Rappelé le 26 juillet de ma permission en Bretagne par des événements de plus en plus graves, je me trouvais au siège de mon commandement le 27 juillet au matin. Le même jour, par ordre du ministre, tous les permissionnaires, officiers et hommes de troupe, rentraient à leurs corps et nous mettions en application le dispositif restreint de sécurité en ce qui concernait la population civile. Le 28, entraient en vigueur les mesures prises pour la surveillance de la frontière, et, le 29, nous commencions à l’est de Nancy les travaux de campagne prévus au plan de défense de la ville. Ces travaux de campagne avaient pour objet de compléter le système des ouvrages de fortification établis à la Rochette, au grand mont d’Amance, au Rambétant, dont la construction avait été commencée dans l’hiver 1913-1914, mais restait inachevée en juillet 1914. La première tâche qui incombait au 20e corps, à deux pas de la frontière, était de former la sentinelle vigilante qui observe l’ennemi pendant la période de tension politique, et de continuer ensuite, dans le secteur de la basse-Meurthe, la couverture à l’abri de laquelle la 2e armée française poursuivait sa mobilisation et sa concentration, si les événements entraînaient ces premières dispositions de la guerre. Le 30, dans la soirée, le 20e corps d’armée est alerté et les troupes de couverture, faisant mouvement par voie de terre, gagnent les emplacements assignés pour le cas d’attaque brusquée ; il est spécifié toutefois qu’aucun élément ou patrouille ne dépassera une ligne dont le tracé, indiqué avec précision par l’ordre ministériel, se trouve à dix kilomètres en moyenne en deçà de la frontière. En somme, le gouvernement vient de décider la prise d’un dispositif de couverture restreint dans sa portée, puisque l’avance des troupes est strictement limitée sur le terrain, et restreint également dans son importance, puisqu’il est prescrit qu’aucun appel de réservistes ne sera fait jusqu’à nouvel ordre. Les nouvelles que l’on a de l’activité qui règne de l’autre côté de la frontière justifient pleinement la décision du gouvernement. à Nancy, en particulier, on sait que la place de Metz est en partie mobilisée et mise en état de défense ; ses forts sont solidement occupés. Si aucune classe entière de la réserve n’a été convoquée, des appels individuels de réservistes ont permis de grossir les unités. Les dispositions de couverture sont prises sur toute la frontière d’Alsace et de Lorraine ; les routes qui la traversent sont barrées et gardées militairement. Des débarquements de troupes s’effectuent au nord de Metz. On peut donc redouter d’un moment à l’autre une attaque brusquée en forces de la part de l’ennemi. Le 20e corps d’armée est prêt à la recevoir. Aux termes du plan établi par l’état-major de l’armée, le 20e corps ne devait disposer que de la valeur d’une division pour réaliser les opérations de sûreté qui lui avaient été prescrites. Mais en constituant ces effectifs de première ligne avec des régiments pris à la 11e division de Nancy et à la 39e division de Toul, comme aussi en maintenant le reste de ces divisions en deuxième ligne, à Nancy et aux environs de cette ville, nous aurons l’avantage, sans dépasser les effectifs permis, d’avancer sur la première ligne les têtes de la 39e division qui eussent été fortement en arrière sans cela, comme celles de la 11e division, dont le gros maintenu à Nancy conservera à la ville la plus grande partie de sa garnison et son aspect habituel. En même temps tout le corps d’armée sera réuni dans la main de son chef. Par application de ces mesures, le 31 à cinq heures du matin, la 39e division quitte Toul et vient s’établir dans l’après-midi du même jour dans la région sud de Nancy. La 11e division occupe les hauteurs nord et nord-est du Grand-Couronné. Elle procède activement à l’exécution des travaux défensifs qui ont déjà été étudiés et ébauchés dans les journées précédentes. Les premières dispositions ainsi prises vont être rapidement complétées à la suite de la marche des événements politiques. Le 31 juillet, en effet, vers 18 heures, parvient de Paris l’ordre de faire partir les troupes de couverture, l’obligation étant maintenue de ne pas dépasser la ligne prescrite par le télégramme de la veille. Lorsqu’une heure plus tard, les 11e et 39e divisions ont connaissance de cette décision, elles sont déjà à pied d’oeuvre. Il ne leur reste plus qu’à attendre leurs réservistes, et au commandant du 20e corps qu’à donner ses instructions de détail relatives à la couverture, en y comprenant la 2e division de cavalerie, placée sous ses ordres. Le 1er août parvient à Nancy l’ordre de mobilisation générale expédié de Paris, le même jour, à 15 heures 55. Peu après, je reçois un télégramme du ministre de la guerre renouvelant la prescription de ne pas dépasser, sauf en cas d’attaque caractérisée, la ligne fixée le 30 juillet. Or j’avais déjà prescrit à mon corps d’armée, dès le 31 juillet, d’établir ses éléments avancés sur une ligne située en avant de celle-là et couvrant des positions de première importance, comme le mont Saint-Jean, les hauteurs de La Rochette, le mont d’Amance, véritables clefs de Nancy. En nous établissant sur une ligne tracée plus en arrière, nous abandonnerions, et par suite livrerions sans aucune défense, ces positions à la moindre incursion ennemie. Il ne peut en être question. Aussi j’obtiens le 1er août que les troupes soient maintenues sur l’emplacement que j’ai fixé. Dès le 2 août après-midi, en présence de nombreuses violations de notre frontière par des partis allemands, le gouvernement lève d’ailleurs l’interdiction concernant la ligne des dix kilomètres, et laisse au général commandant en chef les armées françaises liberté absolue de mouvement. Le général Joffre transmet cette décision aux commandants des secteurs de couverture, par message téléphoné du 2 août, 17 h. 30, tout en ajoutant que pour des raisons nationales d’ordre moral et des raisons impérieuses d’ordre diplomatique il est indispensable de laisser aux allemands l’entière responsabilité des hostilités. Par suite, on doit à tout prix s’abstenir de franchir la frontière, et se borner à repousser énergiquement toute attaque ennemie sans jamais la provoquer. Peu après ce message, je reçois à 17 h. 30, par télégramme chiffré, l’instruction générale et secrète pour la couverture, du général commandant en chef, contenant en particulier les directives suivantes : L’intention du commandant en chef est de ne passer à l’offensive générale que quand ses forces seront réunies. En vue du développement ultérieur du plan d’opérations, les divers éléments de la couverture, en dehors de leur protection de la mobilisation et de la concentration, se conformeront aux directives ci-après : c) 20e corps d’armée - accélérer la constitution de la place du moment en voie d’organisation à l’est de Nancy pour assurer le débouché de la Meurthe. Le g. Q. G. Fonctionnera à Vitry Le François à partir du 5 août, 6 heures. Les instructions que j’ai déjà données répondent entièrement aux vues du général en chef. La mobilisation du 20e corps se poursuit dans d’excellentes conditions d’ordre et de rapidité. En première ligne, les divisions travaillent avec acharnement ; la pluie qui tombe dans l’après-midi du 2 août ne ralentit pas leur ardeur. Il faut arriver à assurer avec le minimum de forces l’occupation du front fixé, et c’est dans ce sens que tendent les efforts de tout le monde. Le moral des troupes est excellent, elles paraissent pleines de confiance et brûlent d’aller de l’avant. Mais les prescriptions données antérieurement sont formelles, le général en chef les répète à nouveau par message téléphoné, le 3 août à 10 h. 30, insistant sur l’impérieuse obligation de ne pas dépasser la frontière. Les troupes de première ligne ont toutefois été autorisées à pousser des reconnaissances jusqu’à deux kilomètres au delà des fronts précédemment fixés. Les renseignements que nous recevons sur les allemands indiquent de grosses concentrations de troupes dans la région de Metz et au nord, et des débarquements importants sur la ligne du chemin de fer de Metz à Sarrebourg. La ligne frontière est fortement occupée et des travaux de campagne y sont signalés. Des partis de cavalerie ennemie continuent à pénétrer sur le sol français, obligeant parfois à la retraite certains de nos postes de douaniers ; ils provoquent quelques escarmouches et se reportent, le soir venu, au delà de la frontière. Une alerte plus importante se produit dans la nuit du 3 au 4 dans la région de Nomeny, et même un renseignement digne de foi annonce la menace d’une attaque ennemie sur tout le front. Ainsi le contact avec l’adversaire devient à chaque instant plus pressant. Il commence à entraîner des fatigues sérieuses pour les troupes continuellement sur le qui-vive, dormant peu et exposées en outre à de fréquentes averses. Par ailleurs, on apprend que, le 2 août, les allemands ont envahi le grand-duché de Luxembourg, et, le 4, violé la neutralité de la Belgique. Cette dernière nouvelle ne précède que de peu l’annonce de la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France. Les troupes du 20e corps en sont aussitôt avisées. Le 5 août, le général commandant la 2e armée, de son quartier général de Neufchâteau, me fait connaître qu’il prendra le 6 août le commandement de la 2e armée et du secteur de couverture de la basse-Meurthe. Toutefois, je continuerai à disposer jusqu’à nouvel ordre de tous les éléments affectés jusqu’à ce jour à la couverture du secteur de la basse-Meurthe, notamment de la 2e division de cavalerie. D’autre part, la guerre étant déclarée, il n’y a plus de restriction aux opérations de couverture qui peuvent s’exécuter telles qu’elles résultent des missions attribuées aux différents secteurs. Cette levée d’interdiction se traduit immédiatement au 20e corps par l’envoi en avant de la cavalerie sur la Seille, et de reconnaissances d’aviation sur le front Delme, Château-Salins, Dieuze. Cette découverte ne signale aucun rassemblement important et on a l’impression que l’ennemi, restant sur l’expectative devant le 20e corps, n’a en réalité en première ligne que des fractions d’infanterie relativement peu nombreuses et dispersées. Néanmoins, en vue de consolider mon dispositif de couverture, je décide de porter le 6 août, jusqu’à la Seille, des détachements de toutes armes, qui ne rencontrent dans leur mouvement en avant que de faibles éléments de cavalerie et de cyclistes, et les repoussent aisément. Par contre, à Vic et Moyenvic, nos détachements de cavalerie doivent se replier devant de l’infanterie et de l’artillerie allemandes. Le lendemain, une fausse alerte dans cette région fait apparaître la nécessité de renforcer aux ailes le dispositif de couverture. Je prescris, dans ce but, l’envoi d’un fort détachement de toutes armes dans la région du mont Saint-Jean, avec mission de couvrir la gauche du corps d’armée, tandis qu’à droite, la 10e division de cavalerie, mise à ma disposition, vient renforcer la 2e division de cavalerie dans son secteur de couverture. Mais, en fait, l’ennemi ne manifeste plus que très peu d’activité. D’après l’ensemble des renseignements reçus, il est très occupé à remettre de l’ordre dans les troupes qu’il a, au premier instant, après une mobilisation hâtive, échelonnées le long de la frontière, comme aussi à compléter leur organisation. Pour gagner le temps nécessaire à ces opérations, il renforce sa défensive en rompant la digue de l’étang de Lindre et en provoquant l’inondation de la vallée de la Seille, inondation qui s’étend déjà jusqu’à Moyenvic. Par contre, pour se ménager la possibilité de reprendre l’offensive, il laisse intacts les points de passage sur la rivière. Il semble donc avoir été devancé par la rapidité de notre mobilisation et de notre concentration. Les troupes du 20e corps sont depuis dix jours sur le qui-vive. L’arrivée en Lorraine, à partir du 8 août, des 16e et 15e corps d’armée va peu à peu les soulager et permettre de leur accorder quelque repos. Le commandant de la 2e armée prescrit le partage du secteur de couverture de la basse-Meurthe en trois zones : le 20e corps à gauche, le 15e au centre, le 16e à droite. À partir du 12 août, le 9e corps débarque à son tour, et permet une nouvelle réduction du front à tenir par le 20e, qui a désormais une situation parfaitement assise. Ainsi se termine la période d’attente. Au 20e corps d’armée, nous avions eu à couvrir la formation de la 2e armée. De là une série de mesures visant, tant que l’armée n’était pas réunie, à interdire toute action de l’ennemi sur notre territoire, sans chercher à en engager ni à en provoquer aucune, même pour nous renseigner sur la situation de l’ennemi. Pendant les deux semaines écoulées, le voisinage de masses opposées, le contact direct avec les détachements ennemis, pouvaient, de la friction des troupes surexcitées, faire naître de fâcheux et de graves incidents. La vigilance et la maîtrise de tous s’étaient attachées à éviter toute surprise et à limiter un engagement qui eût été prématuré, car il aurait été contraire aux projets du haut commandement. Ce résultat obtenu, le 20e corps va constituer une des grandes unités de la 2e armée, au même titre que les autres corps, 9e, 15e, 16e, 18e, et va opérer d’après ses ordres. Cette armée se dispose pour l’attaque. Il reste à en déterminer les objectifs. |