L’Allemagne de 1914, lancée dans la weltpolitik, n’eût jamais déclaré la guerre si elle avait posément compris son intérêt. Elle pouvait, sans faire appel aux armes, poursuivre dans le monde son développement économique. Qui eût osé se mettre en travers ? Formidable déjà, et soutenu d’ailleurs par une active propagande comme aussi par une puissance militaire reconnue sur terre et sur mer, qui garantissait à ses voyageurs de commerce comme à ses ingénieurs en quête de concessions à l’étranger un accueil des plus avantageux et par là une capacité de pénétration et d’acquisition incomparable, le développement allemand dans une marche constante distançait grandement celui des autres nations. Sans faire de guerre nouvelle, l’Allemagne conquérait progressivement le monde. Le jour où l’humanité se serait réveillée de ses vieilles habitudes pour mesurer la réduction de ses libertés et de ses possibilités, elle se serait trouvée tenue par les éléments allemands établis dans les différents pays sous toutes les formes mais restés toujours citoyens allemands grâce à leur double nationalité, et recevant le mot d’ordre de Berlin. D’ailleurs, pas un gouvernement, surtout d’essence démocratique, n’aurait pris la décision, devant cette hégémonie allemande en marche, et en vue d’éviter le désastre final, la domination de son pays par l’élément allemand, de prendre des dispositions particulières de protection. Il aurait reculé devant la discussion et la lutte à entreprendre avec un état si fortement armé que l’Allemagne. Loin de paraître chercher la guerre, encore plus éloigné de la déclarer, il aurait même craint de la provoquer, tant il eût redouté de déchaîner les horreurs qu’allait entraîner un conflit moderne entre de grandes nations. En quelque vingt ans de paix le monde se fût trouvé germanisé, l’humanité ligotée. Mais le gouvernement de Berlin, grisé par sa puissance et emporté par un parti pangermaniste aveugle, pleinement confiant d’ailleurs en son armée supérieure à toute autre, ne craignait pas de recourir aux armes et d’ouvrir une ère de lourdes hécatombes et de redoutables aventures pour hâter cette domination du monde qui lui était réservée, à son sens. L’Allemagne de 1914 a d’ailleurs couru avec élan aux armes, pour appuyer ses grandioses et folles aspirations et sans mesurer la grandeur des crimes qu’elle assumait devant l’humanité. Elle était bien devenue une grande Prusse. De tout temps, la Prusse, foyer de hobereaux et berceau du militarisme comme aussi d’une philosophie fortement positive, avait entretenu une industrie nationale, la guerre. Dirigée par une politique particulièrement chère aux Hohenzollern, cette industrie avait fait de l’électorat de Brandebourg l’empire allemand. Après avoir écarté de l’Allemagne l’Autriche qui eût pu lui tenir tête et représenter un autre idéal, la Prusse avait fait l’unité à son profit. Elle y avait absorbé quantité de populations au génie pacifique et à la morale purement chrétienne, telles que les populations rhénanes. Mais progressivement sa main de fer, s’exerçant dans le domaine spirituel comme dans le domaine matériel, par une administration d’essence ou de facture prussienne, fonctionnaires, instituteurs, officiers, avait plié ces populations aux idées et institutions des provinces orientales. Elle leur avait d’ailleurs apporté, par son prestige militaire étendu sur le monde, un développement économique et par là une prospérité matérielle inconnue jusqu’alors. En 1914, l’Allemagne est entièrement prussifiée. Chez elle, aux yeux de tous, la force crée le droit. Et comme, d’autre part, les organisations militaires, base de l’édifice, ont été soigneusement et richement entretenues, qu’elles ont marché de pair dans leur développement avec l’essor économique, c’est une armée supérieure à toute autre par ses effectifs, son armement, son instruction, que l’Allemagne peut rapidement mettre sur pied pour réaliser et justifier le rôle qui lui est assigné dans le monde par la supériorité de sa race. D’ailleurs, l’appel à la force est un argument qui ne peut que faciliter sa marche à l’hégémonie mondiale. Il aura l’avantage de précipiter le cours des événements, comme aussi d’en étendre et d’en consolider les résultats. Une Allemagne victorieuse des grandes puissances de l’Europe maîtrisera incontestablement tout l’ancien continent. Largement établie sur la mer du Nord et sur la Manche, elle tiendra sous sa main la puissance navale par excellence, l’Angleterre, et par là l’empire des mers. Quel ne sera pas son pouvoir dans le monde ? N’est-ce pas l’avenir désormais assuré de la weltpolitik ? Les flots de sang que la guerre peut coûter à l’humanité ne sont pas à mettre en comparaison avec les bénéfices qui en résulteront pour l’Allemagne. C’est par l’effusion du sang que la Prusse a fait l’Allemagne, l’a grandie, et doit la grandir encore. Telle est la philosophie du hobereau vainqueur, adoptée désormais par tous les fidèles sujets allemands. Qu’importent les atteintes portées au droit et à la vie des autres peuples ? La victoire qui est certaine les légitimera pleinement. La morale ne peut dérailler, qui a la force pour elle. Et, conduite par la férule prussienne, l’Allemagne aveuglée part en guerre dans un enthousiasme général. Deutschland über alles ! La France de 1914, loin de désirer la guerre, à plus forte raison de la rechercher, ne la voulait pas. Quand la lutte parut imminente à la fin de juillet, le gouvernement français consacra tous ses efforts à la conjurer. Mais pour faire honneur à sa signature, si les alliés étaient attaqués, il marcherait. C’était la politique que la république n’avait cessé de pratiquer depuis plus de quarante ans. Sans jamais oublier les provinces perdues, tout en cherchant à cicatriser la plaie toujours saignante qu’avait causée leur arrachement, la France avait répondu par une attitude pleine de dignité et de résignation aux virulentes provocations des incidents de Schnoebelé, de Tanger, d’Agadir, de Saverne et autres. Elle avait successivement réduit la durée de son service militaire de cinq ans à trois ans, puis de trois ans à deux ans, et ce n’est que sous la menace des continuels renforcements allemands et sous l’empire des plus légitimes inquiétudes et d’une évidente menace, qu’elle était revenue hâtivement en 1913 au service de trois ans. Il en était grand temps. Elle était bien résolue à ne recourir à la force que le jour où son existence et sa liberté seraient mises en péril par une agression allemande. Seul un pareil danger pouvait décider à la guerre un gouvernement démocratique, assez éclairé pour mesurer la grandeur des sacrifices et l’ampleur du cataclysme qu’une guerre européenne devait entraîner dans la vie des peuples. Au mois de juillet de cette année 1914, si le ciel franco-allemand continuait de rester chargé de nuages, la France toujours forte de sa sagesse croyait l’orage si peu prochain que le président de la république et le président du conseil des ministres partaient, au lendemain de la fête nationale, pour la Russie, en un voyage de plusieurs semaines. Pour un grand nombre d’autorités, pour le parlement, commençait la saison des vacances. Moi-même je partais de Nancy le 18 juillet avec l’intention de passer quinze jours de congé en Bretagne. Brusquement, le 23 juillet, l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie, par ses conditions inacceptables, semblait-il, apportait dans le ciel politique une formidable décharge électrique. Et comme, néanmoins, la Serbie les acceptait avec deux faibles réserves tendant à s’en remettre au jugement des grandes puissances et du tribunal de La Haye, le représentant de l’Autriche à Belgrade quittait sa résidence, en rompant les relations et en déclarant la réponse insuffisante. Par là s’affirmait le parti pris bien arrêté de l’Autriche de prendre les armes sans plus d’examen. D’autre part, l’alliance étroite qui unissait les deux empires centraux laissait craindre que l’engagement du fidèle second fût le simple prélude de l’entrée en action déjà décidée de l’Allemagne, que le conflit cherché en Orient fût l’avant-coureur de celui poursuivi en Occident. Le rapide développement des faits ne tardait pas à l’établir. Le 28 juillet, l’Autriche déclare la guerre à la Serbie ; le 29, elle bombarde sa capitale, Belgrade ; le 31, elle ordonne la mobilisation générale de ses troupes. En vain le gouvernement de Londres a-t-il proposé de soumettre le litige à un arbitrage de quatre grandes puissances désintéressées, France, Angleterre, Allemagne, Italie ; en vain la Russie a-t-elle souscrit à cette proposition, l’Allemagne s’est dérobée à ces tentatives d’apaisement. Dès le 26, elle a menacé la Russie de mobiliser son armée, et par mobilisation il fallait entendre guerre, ajoute son ambassadeur à Petrograd. En fait, à la mobilisation autrichienne du 31, la Russie répond par une mesure du même ordre. L’empereur d’Allemagne proclame le kriegsgefahrzustand, qui comporte la majeure partie des dispositions de mise sur pied de guerre de l’armée allemande. En même temps, il demandait au gouvernement français une déclaration de neutralité de garantie par la livraison de Toul et de Verdun aux troupes allemandes pour la durée de la guerre. Et tandis que, dans cette même journée, l’Autriche témoignait d’un certain désir de détente, l’Allemagne adressait un ultimatum à la Russie, et, dès le 1er août, elle prescrivait le complément des mesures de la mobilisation générale destinées à grouper ses forces sur les deux fronts de l’est et de l’ouest. Elle déclarait la guerre à la Russie ; la France y répondait en décrétant la mobilisation générale. Dès à présent, retenons que le conflit engagé, comme on l’a vu, par les empires centraux, contre une nation slave allait entraîner l’entrée en action de toutes les forces russes amenées au plus tôt à la guerre. Un débat soulevé par ces empires sur la question d’Occident eût pu déterminer un départ moins résolu des forces du vastes empire moscovite, et par là réduire pour quelque temps l’aide qu’il allait apporter à la France. Le gouvernement de l’Allemagne ne regardait pas de si près aux détails de sa politique. Le triomphe de ses armes ne faisait aucun doute à ses yeux, à la condition d’agir avec résolution et rapidité. Sa confiance était absolue dans un outil militaire supérieur à tout ce qui avait été vu jusqu’alors par le nombre des unités mobilisées, le degré de leur instruction, la puissance de leur armement, la préparation de leurs opérations, l’esprit qui les animait, le savoir qui les guidait. Dans la même absolue confiance, au mépris du droit le plus élémentaire, un ultimatum était adressé, dès le 2 août, à la Belgique d’avoir à laisser passer librement sur son territoire les armées allemandes, qui d’ailleurs violaient la neutralité du Luxembourg sans plus d’égards. Et ces décisions avaient pour conséquence de vaincre les dernières hésitations du gouvernement de Londres et de jeter dans les rangs alliés les armées britannique et belge. Que les gouvernants allemands aient commis là une méprise, ou éprouvé une surprise, il leur importait peu. Une large offensive, rapidement exécutée, suivant un plan soigneusement réglé, n’aurait-elle pas raison même d’une coalition qui était encore en voie de formation et qui se montrait retenue d’ailleurs par des sentiments d’honneur ou par des scrupules de conscience ? Avec ses faiblesses ou ses délicatesses pourrait-elle arrêter dans sa marche la plus formidable machine de guerre qui ait jamais existé et qui se trouvait déjà lancée en pleine opération ? Et d’autre part, si les gouvernements alliés tentaient de résister à la politique allemande, l’armée n’était-elle pas en état de briser la volonté des peuples, en semant la terreur dans les pays envahis, par des procédés que les nécessités de la guerre seraient censées justifier ? Un mot d’ordre, c’est la guerre, dans la bouche du général comme dans celle du soldat, n’allait-il pas légitimer les plus inutiles atrocités et les plus violentes atteintes aux droits de l’humanité ? Une fois de plus, la victoire, qui devait justifier tous les procédés et régler tous les différends, était certaine au prix d’une offensive immédiate et audacieuse, dégagée de tout scrupule, dût-elle même étendre et redoubler les rigueurs de la guerre sur des populations inoffensives. Il n’y avait qu’à marcher résolument et rapidement, en se faisant précéder de la terreur et accompagner de la dévastation. La lutte qui allait s’engager trouvait l’armée française dans le même état moral que la nation entière. Cette armée de la république, reconstituée au lendemain de nos désastres de 1870, la première qui ait connu le service personnel obligatoire, avait produit un extraordinaire effort de régénération. Si, au cours de cette période de temps, la nation avait affirmé, par ses sacrifices, sa volonté de vivre et de tenir son rang en Europe, l’armée, dans un admirable labeur, avait recherché avec acharnement la manière de résister victorieusement à une nouvelle agression de son puissant voisin. Elle poursuivait pour cela l’étude et la préparation de la grande guerre, dont la notion avait été perdue par l’armée impériale ainsi qu’en témoignaient deux désastres sans précédent : Metz et Sedan. elle préparait ensuite les forces d’où sort la victoire. Elle développait dans les troupes la valeur morale, le savoir professionnel et l’entraînement physique, pour faire avant tout de ces troupes un excellent outil de guerre. Dans les manoeuvres de toutes sortes, répétées et prolongées au mépris de sérieuses fatigues, on pouvait toujours remarquer, au-dessus de l’excellent esprit de tous, leur ardent désir de s’instruire, comme aussi une endurance et une discipline que les anciennes armées n’avaient pas connues. Progressivement les exercices d’automne, auxquels prenaient part certaines classes de réservistes, avaient permis de réunir et de faire opérer, dans un ordre et une régularité parfaits, de grandes unités : divisions, corps d’armée, armées. L’emploi aisé de ces forces et des nombreux services qu’elles comportent, combiné avec une large utilisation des chemins de fer, était devenu familier au commandement, et cette facilité de maniement répandait une entière confiance dans tous les rangs de l’armée. Les réservistes, momentanément arrachés à la vie civile, venaient couramment reprendre, avec leur place dans le régiment, l’excellent esprit de leur corps. Les officiers de complément, de la réserve et de la territoriale, sérieusement recrutés et éprouvés, assuraient de précieuses ressources pour l’avenir. Le regard toujours tourné vers la frontière, sans se laisser détourner de sa tâche patriotique, le corps d’officiers de l’active avait traversé, impassible mais non sans éprouver des pertes, les crises de la politique, époques de patriotisme réduit, de pacifisme voulu ou de sectarisme officiel, sorte d’abdication nationale exploitée en tout cas par certains partis au profit d’intérêts personnels et non de personnalités marquantes, au total au détriment de la valeur militaire du corps d’officiers. Malgré tout, il avait conservé son armée à la France. En définitive et notamment pour qui a connu les armées du second empire, l’armée de la république était devenue, par un travail opiniâtre de tous, un supérieur instrument de guerre, animée au plus haut degré du sentiment du devoir, résolue à assurer à tout prix le salut du pays. En 1914, il lui restait à affronter l’épreuve du champ de bataille. On ne pouvait douter des moyens moraux qu’elle allait y apporter. L’existence du pays était alors en jeu ; pour la sauver, elle ne reculerait devant aucun effort ni aucun sacrifice ; du chef le plus élevé au soldat le plus modeste, ce serait un continuel assaut d’abnégation et de dévouement ; seules des capacités ouvriraient des titres aux différents emplois. En présence de l’armement moderne, ces vertus suffiraient-elles ? Le commandement des armées avec leurs états-majors et leurs services avait été méthodiquement organisé de longue date. Il comportait de hautes personnalités militaires, avec des sous-ordres parfaitement entraînés à leurs fonctions. Le commandement des unités moindres, corps d’armée, divisions, brigades, se ressentait encore des ingérences de la politique dans l’avancement des officiers, sous certains ministères. La présence à la tête de l’armée, depuis 1911, d’un généralissime hautement doué et soutenu de la confiance du gouvernement de la république avait permis de réduire, mais non de supprimer, le nombre des chefs d’une valeur insuffisante que leurs opinions avaient fait parvenir à certains commandements. Le mal n’était pas entièrement réparé. Constatons-le au passage, la situation de l’officier lui interdit de se mêler aux luttes de la politique, en paix comme en guerre, de prendre parti dans ses querelles. Sa valeur professionnelle ne se montre que sur le terrain d’action, devant ses seuls congénères, pairs ou supérieurs ; elle échappe de la sorte au jugement des hommes politiques, et quand ceux-ci se voient entourer de clients militaires, avec un peu de discernement et de sincérité ils n’y trouveront généralement que des disgraciés du terrain de manoeuvre, de simples adorateurs du pouvoir, invoquant au prix de leur droiture, c’est-à-dire au prix de leur caractère désormais affaibli, des idées dites philosophiques ou de prétendues opinions politiques, pour motiver une ambition militaire qui n’est pas justifiée par ailleurs. C’est ainsi que la politique n’apporte guère dans le choix de l’officier que l’erreur et l’injustice, deux causes d’affaiblissement du corps d’officiers. Prise dans son ensemble, notre armée de 1914 a les défauts de ses qualités ; par-dessus tout, un esprit d’offensive qui, à force d’être accentué et généralisé, va devenir exclusif et conduire trop souvent à une tactique aveugle et brutale, par là dangereuse, comme aussi à une stratégie simple et uniforme, facilement stérile, impuissante et coûteuse. Au total, d’une doctrine par trop sommaire, on peut attendre des surprises aux premières rencontres. Cette armée sort d’une période de quarante ans de paix. Pendant ce temps, les exercices qu’elle a faits n’ont pu lui donner l’idée des rigueurs du champ de bataille moderne ni de la violence des feux qui le dominent. Une étude établie sur les faits de guerre de 1870 notamment, et consacrée par nos règlements, eût pu lui faire saisir la puissance destructive de l’armement actuel et le compte à en tenir. En fait, les considérations et recommandations développées dans le règlement de 1875 étaient déjà lointaines et bien perdues de vue. Beaucoup de nos officiers, depuis ce temps, avaient pris part à des conquêtes coloniales, mais ils n’avaient pas rencontré là cet armement redoutable aux mains d’un adversaire averti. C’est ainsi que des grandes manoeuvres et des expéditions coloniales, on avait rapporté comme formule du succès, comme doctrine de combat, la toute-puissance d’une offensive faite de la volonté bien arrêtée de marcher résolument à l’ennemi pour le joindre. On avait préconisé des formations d’attaque capables de nourrir immédiatement le combat. Pour le général et l’officier de troupe, comme pour le simple soldat, on a brodé tous les thèmes sur le canevas des forces morales, et surtout de sa volonté de vaincre, sans plus de ménagement ni de discernement. Dès lors, le jour venu, l’engagement se développe rapidement et en forces, mais souvent dans l’inconnu, sans une préparation suffisante par les feux, notamment d’artillerie plus longue à asseoir. Les forces largement dépensées, faiblement appuyées par le canon, principalement préoccupées du besoin d’aller vite et avec ensemble, se trouvent bientôt désarmées, exposées et éprouvées devant les invisibles armes qui se dressent, qui les frappent de toutes parts. Malgré toute leur énergie, elles ne peuvent parvenir à joindre l’adversaire. Il faut reprendre le combat par les feux ; elles s’arrêtent épuisées et éprouvées dans des formations relativement serrées. Dans cette situation avancée et en un groupement trop dense, elles doivent attendre que l’artillerie encore à distance ait battu les obstacles ou les pièces qui les arrêtent. Les pertes s’élèvent, et c’est ainsi que l’impuissance et l’échec, en tout cas des pertes sérieuses, sortiront souvent d’une entreprise incomplètement préparée, quoique largement dotée et vigoureusement menée par une infanterie qui croyait pouvoir par sa seule valeur briser l’obstacle brusquement dressé devant elle de la mitrailleuse ou du canon ennemi. Si l’idée de l’offensive par-dessus tout, de la marche résolue en avant, suffit à la rigueur de catéchisme au soldat, au simple combattant, elle ne peut suffire en effet, comme on l’a vu, au chef chargé de mener une troupe. Dès que celle-ci présente un certain effectif, il lui faut faire précéder et accompagner sa marche en avant d’éclaircissements et de précautions comme d’aides diverses. Il lui faut, sans supprimer le principe indispensable du mouvement, ne l’appliquer qu’à la lumière des éclaircissements recherchés, à l’abri de certaines sauvegardes et de liaisons préalablement assurées, avec des forces progressivement engagées et avancées, ne se regroupant en formation d’attaque qu’au moment voulu, devant les objectifs indiqués, les obstacles reconnus et abattus par le canon. S’agit-il d’unités importantes, l’instruction provisoire, puis le règlement sur la conduite des grandes unités avaient, en 1912 et en 1913, posé sans plus de réserve le dogme de l’offensive comme ligne de conduite : les enseignements du passé ont porté leurs fruits, y était-il écrit, l’armée française revenue à ses traditions n’admet plus dans la conduite des opérations d’autre loi que l’offensive. En 1870, notre commandement avait péri de son attachement à la défensive et à la défensive passive. En 1914, il allait éprouver d’inutiles échecs et des pertes cruelles, conséquences de sa passion exclusive de l’offensive et de sa seule connaissance des procédés qu’elle comporte, systématiquement appliqués en toute circonstance. En réalité, et en tout temps, il doit savoir à fond la force et les faiblesses de l’offensive comme de la défensive ainsi que leurs conditions de possibilité, car c’est seulement d’une judicieuse combinaison et application des deux systèmes qu’il fera sortir une puissante action offensive au point voulu. Cette obligation grandit avec le nombre des troupes engagées. Moins que tout autre, le chef d’une grande unité ne peut se contenter d’être un grand soldat, se bornant à ordonner l’attaque, à appliquer uniformément des dispositions indiquées à la troupe pour des unités moindres. Il ne peut en fait monter l’offensive, avec chance de succès d’atteindre l’ennemi, que sur les terrains praticables à une forte infanterie et favorables à une forte artillerie. Partout ailleurs, c’est la démonstration ou même la défensive que le terrain lui impose. Il doit se limiter dans ses vues. Aussi, tout commandant de division, à plus forte raison de corps d’armée et bien plus le généralissime des armées, doit-il tenir compte du terrain dans l’emploi qu’il fait de ses forces, la tâche qu’il leur assigne, le mode d’action qu’il en attend. Il doit simultanément jouer de l’offensive en certains points, de la défensive et de la démonstration dans d’autres, constamment combiner ces différents termes, bien loin de ne connaître qu’un esprit d’offensive devenant aveugle et par là dangereux, à force d’être systématisé et généralisé. À différentes reprises nous aurons à souffrir de cet abus d’une idée juste, celle de l’offensive, appliquée sans plus de discernement. En même temps qu’on surexcitait et qu’on étudiait, comme nous l’avons vu, ces idées d’offensive dominant toute autre considération et reposant sur une appréciation insuffisante de la puissance prise par les feux, on avait attaché à l’armement une trop faible importance. Ainsi notre infanterie était moins bien dotée en mitrailleuses que l’infanterie allemande. Notre corps d’armée ne comprenait que 120 canons, tous de 75, tandis que le corps d’armée allemand, moins riche en infanterie cependant, comprenait 160 pièces dont un certain nombre sont des obusiers de 105 mm. Et de 15 cm. Il en était de même de notre artillerie lourde d’armée, notablement inférieure, par le nombre et le calibre des pièces, à l’artillerie lourde allemande. Malgré toutes ses vertus, notre excellent 75 ne pourra compenser, notamment dans l’offensive, ces insuffisances de chiffres, de calibres, et son incapacité de tir courbe. Dans la défensive, par ses puissants tirs de barrage, il nous rendra les plus grands services, en brisant implacablement de formidables attaques de l’ennemi ; mais faudrait-il, pour pouvoir soutenir avantageusement cette tactique, qu’il ait derrière lui de sérieux approvisionnements de munitions. Il ne dépassait pas en fait 1500 coups par pièce et les fabrications de gargousses étaient très faiblement préparées. Nos services de l’aviation, des communications, présentaient également de notables insuffisances. Si le discours de M. Charles Humbert, dans l’été de 1914, avait donné le coup d’alarme, il arrivait trop tard pour pouvoir être suivi d’une amélioration de notre côté, et il pouvait être pour l’ennemi un précieux avertissement. C’est qu’en réalité un gouvernement bien décidé à ne vouloir que la paix, et n’envisageant que la nécessité de se défendre, avait longtemps résisté aux dépenses militaires et, par là, restreint les moyens matériels de plus en plus indispensables à une armée pour mener à bien une attaque, avec l’importance que l’armement prenait dans la lutte. Dès lors, l’offensive comme forme générale de notre action allait rencontrer de réelles difficultés d’exécution. Tant il est vrai que la politique et la conduite de la guerre se trouvent étroitement liées, que celle-ci ne peut être tout d’abord que le prolongement de celle-là. Pour si ardent qu’il soit et si désireux d’aboutir à la victoire par l’offensive qui seule la fournit, le chef de la guerre est obligé souvent, par la situation que la politique lui a créée, d’envisager tout d’abord la défensive. Plus il est réduit dans son armement d’attaque, plus sa stratégie en doit tenir compte pour préparer la défensive et l’organiser sur des parties de son front de plus en plus larges, afin de pouvoir concentrer les moyens d’attaque limités dont il dispose sur les autres parties où il peut alors attaquer en bonne forme. Une fois de plus constatons que l’idée, la technique et la pratique de la défensive doivent être également familières au commandement, aux différents degrés. De tout temps n’a-t-il pas fallu savoir parer et attaquer pour avoir raison d’un adversaire sérieux ? Décidément la doctrine sommaire de l’offensive, qui allait entraîner nos troupes dans une attaque brutale et aveugle, ne pouvait davantage suffire au haut commandement. Elle devait le conduire tout d’abord, et comme on vient de le voir, à une impuissante stratégie, à moins qu’il ne disposât d’effectifs supérieurs, assez forts et assez manoeuvriers pour produire l’enveloppement de l’ennemi à l’une au moins de ses ailes, après avoir paré celui de l’ennemi. Les effectifs français de 1914, même renforcés de l’armée britannique encore peu nombreuse au début de la guerre, ne permettaient pas d’envisager une telle entreprise. Notre doctrine de la guerre était donc trop courte, en se limitant pour tous à une magnifique formule d’offensive par trop exclusive. Pour compenser ces faiblesses doctrinales, nous avions un état-major de premier ordre, parfaitement rompu à son métier propre et comprenant en outre des esprits d’une grande valeur. L’école supérieure de guerre et le cours des hautes études militaires avaient en effet développé le goût du travail chez beaucoup d’officiers, comme aussi entretenu et étendu leurs facultés. Les natures bien douées allaient profiter du savoir acquis comme aussi de leurs capacités largement agrandies et fortement assouplies. Elles allaient pouvoir rendre pendant la guerre les meilleurs services en s’adaptant aux circonstances, si nouvelles fussent-elles. Mais encore fallait-il les diriger, car en majorité ils étaient de jeunes officiers, et par suite manquaient de maturité, c’est-à-dire de l’expérience qui seule donne au jugement tout son développement, et de l’autorité qui seule garantit au commandement le calme et l’aplomb des justes et fortes décisions. En tout cas, et dès le début, toutes les opérations de réquisition, mobilisation, transports de concentration ou de ravitaillement, et l’ensemble des services de l’arrière aux proportions extraordinaires, s’exécuteront avec une parfaite précision. La déclaration de guerre me trouvait placé depuis un an à la tête du 20e corps. La ville de Nancy et la Lorraine avec elle respiraient à un degré particulièrement élevé les sentiments patriotiques qui animaient la France entière. Pendant plus de quarante ans, elles ont tendu les bras par-dessus la frontière à leurs soeurs captives de Metz et de Lorraine annexée. Le jour approche-t-il enfin où leurs destinées seront de nouveau confondues ? Dans le calme, l’ordre le plus absolu, avec une froide résolution de faire face à toutes les éventualités, on reçoit les nouvelles signalant successivement les dispositions prises par les allemands à leur frontière : arrêt des communications, de la circulation des trains, du passage de tous les voyageurs ; on apprend les décisions du gouvernement français. On commence et on poursuit la mobilisation, la réquisition des chevaux et des voitures. Nulle part il n’y a de méfaits, ni de traces de défaillance. Dans quelques jours peut-être la bataille sera aux portes de la ville, personne ne songe à partir, tant sont grandes la confiance de chacun en son droit, l’unanime volonté d’être à la hauteur de toutes les circonstances, la foi entière en la valeur des troupes. Ici, c’est le 20e corps, avec ses deux divisions d’infanterie, 11e et 39e, avec sa 2e division de cavalerie, son artillerie modèle. On ne peut voir de plus belles troupes. Quelle ardeur concentrée chaque régiment n’a-t-il pas entretenue, le long de cette frontière qui marquait un arrachement à la France ? Quel entraînement, quelle instruction n’a-t-il pas développés pour vaincre dans la grande rencontre ? Quel entrain et quelle allure n’a-t-il pas préparés pour ce jour-là ? Quel esprit de corps n’a-t-il pas nourri pour que son numéro en sorte le plus glorieux ? En fait, il avait par là créé de si fortes traditions qu’elles se maintiendront au travers de toutes les épreuves de la guerre, si cruelles soient-elles, et que chacun de ses régiments se montrera encore, en 1918, un des mieux trempés de l’armée, bien qu’il ait perdu tous les éléments de 1914. Dès le temps de paix, les satisfactions du commandement étaient particulièrement grandes dans ces troupes ; pour cette raison, elles étaient fort recherchées des officiers travailleurs et ardents, notamment des chefs de corps. C’est ainsi que les influences régionales et les attractions de carrière s’étaient ajoutées pour réunir des troupes et un corps d’officiers magnifiques, et donner au 20e corps une valeur, un savoir et un mordant de tout premier ordre. Le désir est si grand de marcher à l’ennemi et de se mesurer avec lui, il est accompagné d’un tel mépris du danger, qu’on peut seulement redouter de le voir l’affronter parfois d’une façon inconsidérée. Dans mon commandement d’avant guerre, mes efforts avaient uniquement tendu à éclairer encore et à raisonner dans le corps d’officiers cette magnifique ardeur, source de toutes les énergies et par là de tous les espoirs. Il était inutile de l’exciter. Mais il y avait lieu de le mettre en garde devant la difficulté de la tâche, contre la précipitation ou le manque d’ensemble dans l’action des armes. Heureux les chefs qui n’ont qu’à guider des volontés si ardentes ! |