Au cours de la dernière guerre, mes fonctions m’ont successivement appelé à différents postes, d’abord à la tête du 20e corps, et ce sont alors les opérations de Lorraine jusqu’à la fin d’août 1914. Puis je commande la 9e armée, et c’est la bataille de la Marne. Après cela, comme adjoint au général commandant en chef, je suis chargé de coordonner dans le nord les actions des troupes françaises avec les troupes alliées, britanniques et belges ; ce sont alors les batailles de l’Yser, d’Ypres, les attaques d’Artois et la bataille de la Somme, qui nous mènent à la fin de 1916. Comme chef d’état-major général de l’armée en 1917, je fonctionne à titre de conseiller militaire du gouvernement français. Il a en effet décidé de prendre part à la conduite de la guerre. J’assure, entre autres entreprises, notre coopération en Italie dès le mois d’avril. Je la dirige personnellement à la fin d’octobre et pendant le mois de novembre de la même année. Enfin je participe à l’installation de l’armée américaine en France. En 1918, comme président du comité militaire exécutif de Versailles, puis comme commandant en chef des armées alliées, je prépare et conduis l’ensemble des forces alliées du front d’Occident. Aujourd’hui, en toute sincérité, j’écris mes souvenirs. Ils ne forment pas une histoire de la guerre, mais seulement le récit des événements auxquels j’ai pris part. Comme on vient de le voir, c’est seulement dans la dernière année que ce récit peut porter sur l’ensemble du front d’Occident. Il a été écrit d’après les impressions que nous éprouvions au moment de l’action, comme aussi d’après les renseignements que nous avions ou les hypothèses que nous faisions sur l’ennemi, à ce moment toujours plein d’incertitudes. Pour saisir comment j’ai vu et interprété les événements, peut-être n’est-il pas inutile au lecteur de remonter plus haut, de connaître sommairement le passé de celui qui a écrit. Les manières de voir et de faire d’un homme d’un certain âge proviennent en effet d’une formation qui les explique naturellement quand on la connaît, comme aussi de certaines circonstances particulières qui ont marqué dans sa vie, au point d’en orienter et d’en fixer constamment la conduite. Né à Tarbes, au pied des Pyrénées, en octobre 1851, d’une famille entièrement pyrénéenne, j’avais fait mes études successivement au lycée de Tarbes, au lycée de Rodez, au petit séminaire de Polignan, dans la Haute-Garonne, puis au collège des jésuites de Saint-Michel à Saint-étienne, partout où la carrière de fonctionnaire de mon père avait entraîné ma famille. À Saint-étienne s’étaient terminées mes études préparatoires au baccalauréat ès lettres, à côté du futur maréchal Fayolle. Bien que j’aie pu songer de bonne heure à l’école polytechnique comme l’illustre camarade que je viens de citer, nos familles et nos maîtres n’avaient pas cru avantageux de nous épargner le circuit littéraire qui allait évidemment retarder le commencement de notre préparation à l’école. C’est ainsi qu’après la classe de philosophie nous passions notre baccalauréat ès lettres avant d’aborder les études scientifiques. Si le propre de ces dernières, de la formation mathématique notamment, est d’habituer l’esprit à considérer des grandeurs et des formes matériellement définies, comme aussi à préciser des idées sur ces sujets, à les enchaîner par un raisonnement implacable et à façonner ainsi cet esprit à une méthode de raisonnement des plus rigoureuses, le propre des études de lettres, de philosophie et d’histoire, est avant tout, en quittant le monde de l’observation, de faire naître et de créer des idées sur le monde vivant, par là d’assouplir et d’élargir l’intelligence, au total de la maintenir en éveil, active et féconde, en présence du domaine de l’indéfini qu’ouvre la vie. Devant ce vaste horizon qui est pourtant une réalité, il faut bien, pour avancer, tout d’abord voir large, percevoir clairement, puis, un but étant choisi, y marcher résolument par des moyens d’approche et de conquête d’une efficacité bien assurée. C’est ainsi que la double préparation de connaissances générales et d’études spéciales se montre avantageuse, semble-t-il, pour qui veut, non seulement connaître un métier, mais aussi le faire au besoin évoluer et l’appliquer successivement à de nouveaux buts, d’une nature souvent différente. L’avenir ne fera sans doute qu’accentuer, pour l’officier notamment, cette nécessité de la culture générale à côté du savoir professionnel. à mesure que s’étend le domaine de la guerre, l’esprit de ceux qui la font doit s’élargir. L’officier de réelle valeur ne peut plus se contenter d’un savoir professionnel, de la connaissance de la conduite des troupes et de la satisfaction de leurs besoins, ni se borner à vivre dans un monde à part. Les troupes sont en temps de paix la partie jeune et virile de la nation, en temps de guerre la nation armée. Comment, sans une constante communication avec l’esprit qui anime le pays, pourrait-il exploiter de pareilles ressources ? Comment pourrait-il présider aux phénomènes sociaux, caractéristiques des guerres nationales, sans un certain savoir moral et politique, sans des connaissances historiques lui expliquant la vie des nations dans le passé et dans le présent ? Une fois de plus, la technicité ne lui suffira plus. Il la faut doublée d’une grande somme d’autres facultés. Facilement il comprendra d’ailleurs que son esprit et son caractère se préparent mieux pour la guerre à venir, et que la carrière se fait plus docilement dans la paix, si, dans un entier sentiment de discipline, il se maintient constamment par une intelligence largement en éveil à la hauteur des circonstances et des problèmes qui se présenteront sur sa route, plutôt qu’en vivant uniquement de la vie de garnison et en se laissant obséder par l’idée de gravir les échelons de la hiérarchie, sans justifier de capacités grandissantes. À défaut de cette conception, l’officier de carrière risque de se voir préférer, au jour de la guerre, l’officier de complément muni certainement du savoir indispensable, mais que le train d’une vie plus productive a maintenu dans une plus féconde activité. En tout cas, après avoir terminé mes études littéraires au collège saint-Michel, j’allais à Metz, en 1869, poursuivre au collège Saint Clément ma préparation à l’école polytechnique. C’était un établissement très bien dirigé, en plein développement, principalement recruté en Alsace et en Lorraine, préparant de nombreux candidats aux écoles de l’état : polytechnique, Saint-Cyr et forestière, dans des cours remarquablement faits. Deux hommes notamment, le père Saussié et le père Causson, y tenaient une grande place par leur savoir et par leur dévouement absolu à la formation de leurs élèves. Un patriotisme ardent les animait sur cette frontière toujours menacée. Ils le communiquaient à leurs disciples, ils en poursuivaient un premier couronnement dans le succès de leurs élèves aux concours d’admission aux écoles. Les événements de 1870 nous trouvaient dans cette excitation laborieuse. Ils allaient nous laisser des souvenirs profonds. C’est, dès la fin de juillet 1870, une importante partie de l’armée française se réunissant autour de Metz dans un excellent esprit mais avec un manque d’organisation impressionnant. C’est, par un soir déclinant, l’empereur Napoléon III arrivant pour prendre le commandement en chef et remontant la rue Serpenoise, affalé dans sa voiture découverte, accompagné du prince impérial au regard inquiet et interrogateur, escorté des magnifiques cent-gardes, au milieu d’une population anxieuse et troublée à la vue de ce tableau de lassitude. C’est l’installation à la préfecture du quartier général de l’empereur et de sa suite, aux grands noms et aux splendides uniformes. Puis, dans les journées des 4, 5, 6 août, pendant que s’effondrent les destinées de la France en des rencontres significatives, ce sont nos compositions d’admission à l’école polytechnique faites au lycée de Metz, toutes fenêtres ouvertes, au bruit lointain du canon, et dont la dernière, la composition française, pouvait donner à rêver aux candidats par son fond prophétique : développer cette pensée de Kléber : il faut que la jeunesse prépare ses facultés. C’est le 7 août, un dimanche, l’empereur, commandant en chef, allant à la gare de Metz prendre le train pour Forbach, apprenant par le chef de gare que les trains n’allaient plus jusqu’à Forbach évacué la veille, à la suite d’une bataille perdue, et rentrant à la préfecture immédiatement fermée pour prendre l’aspect d’un quartier général en désastre. C’est la population messine agitée, voyant partout des espions qu’elle veut jeter à la Moselle. C’est ensuite la première proclamation de l’empereur annonçant à la France ses défaites, trois batailles perdues, et dénaturant la vérité par sa ponctuation : le maréchal de Mac-Mahon me télégraphie qu’il a perdu une grande bataille sur la Sarre. Frossard attaqué par des forces supérieures… au lieu de : le maréchal De Mac-Mahon me télégraphie qu’il a perdu une grande bataille. Sur la Sarre, Frossard attaqué par des forces supérieures…, c’est la consternation partout. L’après-midi, ce sont les populations des campagnes envahies ou menacées refluant vers la ville et l’arrière, la première vision des conséquences de la défaite, l’exode lamentable des familles chassées de leur foyer, emportant, dans le désarroi d’un départ imprévu et les fatigues d’une marche sans abri et à l’aventure, les vieillards, les femmes, les enfants, une faible partie de leur avoir, bétail ou mobilier, avec le désespoir dans l’âme et la misère en perspective. Nous-mêmes, les élèves de Saint Clément, nous quittions Metz quelques jours après pour rentrer dans nos familles. Sur la ligne de Metz à Paris, ce sont des mouvements en tous sens de trains de troupes du 6e corps envoyés de Châlons à Metz et refoulés en cours de route sur Châlons par crainte d’interruption de la voie ferrée aux approches de Metz. Aux abords de Paris passent ensuite les troupes du 7e corps, rappelées de Belfort, puis celles du 1er corps ramenées de Charmes, après Froeschwiller, vers le camp de Châlons. Et quelque temps après, ce sont les trains des pompiers des communes de France arrivant avec leurs casques légendaires et leurs fusils à pierre à l’appel du gouvernement, pour assurer la défense de la capitale. à la vue de leur organisation disparate et archaïque, le gouvernement se rendait bientôt compte de leur inaptitude à la tâche envisagée et rendait à leurs communes ces dévoués citoyens nullement préparés à la guerre. Partout, on le voit, régnait cet esprit de désordre et d’erreur de la chute des rois funeste avant-coureur. L’état s’effondrait, dont le gouvernement, endormant le pays dans une paix de prospérité, de bien-être et de luxe, avait détourné les regards de la nation de l’approche du danger, sans pourvoir lui-même aux précautions indispensables ni assurer l’entretien moral et matériel de l’armée qu’il avait, et qui eût pu, soigneusement et intelligemment administrée, retarder pour le moins et réduire le désastre. Comme on peut le penser, cette traversée au milieu des symptômes d’un effondrement, comme précédemment cette vue des premiers effets de la défaite, ne pouvait être qu’une sérieuse leçon pour de jeunes esprits. De mon côté, par la suite, je m’engageais pour la durée de la guerre au 4e régiment d’infanterie ; la lutte se terminait sans que j’y eusse pris une part active. Libéré au mois de mars 1871, je reprenais la route de Metz pour aller y retrouver, en une année scolaire fortement écourtée, un cours de mathématiques spéciales déjà vu, avec le même professeur, le père Saussié, et tâcher d’aboutir, cette même année, à l’école polytechnique. Au collège Saint Clément, nous partagions l’habitation avec des troupes allemandes de passage, et en permanence avec un bataillon du 37e régiment poméranien. Ce voisinage ne manquait pas de créer de nombreux incidents, car ceux qui le constituaient tenaient à nous faire sentir le poids de leur victoire, et, dans des assauts pleins de violence et de brutalité, à affirmer à tout propos et sans plus de prétexte le droit de tout faire qu’elle créait à leurs yeux. De là, nous allions à Nancy subir à trois époques de l’été 1871 les épreuves écrites, puis les examens oraux d’admissibilité et d’admission à l’école polytechnique. Le général De Manteuffel gouvernait la Lorraine occupée et commandait l’armée d’occupation. Il résidait sur la place Carrière, dans le palais du gouvernement où la déclaration de guerre de 1914 devait me trouver commandant le 20e corps d’armée. Il y recevait à leur passage de nombreux hôtes allemands de marque, princes, généraux, ou grands états-majors, et c’était chaque fois de bruyantes manifestations d’enthousiasme, des parades et des retraites militaires importantes en l’honneur des personnalités qui avaient mené les armées à la victoire ou qui par le traité de paix avaient, malgré les unanimes protestations des populations, violemment arraché à la France l’Alsace et la Lorraine. Après avoir été plusieurs fois le témoin de ces scènes, c’est de là que je partais pour entrer, en octobre 1871, à l’école polytechnique, dans un Paris tout fumant encore des incendies et des ravages de la commune. Ici le pays était à refaire. Quand il avait été question de mon entrée à l’école polytechnique, c’est surtout les carrières civiles, dont elle ouvre les portes, que ma famille avait envisagées. Mais, après la fin de la guerre malheureuse dont nous sortions, une première tâche s’imposait à tous, à la jeunesse notamment, de travailler au relèvement de la patrie dès à présent démembrée et constamment menacée d’une destruction totale. Aussi je n’hésitais pas à me ranger parmi les volontaires pour l’artillerie, désignés sous le nom de petits chapeaux, appelés à entrer à l’école d’application de Fontainebleau après quinze mois d’école polytechnique, et à en sortir au mois de septembre 1874 pour arriver comme officiers dans les régiments. Au lendemain de nos désastres et malgré une indemnité considérable payée au vainqueur, la France, entièrement désarmée par l’effet des capitulations qui avaient livré son matériel à l’ennemi, refaisait rapidement ses institutions militaires, comme aussi son armement. Elle se mettait à la hâte en état de tenir tête en cas de besoin à un adversaire toujours menaçant, étrangement surpris de la voir se relever rapidement, et sur le point, pour achever sa destruction, de recommencer la guerre, en 1875 notamment. C’est dans cette période de réorganisation hâtive et de moyens encore insuffisants que je débutais dans l’artillerie, au 24e régiment, à Tarbes. Il y régnait heureusement un noble élan de tous et une fiévreuse activité. Et ce train des débuts de la paix devait longtemps se maintenir. On ne saura jamais assez célébrer le noble effort dont furent capables, dans l’armée, les vaincus de 1870 et les générations qui les suivirent, pour refaire nos troupes et les préparer à la bataille, comme aussi pour étudier et comprendre la grande guerre, dont l’armée du second empire avait perdu la notion, à la suite d’expéditions heureuses hors d’Europe et après une facile campagne d’Italie à buts et à moyens restreints. Chacune des écoles militaires par lesquelles je passais : école polytechnique, écoles d’application d’artillerie, puis de cavalerie, nous fournissait un puissant enseignement, un développement progressif de nos facultés, comme aussi de réels sujets de réflexion ; mais l’école supérieure de guerre, où j’entrais en 1885, me fut une véritable révélation. Dans des enseignements plus ou moins théoriques, établis sur les leçons de l’histoire, elle formait un esprit moyen, usant des dons naturels et des connaissances acquises, à pouvoir rationnellement aborder les problèmes de la grande guerre, les raisonner, les discuter, en avancer la solution sur des bases solides. Elle comprenait, il est vrai, une réunion d’hommes supérieurs : les Cardot, les Maillard, les Millet, les Langlois, les Cherfils notamment, remarquables par leur conscience passionnée, leur expérience, leur jugement. En partant d’études historiques minutieusement fouillées, ils parvenaient à définir et à embrasser à la fois le domaine moral illimité de la guerre, et à fixer, en les raisonnant, les moyens matériels par lesquels on devait le traiter. Par là, ils nous fournissaient, en même temps qu’un enseignement établi, une méthode de travail applicable aux problèmes de l’avenir. De ces professeurs de l’école de guerre, l’un, le commandant Millet, appelé à tenir par la suite les plus hauts grades dans notre armée, voulut bien me suivre et s’intéresser à moi tout le long de ma carrière. C’est ainsi que plus tard je remplis auprès de lui les fonctions de chef d’état-major de corps d’armée, puis d’armée. Il avait exercé une grande influence sur ma manière de voir la lutte prochaine, en me communiquant constamment les réflexions que lui dictaient son expérience de la guerre de 1870 et sa recherche constante de la conduite à donner dans l’avenir à une action de guerre. Pour lui, et depuis 1870, la puissance des feux dominait et maîtrisait le champ de bataille, au point d’y briser l’élan de toute troupe qui n’avait pas une indiscutable supériorité de feux. Avec le perfectionnement de l’armement, cette puissance devait se révéler encore plus absolue dans la prochaine guerre. Il fallait à tout prix se préoccuper du traitement à lui assurer, en cherchant à la prendre à son actif par un matériel plus puissant et à se soustraire à ses effets par des moyens à trouver, car ceux que nous pratiquions, tels que nos formations d’infanterie, étaient notoirement insuffisants. Ils ne pouvaient que mener à la ruine de la troupe. à cette action d’un feu supérieur devait succéder bien entendu l’assaut pour enlever la position ennemie, mais là n’était qu’une partie de la bataille. Le renversement de l’ennemi, obtenu de la sorte sur un point, allait quand même être coûteux et limité. Il devait, sous peine de rester stérile, être immédiatement agrandi et exploité par une action montée en vitesse et avec une certaine puissance, capable ainsi d’utiliser dans le temps et par les moyens préparés à l’avance le désarroi causé dans les organisations de l’ennemi, d’y semer la destruction et d’y répandre le désordre, d’y réaliser au total les bénéfices d’un effort victorieux, mais coûteux. C’était dire que, tout en préparant avec le plus de soins possible le commencement d’une action, le chef d’une troupe importante devait, bien loin de s’arrêter aux premiers résultats tactiques, avoir étudié le développement de l’action, comme aussi avoir préparé les moyens et avancé les éléments qui y seront nécessaires ; à un puissant effort de départ, garantir une continuité certaine sinon par le nombre et la violence des coups, du moins par la rapidité et la précision des nouveaux coups. Seule, l’extension immédiate d’un succès partiel demandée à la continuation de l’attaque et à la répétition précipitée de nouveaux coups, au total une seconde manœuvre tenue en réserve, mais préparée fortement, pouvait empêcher le rétablissement de l’adversaire que facilitait l’armement actuel. Seule elle rendrait le succès obtenu non seulement définitif, mais assez étendu pour amener une désorganisation profonde de l’ennemi et par là faire la victoire. Mon passage, pendant trois ans, au 3e bureau de l’état-major de l’armée (alors dirigé par le général De Miribel) m’avait amené à connaître les dispositions prises par notre état-major pour mobiliser, concentrer, approvisionner les armées françaises dans la guerre, comme aussi les idées qui constituaient alors notre doctrine de guerre. Devant une armée allemande supérieure par le nombre, par l’entraînement et par l’armement, le général De Miribel avait cherché, dans une étude approfondie de nos terrains de l’est, à trouver de longues positions défensives sur lesquelles on briserait tout d’abord le flot très étendu, prévoyait-il, de l’invasion. Il avait donné à ses études une ampleur et une portée d’une valeur indiscutable. Mais, comme toute stratégie uniquement défensive, cet art de parer ou de retarder les coups par l’utilisation du terrain ne comportait pas d’indication de riposte. Il était alors réservé au généralissime des armées françaises de fixer, pensait-on, le lieu et le moment où s’exécuterait cette contre-offensive, comme si un pareil renversement de l’attitude tenue devant l’ennemi ne comportait pas la décision la plus difficile à prendre judicieusement, la plus difficile à faire exécuter par les masses qui forment les armées modernes, au total n’exigeait pas les plus sérieux préparatifs avant de pouvoir être réalisée et d’aboutir à la reprise du mouvement en avant sans laquelle il n’y a pas de victoire. Le chef d’état-major mourait avant d’avoir pu aborder le problème de la contre-offensive et l’emploi des troupes qui devaient y correspondre. C’était d’ailleurs l’époque où l’état-major allemand renforçait ses armées de campagne d’une artillerie lourde jusqu’alors réservée à la guerre de siège. C’est simplement pourvu des notions fondamentales du général Millet que j’abordais ainsi, à la fin de 1895, l’enseignement de la tactique générale à l’école supérieure de guerre, pour lequel j’avais été désigné. Pendant six ans d’un travail opiniâtre, je devais les approfondir et chercher à les compléter. Quand on s’est consacré à la recherche de la vérité guerrière, peut-on trouver un excitant plus fort que d’avoir à l’enseigner à ceux qui la pratiqueront sur les champs de bataille, où se jouent, avec la vie de leurs soldats, les destinées de leur pays ? Et pour en imprégner des esprits ouverts, mais que la pratique de la vie militaire a parfois rendus sceptiques sur les études d’école, ne faut-il pas la poursuivre ardemment jusqu’à la tenir solidement ? En réalité, l’obligation de fournir un haut enseignement militaire amène à se poser bien des questions concernant la guerre, dans ses origines comme dans ses fins, et à envisager les événements qui accompagnent les grands conflits. C’est ainsi qu’un esprit, qui ne se borne pas à la simple pédagogie du métier des armes, est naturellement entraîné à embrasser la philosophie de la guerre et à chercher à quels besoins ou à quelles aspirations elle répond dans la vie des peuples ; de quel prix et de quels sacrifices ces peuples l’accompagnent ; comment le développement de la civilisation dans la paix, de l’instruction et de l’industrie notamment, met chaque jour à la disposition de la guerre des moyens nouveaux susceptibles d’entraîner, au jour de la lutte, de profondes transformations dans l’art de la pratiquer. Napoléon disait qu’une armée devait changer de tactique tous les dix ans. Trente ou quarante ans après 1870, quels changements ne devions-nous pas attendre de la part d’un adversaire à l’esprit toujours tendu, depuis Frédéric II, vers le perfectionnement de la guerre, dont l’essor industriel se montrait prodigieux et qui avait exalté au plus haut point le sentiment national d’un peuple en plein développement ? Ses écrivains militaires, les Farkenhausen, les Bernhardi, pour n’en citer que deux, ne laissaient pas ignorer d’ailleurs les proportions qu’allaient atteindre des organisations d’un nouveau modèle, ni l’extension que devait recevoir l’application aux peuples ennemis des lois de la guerre, c’est-à-dire de la loi du plus fort. Aussi n’est-il pas étonnant que l’école de guerre, foyer d’études, ait, devant cet avenir inquiétant, fourni, avec son personnel d’instructeurs choisis dans toutes les armes et déjà éprouvés, un grand nombre des chefs appelés à se distinguer dans la grande guerre, sans parler d’un remarquable état-major. Tels les Pétain, les Fayolle, les Maistre, les Debeney, les De Maud’huy. Quand, poursuivi par une politique qui coupait la France en deux partis pour assurer d’abord les carrières des officiers soi-disant dévoués à cette politique, je rentrais dans un régiment, les années d’école de guerre avaient fortement marqué leur empreinte dans mon esprit. J’avais appris à envisager les problèmes de la lutte de demain, à les discuter froidement dans leur ensemble, à leur donner une solution. La vie régimentaire, en sous-ordre d’abord comme lieutenant-colonel du 29e d’artillerie sous un colonel particulièrement soigneux, comme chef de corps ensuite au 35e d’artillerie, me mettait aux prises pendant plus de quatre ans avec les difficultés d’assurer la réalisation d’un plan, d’une idée plus ou moins théorique. L’exercice du commandement est certainement la plus grande jouissance de la vie militaire, mais surtout dans le grade de capitaine par l’influence qu’on exerce de toute façon sur l’homme de troupe intelligent, dévoué, actif, qu’est le soldat français, et dans le grade de colonel, chef de corps, par celle qu’on exerce sur un corps d’officiers plein des plus nobles sentiments, d’un grand savoir et d’un dévouement à toutes épreuves, et, par ce corps d’officiers, sur tout un régiment qui est bientôt l’image de son chef. Mais encore, ce corps d’officiers, faut-il l’instruire de sa tâche devant l’ennemi, à l’égard de ses subordonnés, de ses égaux et de ses supérieurs, en ce jour de la bataille où s’obscurcit l’horizon contre lequel il faut énergiquement travailler cependant, et où les communications deviennent de plus en plus difficiles entre tous les grades. Chaque gradé a actuellement son rôle indispensable dans l’action ; il ne suffit plus qu’il soit tenu par un vaillant soldat parfaitement discipliné, il faut qu’il le soit par un chef sachant son métier, et capable d’initiative. En tout cas, de mon commandement de régiment j’emportais l’impression que notre jeune armée était capable des plus grands efforts, et qu’elle devait aboutir à la victoire si on l’engageait dans des voies praticables avec un matériel de combat suffisant ; affaire du haut commandement, affaire d’organisation. Car, depuis 1890 notamment, nos voisins d’outre-Rhin donnaient à leur armement un développement inusité par le nombre et la variété des calibres d’artillerie qu’ils destinaient à la guerre de campagne. Ils perfectionnaient avec le plus grand soin leurs moyens d’observation et de communications. Nous pouvions être en retard. C’est dans cet état d’esprit, et sans y apporter de modifications profondes, que, continuant ma carrière, j’exerçais ensuite les fonctions de chef d’état-major d’un corps d’armée, puis de commandant de l’artillerie de ce corps d’armée. En 1908, j’étais appelé à commander l’école supérieure de guerre. Mon passage dans ce foyer de science m’amenait à proposer une troisième année d’étude pour certains officiers, en présence des lacunes que l’ampleur prise dans tous les sens par l’art de la guerre laissait encore dans leur savoir après les deux seules années d’école. En 1911, je prenais le commandement de la 14e division, troupe des plus solides, préparée pour la couverture de la concentration ; en 1912, celui du 8e corps d’armée, et, au mois d’août 1913, celui du 20e corps à Nancy. Nos corps d’armée à cette époque, avec l’administration des régions correspondantes, représentaient par le personnel de leurs troupes et services, comme aussi par leurs nombreux établissements, de vastes domaines, dont la direction et la connaissance exigeaient une très grande activité. à peine en possession du 8e corps, il me fallait passer au 20e. Il comprenait deux divisions d’infanterie et une division de cavalerie, toutes, trois à effectifs renforcés en vue d’une prompte mise sur pied de guerre. Au moment où j’y arrivais, il allait comprendre dans ses différentes unités trois classes au lieu de deux, par suite du vote de la loi qui portait à trois ans la durée du service. Il y avait à construire les casernements correspondant à cette augmentation d’effectifs, à étendre en proportion les hôpitaux et autres services militaires. Nous entreprenions en même temps la construction des ouvrages fortifiés autour de Nancy, et il fallait la hâter de toute façon. C’est dire que dans les dernières années avant la guerre et par suite de mes changements de position successifs, j’avais dû me soumettre à un train de plus en plus fort pour remplir entièrement ma tâche, entraînement des troupes, organisations de toutes natures, et cela sans perdre de temps, car l’adversaire devenait chaque jour plus menaçant et plus puissant. Après avoir largement dépassé l’âge de soixante ans, au lieu de pouvoir songer au repos, il fallait se préparer à fournir toute l’énergie et toute l’activité possibles. La guerre s’avançait. D’autre part, au cours de mon commandement de l’école de guerre, j’étais entré en relations avec des notabilités importantes de plusieurs armées étrangères. Dans l’armée britannique, je m’étais lié particulièrement avec le commandant de l’école d’état-major de Camberley, alors brigadier général. Il allait devenir par la suite un des esprits les plus actifs de l’état-major impérial, puis le chef de cet état-major, c’était le field-marshal Wilson. Nous allions, pendant de longues années, notamment durant la guerre, travailler ensemble. Par sa grande intelligence, son inlassable activité, sa droiture à toute épreuve, il devait être un des grands animateurs des organisations anglaises et un des serviteurs les plus heureux de la cause commune. J’avais également reçu à plusieurs reprises une mission russe de l’académie Nicolas, conduite par le commandant de cette académie, le général Tcherbatcheff ; ceci m’avait valu d’être invité par l’empereur Nicolas à ses manœuvres de 1910. Sans parler des relations de cordialité nouées de la sorte dans les deux armées, mes visites m’avaient largement éclairé sur les moyens que nos futurs alliés pourraient apporter dans une guerre contre l’Allemagne, si les gouvernements marchaient d’accord. Lors de mon voyage en 1910, la Russie m’était apparue comme un empire aux dimensions gigantesques, aux assises sociales encore informes, avec son gouvernement concentré, même dans le domaine spirituel, entre les mains d’un seul homme, le tsar. Facilement l’inquiétude naissait, quand on mesurait la tâche du souverain et les capacités extraordinaires qu’il lui eût fallu pour tenir son peuple dans la voie du progrès à remplir un pareil rôle, un Pierre Le Grand n’était-il pas nécessaire ? Et si, à ces difficultés naturelles résultant de l’organisation du pouvoir, venaient s’ajouter les secousses d’une grande guerre, toujours susceptibles de mettre la solidité de l’état en cause, de quelles résistances seraient capables un semblable pouvoir comme aussi une nation tenue systématiquement à l’écart de la gestion de ses affaires, et si peu préparée à l’assurer ? La Russie, encore dépourvue des principes sociaux et des forces morales que représentaient les organisations nationales de l’occident et du centre de l’Europe, ne devait-elle pas dans une grande lutte accuser quelques faiblesses, tel un colosse aux pieds d’argile ? En tout cas, et heureusement pour l’alliance française, le tsar Nicolas II était un souverain d’une droiture à toute épreuve ; nous n’avions pas à douter du sens dans lequel il pousserait et maintiendrait les armées dont il disposerait, et elles étaient considérables. C’était là l’impression très nette que j’avais emportée de mes nombreux entretiens avec l’empereur. Pendant toute la durée des manoeuvres, il m’avait personnellement attaché à sa personne et les journées de manoeuvres, toujours longues pour ceux qui n’y sont que spectateurs, comme c’était mon cas, avaient permis ces nombreux entretiens. Mais, en même temps, je n’avais pas pu ne pas être frappé de la sombre inquiétude avec laquelle l’empereur envisageait l’avenir et la gravité des événements réservés sans doute à son vaste empire. Par là fallait-il sans doute placer les résultats à attendre au-dessous des intentions affirmées. |