Numa, retiré au fond de sa cabane, ne put y trouver le sommeil. Tout ce que lui avait dit Anaïs revenait dans sa pensée. Elle ni a menacé, disait-il, de renoncer à moi si j’oublie pour elle ce que je dois à ma nation, si je me refuse aux volontés des dieux. Quel affreux malheur de déplaire à la fois aux immortels et à ma chère Anaïs ! Mais, si j’accepte la couronne, puis-je signaler les premiers jours de pion règne par mon hymen avec une mage ? Mon projet serait de régner par la religion ; et je commencerais par placer sur mon trône l’ennemie de mon culte ! Mon peuple ne l’y verrait qu’avec horreur : malgré les vertus d’Anaïs, la haine publique serait son partage. Non, je ne puis l’y exposer ; je ne puis surtout sacrifier mon amour au vain espoir de bien gouverner Rome. Jusqu’à présent je n’ai vécu que pour m’immoler aux autres, il est temps de vivre pour moi. Au milieu de ces réflexions le chagrin d’affliger son peuple, la crainte d’irriter les dieux, venaient ébranler les résolutions de Numa. Agité par ces sentiments contraires, entraîné par son amour, ramené par sa piété, il demeure incertain de ce qu’il doit résoudre : semblable à l’arbre entamé par la hache, prêt à tomber au moindre effort, et dont la chute menace également de tous les côtés. L’aurore, sur son char d’opale, ouvrait déjà les portes du jour, lorsque. Numa ; fatigué, se laisse aller au sommeil. A peine se livre-t-il à ce doux consolateur, que l’ombre d’un vieillard couvert de lambeaux ensanglantés vient se présenter devant lui. Numa, saisi de terreur, sentit ses cheveux se dresser ; mais il reconnaît Tatius ; et sa frayeur se dissipe. Ô mon père ! ô mon roi ! lui dit-il, qui Vous fait abandonner l’Élysée ? Pourquoi ce vêtement sanglant, qui ne rappelle que trop le crime de Romulus ? Qu’ordonnez-vous ? Parlez, ombre redoutable et chère, Numa jure (le volis obéir. Marche donc vers Rome, lui dit l’ombre d’une voix sévère, les dieux t’ordonnent de régner : c’est pour t’annoncer leurs décrets que j’ai quitté ma sombre demeure. Je n’habite point encore les Champs-Élysées ; Minos, avant de me récompenser du peu de bien que j’ai fait, me punit du mal que j’ai laissé faire. Je dois rester dans le Tartare jusqu’au moment où le peuple romain sera le plus heureux des peuples : Numa, sois mon libérateur. En disant ces mots l’ombre disparaît. Numa lui tend les bras pour la retenir ; mais il n’embrasse qu’un souffle léger qui se perd aussitôt dans la nuit. Numa se réveille couvert d’une sueur froide : il se jette à genoux, adore les immortels, fait des libations de vin sur un brasier. Dès que le soleil paraît, il court auprès d’Amis pour dissiper le trouble qui l’agite. Mais c’est en vain qu’il cherché, qu’il appelle Anaïs : Anaïs ne répond point. Alarmé de ce silence, Numa pénètre dans l’asile où repose Zoroastre ; il trouve son lit désert. Une tablette seule est restée : Numa la saisit, et lit ces paroles ANAÏS À NUMA. Je
pars ; tu ne me verras plus. Tant que je serais près de toi, ou tu refuserais
un trône que Dieu te donne pour le bonheur des deux peuples, et je ne puis
accepter ce sacrifice ; ou tu monterais sur ce trône en m’y faisant asseoir
près de toi, et tu déplairais à ton peuple. Pour ton intérêt, pour ta gloire,
il faut te fuir, Numa, te fuir aujourd’hui, le jour même. :... Mes larmes
baignent ces tablettes. Adieu, Numa ; va régner ; sois heureux, s’il a t’est
possible, mais n’oublie point Anaïs. Songe que dans mon obscur asile je serai
sans cesse occupée de foi. J’entendrai, j’espère, bénir ton nom ; alors je
m’applaudirai d’avoir acheté de mon infortune la gloire dont tu jouiras, le
bonheur de ton peuple, et la certitude de vivre à jamais dans ton cœur. Numa lut deux fois cette lettre sans pouvoir verser une larme : la surprise, la douleur l’accablent. Il ne pleure point, il ne se plaint pas ; il considère les tablettes d’un œil sec et égaré. Ainsi l’oiseau qui, revenant porter à ses petits leur pâture, trouve son nid enlevé, demeure immobile sur la branche, laisse tomber la nourriture de son bec, et regarde fixement la place où étaient ses enfants chéris. Enfin deux ruisseaux de pleurs viennent soulager Numa, les sanglots sortent en foule de son sein. Anaïs ! Anaïs ! s’écrie-t-il d’une voix lamentable, Anaïs, vous m’avez quitté ! Pensez-vous que j’y pourrai survivre ? pensez-vous que je ne courrai pas toute la terre pour retrouver mon Anaïs ? Quoi ! vous m’avez abandonné le jour même de notre hyménée ! vous avez passé devant cette cabane ornée pour vous recevoir, et vos pas ne se-sont point arrêtés ! et vous avez pu !... Le désespoir s’empare de moi.... Oui, je renonce à la sagesse, à la gloire, à la vertu, à tout ce qui n’a pu fixer Anaïs. Je vais détester la vie, puisque je ne vis plus pour elle ; je ne vais plus être qu’un insensé, puisque Anaïs emporte ma raison. En disant ces mots il tombe, il se roule sur la poussière. Ses cris attirent Camille et Léo hélas ! ils ignoraient tous deux le départ de Zoroastre et de sa fille. Elle est partie ! leur crie Numa, aussitôt qu’il les aperçoit ; elle est partie ! nous ne la verrons plus ! Camille veut l’interroger ; Numa répète : Elle est partie ! Léo regarde les tablettes, et voit écrits de l’autre côté de tendres adieux que lui faisait Zoroastre : Tu n’aurais pu te décider, lui disait-il, entre ton père et ton ami ; ma tendresse a voulu t’éviter ce douloureux combat. J’ai dit te quitter, mon cher fils ; mais jamais je n’en aurais eu la force, si je n’étais pas sûr de te rejoindre bientôt. Nuna, qui entend ces derniers mots, s’élance sur les tablettes ; il lit, il relit ces paroles : elles calment son désespoir. Léo pleure avec lui, Camille les console ; et le vieux Métius, qui arrive dans ce moment, serre contre son seul les deux héros, en leur offrant de tout abandonner pour aller à la recherche de Zoroastre. Numa veut partir à l’instant même. Il ne pense plus à l’empire, il n’est occupé que de rejoindre Amis avant qu’elle ait pu s’éloigner. Mais à peine il se met en marche, que la foudre gronde sur sa tête, vient éclater à ses pieds ; et une voix forte comme le tonnerre, sortant d’un nuage enflammé, fait entendre ces paroles : NUMA, SONGE À TATIUS. Numa s’arrête épouvanté ; il rougit d’avoir voulu sacrifier son devoir à son amour ; il tombe à genoux, reste long-temps prosterné sur la terre, demande pardon aux mânes de Tatius, et se relevant avec l’air plus tranquille : Je suis votre roi, dit-il aux ambassadeurs ; conduisez-moi vers mon peuple. A cette parole Métius et ses deux compagnons n’osent faire éclater leur joie ; ils voient trop combien il en coûte à Numa pour immoler un sentiment qui lui est plus cher que la vie ils se félicitent en silence, et se disposent à gui-der vers Rome celui qu’on y attend comme un dieu sauveur. Léo, en approuvant son ami, regrette de ne pas le suivre ; il vent courir sur les traces de son père ; il veut aller chercher Anaïs : Camille se dispose à l’accompagner. Léo embrasse mille fois Numa, lui promet, lui jure de le rejoindre quand il aura donné trois mois à la recherche de Zoroastre. Numa, qui dans le même jour perd sa maîtresse et se sépare de son ami, prend tristement le chemin de Rome pour aller occuper un trône qui ne le consolera pas. Il marche, conduit par les ambassadeurs. Il franchit l’Apennin, trouve un char qui l’attendait sur la frontière, traverse rapidement le territoire de Rome, et en découvre les superbes remparts : ils étaient garnis de deux peuples qui venaient attendre tous les jours l’arrivée de leur roi. A peine aperçoit-on le char, que mille cris s’élancent jusqu’aux cieux : Le voilà ! le voilà ! notre héros, notre père, le favori des dieux, le sauveur des Romains ! Femmes, enfants, vieillards, soldats, tous se précipitent aux portes, tous remplissent la campagne, et courent au-devant de Numa. L’un porte dans ses mains des fleurs, l’autre des branches d’olivier : ils les lui présentent de loin ; ils les jettent sur son passage ; ils se pressent autour de son char, ils en arrêtent la marche. Romains, Sabins, témoignent la même joie : leur impatience est égale ; les deux nations ont un même cœur. Numa descend de son char ; et c’est alors que toutes les bouches le bénissent, que ses mains, que ses habits sont couverts de mille baisers. Ah ! ne nous quittez plus, disaient-ils, restez toujours parmi nous ; les dieux nous donnent un père, qu’il soit sans cesse avec ses enfants : Numa pleure et leur tend les bras : il est trop ému pour répondre ; mais son silence, son air, ses larmes, promettent à son peuple tout ce qu’il demande. Numa s’avance lentement, toujours retardé par des transports, par des acclamations nouvelles : ainsi le meilleur des rois, environné, pressé par ses sujets, confondu an milieu d’eux, entre Jans sa capitale, et paraît mille fois plus grand qu’un vainqueur entouré d’esclaves, monté sur un char de triomphe. Arrivé sur la place publique, il est revêtu des ornements royaux. On le conduit, on le porte au Capitole, où il veut remercier les dieux : l’encens fume, le sang des victimes ruisselle, leurs entrailles consultées n’annoncent que d’heureux augures. Numa pose son sceptre et sa couronne sur l’autel de Jupiter : Fils de Saturne, s’écrie-t-il, si dans cette foule de Romains qui t’offrent avec moi leurs vœux il en est un seul qui soit plus enflammé que moi du désir de rendre heureux ce peuple, fais-le-moi connaître ; je lui remets ce diadème. Mais si tu veux que j’en sois possesseur, ô Jupiter ! souviens-toi de ma prière : Que le premier jour où je violerai la justice, où je n’écouterai pas le pauvre, où je foulerai aux pieds le malheureux, ta foudre me précipite de ce trône on je vais monter ! Je ne l’accepte qu’à cette condition. Père des dieux et des hommes, cette grâce me sera plus chère qu’une victoire sur nies ennemis. Il dit : les acclamations redoublent ; le sacrifice s’achève au milieu des transports d’allégresse. Numa sort du temple, et douze vautours volant à sa droite l’accompagnent jusqu’à son palais. Le nouveau roi fait ouvrir le trésor de Romulus ; il en distribue la moitié au peuple, et réserve l’autre pour les habitants des campagnes. Il casse, il détruit à jamais le redoutable corps des Célères : Je ne veux d’autres gardes, dit-il, que le respect et l’amour que me porteront mes sujets. Ma dignité m’assure l’un ; c’est à mes vertus à m’attirer l’autre. Les Célères me sont inutiles ; qu’ils redeviennent citoyens. Deux d’entre eux ont assassiné Tatius ; c’est à vous, Sabins, que je les abandonne. Puisse ce sang coupable être le seul répandu sous mon règne par le glaive de ma justice ! puissent tous nos sujets vertueux m’épargner la plus pénible de mes fonctions ! Après avoir ainsi rempli, dans les premiers instants de son règne, les deux plus grands devoirs des rois, celui de soulager le pauvre, ce-lui de punir le coupable, il s’enferme dans son palais plusieurs jours de suite pour se faire rendre un compte fidèle de ses forces, de ses richesses, surtout des impôts qu’il peut supprimer : il médite pendant longtemps les changements qu’il croit nécessaires. Mais, avant de rien entreprendre, il veut aller dans le bois d’Égérie implorer les secours de Minerve, et pleurer sa chère Anaïs, sans témoin et en liberté. Il sort de Rome, laisse sa suite, pénètre seul dans le bois sacré. Bientôt il arrive au berceau de verdure sous lequel il vit pour la première fois la fille de Romulus endormie. A peine a-t-il reconnu la place où était l’amazone, qu’un tremblement le saisit : son cœur palpite avec violence, il sent ses forces défaillir. Il se hâte de fuir ce lieu qu’il ne. peut fuir sans soupirer encore : tant, il est vrai qu’un premier amour laisse des traces ineffaçables l A peine s’est-il éloigné du berceau, qu’il s’assied auprès d’un arbre pour se remettre de son émotion. Là, recueilli en lui-même, se livrant à cette douce mélancolie qui fait pleurer sans faire souffrir, il se rappelle ses premières années : souvenir quelquefois douloureux mais toujours cher à un cœur sensible. Numa repasse dans sa mémoire son premier voyage à Rome ; le songe qu’il eut à la fontaine de Pan ; cette nymphe Égérie qu’il ne pouvait voir, et qui lui enseignait la sagesse ; sa passion pour Hersilie, première cause de ses chagrins ; son amour pour Anaïs, dont le nom seul le rassure, pour Anaïs qu’il a perdue, mais dont l’image le suit partout, défend son cœur contre les dangers qui pourraient le menacer encore, et laisse au fond de son âme un souvenir doux, mêlé d’espérance, qui, le consolant de ses peines, l’encourage à la vertu. Numa, plus tranquille, se lève : il veut reprendre le chemin qui conduit au temple de Minerve ; mais il s’égare, s’enfonce dans le plus épais du bois, et arrive bientôt à une source d’eau vive qui sortait d’un petit tertre ombragé par de hauts peupliers. Jamais troupeau ni berger n’avait troublé l’onde claire de cette fontaine écartée ; jamais nul oiseau, en se désaltérant, nulle branche même tombée, n’en avait ridé la surface.. Les arbres qui l’environnaient, serrés les uns contre les autres, formaient autour du tertre un bocage impénétrable ; mille arbrisseaux, mille rosiers sauvages, nés sur le bord de la source, remplissaient les intervalles des troncs d’arbres. Ce lieu silencieux et tranquille semblait consacré au mystère. Tel était seuls doute l’endroit de la forêt de Gargaphie où le téméraire Actéon surprit la fille de Latone ; ou tel était plus sûrement l’asile où Phœbé descendait du ciel pour prodiguer ses charmes à l’aimable Endymion. Numa remarque cette retraite, il se propose d’y venir souvent. Parvenu près de la source, il se baisse pour puiser de l’eau dans sa main. Mais au moment où il la porte à sa bouche, une voix lui crie d’un ton sévère : Qui t’a permis, audacieux mortel, de puiser de l’eau dans cette fontaine ? Numa interdit laisse tomber cette eau, et répond d’un accent timide : Ô Naïade, pardonnez à mon ignorance ; je ne savais pas que cette source vous fût consacrée, j’aurais dû le deviner, à la beauté de son onde. Tu peux t’y désaltérer, répliqua la voix devenue plus
douce : Numa, je t’ai toujours chéri, et je t’attends ici depuis longtemps.
Souviens-toi de la nymphe Égérie, dont Cérès t’a promis les conseils : c’est
ici son asile sacré. Tu m’entendras, Numa, mais tu ne me verras point. Tu ne
franchiras jamais l’enceinte de cet épais bocage ; telle est La voix se tait : Numa immobile écoute longtemps encore. Pénétré de reconnaissance et de joie, il tombe à genoux, adore Cérès, remercie cent fois Égérie, lui adresse les vaux les plus tendres, ose l’interroger encore : mais la voix ne répond plus. C’est en vain que Numa prête une oreille attentive, il n’entend dans ce bocage que le bruit doux et léger que font les feuilles agitées par le zéphyr. Il regarde, observe autour de lui, il ne voit que des arbres touffus. Trop religieux pour concevoir seulement le désir de pénétrer dans l’enceinte sacrée, il s’éloigne à regret de la fontaine. Certain d’être aidé par les dieux dans le gouvernement de son empire, il retourne à Rome plein d’espérance. Dès ce moment il rassemble les points principaux de législation qu’il veut soumettre à la nymphe : ce travail long et pénible le distrait des maux que lui cause l’amour. Numa se flatte quelquefois que le retour d’Anaïs sera peut-être la récompense que les dieux accorderont à ses travaux : cette idée lui rend plus cher encore le bonheur de ses sujets. Mais les trois jours marqués par la nymphe sont expirés ; Numa se rend à la fontaine. Il invoque Égérie. La voix se fait entendre : Es-tu content de toi, Numa ? as-tu déjà fait des heureux ? Hélas ! répond le monarque, il semble facile d’en faire : dès qu’on est sur le trône, le mal seul devient aisé. J’ai trouvé le compte qu’on m’a rendu de l’administration de mon empire différent de ce que j’ai vu moi-même. Quand j’ai parlé de corriger les abus, on m’a dit qu’ils étaient nécessaires ; on m’a fait craindre des maux plus grands : ceux qui pourraient m’aider à faire le bien sont intéressés à ce que le mal subsiste. La vérité fuit devant moi ; je suis entouré de trompeurs : la juste défiance qu’ils m’ont inspirée, en me forçant de tout faire moi-même, va rendre longue et pénible l’exécution des meilleurs projets. Peut-être encore le fardeau sera trop pesant pour ma faiblesse ; et le seul avantage que j’aurai sur un mauvais roi sera de gémir le premier du mal que je ne pourrai empêcher. Ô Numa ! lui répond la nymphe, que d’erreurs dans ce peu de paroles ! Je reconnais bien dans toi ces hommes passionnés, prêts à tout entreprendre pour obtenir ce qu’ils désirent, et découragés au premier obstacle. S’il était facile de bien régner, où serait la gloire des grands rois ? Sans doute on voudra te tromper, sans doute on t’environnera de piéges. La flatterie, la fausse gloire, la ruse, la volupté, habitent auprès du trône : cachées sous un masque trompeur, l’œil ouvert sur le cœur du roi, elles attendent, pour s’en emparer, le premier moment de faiblesse. L’intérêt les tient sans cesse éveillées : si le monarque sommeille un instant, il est vaincu. Mais ces. ennemis dangereux ne sont presque plus redoutables aussitôt qu’ils sont reconnus ; et ta première occupation, ton étude la plus importante, c’est d’apprendre à les reconnaître. Ceux qui t’obséderont de plus près, ceux qui trouveront tout facile, qui flatteront tes goûts, qui seront toujours de ton sentiment voilà tes ennemis, Numa : chasse-les, non de ta cour, elle deviendrait déserte, mais de ton cœur, de tes conseils ; méprise-les, et ne crains pas de le leur témoigner ; tu effraieras peut-être la génération toujours renaissante de ceux qui voudraient leur ressembler. Mais garde-toi de répandre ce mépris sur tous les hommes ! cette défiance, cette mauvaise opinion de l’humanité entière, serait aussi in-juste que fatale ; elle produirait l’indifférence sur le choix de ceux qu’on élève : de là naissent tous les maux. Quoique roi, tu n’es qu’un homme : l’amour des vertus qui t’anime peut animer d’autres êtres semblables à toi. Estime donc les hommes, estime même quelques courtisans : il en est qui aiment la vertu, qui chérissent l’état et leur maître. Ceux-là ne le disent jamais ; mais le peuple le dit pour eux : ils ne briguent point les places ; mais la nation les leur donne. Ne crains pas d’être de l’avis de ton peuple ; ne rougis pas d’aller chercher ceux qui Ile se présentent pas. Ta majesté n’en sera point dégradée ; tu les élèves sans t’abaisser : et, par une seule parole, par une marque d’amitié qui ne coûte rien à un cœur sensible, tu doubles leurs talents, tu doubles leurs vertus, surtout par l’amour qu’ils ont pour toi. Ah ! qu’il est beau de voir un monarque oublier l’orgueil de son rang avec ceux qui en soutiennent l’éclat ! Qu’il soit terrible pour les méchants, sévère pour les flatteurs ; mais que les bons soient ses amis et que son affabilité semble dire : Je traite comme mes égaux tous ceux dont le cœur ressemble à mon cœur. Mon plus doux plaisir, lui répondit Numa, sera d’honorer de tels hommes ; mon premier soin doit être de les trouver. Mais, aidé même par eux, puis-je de longtemps faire le bien ? Mon peuple est accoutumé à chercher sa subsistance dans le brigandage de la guerre : il est malheureux de son oisiveté ; elle le rend inquiet, turbulent et féroce. Ce peuple est composé de deux nations souvent opposées, que je ne puis réunir qu’en leur donnant de sages lois. Ce grand ouvrage demande de longues méditations : la paix, le repos, me sont nécessaires, et de toutes parts je suis menacé. La fière Hersilie soulève contre moi l’Italie entière ; au premier moment elle viendra m’assiéger dans mes murs. Les peuples vaincus parlent de secouer le joug. La population est presque détruite : mes sujets, accablés d’impôts sous Romulus, ne peuvent plus les payer. La guerre achèvera ma perte ; et, pour éviter cette guerre, pour désunir mes ennemis, il faut un art qui m’est étranger. Cet art, qu’on appelle politique, est au-dessus de mon esprit, répugne même à mon cœur. Que dois-je faire ? Comment remédier aux maux présents, en empêchant les maux à venir ? Numa, lui répondit Égérie, une vérité constante certaine, que les rois surtout ne doivent jamais perdre de vue, c’est que la vertu, le courage et l’esprit, surmontent tous les obstacles. Tu possèdes ces trois qualités, il ne faut que les mettre en usage. Songeons au plus pressant danger. Avant tout, tu as besoin de Mais ces vertus ne suffiraient pas sans une exacte discipline. Quelque noble que soit le centurion, qu’il obéisse à son tribun comme le dernier des soldats ; et que le tribun, à son tour, ne soit pas moins soumis à son général. Apprends surtout à tes légions que tout homme qui porte une épée doit du respect à celui qui n’en a point ; qu’il faut que le même guerrier soit un lion pour l’ennemi, un agneau pour le citoyen ; que ce citoyen et lui sont deux frères, dont l’un veille à la garde de la maison paternelle, tandis que l’autre vaque aux soins de la famille, et prépare sa nourriture avec celle de son défenseur. Telle doit être ton armée : alors si tu la confies à un général habile, si tes remparts sont en bon état, tes arsenaux bien fournis, tu obtiendras facilement la paix ; tu la conserveras sans avoir besoin d’employer la politique, qui n’est jamais que la ressource du faible, ou le prétexte du méchant. Il est toujours incertain d’abuser les hommes par des paroles ; il est toujours sûr de leur en imposer par des actions. Qu’un roi soit juste, loyal, incapable d’attaquer, toujours prêt à se défendre, il ne craindra point les embûches de ses voisins les plus perfides. La franchise déconcerte la ruse : c’est le combat du serpent et de l’aigle ; le vil reptile a beau se replier, l’oiseau de Jupiter fond sur lui du haut de la nue, le perce de son bec terrible, et, sans être fier de sa victoire, il remonte auprès du maître des dieux. Sois donc toujours juste envers tes voisins, toujours en état de repousser leurs injustices loin de troubler ton repos, ils brigueront ton alliance ; Rome sera respectée, et tu pourras alors profiter des loisirs d’une paix glorieuse pour donner, des lois a ton peuple. Avant de les établir, tu te feras à toi-même un tableau de l’ordre social, tu le présenteras à tes sujets : dès ce moment les meilleures lois s’offriront à ton esprit, et seront adoptées par ton peuple avec la même facilité. Tu te souviendras que les hommes se sont rassemblés librement en société pour se procurer des secours nécessaires à leur sécurité, aux besoins et aux consolations de la vie. Du développement de cette vérité tu verras naître tous les principes de législation. Une subsistance facile et assurée doit être le premier effet de tes lois : c’est à l’agriculture à la donner. Tu regarderas donc la classe des agriculteurs comme la plus utile ; tu l’honoreras, tu assureras leurs propriétés, tu encourageras leurs mariages, tu rendras à l’art qui nourrit les hommes la dignité qu’il doit avoir. L’agriculture ne peut. fleurir sans les autres arts ; elle les fait naître, et les récompense. Tu les protégerais, tu les appelleras dans ton empire, et tu verras que ces arts. faciliteront les travaux champêtres, en occupant, en nourrissant un grand nombre de citoyens. Lorsque les champs et les coteaux auront donné ce qu’ils peuvent produire, il se trouvera dés cultivateurs riches d’un superflu de productions qui manqueront à une autre terre. De là naîtra le commerce, que tu favoriseras que tu laisseras toujours libre : mais tu n’oublieras jamais que le commerce, qui fait fleurir : les arts, ne peut augmenter qu’en proportion des progrès de l’agriculture. Quand tu auras établi ces trois bases fondamentales de la prospérité des états, l’agriculture, les arts et le commerce, tu t’occuperas des autres lois, auxquelles seront également soumis tous les ordres des citoyens. Elles seront en petit nombre, pour que chacun de tes sujets puisse les étudier : elles seront fondées, sur l’amour de l’humanité, qui est la première, la plus sacrée de toutes les lois, la seule que la nature ait rédigée. Guidé par cette règle sire, tu mettras le faible à l’abri des violences de l’homme puissant ; tu lui donneras des soutiens pendant sa vie, des vengeurs après sa mort. Tu régleras les droits des époux, tu leur commanderas l’union, la fidélité, la douceur, et tu permettras lé divorce. Tu donneras aux pères sur leurs en-fans la puissance la plus absolue ne crains pas qu’ils en abusent : il n’est que trop de fils ingrats, il est bien peu de mauvais pères. Tu accorderas aux patriciens le droit si doux de protéger, de défendre, d’enrichir les plébéiens. Tu puniras le mensonge et l’ingratitude ; tu effraie-ras tous les vices. Enfin tu assureras à tout citoyen l’honneur et le repos, à tout riche son bien, aux pauvres des ressources, à l’orphelin des défenseurs. Ô nymphe ! interrompit Numa, vous ne me parlez point de la religion : je lui dois mes premiers hommages. Cérès a daigné protéger mon enfance, Cérès me promit les leçons d’Égérie ; jugez si je puis l’honorer assez. D’ailleurs c’est avec la religion que je polirai mon peuple, que j’adoucirai ses mœurs sauvages. La piété attendrit l’âme ; et, pour apprendre aux hommes. à s’aimer, il faut d’abord leur faire aimer les dieux. Je veux consacrer de nouveaux pontifes ; je veux donner aux sacrifices l’appareil le plus imposant ; j’instituerai des fêtes dont la pompe auguste attirera les hommes à la religion, les unira davantage entre eux, et rendra frères dans les temples ceux qui ne sont ailleurs que concitoyens. J’ai encore un projet, ô nymphe ! que je tremble de vous avouer ; mais, puisque vous lisez dans mon âme, vous pardonnerez sans doute au motif si pur qui m’anime, au sentiment douloureux et tendre qui m’inspire ce dessein. Égérie, je suis pénétré d’un saint respect pour les dieux ; j’aimerais mieux mourir que d’abandonner leur culte, que de les offenser un seul instant. Mais il existe un être le plus parfait, le plus aimable, le plus vertueux qui soit sur la terre, et il n’adore pas mes dieux. Cet être que j’ai perdu, que je pleure sans cesse, loin de qui je ne peux goûter ni repos ni bonheur, cet être s’appelle Anaïs. Anaïs, nom chéri qui me fait verser, en le prononçant, des larmes d’attendrissement et de douleur, Anaïs est de la religion des mages ; elle adore un seul dieu, elle honore son emblème dans le soleil et dans le feu. Le soleil et le feu sont deux de nos divinités ; Apollon et Vulcain ont droit à mon hommage : j’élèverai un temple à chacun d’eux. Je veux plus c’est un tribut de respect et d’amour qu’il me sera bien doux de rendre à mon Anaïs ; je veux instituer quatre prêtresses, dont l’unique emploi sera d’entretenir le feu sacré sur un autel consacré à Vesta. Ce feu, toujours renaissant, ce feu, pur et immortel, sera pour mon peuple l’emblème de la nature, pour moi l’emblème de mon amour. Les quatre vestales seront vierges : il faudra qu’elles prouvent, pour être admises, que leur vie est puce et intacte, comme l’était celle d’Anaïs. A l’exemple d’Anaïs, elles rendront un culte à ce feu dont elles seront les gardiennes ; et en mémoire de cette Anaïs qu’elles représenteront à mes yeux, je porterai au plus haut degré la vénération, le respect que l’on aura pour elles : je les ferai jouir des honneurs de la royauté. J’espère, ô nymphe ! que vous me permettrez de rendre ce tendre hommage à celle que j’adore, à celle à qui je dois le peu de vertus que je possède, à celle que je ne verrai peut-être plus, mais dont le souvenir si cher ne mourra jamais dans mou cœur. La nymphe fut quelque temps à répondre ce silence inquiétait Numa. Il fut bientôt hors de peine. Roi de Rome, lui dit la voix ; j’estime ta constance ; j’espère qu’elle sera récompensée. Je ne m’oppose point à ce que tu honores ton Anaïs ; mais je crains que tu n’en fasses trop pour elle, et que tu n’attaches trop d’importance aux cérémonies de la religion. Tu fus élevé dans un temple, Numa ; prends garde de régner en prêtre. Autant la piété élève l’homme qui sait lui donner de justes bornes, autant elle rend petit celui qui la pousse trop loin. Les cœurs tendres y sont sujets ; et les malheurs de l’amour rendent ce danger plus grand. Ta raison doit l’éviter : elle doit te dire qu’un roi religieux peut être un grand homme ; mais qu’un roi superstitieux ne l’est jamais. Je suis loin de te prêcher l’ingratitude et l’oubli des dieux. Honore-les, Numa, tu le dois : mais honore-les en servant les hommes. Laisse à la piété mal éclairée les puériles pratiques qu’elle seule a inventées ; observe de ta religion les grands préceptes qu’elle enseigne. C’est à Cérès surtout que tu veux marquer ta reconnaissance ? Va parcourir les campagnes, vêtu comme un laboureur ; mêle-toi parmi ceux qui te croiront leur frère ; parle-leur des lois de Numa ; informe-toi des abus, des suites funestes qu’elles peuvent avoir ; critique-les pour y encourager les autres, et retiens mieux le peu. de mal qu’on en pourra dire que les nombreux éloges qu’on en fera. Visite la chaumière du pauvre ; juge par tes yeux de ses besoins ; caresse l’enfant demi-nu qui pleure auprès de sa mère malade ; console son père affligé : fais-leur espérer des secours du ciel ou du roi ; et, de retour dans ton palais, envoie-leur du pain, des habits, du blé pour ensemencer leur terre. Voilà le moyen d’honorer Cérès ; voilà ce qui la flattera plus que le sang de mille génisses. Ta piété sera bientôt récompensée : les moissons couvriront la terre ; les villages seront repeuplés ; l’abondance régnera dans les campagnes ; les troupeaux nombreux et mugissants rempliront les vertes prairies ; la plaine retentira de chants de joie ; et les bergers, les laboureurs, riches, tranquilles, heureux par tes soins, ne se livreront jamais au sommeil sans avoir prié les dieux de conserver leur bon roi. Ainsi parle la nymphe. Numa transporté s’écrie : Ô ma divinité tutélaire ! ô vous à qui je devrai mon bonheur et le bonheur de tout mon peuple ! par quelle fatalité, par quel arrêt cruel votre présence m’est-elle interdite ? Vous qui me comblez de bienfaits, vous qui m’honorez d’un intérêt si tendre, me priverez-vous toujours du plaisir si doux de contempler nia bienfaitrice ? vous couvrirez-vous sans cesse à mes yeux de ce voile impénétrable ? Numa, répond aussitôt la voix, ne cherche pas à lever ce voile ; tu me perdrais sans retour. Mais suis mes conseils ; mets tout en usage pour assurer la félicité de ton peuple ; et je te promets, oui, je te jure, par le souverain des cieux, que le jour où tu seras le plus grand des rois, tu connaîtras, tu verras Égérie. Après avoir dit ces mots la voix ne répond plus aux questions, aux actions de grâces de Numa. Le roi de Rome, impatient de profiter des leçons de la nymphe, retourne les méditer dans son palais ; et dès le lendemain il s’occupe de se former un conseil. Il le compose des patriciens les plus éclairés, les plus vertueux ; il y joint un nombre égal de plébéiens, et quand l’ordre de la noblesse lui témoigne sa surprise de se voir ainsi mêlé avec le peuple : Sénateurs, leur répond Numa, ce mélange ne vous est pas importun dans les batailles, il m’est utile dans mon conseil. Ici je compte m’occuper bien plus du peuple que des nobles : j’ai donc besoin que les principaux du peuple puissent y défendre ses droits. J’ai besoin que ces sages conseillers, qui n’auront pas vécu à ma cour, me parlent avec la franchise, avec la rudesse même dont un sénateur courtisan n’a pas l’usage ; je veux, si mon orgueil ou mes flatteurs me trompent sur le bonheur de mes sujets, que ces plébéiens me disent : Roi de Rome, ne les crois pas, nous connaissons des malheureux. Aidé par ce conseil, que préside le vieux Métius, Numa prend d’abord des mesures pour éteindre cette haine des Romains et des Sabins, capable seule de détruire le bonheur public. Pour fondre ensemble les deux nations, il divise par tribus tous les habitants de Rome. Dès ce moment chacune de ces classes, également composée de Romains et de Sabins, quitte l’esprit de parti pour ne connaître que l’amour de la patrie. Le sage Numa, qui oppose ainsi l’intérêt commun à l’orgueil national, voit bientôt les factions s’éteindre, et les deux peuples n’en faire qu’un seul. Alors il élève un temple à Dévoré de l’amour de son peuple, toujours levé dès l’aurore, pour découvrir la source d’un mal, ou méditer un établissement utile, il travaillait seul jusqu’à l’heure de son conseil. Là, il soumettait aux lumières de ses amis les vues que son esprit, et surtout son cœur, lui avaient fournies : il les discutait en simple sénateur. Mais quand sa conviction intime n’était pas ébranlée par les raisons d’un avis contraire, il les décidait en monarque. Sans se piquer de posséder le talent d’administrateur, il avait une maxime qui rarement l’égarait : c’était de se mettre à la place de tous ceux dont il s’occupait. S’il faisait une loi qui intéressât les laboureurs, il se supposait laboureur : Que demanderais-je à mon roi, se disait-il ? d’assurer ma propriété, de protéger mon travail, de me défendre contre l’ennemi et contre le citoyen puissant. Pour jouir de ces avantages, il est juste que je donne une partie de la moisson que mes sueurs ont fait naître ; mais il faut qu’il m’en reste assez pour nourrir ma femme, mes enfants, et pour ensemencer de nouveau. nia terre. Quand Numa s’était dit ces paroles, il commençait son édit. Les laboureurs en étaient contents. Si son conseil lui proposait la guerre, il se faisait rendre un compte exact des dépenses qu’elle coûterait, des avantages qu’elle pourrait produire. Ensuite il calculait tout ce qu’il pouvait faire avec ce même argent ; les canaux ouverts, les marais desséchés, les landes mises en culture : il comparait ces biens certains avec celui d’une victoire toujours douteuse, et faisait rougir par cette simple comparaison ceux qui avaient pu balancer. Numa, sans leur reprocher leur erreur, se contentait d’ajouter : Je ne vous parle pas du sang humain ; il est d’un prix trop au-dessus de l’or. Après avoir employé la plus granite partie du jour à régler ces grands objets, et à rendre la justice, le roi partageait son frugal repas avec les plus sages, les plus anciens des sénateurs. Ensuite il allait porter secrètement des secours à quelque infortuné. Ces dons n’étaient jamais pris sur le trésor public ; le généreux Numa en était avare, même pour soulager les malheureux : Ce sont mes plaisirs, disait-il, l’état ne doit pas les payer. Mais il employait aux bonnes actions l’argent destiné à l’entretien des gardes qu’il n’avait point, aux dépenses de sa table qu’il avait réglée, de ses habits qu’il ne renouvelait pas souvent. Ainsi les occupations de l’homme sensible le délassaient des fonctions de roi ; et, tous les soirs, quitte envers lui-même, il allait rendre compte à Égérie de tout ce qu’il avait fait ; il allait chercher dans sa conversation des lumières pour le lendemain. |