir pour cela les débouchés sud des marais de Saint-Gond, comme aussi à porter une partie de mes forces sur le plateau de Sézanne.

Le terrain sur lequel la 9e armée allait se battre offre des caractères particuliers. C’est d’abord un obstacle de seize kilomètres de longueur, le marais de Saint-Gond, tendu de l’est à l’ouest. Sa largeur varie de un à quatre kilomètres. Il n’est guère franchissable en dehors des routes. Il y en a quatre qui le traversent du nord au sud. Sur la rive nord, le terrain se relève rapidement et fortement pour dominer le marais de cent cinquante mètres à Congy, de cent mètres à Toulon-La-Montagne. Sur la rive sud, il s’élève faiblement et beaucoup plus lentement, sauf au mont Août, sentinelle isolée, et vers l’extrémité ouest du marais, aux environs de Mondement et d’Allemant. Là, c’est la falaise de Sézanne, barrant la plaine champenoise du sud au nord, la dominant de quatre-vingts mètres environ et enserrant l’extrémité ouest du marais au point de n’en laisser couler les eaux que par l’étroite vallée du Petit-Morin. C’est une région tourmentée, couverte de grands bois, à vues limitées, sauf à Mondement, réduit et belvédère d’un ensemble favorable à la défensive. Par contre, tout le terrain enveloppant l’extrémité est du marais se présente très au loin avec les caractères bien connus de la Champagne Pouilleuse, de vastes plaines crayeuses, faiblement ondulées, aux horizons étendus, d’un parcours très facile, avec de maigres récoltes principalement d’avoine, des bois de pins clairsemés et peu élevés, des ruisseaux presque à sec, des villages en bois destinés à flamber facilement sous le feu de l’artillerie ; au total, un pays sans obstacles, sans abris, sans points d’appui pour les troupes, peu favorable par suite à la défensive que nous étions tenus d’y pratiquer. La ligne de la Somme-Soude, sur laquelle nous assoirons tout d’abord notre tactique défensive, n’évite pas les faiblesses signalées plus haut, et la ville de Fère-Champenoise, qui, par son étendue et la construction solide de ses habitations, offre plus de consistance que les autres localités de la région, est encore d’un abordage facile à l’assaillant. Faute de mieux, il faudra nous contenter de ces moyens précaires.

En définitive, la 9e armée, dans son rôle de protection de la 5e, dispose d’un terrain favorable à la défensive au centre de son front, correspondant aux marais de Saint-Gond ; j’y affecte le moins de monde possible, une partie du 9e corps, pour une étendue de quinze kilomètres environ, de Oyes à Bannes. Sa gauche doit appuyer et favoriser l’offensive de la 5e armée. Elle sera formée de la 42e division d’infanterie, des avant-gardes que le 9e corps a dû, par mon ordre de 9 h. 30, pousser le plus tôt possible sur les hauteurs au nord du marais, et des réserves qu’il doit préparer en vue d’agir par la route de Champaubert. Par contre, à la partie orientale du front, le terrain se présente sans valeur défensive, comme on l’a vu. Je suis amené à y consacrer beaucoup de forces. L’ensemble du 11e corps y sera affecté ; il aura à tenir le front de Morains-Le-Petit à Lenharrée, tout d’abord en s’établissant défensivement sur la ligne de la Somme. Telle était la disposition générale de mon armée sur un front qui allait dépasser trente-cinq kilomètres.

Après avoir pris ces dispositions, bien des inquiétudes me tenaient encore au sujet de ma droite arrêtée à Lenharrée et de son manque de liaison avec la 4e armée, dont la gauche se trouvait à Vitry-Le-François. De Lenharrée à Vitry-Le-François s’étendaient trente-six kilomètres de notre Champagne au parcours des plus faciles. La 9e division de cavalerie, qui me restait seule disponible, ne pouvait évidemment que surveiller cette vaste étendue et y ralentir les mouvements importants de l’ennemi, mais non les arrêter. C’était là un espace ouvert aux entreprises de l’adversaire et par lequel il pouvait en particulier déborder et envelopper mon aile droite.

La 4e armée française me faisait dire, d’ailleurs, le même soir que, devant lier son action à celle de la 3e, il lui était impossible d’appuyer la droite de la 9e armée contre les forces ennemies pouvant déboucher de Châlons en direction d’Arcis. Et le trou entre nos deux armées allait rester béant. Personne ne se dissimulait la gravité de l’action que nous engagions ainsi, dans des conditions encore incomplètement établies. La partie devait être décisive pour le salut du pays. De quels efforts et de quelle entente tous, chefs et soldats, n’allaient-ils pas se montrer capables dans le détail, pour assurer l’issue de la vaste entreprise, le succès de l’ensemble !