NUMA POMPILIUS

 

LIVRE DOUZIÈME.

 

 

Tant de soins, tant de peines pour rendre les Romains heureux, ne soulageaient guère les maux de leur roi : Numa loin de ce qu’il aimait, était le seul à plaindre dans ses états. Il avait envoyé chez tous les peuples de l’Italie s’informer de Zoroastre et d’Anaïs ; nulle part on n’en avait appris de nouvelles : le brave Léo ne revenait point ; le temps s’écoulait. Le triste Numa, seul au milieu d’un peuple qui l’adorait, pleurait sa maîtresse, regrettait son ami, et redoutait Hersilie.

Cette fougueuse amazone ne tarda pas à manifester sa fureur. Tout à coup des tourbillons de poussière s’élèvent du côté du Latium. Ces nuages se dissipent ; et l’on voit reluire des forêts de lances. Un bruit sourd mêlé de cris d’hommes, de hennissements de chevaux, de retentissement de boucliers, vient en croissant ; semblable aux aquilons fougueux, quand, échappés de leurs antres profonds, précédés d’un long mugissement, suivis des tempêtes et du ravage, ils arrivent en déracinant les arbres et les rochers.

Bientôt du haut des murs de Rome se distinguent des milliers de combattants. Les premiers sont les Rutules, entièrement couverts de fer, armés dé longues javelines dont les pointes acérées se réunissent au premier rang. Serrés les uns contre les autres, les boucliers pressent les boucliers, les casques touchent les casques ; leurs aigrettes flottantes ressemblent aux épis d’un champ. Le fier Turnus est à leur tête ; Turnus, le digne petit-fils du héros dont il porte le nom, se réjouit d’aller combattre les descendants des Troyens. Épris des charmes d’Hersilie, il s’est engagé, par serment, à lui livrer Numa prisonnier.

Après eux viennent les Campaniens, faible troupe, mais nombreuse,-guidée par le même roi que Léo prit dans Auxence. Les Volsques paraissent ensuite, sans autres armes que leurs arcs ; ils sont commandés par le brave Arisbée ; Arisbée, de qui les jeux sont d’attacher ensemble deux colombes, de les faire voler dans les airs, et de couper avec sa flèche, sans blesser les oiseaux, le cordon qui les retient.

Les Hirpins, armés de massues, couverts de peaux de bêtes, s’avancent, sans garder de rang. Jadis vaincus par Romulus, ils n’obtinrent de lui la paix qu’en laissant élever au milieu de leur pays une forteresse imprenable, occupée par les Romains. Brûlant de venger cet outrage, ils ont tenté, mais en vain, de s’emparer de la forteresse : c’est sur Rome même qu’ils veulent se venger. Ce peuple farouche est conduit par un Marse plus farouche encore ; le terrible Aulon, le descendant de Cacus, est à leur tête. Aulon brûle pour Hersilie : jaloux de la gloire de Léo, qu’il croit dans Rome auprès de Numa, il a défendu à ses guerriers d’attaquer ces deux ennemis qu’il se réserve pour lui seul.

Les Vestins ferment la marche. Ces peuples, couverts de boucliers blancs, ne combattent qu’avec la fronde. Leurs cuirasses noires, leurs barbes hérissées, inspirent la terreur. Le père de Camille, le vieux Messape est toujours leur roi. Depuis qu’il a perdu sa fille, entièrement livré aux Hirpins ses alliés, il dépend d’eux ; et, sans s’intéresser à Hersilie, il la sert dans une guerre qu’elle seule a suscitée.

Au milieu de cette armée, la fille de Romulus se distingue comme un palmier parmi de jeunes arbustes. La tête couverte d’un casque brillant ceint d’un diadème d’or, elle tient dans sa main droite deux javelots, et porte à son bras gauche ce bouclier, présent de Cérès, gage assuré de la victoire, que Numa laissa dans ses mains. Cette superbe amazone, sur un char traîné par des chevaux noirs, va, vient, vole dans tous les rangs, sourit à l’un, reprend l’autre, encourage le moins hardi, enflamme encore plus le téméraire ; et montrant les remparts de Rome : Amis, dit -elle, voilà mon bien, voilà mon héritage ; faites-le-moi rendre, je vous restitue toutes les conquêtes de mon père. Quant à mon cœur et à ma main, je jure qu’ils seront le prix de la tête de Numa.

Elle dit : le farouche Aulon se plaint qu’une si grande conquête soit trop facile. Turnus sourit de l’orgueil du barbare, lui jette un coup d’œil. dédaigneux, et lance sur la princesse un regard d’amour, tandis, que le Volsque Arisbée, qui voit avec indifférence les appas de la fière Hersilie, s’applaudit d’être le seul qui ne combatte que pour la gloire.

Cette nombreuse armée s’étend dans la plaine, approche de Rome, et campe non loin des murailles. La consternation se répand dans la ville : les habitants des campagnes, suivis de leurs familles en pleurs, chargés de ce qu’ils ont pu sauver, arrivent de toutes parts ; les vieillards, les femmes remplissent les temples ; les enfants poussent des cris douloureux ; les citoyens cherchent des armes ; les soldats craignent d’en manquer ; tout le peuple, alarmé à la vue de tant d’ennemis, n’espère plus que dans son roi.

Numa, qui a tout prévu, devient plus tranquille à l’aspect du danger : il a des vivres, des armes, des troupes braves et nombreuses. Soigneux de ne pas les fatiguer, il leur épargne les gardes inutiles, ménage leurs forces, veille sur leurs besoins, dissipe l’effroi général. Sûr des mesures qu’il a prises, il ne se plaint que de l’absence de Léo, et de ce que les ennemis lui ferment le bois d’Égérie.

Réduit à ses seuls conseils, comme il méditait au milieu de la nuit les moyens de jeter la division parmi ses nombreux adversaires, on vient l’avertir que trois guerriers, arrêtés aux portes de Rome, demandent à être introduits : Numa ordonne qu’on les amène. A peine les a-t-il envisagés, que, reconnaissant Léo, il s’élance dans ses bras en poussant un cri de joie : Ô mon frère ! je te revois ! où est-elle ? où la trouverai-je ? suis-je condamné à la pleurer toujours ?

Mes recherches ont été vaines, lui répondit Léo après un tendre embrassement : j’ai parcouru tout le midi de l’Italie, je n’ai pu découvrir les traces de Zoroastre ni d’Anaïs. Mais j’ai appris le danger qui te menace ; j’ai vu les peuples se réunir pour venir t’assiéger dans Rome, et j’ai volé à ton secours. L’espoir de te faire des alliés m’a donné la hardiesse de nie présenter chez le peuple marse : j’ai osé le rassembler.

Citoyens, leur ai-je dit, vous m’avez banni ; mais le désir de vous être utile l’emporte sur le danger de paraître ici malgré vos lois. Vous êtes amis ou ennemis des Romains : voici l’instant de les accabler, ou de vous les attacher pour toujours. La fille de Romulus, de ce barbare agresseur qui vint nous attaquer dans nos foyers, soulève tous les peuples contre Rome, contre ce juste Numa qui fut le premier à solliciter pour vous une paix honorable. En vous joignant à la fille de Romulus, vous romprez un traité solennel, vous manquerez à la reconnaissance, à l’honneur ; mais vous ferez peut-être une guerre utile. Peut-être aussi vous sera-t-il plus utile encore de demeurer généreux, de secourir Numa. Ce monarque, sauvé par vous, vous rendra le pays des Auronces, vous donnera le droit de citoyens romains, vous regardera comme des frères. Celui que vous trouvâtes juste et bon quand vous étiez ses ennemis, que sera-t-il pour des libérateurs ? Marses, dans cette occasion, comme presque toujours, le parti de l’honneur se trouve le plus avantageux.

Choisissez cependant : joignez-vous à une foule de barbares conduits par la fille de votre plus cruel ennemi, déjà noircie de plusieurs crimes, et qui plonge le poignard dans le sein de sa patrie : ou bien volez au secours du plus juste, du meilleur des rois, d’un héros qui fut mon vainqueur, et qui défendit vos droits dans le traité de paix qui vous lie encore.

A peine ai-je dit ces paroles, que toute l’assemblée s’est écriée : Marchons au secours de Numa, et que Léo nous commande.

Non, non, leur ai-je dit, peuple sensible, mais inconstant, qui m’aimez et qui m’avez banni, je ne puis être votre chef. Cet honneur doit regarder un Marse : depuis que Numa est roi de Rome, je suis devenu Romain. Mais quand la protection des dieux me fit rompre ce peuplier auquel vous aviez attaché le commandement, l’arbre fut ébranlé par quatre concurrents qui valaient mieux que moi sans doute. Deux d’entre eux, Liger et Penthée, ont succombé dans les combats ; Aulon commande les Hirpins ; le vieux Sophanor n’est plus : mais il vous reste le vaillant Astor, l’aimable disciple d’Apollon. Astor s’est signalé dès son enfance. Sa jeunesse seule vous fait balancer : mais sa gloire a devancé son âge, sa jeunesse est un mérite de plus. Marses, que le brave Astor devienne votre général : Apollon, dont il est l’ami, guidera lui-même votre armée. Pour moi, mon impatience ne me permet pas d’attendre le départ de vos guerriers ; je cours à Rome annoncer à Numa que les Marses sont toujours les plus généreux des peuples.

Mille cris m’ont interrompu. Le jeune Astor s’est élancé dans mes bras : je l’ai présenté aux Marses ; j’ai soutenu le bouclier sur lequel on l’a proclamé. Certain que ce général allait voler à ta défense, j’ai précipité mes pas pour arriver avant lui, pour disputer aux Sabins mêmes le plaisir de s’exposer pour toi.

A ces mots Numa se jette de nouveau dans le sein de son frère ; il ne peut plus s’en arracher. Mais la belle Camille ôte son casque, et s’approche du roi de Rome, en se plaignant d’être méconnue. Numa s’écrie, saisit sa main, la couvre de baisers et de larmes : ses yeux pleins d’une douce joie, errent à la fois sur Camille, sur Léo, quand celui-ci, faisant avancer un jeune guerrier venu avec eux, le conduit aux pieds de Numa, à qui cet étranger présente son épée.

Le roi, surpris, l’envisage : ses traits ne lui sont pas inconnus ; mais il ne peut se rappeler où il a vu ce jeune homme. Tu as donc oublié, lui dit Léo, le fils du roi de Campanie, qui abandonna le commandement de l’armée de son père pour devenir centurion dans celle de Romulus, et qui depuis fut livré aux Marses comme otage de la paix. Le roi de Campanie a mal observé le traité ; les Marses t’envoient son fils : c’est un prisonnier que je t’amène.

C’est un ami, s’écria Numa en tendant la main au prince de Capoue, et un ami qui me sera cher, quoique son père se soit joint aux autres rois qui m’assiégent dans ma capitale.

Alors Léo demande des détails sur cette armée d’alliés ; il brûle d’être au lendemain pour faire quelque action d’éclat. Mais Numa soupire et baisse les yeux, en lui rappelant qu’Hersilie est maîtresse du bouclier sacré qui assure la victoire à son possesseur. Tant que ce bouclier sera dans ses mains, Numa ne vent point tenter le sort des batailles. Léo lui-même approuve sa prudence, et termine cet entretien qui faisait rougir son ami. Le roi conduit Camille et son époux dans le plus bel appartement du palais ; il remet Capis à ses officiers ; et, plein de joie, il va se livrer au sommeil.

Dans ce moment, l’amitié vient inspirer à Léo le projet le plus hardi ; mais il le cache à Camille ; il craint qu’elle ne veuille en partager les périls. Aussitôt qu’elle est endormie, Léo se lève d’auprès d’elle, reprend en silence sa peau de lion, s’arme de sa massue, et marche d’un pas léger vers une des portes de Rome : elles s’ouvrent devant lui. Seul dans la campagne, il regarde, il découvre le camp des ennemis et les feux déjà presque éteints dé leurs gardes avancées. Il examine par quel côté il pourra le moins être aperçu ; mais la lune, de son char brillant, répand une trop grande lumière. Léo tombe à genoux devant l’astre des nuits :,

Ô Phœbé ! dit-il, je t’invoque ; daigne modérer ton éclat : Tu ne favoriseras point un dessein coupable : ce n’est pas un amant téméraire qui veut surprendre l’objet de ses feux ; ce n’est pas même un guerrier conduit par l’amour de la gloire. Non, chaste déesse, un sentiment plus noble m’anime ; c’est la sainte et pure amitié. Je vais reprendre le bien d’un ami ; je vais réparer la faute que lui fit commettre l’Amour ; l’Amour, ce dieu cruel, dont tu fais gloire d’être l’ennemie. Ô déesse ! ma cause est la tienne ; c’est celle de la vertu.

Sa prière est à peine achevée, que la lune, s’enveloppant de nuages, cache son disque d’argent. Encouragé par ce présage, le héros marche vers le camp. Il parvient aux premières gardes, qui, à sa taille, à sa massue, le prennent pour un Hirpin. Léo sait leur langue ; il passe sans obstacle. Il pénètre au milieu du camp, où les soldats, accablés par le sommeil, par le vin, dorment étendus pêle-mêle auprès de leurs armes et de leurs chars. Il était facile d’en égorger un grand nombre ; mais ils ne se défendaient pas : ce carnage était impossible à Léo.

Léo n’éprouve ni fureur ni crainte : il reconnaît Aulon étendu sur la terre, la tête appuyée sur son bouclier ; sa hache énorme était auprès de lui. Un songe funeste l’agitait ; sa langue balbutiait les noms de Léo et Numa, qu’il accompagnait d’imprécations. Par un mouvement involontaire le héros lève sa massue ; mais, la baissant aussitôt, il se contente d’emporter la hache du féroce Aulon.

Enfin il distingue la tente d’Hersilie, si mal gardée par ses défenseurs : il y pénètre d’un pas assuré. La fille de Romulus était livrée au plus profond sommeil. Plus occupé du bouclier que de contempler la princesse, Léo cherche des yeux ce trésor que l’obscurité lui dérobe. Tout à coup la lune sort de derrière les nuages ; ses tremblants rayons vont se réfléchir au milieu du bouclier d’or. Léo s’en saisit aussitôt. Chargé de cette précieuse dépouille et de la hache d’Aulon, il reprend le même chemin qu’il a parcouru, traverse une seconde fois le camp, et franchit les dernières gardes sans rien trouver qui l’arrête.

Déjà il est en sûreté ; déjà, plein de joie, il rend grâces à Phœbé, à la Nuit, à tous les dieux, lorsque des cris et un bruit d’armes se font entendre derrière lui. Le crépuscule du jour commence à poindre. Léo, surpris, écoute, regarde : il voit une femme armée d’un arc, fuyant devant une troupe de Rutules qu’elle arrête d’espace en espace en les menaçant de sa flèche.

Le cœur de Léo devine que c’est Camille avant que ses yeux l’aient reconnue. Il court, il l’appelle, il la joint. Il remet dans ses mains le bouclier sacré ; il s’élancé sur les Rutules, les atteint à la fois de sa hache et de sa massue, revole à sa bien-aimée, la rassure, l’environne, l’entraîne vers les murs de Rome, et retourne encore immoler ceux qui l’approchent de trop près. Ainsi le sanglier, poursuivi par une troupe de chiens courageux, fuit, et revient sans cesse blesser celui qui dépasse la meute.

Mais les Rutules intimidés appellent leurs compagnons. Le camp se réveille, on s’arme, on accourt de toutes parts. Une troupe d’Hirpins s’avance pour envelopper Léo, tandis qu’in escadron volsque va lui couper le chemin de Rome. Léo s’arrête ; toujours auprès de Camille qui le couvre malgré lui du bouclier d’or, toujours faisant face à la fois et aux Rutules et aux Hirpins, il change tout à coup de route, prend un détour, gagne le Tibre. Les ennemis, croyant sa perte assurée, jettent des cris de joie. Ils resserrent le demi-cercle qu’ils forment autour de lui, ils se rapprochent peu à peu, ils vont enfin presser les fugitifs entre leurs lances et le fleuve, quand Léo, parvenu sur le bord, fait voler d’un bras vigoureux, jusque sur la rive opposée, sa massue et la hache d’Aulon ; il prend Camille dans ses bras, jette un coup d’œil fier à ses ennemis immobiles, s’élance au milieu des ondes, et, malgré leur rapidité, malgré les flèches des Volsques, il aborde, reprend ses armes, et continue son chemin vers Rome.

A peine est-il hors de danger, que ce héros si terrible n’est plus que l’amant le plus tendre. Pardonne, ô ma chère Camille ! pardonne, s’écrie-t-il, si j’ai pu te cacher un secret : ton amour m’en a bien puni. J’exposais, sans ton aveu des jours qui ne sont qu’à toi ; tu m’as fait trembler pour les tiens : mon crime est assez expié. Ingrat, lui répond Camille, tu as pu penser que j’attendrais ton retour ! tu as pu croire que ma tendresse se contenterait de vaines larmes ! Des soldats moins cruels que toi m’ont indiqué la trace de tes pas, m’ont ouvert la même porté par où tu t’étais échappé ; et, seule, dans les ténèbres, en présence du camp ennemi, je n’ai senti d’autre crainte que celle de ne pas te retrouver.

Tels sont les reproches que se font ces tendres amants : les dangers qu’ils ont courus augmentent, s’il est possible, le sentiment qui les unit ; la conquête du bouclier d’or ajoute à leur félicité. Ils rentrent dans Rome aux premiers rayons du jour, et vont attendre le réveil du roi, pour lui présenter le bouclier sacré.

Quels furent les transports de Numa ! il ne peut ni les contenir ni les exprimer. Il embrasse mille fois Léo, il est aux genoux de Camille : Que ne vous dois-je pas, leur dit-il ; vous sauvez mon trône et ma gloire ! Ah ! mon trône est à vous, ainsi que mon cœur ; c’est à vous de régner sur Rome comme vous régnez sur Numa.

Il assemble aussitôt son peuple pour lui montrer le bouclier sacré, pour l’instruire de ce qu’a fait Léo. Il le déclare sur le champ général des troupes romaines. A l’instant où mille acclamations confirment ce digne choix, les sentinelles des remparts annoncent l’armée des Marses.

Astor, le jeune Astor, a trompé l’ennemi il a remonté le Tibre, qu’il a passé vers sa source ; et, par une marche savante, il arrive sous les murs de Rome, du côté de l’Étrurie, le seul dont les assiégeants ne sont pas maîtres.

Numa fait ouvrir ses portes, et court au-devant de ses alliés. Astor entre dans la ville à la tête de dix mille hommes : il n’a pas plus tôt aperçu le roi, que, s’avançant à sa rencontre, il va lui jurer obéissance et amitié. Le roi. l’embrasse avec tendresse ; le peuple pousse des cris de joie. Tandis que Numa conduit Astor dans son palais, chaque citoyen s’empresse de recevoir un guerrier marse et de le traiter comme un frère.

Cependant Hersilie et Aulon, furieux d’avoir vu cette armée de l’autre côté du Tibre entrer paisiblement dans Rome sans qu’ils aient pu troubler sa marche, honteux, humiliés qu’un seul guerrier soit venu leur ravir, à l’un son bouclier, à l’autre sa hache, Hersilie et Aulon, pressés par un égal désir de vengeance, veulent donner l’assaut, et crient à la fois : Aux armes ! Les Volsques, les Hirpins, les Campaniens, les Rutules, les Vestins, obéissent. Toutes les troupes sortent du camp, se forment par bataillons, et, portant de longues échelles, marchent vers les remparts, précédées de balistes et de catapultes.

Numa, instruit de cette attaque, ne s’effraie pas du péril. Aussi tranquille au moment d’un combat que lorsqu’il sacrifie aux dieux, il ordonne à Léo de sortir dans la plaine à la tête des Romains : Astor reçoit les mêmes ordres. Numa veut que le prince de Campanie soit au milieu des bataillons marses : il demande que la belle Camille se tienne au centre des bataillons romains, il défend surtout à ses deux généraux de laisser tirer une seule flèche. Ensuite il se revêt de ses ornements royaux, ceint sa tête d’un diadème, prend dans sa main un sceptre, une branche d’olivier ; et, précédé de ses licteurs, il marche au milieu des deux armées.

Les ennemis, surpris de ce spectacle, s’arrêtent rangés en bataille pour attendre les Romains : ceux-ci, arrivés à la portée du trait, forment un front à peu près égal à celui de leurs adversaires. Déjà de part et d’autre les arcs sont bandés, les glaives tirés ; Tisiphone, au milieu de l’intervalle, agite, ses serpents et attend le signal.

Mais le roi de Rome s’avance, en élevant sur sa tête le rameau d’olivier. Ses hérauts crient et demandent que l’on écoute Numa. Ses paroles sont répétées par mille bouches. Malgré les efforts d’Hersilie et d’Aulon, le roi des Vestins et celui de Campanie, les chefs des Volsques et des Rutules s’approchent du monarque romain. Aulon est forcé de les suivre ; Hersilie elle-même vient entendre, en frémissant de rage, ce que Numa ose proposer.

Princes, héros qui m’écoutez, leur dit Numa d’une voix douce mais assurée, pourquoi me faites-vous la guerre ? Ai-je ravagé vos états ? ai-je enlevé vos femmes ou vos filles captives ? ai-je manqué à des traités ? que me voulez-vous ? que demandez-vous ?

Que tu descendes d’un trône usurpé, s’écrie Aulon ; que tu rendes à la fille de Romulus l’héritage de Romulus. C’est pour elle que nous avons pris les armes ; nous venons la rétablir et la venger.

Aulon, lui répondit Numa, ce diadème que tu veux m’arracher ne fut ni demandé ni désiré par moi. Il m’en coûte assez pour l’avoir accepté : mais les dieux ont parlé ; j’ai obéi. Ce peuple m’a fait son souverain : Romulus lui-même n’avait pas d’autre titre. A Rome le trône appartient à celui que la nation choisit ; il est héréditaire chez les Sabins, qui composent aujourd’hui la moitié du peuple romain. Par une suite de crimes que je ne veux point rappeler ici, je suis : le dernier des princes sabins. Ainsi l’ordre des dieux, le vœu du peuple, le sang, les lois m’appellent au trône. Vous seuls comptez pour rien ces droits ; et vous venez m’assiéger dans mes murs sans m’avoir seulement déclaré la guerre. Loin de m’en plaindre, je vous en remercie : vous avez mis de mon côté la justice, vous m’avez assuré les dieux.

Rois de l’Italie, je vous estime : il dépend de vous que je vous aime ; mais jamais je ne vous craindrai. Vous voyez cette armée des Romains aussi nombreuse que toutes les vôtres réunies ; vous voyez ces braves Marses qui, venus à mon secours, ont trompé votre vigilance : voilà de quoi repousser la force par la force. Je peux perdre plusieurs batailles, et vous arrêter encore des années devant mes murs : si vous êtes vaincus une seule fois, il ne vous reste plus de ressource. Ne pensez pas que les Marses soient les seuls peuples que je saurai vous opposer ; les Étrusques, les Apuliens, les peuples de la Ligurie, vont arriver dans peu de jours. Attaqués à la fois par tant de nations réunies, vous ne pourrez leur résister ; vous périrez tous : les Vestins seuls seront épargnés. De tout temps les Marses et les Vestins furent frères ; je les regarde comme mes alliés : je leur jure ici, en votre présence, de ne jamais les traiter en ennemis.

A ces paroles, Aulon, Turnus, Arisbée, regardent le vieux roi des Vestins : la défiance est peinte sur leurs visages. Numa, qui a déjà réussi à mettre la division parmi eux, continue dans ces termes :

Hélas ! : je pleurerais le premier sur une victoire qui causerait la perte de tant de peuples, je baignerais de mes larmes des lauriers teints de votre sang. Rois, mes collègues, je ne veux que la paix ; et, sans avoir été vaincu, avec la certitude même de vaincre, je vous la propose avantageuse. Vous, Hirpins, je vous remets la forteresse que Romulus fit élever au milieu de votre pays : ce fut une injustice ; je mets ma gloire à la réparer. Vous, Volsques et Rutules, je vous offre mon alliance et les droits de citoyens romains. Vous, roi de Campanie, qui avez oublié si vite votre dernière guerre avec les Marses, je vais vous remettre votre fils que vos ennemis m’ont livré. Vous, roi des Vestins, qui pleurez depuis si longtemps une fille que vous croyez ensevelie dans les ondes, je vais vous rendre votre Camille. Venez, Camille et Capis, venez embrasser vos pères.

A ces mots, Camille et Capis se jettent dans les bras du roi des Vestins et du monarque de Capoue. Ces deux vieillards ne peuvent en croire leurs yeux : ils versent des larmes de joie, ils tiennent serrés contre leurs cœurs les enfants qu’ils n’espéraient plus voir.

Combattez à présent contre moi, leur dit Numa : déjà ma cause était juste ; j’ai voulu qu’elle le fût encore plus. Vous n’étiez que des agresseurs, je vous force d’être des ingrats : combattez, si vous le voulez.

Pour toute réponse, les deux rois tombent à ses pieds, et embrassent ses genoux. Le brave Turnus, le sage Arisbée, lui tendent la main en criant : La paix ! Tous les soldats répètent : La paix !

Aulon seul ; Aulon veut parler ; mais Léo se précipite vers lui : Si la soif du sang te dévore, lui dit-il, me voici : je te rends ta hache, que j’ai prise pendant ton sommeil. Aulon, terrassé ! par ces paroles et par l’ascendant du magnanime Léo, Aulon le regarde et se tait. Hâte-toi, lui dit le héros : mon cœur frémit à l’idée de tremper mes mains dans le sang d’un Marse ; renonce à ta patrie ; ou accepte ma foi. Mon choix est fait, lui dit Aulon ; et il met sa main dans la sienne.

Dès ce moment, plus d’obstacles à la paix des cris de joie s’élancent de toutes parts ; les deux armées, quittant leurs rangs, commencent à se mêler ; quand la fougueuse Hersilie, qui jusqu’alors avait espéré dans Aulon, Hersilie, hors d’elle-même, les yeux ardents, pâle de fureur : lâches, s’écrie-t-elle, ingrats, perfides amis, qui cédez à de vaines paroles, qui trahissez la cause des rois, ne pensez pas me voir complice de votre infamie. Et toi, Numa, toi que j’abhorre autant que je t’adorai, je ne puis, trouver d’expression plus forte, reçois mes funestes adieux : puisse l’amour te faire sentir tous les tourments que tu m’as causés ! Puisses-tu pleurer sur le trône le chagrin de n’y pouvoir placer l’indigne objet que tu me préfères ! puisse ce peuple romain qui t’a fait roi devenir le plus terrible ennemi du nom de roi, le poursuivre par toute la terre, après avoir chassé de ses murs toi ou tes indignes successeurs ! puissent enfin les noires Euménides te persécuter sans relâche, te présenter sans cesse le cadavre de Tatia expirante par mes poisons, et surtout celui d’Hersilie mourante sous le poignard que ta main barbare conduit ! En prononçant ces derniers mots elle enfonce jusqu’à la garde son épée dans son cœur. On accourt, on s’empresse : il n’est plus temps : elle ne respire plus, et la fureur est encore peinte sur son visage glacé.

Numa la plaint : il donne des ordres pour qu’on lui rende les honneurs funèbres avec le respect dû à son rang. Tandis que le bûcher se prépare, le roi de Rome immole des victimes ; jure la paix aux conditions qu’il a offertes, et rentre dans sa capitale entouré de tous ces rois qu’il a vaincus par la justice.

Numa les conduit au Capitole, où ils font un sacrifice à Jupiter. Là, il propose d’établir une ligue qui assure à jamais la paix et la liberté de l’Italie. Tous ces rois, remplis de respect pour la vertu de Numa, veulent qu’il soit seul leur arbitre. Numa discute les droits de chacun d’eux, compense les sacrifices, en fait lui-même, rédige le traité, et tous le signent avec joie. Ces nouveaux alliés du roi de Rome se disposent à partir, comblés de ses filons, certains de sa foi, et pénétrés pour lui de la plus tendre vénération.

Le monarque de Capoue retourne dans ses états avec son fils, qui est devenu un héros chez les Marses. Le roi des Vestins ne peut engager sa fille à le suivre dans Cingilie : Camille a renoncé au trône ; elle veut demeurer à Rome avec Léo, avec Numa ; et le bonheur dont elle jouit suffit pour rendre heureux son père. Les Volsques, les Hirpins, les Rutules, satisfaits sur les injustices qu’ils reprochaient à Romulus, reprennent la route de leur pays en bénissant le nom de Numa. Les Marses, chargés de présents, remis en possession du pays des Auronces, retournent à Marrubie : Astor ne quitte pas sans regret son vertueux allié. Enfin le peuple romain, qui voit finir cette guerre sans qu’il en coûte le sang d’un seul citoyen, bénit et adore son roi.

Le sage Numa, qui vient d’assurer la paix à l’Italie, se hâte d’aller fermer solennellement le temple de Janus : sous Romulus il resta toujours ouvert. Les portes d’airain crient sur leurs gonds rouillés ; l’on ne peut les forcer à se joindre.

Numa tombe à genoux devant la divinité : Ô Janus ! s’écrie-t-il, toi qui régnas dans l’Italie par la justice et par la paix, protège mes desseins pacifiques. Ferme ce temple terrible : notre cœur sera l’asile où nous t’adorerons désormais ! Je saurai te rendre un nouvel hommage : jusqu’à présent notre année a commencé par le mois consacré à Mars ; je réforme cette année mal calculée à plus d’un égard. J’y ajoute deux mois, et le premier de tous sera le mois de Janus : il est juste que le dieu de la guerre cède le pas au dieu de la paix.

Il dit. Les portes du temple tournent d’elles-mêmes sur leurs gonds, et se ferment avec un bruit épouvantable.

Numa consacre ensuite le bouclier d’or qui assure à jamais aux Romains la victoire sur tous les peuples ; il institue, pour le garder, des prêtres qu’il nomme Saliens.

Après ces soins pieux, il se dispose à retourner au bois d’Égérie : il mène avec lui Camille et Léo. Mais la crainte de déplaire à la nymphe lui fait laisser ces tendres amis à quelque distance de la fontaine.

A peine arrivé, il invoque Égérie ; il se plaint du long temps qui s’est écoulé depuis qu’il ne l’a entendue et lui rend compte de tout ce qu’il a fait. Êtes-vous contente ? ajoute-t-il d’un ton timide et modeste. Oui, répond la voix, je le suis ; et, dès ce jour, je te regarde comme le plus grand des rois. Tu as rempli mes espérances ; c’est à moi de remplir mes serments : connais enfin Égérie.

A ces mots elle sort du bois ; et Numa reconnaît Anaïs. Il reste immobile de surprise : son œil est fixe, sa bouche ouverte, ses bras demeurent tendus. Tout à coup, poussant des sanglots, il tombe aux genoux d’Anaïs, il fait de vains efforts pour parler, il ne peut que verser des larmes.

Relève-toi, lui dit Anaïs : je ne suis point la nymphe Égérie, je suis une simple mortelle ; et les honneurs de la divinité me seraient moins chers que le titre de ton amie. Tu m’avais raconté le songe que tu fis à la fontaine de Pan, l’espérance que tu conservais d’être un jour instruit par Égérie ; je résolus avec mon père de réaliser cet espoir. Forcés de nous séparer de toi, pour que tu consentisses à devenir le bienfaiteur de ton peuple, nous vînmes nous cacher dans ce bois, où j’étais bien sure que tu ne tarderais pas à te rendre. Tous nos projets ont réussi. Je t’ai parlé comme Égérie, je t’ai donné des conseils qui m’étaient dictés par la profonde sagesse de mon père. Tu as cru entendre la nymphe : cette erreur, utile à ta gloire, a été douce pour mon cœur. Je te voyais à travers ces branchages quand tu pensais converser avec Égérie ; plus heureuse que toi, j’étais à tes côtés quand tu pleurais ton Anaïs.

Numa l’écoute, hors de lui-même. Il voit bientôt paraître Zoroastre ; il se précipite dans son sein, il l’embrasse mille fois ; et, s’arrachant de ses bras, il court chercher Camille et Léo. Elle est ici ! leur crie-t-il de loin, elle est ici ! Viens, accours ; ton père, ta sœur t’attendent.

Léo ne peut croire ces paroles ; il se presse pourtant d’arriver. Zoroastre le reçoit dans ses bras, le serre contre sa poitrine : Mon fils, mon cher fils, nous sommes rejoints, nous le sommes jusqu’à la mort. Léo pleure pour toute réponse : l’aimable Camille embrasse Anaïs. La joie, l’amour, l’amitié, semblent ôter la raison au tendre père et aux quatre amants.

Enfin, quand les larmes les ont soulagés, Zoroastre les conduit à sa cabane. C’est ici, leur dit-il, que nous nous sommes cachés ; ici nous finirons nos jours. Numa, je te donne Anaïs, mais le peuple romain ne connaîtra jamais vos nœuds ; jamais Anaïs n’entrera dans Rome. Chaque jour, sous prétexte de venir consulter ta nymphe, tu viendras voir ton épouse ; et la récompense de tes bonnes actions sera le plaisir de nous les raconter. Ainsi ma fille demeurera fidèle à sa religion ; le mystère ajoutera de nouveaux charmes à la félicité de Numa ; et Zoroastre, heureux de ce bonheur, coulera en paix, au milieu de vous, le peu de jours qu’Oromaze lui destine encore. Approuves-tu ce projet ?

Numa ne lui répond qu’en tombant à ses pieds ; Anaïs sourit en baissant les yeux ; Camille et Léo applaudissent.

Dès le lendemain, l’hymen d’Anaïs et de Numa fut célébré dans cette chaumière, sans pompe, sans fête, sans autres témoins que Zoroastre, que Camille et Léo. L’heureux Numa vint tous les jours à la cabane. La vertueuse Anaïs et son père lui inspirèrent de plus en plus le désir, les moyens d’être le plus juste et le meilleur des rois.

Zoroastre parvint, au milieu d’eux, à la vieillesse la plus reculée. Léo, général des Romains, se fixa dans Rome avec son épouse, et prit d’elle le surnom de Camillus : ce fut la tige de cette famille de héros dont le plus fameux délivra Rome des Gaulois. Numa, toujours brûlant pour Anaïs, toujours adoré de son épouse, régna quarante-cinq années. Pendant ce long espace de temps, jamais ennemi ne parut sur le territoire de Rome, jamais le temple de Janus ne fut ouvert ; et, dans les états de Numa, il n’y eut pas un seul homme malheureux par l’oppression ou par de mauvaises lois.

FIN