NUMA POMPILIUS

 

LIVRE DIXIÈME.

 

 

Cependant à Rome tout était dans la consternation et dans le trouble. Les Sabins, au désespoir d’avoir perdu Tatius, d’avoir vu exiler Numa, n’obéissaient qu’avec horreur à l’assassin de leur roi. La mort affreuse de Tatia, qu’ils attribuaient à Hersilie, avait rendu cette princesse l’objet de leur exécration. Plus divisés que jamais avec les Romains, se défiant les uns des autres, ne se cachant pas la haine qu’ils se portaient ; à chaque instant ils étaient prêts à s’égorger. Le soupçon, l’inimitié régnaient dans toutes les familles ; et sans le prudent Métius, la guerre civile eût embrasé Rome.

Romulus, en proie à cette fureur sombre qui, dans les grands criminels, tient la place du remords, Romulus, pour contenir son peuple, l’accablait de nouveaux impôts, faisait couler le sang des nobles, et ne régnait que par la terreur.

Hersilie, trop digne fille de son père, Hersilie ne se nourrissait plus que des poisons de la jalousie et de la rage. Ne doutant pas qu’une rivale ne possédât le cœur de Numa, elle envoyait chaque jour des émissaires secrets chez tous les peuples de l’Italie, pour découvrir cette rivale, pour s’informer de son amant, pour menacer des armes de son père les rois qui leur donneraient asile, et pour acheter leur tête de ceux qui voudraient la livrer.

Pendant ce temps le tranquille Numa, caché dans le fond des Apennins, entouré de fidèles amis, pleurait de joie à la reconnaissance de Zoroastre et de Léo : il partageait leurs transports ; il voyait l’heureux Zoroastre presser son fils dans ses bras. Ce tendre vieillard ne pouvait se rassasier de voir, d’entendre, d’embrasser Léo. Ô mon cher fils, lui disait-il, tu m’es donc rendu ! c’est toi que je revois ! Ah ! je ne me trompais pas : le premier jour où tu vins dans ma cabane, mon cœur s’élança vers toi par un attrait irrésistible ; ce cœur te reconnut d’abord : que j’aime à te contempler ! que tu es beau ! que tu es grand. Viens donc me serrer contre ton sein ; viens donc m’appeler ton père : tu me dois toutes les caresses que tu m’aurais faites depuis ton enfance.

Léo répondait par ses pleurs : Camille écoutait en silence. Léo la prend par la main, et la présente à Zoroastre : Mon père, lui dit-il, voici mon amie, voici la souveraine de mon âme. Nous avons été longtemps séparés : nous sommes enfin devenus époux. Mais quelque violent que soit notre amour, si nous avions pu prévoir que je reverrais mon père, ah ! soyez sûr que nous aurions attendu ce moment pour que votre main nous unît. Daignez nous pardonner notre bonheur, et l’augmenter en le confirmant.

Il dit : Camille tombe à genoux ; son cœur palpite, ses yeux sont baissés ; sa tête est penchée sur son sein, la rougeur couvre son front ; à peine ose-t-elle jeter un regard timide sur Zoroastre. Elle attend avec inquiétude qu’il l’appelle sa fille. Elle n’a jamais autant désiré de paraître belle, même aux yeux de son cher Léo ; et son silence semble dire au vieillard : Mes traits sont peu de chose, mais mon cœur est digne de vous.

Ma fille, lui dit alors Zoroastre en la relevant aussitôt, ma félicité surpasse mes peines : je n’avais perdu qu’un enfant, cet heureux jour m’en fait trouver deux.

En prononçant ces paroles il embrasse la belle Camille. Cette tendre scène se termine par le récit des aventures de Léo ; le vif intérêt qu’il inspire à Zoroastre et à sa fille ajoute encore au sentiment que la nature a mis dans leurs cœurs.

Numa partage la joie commune. Depuis qu’Anaïs est sœur de Léo, Anaïs lui semble plus belle : chaque jour il lui découvre de nouvelles vertus, sans cesse il parle d’elle à son ami ; ce nom d’ami, qui lui était si cher, ne lui semble plus assez doux.

Bientôt Numa convalescent va respirer l’air du matin, et choisit toujours les lieux où Anaïs conduit son troupeau ; il devient berger pour être avec elle. Tandis que Camille et son époux vont à la chasse pour Zoroastre, Numa raconte à leur sœur l’histoire de sa vie. Il écoute avec délices les réflexions, les conseils d’Anaïs ; il s’étonne de trouver tant de raison, tant de sagesse dans un âge si tendre, et chaque jour il acquiert près d’elle plus de prudence ou plus de vertu. Quelquefois assemblant des roseaux qu’il joint avec de la cire, il en tire des sons mélodieux, il accompagne avec ce chalumeau la voix touchante de. la bergère ; plus souvent il répète les chansons, les hymnes qu’elle lui apprend. Il ne songe point à l’amour ; il éprouve un sentiment plus délicieux, plus tranquille. Dès que l’aurore paraît Numa va joindre Anaïs. Sa vue ne lui cause point de transports, mais il a besoin de sa vue : sa présence ne le trouble point, mais il n’est heureux que par elle. Loin d’Anaïs, il n’a plus d’idées ; loin d’Anaïs, il n’existe pas. Ainsi la tendre Clytie tombe languissante et fanée eu l’absence du dieu de la lumière ; mais dès qu’Apollon reparaît, Clytie relève sa tête, la fixe vers l’astre du jour, le suit dans sa course en tournant sur sa tige, et ne cesse de le regarder que lorsqu’il se replonge dans le sein de Thétis.

La modeste Anaïs, qui ne trouve ni dans son cœur ni dans celui de Numa rien qui puisse l’alarmer, se livre au sentiment qui l’entraîne. Elle chérit son libérateur, celui qui sauva les jours de son père : la reconnaissance lui en fait ml devoir, les vertus de Numa en l’ont un plaisir. Anaïs aime à converser avec l’élève de Tullus des merveilles de la nature, du cours des astres, des peuples divers, des gouverne-mens, des religions partout différentes, de la morale partout la même. Chacun d’eux, attaché à ses dogmes, les explique ou les défend. Divisés sur le culte, ils se réunissent sur les devoirs ; leurs âmes sont d’accord quand leur raison discute ; et Numa, qui ne peut se lasser d’admirer la profonde sagesse d’Anaïs, sent augmenter chaque jour le respect qu’il a pour elle.

Léo s’aperçut le premier de ce penchant mutuel : il souhaitait ardemment de voir son ami devenir son frère. Aimes-tu ma sœur ? lui dit-il un jour ; réponds-moi avec franchise. Numa rougit et se troubla. Pourquoi rougir ? lui dit Léo : les dieux nous ont donné l’amour pour nous consoler de nos peines, pour récompenser nos vertus. Si ton cœur est bien dégagé des indignes liens d’Hersilie, si tu chéris Anaïs autant que Léo te chérit, je l’obtiendrai pour toi de mon père. Parle, dis-moi seulement : Je rendrai ta sœur heureuse ; et je croirai cette parole comme l’oracle de nos dieux. Ami, lui répondit Numa, le nom d’Hersilie me fait encore trembler, celui d’Anaïs me rassure. Le sentiment que ta sœur m’inspire ne ressemble en rien à celui qui me rendit si malheureux. Je vois Anaïs tous les jours, je ne la quitte pas un moment ; jamais je n’ai eu l’idée de lui parler d’amour et d’hymen. Mais je sens bien, ô mon ami ! que si le bonheur peut habiter sur la terre, il est réservé à l’époux de ta sœur.

Il dit : Léo l’embrasse, le prend par la main, et le conduit vers Zoroastre. Il ne doutait point de son aveu ; il lui demande Anaïs pour son ami, pour son libérateur, pour celui de tous les mortels qu’il aime, qu’il estime le plus.

Quelle est sa surprise, quel est son chagrin, quand Zoroastre ; après l’avoir écouté d’un air sévère, lui répond ces tristes paroles :

Mon fils, j’aime Numa, je lui dois la vie ; je bénirais le jour où je pourrais m’acquitter avec lui : mais ma fille est mage ; je suis le chef de sa religion, et la loi que j’ai annoncée nous interdit toute alliance avec les idolâtres. Tu sais que j’ai tout sacrifié pour cette loi sainte : honneurs, richesses, repos, tout lui fut immolé par moi. Voudrais-tu qu’à la fin de ma vie, au moment de recevoir la récompense de tant de maux, je la perdisse en désobéissant aux préceptes que j’enseignai moi-même ?

Vous avez donc enseigné l’ingratitude ? interrompit Léo d’une voix animée.

Non, mon fils, répondit Zoroastre ; mais j’ai prescrit la prudence. Je n’ai pas voulu qu’une mage risquât de renoncer à sa foi en prenant un époux d’une autre secte ; j’ai prévu l’empire de l’amour, le penchant naturel d’un cœur sensible à penser comme l’objet aimé. Ria fille chérirait Numa, ma fille prendrait sa croyance ; elle quitterait notre culte : j’en se-rais responsable au grand Oromaze. Il m’est assez douloureux que mon fils, le fils de Zoroastre, élevé loin de moi par des idolâtres, suive une autre religion que la mienne : je veux du moins conserver ma fille à ce dieu pour qui j’ai tant souffert ; je veux préserver Anaïs du péril de l’abandonner. Plus Numa est estimable, plus ce péril serait grand. Ah ! ce ne. sont ni les persécuteurs ni les bourreaux qui peu-vent ébranler la foi : c’est l’exemple des vertus dans une secte différente.

D’ailleurs ma religion est encore eu horreur à toutes les nations du monde ; l’Italie entière détesterait Numa, si Numa devenait l’époux d’une mage : ma fille en serait peut-être moins aimée... Pardonne, Numa, je t’offense, je t’afflige ; je te parais sans doute un fanatique et un ingrat ; mais je crois ma religion, j’aime ma fille, je ne puis l’exposer à devenir infidèle, ou à t’apporter pour dot la haine de ta nation.

Zoroastre se tait. Léo demeure immobile, les yeux attachés à la terre : il s’afflige de ne pouvoir opposer au vieillard des raisons plus puissantes que les siennes. Numa, qui l’avait attentivement écouté, le regarde d’un air serein, et lui répond ces paroles :

Zoroastre, depuis que je suis né, les dieux que j’adore ont manifesté pour moi leur puissance : je les aime, je les crains, je choisirais de mourir plutôt que de les abandonner. Mais malheur à moi si j’étais capable de haïr aucune des religions qui couvrent la terre ! les dieux les souffrent ; pourquoi serais-je moins indulgent que les dieux ? Périssent ces hommes de sang qui, à l’exemple de Sardanapale, poursuivent le fer à la main ceux qui ne pensent pas comme eux, leur présentent la mort ou leur croyance, et multiplient les martyrs en multipliant les crimes, tandis qu’avec des bienfaits ils feraient peut-être des prosélytes ! Ce n’est point à nous, misérables humains, à venger la cause du ciel, à nous charger de ses intérêts. Les fourmis d’un champ ne s’égorgent point entre elles pour la gloire du maître du champ ; elles jouissent en paix des biens qu’elles lui doivent. Le premier attribut des dieux, c’est la bonté ; leurs vrais ennemis sont les persécuteurs, puisqu’ils leur arrachent leur plus doux plaisir, celui de pardonner à la faiblesse.

Telle est ma piété, Zoroastre ; c’est à toi de juger si la foi de ta fille serait en danger avec moi. Je respecterais ses dogmes comme elle respecterait les miens : elle adorerait Oromaze, j’adorerais Jupiter. Mais Oromaze et Jupiter nous commandent les mêmes choses : te chérir, honorer ta vieillesse, nous aimer. Soulager les infortunés, voilà ce qu’ordonne ton dieu, voilà ce que prescrit le mien. Nos deux cœurs, en leur obéissant, s’uniraient encore davantage, et seraient mêlés l’un dans l’autre, comme deux ruisseaux également purs, dont les sources sont différentes, mais qui ont confondu leurs eaux.

Tu dis que mon hymen avec une mage m’attirerait la haine de ma nation. Je n’ai plus de nation, je n’ai plus de patrie ; j’ai perdu Tullus et Tatius ; l’univers se borne pour moi à la cabane de Zoroastre : mon cœur me dit que je n’y serai point haï. Ô mon père ! ouvre-moi ton sein, accepte-moi pour ton fils ; rends-moi en un seul moment tout ce que les dieux m’ont ôté en tant d’années ; donne-moi ton Anaïs : nous ne serons occupés que de prolonger tes jours. Nous vivrons en paix dans ce vallon, où les enfants de ton fils et les miens formeront une colonie qui bénira d’âge en âge le nom chéri de Zoroastre. Tu vieilliras au milieu de cette génération naissante ; tu seras l’objet de leur tendresse, la cause de leur bonheur. La fille que j’aurai s’appellera Oxane ; ce nom si cher te rendra plus douces ses caresses. Pères, enfants, époux, épouses, nous ne vivrons que pour t’aimer ; et tous les matins tes deux familles réunies viendront attendre ton réveil avec le même plaisir, avec le même respect que tes disciples attendent le lever de l’astre du jour.

En parlant ainsi, Numa tombe à ses genoux. Zoroastre ému veut pourtant résister encore : Mais Léo s’écrie : il a sauvé vos jours ! il a sauvé ceux d’Anaïs ! Eh bien ! répond le vieillard, qu’Anaïs soit sa récompense, que Numa devienne mon fils.

A cette parole Numa jette un cri, et s’élance au cou de Zoroastre : il ne petit contenir sa joie, ni exprimer sa reconnaissance. Il veut aussi embrasser Léo ; mais Léo a déjà couru chercher sa sœur. Il reparaît avec elle. Voilà ton époux ; lui dit Zoroastre, je te donne à ton libérateur. Dans huit jours vous serez unis : puisse le grand Oromaze ne punir que moi seul, s’il n’approuve pas vos nœuds ! En disant ces mots il serre contre son cœur la main d’Anaïs et celle de Numa.

Anaïs rougit en baissant les yeux : bientôt elle confirme par un doux sourire le don que son père a fait de sa foi. Dès ce moment l’heureux Numa, son digne ami, et la belle Camille, ne songent plus qu’aux préparatifs de cet hyménée.

Déjà Camille et Léo ont été couper des bois dans la montagne, pour que Numa bâtisse lui-même la cabane qu’il doit habiter. Elle est auprès de celle du vieillard : Numa la tourne du côté de l’orient, pour que sa pieuse épouse puisse tous les jours à son réveil adresser ses vœux à l’astre du jour. Il la couvre de peaux de bêtes, qui, entrelacées avec des branchages, forment un rempart impénétrable contre le soleil, la pluie et le froid. Tout ce qu’il peut imaginer de commode et d’agréable est placé dans l’intérieur : Numa l’embellit avec cette adresse, avec ce goût que l’amour seul peut donner. Un jardin est contigu à la cabane ; Numa le dispose de manière que le berceau de jasmin sauvage sous lequel il vit Anaïs pour la première fois soit au milieu de ce jardin. Il détourne un bras de ruisseau, qu’il fait serpenter parmi les fleurs. Des arbres fruitiers, que la nature produit d’elle-même, rendent utile ce verger, et une haie vive le met à l’abri des chevreuils qui viendraient en brouter les jeunes plants.

Anaïs préside au travail : sa présence anime Numa. Il voudrait seul terminer l’ouvrage mais Camille et Léo viennent l’aider malgré lui. Tous comptent avec impatience que les huit jours prescrits par Zoroastre doivent expirer le lendemain. Déjà les travaux sont achevés, déjà Camille a dépouillé les prés voisins de leurs fleurs ; les couronnes sont tressées, la nouvelle cabane est parée de guirlandes ; le soleil s’est caché dans l’onde, son retour doit éclairer le bonheur des deux amans, quand, vers le soir, à l’heure où, retirés dans la chaumière de Zoroastre, ils vont tous se placer autour d’une table frugale, on entend frapper à la porte. Un pressentiment secret fait frissonner le sensible Numa.

Léo surpris se lève le premier, prend sa massue, et court à la porte. Ce n’étaient point des ennemis ; c’était un vieillard vénérable, accompagné de deux guerriers : ils demandaient l’hospitalité. Léo les accueille et les guide.

Mais à peine la lampe qui éclairait la cabane a-t-elle frappé leur visage, que Numa jette un cri de surprise, et court embrasser ce vieillard. Est-ce donc vous, Métius, vous l’ami de Tatius et de mon père ! vous, le seul appui, la dernière espérance de nos Sabins !

Métius étonné reconnaît à son tour Numa ; il n’en peut croire sa débile vue : Ô mon maître, lui dit-il, ô mon ami, je vous trouve enfin, vous que je cherche par toute l’Italie ! Ah ! souffrez qu’avant de vous rendre les hommages que je vous dois, mes bras tremblants vous serrent encore, et que mon cœur profite des derniers instants où il m’est permis de vous appeler mon ami. En disant ces mots le fidèle Métius embrasse mille fois Numa. Ensuite, se retournant vers les deux guerriers qui le suivent : Volesus et Proculus, leur dit-il, notre recherche est finie ; nous avons trouvé notre roi. Alors les deux Romains, et Métius lui-même, fléchissant le genou devant Numa, lui disent avec respect : Nous vous saluons, roi de Rome.

Que dites-vous ? interrompt Numa en s’efforçant de les relever : je ne suis point votre roi ; je ne mérite, je ne désire point cet honneur. Vous l’êtes, reprend Métius ; vous l’êtes par le plus beau, parle, plus légitime des droits : le peuple vous a élu d’une voix unanime. Les Romains et les Sabins, prêts à s’égorger pour donner un successeur à Romulus, n’ont trouvé que Numa qui convint aux deux peuples : votre nom seul a calmé les haines, a rétabli la concorde. Vous êtes roi, Numa ; votre peuple vous attend.

Numa, surpris et affligé, fait asseoir les ambassadeurs à la table de Zoroastre : il demande à Métius de l’instruire de ces grands évènements. Le vieux général le satisfait en ces termes : Nos maux étaient à leur comble. Romulus, en horreur aux Sabins, haï même de son peuple, Romulus faisait gémir Rome sous le poids d’un sceptre de fer. Ce n’était plus ce conquérant toujours suivi de la victoire, et qui du moins n’immolait que les ennemis de l’état ; c’était un tyran farouche, dont la politique barbare accablait le peuple pour le contenir, et, sur le moindre prétexte, faisait couler le sang des patriciens. Telles sont les suites d’un premier crime aussitôt que l’âme en est souillée, toutes les vertus l’abandonnent, tous les vices viennent l’habiter.

Cependant les dieux irrités nous annoncèrent leur justice par les plus terribles fléaux : la peste désola Rome. Jamais la contagion ne s’annonça par des symptômes plus effrayants : un feu dévorant brûle à la fois la poitrine et les entrailles ; les yeux enflammés et sanglants roulent avec peine dans leurs orbites ; la bouche ulcérée exhale un souffle empoisonné ; la langue souillée, épaissie, s’attache au palais, arrête la respiration ; les nerfs se raidissent, les membres frissonnent, et le froid de la mort qui se répand par degrés ne peut éteindre l’ardeur brûlante dont les os mêmes sont consumés.

Bientôt les maisons ne peuvent suffire pour contenir les tristes victimes : les chemins, les places publiques, les temples des dieux en sont remplis. On voit une foule de moribonds errer demi-nus, fuyant leurs lits, fuyant leurs pénates, cherchant, demandant de l’eau. Ils vont se plonger dans le Tibre, dans les fontaines, dans la terre détrempée. Ils m’écoutent rien, ils boivent : sans étancher leur soif, ils expirent au milieu des ondes. Les doux liens de l’amitié, les sentiments de la nature, tout est en oubli, tout est méconnu : le fils, égaré par la douleur, refuse d’embrasser son père ; le frère évite le frère, et craint la contagion du mal ; la mère mourante, loin de son époux, en proie aux convulsions du trépas, les yeux tournés, les dents serrées, éloigne avec ses bras raidis le faible enfant qui lui tend les mains, qui pleure, et veut encore, aller presser ses mamelles desséchées. La douleur, la douleur est le seul sentiment qui domine. Partout on souffre, partout on meurt. L’enfance, l’âge mûr, la vieillesse, tout périt, tout tombe. La flamme des bûchers ne s’éteint point ; on la renouvelle sans cesse. Quelque nombreux qu’ils soient, ils ne peuvent suffire : on va même jusqu’à se les disputer ; et ceux qui les ont élevés sont obligés de livrer des combats pour que leur parent y trouve une place.

Romulus, qui regrettait ses soldats, indiqua, pour apaiser les dieux, un sacrifice solennel au marais de la Chèvre. Tout son peuple, ou plutôt le faible reste de son peuple, s’y rendit. Les sacrificateurs, les prêtres, les citoyens, pâles, décharnés, s’avancent à pas lents vers l’autel. Le soldat, sans cuirasse, s’approche doucement, soutenu sur son javelot ; il peut à peine lever la tête vers l’aigle de son bataillon. Les femmes, les vieillards, appuyés sur des bâtons, tiennent leurs enfants par la main ; l’enfant tombe et entraîne avec lui son faible soutien. Jeunes, vieux, malades, convalescents, tous se traînent plutôt qu’ils ne marchent : aucun n’a la force d’élever la voix ; et ce peuple romain si puissant, ce peuple l’effroi de l’Italie, ressemble à une troupe de spectres qu’une magicienne de Thessalie a évoquée des enfers.

On fait les libations, ou immole les victimes le grand-prêtre consulte leurs entrailles, et frémit en les regardant. Il monte sur le trépied sacré ; l’esprit divin le saisit ; une sainte fureur l’agite, ses yeux étincellent, sa bouche écume, il tend les bras, il renverse sa tête, ses cheveux hérissés soulèvent le laurier qui le couronne. Mais c’est en vain qu’il lutte contre un dieu : ce dieu le terrasse, le dompte, le fait céder à son aiguillon. Le pontife haletant prononce alors ces paroles : Peuple ! un crime épouvantable, qui est demeuré impuni, a fait descendre sur vos têtes la colère des immortels. Tant que ce forfait ne sera pas expié, tant que les coupables verront le jour, n’espérez pas que les dieux s’apaisent. La peste ravagera nos murs, tant que le sang de......

Il allait poursuivre : Romulus lui jette un coup d’œil terrible, et la frayeur éteint sa voix. Mais à l’instant même le ciel s’obscurcit, le soleil perd sa lumière, des ténèbres épaisses couvrent la terre, mille tonnerres se font entendre ; il semble que les éléments confondus se font la guerre, et que toute la nature se replonge dans le chaos.

Le peuple tremblant tombe à genoux, prie les dieux, et attend la mort. Mais, au bout de quelques instants, les vents s’apaisent, la nuit se dissipe, le soleil brille sans nuage, on revoit l’azur des cieux ; le calme revient dans les airs, bientôt il renaît dans les cœurs. Tous les Romains se regardent et se retrouvent ; Romulus seul a disparu. Ses gardes, ses courtisans, le cherchent en vain. Les Célères, seuls attachés à un maître qui leur donnait l’impunité, les Célères menacent déjà les patriciens, qu’ils accusent d’avoir immolé leur roi. Le peuple se prépare à défendre les nobles, le sang est prêt à couler, quand Proculus, que vous voyez, un des Romains les plus vénérables par son rang, par sa vieillesse, surtout par son austère vertu, Proculus s’avance ; et, à l’aide d’un mensonge adroit, il calme tous les esprits : Romains, dit-il, cessez de chercher Romulus. J’ai vu, j’ai vu de mes yeux son père Mars descendre sur la terre, et l’enlever dans un char sanglant. Proculus, m’a dit notre roi, ma gloire est à son comble ; j’ai vaincu, j’ai triomphé. J’ai bâti une ville qui doit être la maîtresse du monde ; tous mes devoirs sont remplis ; le dieu des combats m’associe à ses honneurs immortels. Annonce-le aux Romains ; dis-leur que Mars et Romulus guideront toujours leurs armées : et qu’ils m’invoquent désormais sous le nom de Quirinus.

Ainsi parle Proculus ; et le tumulte s’apaise. Les Célères n’osent révoquer en doute un récit qui fait un dieu du roi qu’ils aimaient : le peuple, content d’avoir perdu son tyran, aime mieux le placer dans le ciel que de rechercher et de punir ceux qui en ont délivré la terre.

Mais il fallait élire un successeur à Romulus. Hersilie prétendit vainement à la couronne. Les Sabins, irrités contre elle, déclarèrent qu’ils allaient retourner à Cures si la fille de Romulus montait sur le trône : les Romains eux-mêmes regardaient comme une honte d’être gouvernés par une femme. Rejetée par les deux partis, Hersilie sortit de Rome en menaçant d’y ramener bientôt la guerre ; et le peuple s’assembla de nouveau pour se choisir un souverain.

Ce malheureux peuple fut encore sur le point de s’égorger. Les Romains voulaient un Romain ; les Sabins demandaient un Sabin. Après la mort de Tatius, disaient ces derniers, nous avons laissé régner tranquillement votre Romulus : il est temps qu’un de nos citoyens nous gouverne. Nous ne sommes pas des peuples vaincus, nous sommes vos amis, vos frères ; mais jamais nous ne fûmes vos esclaves. Notre nation est au moins l’égale de la vôtre en noblesse, en courage, en vertu : nous rejetons d’avance tout ce qui peut porter la moindre atteinte aux droits de cette égalité.

Ainsi parlaient les Sabins ; déjà l’on courait aux armes. Les dieux m’inspirèrent dans ce moment : Peuples, m’écriai-je, écoutez ma voix. Vous prétendez tous deux nommer votre monarque, et le choisir dans votre sein : que chacun de vous cède à l’autre la moitié des droits qu’il réclame ; que celle des deux nations qui nommera le souverain soit obligée de le prendre chez le peuple qui ne l’aura pas nommé. Romains, choisissez votre maître, mais que ce maître soit Sabin ; ou que, les Sabins donnent la couronne, mais que ce soit à un Romain.

Mon avis est adopté. La paix renaît ; on s’accorde ; et les Romains sont chargés d’élire un monarque sabin. Tous, d’une voix unanime, choisissent le juste Numa.

A peine ce nom est prononcé, que les deux nations, oubliant leur haine, se félicitent mutuellement ; tous les citoyen s’embrassent ; tous s’écrient en pleurant de joie : Il va donc renaître le siècle d’or, le règne d’Astrée ! Numa va nous commander.

L’encens fume sur les autels, le sang des victimes ruisselle, tous les temples retentissent d’actions de grâces ; on remercie les immortels de tous les biens dont on jouira. Les dieux les accordent d’avance : la peste cesse ; un vent salubre apporte la santé ; des rosées bienfaisantes viennent donner au laboureur l’espoir d’une double moisson : les dieux, les hommes, le ciel, la terré, tout semble se réjouir du règne de la vertu.

Sur-le-champ l’on vous députe des ambassadeurs : je demande à être du nombre. Nous volons à Cures, où nous espérions vous trouver ; on n’a pu même nous y donner de vos nouvelles. Nous tournons nos pas vers le pays des Marses, où j’avais pensé que vous conduirait votre amitié pour Léo : notre course n’est pas plus heureuse. Enfin nous allions vous chercher dans les montagnes des Rhéates, lieux fameux par votre vaillance et par votre humanité, quand les immortels nous ont conduits ici. Venez, roi de Rome, deux nations vous attendent : vous êtes leur unique espoir ; chaque moment de délai est un vol fait à notre amour et à la félicité publique.

Métius se tait : Numa le regarde avec un sourire doux et tranquille : Ami, lui répondit-il, le temps des erreurs est passé ; le temps où la vaine ambition, la fausse gloire, l’amour insensé, troublaient ma vie. Le trône aurait pû m’éblouir, lorsque, brûlant pour Hersilie, je courais, le fer à la main, la mériter dans les combats ; lorsque, aveuglé par ma passion, je m’efforçais d’acquérir l’affreuse science d’égorger les hommes, et que j’admirais Romulus en proportion du mal que je le voyais faire. Le voile est tombé, mes yeux sont ouverts ; et grâce aux dieux qui ne m’ont point abandonné, à mes malheurs qui m’ont instruit, grâce à la tendre amitié, au pur amour qui m’animent, mon esprit, mon cœur éclairés n’estiment plus que ce qui est estimable n’aiment plus que ce qui est digne d’être aimé, la vertu et le repos.

Je remplirais mal le trône de Romulus : son peuple, fier et belliqueux, pouvait à peine être contenu par un roi fils des dieux et grand capitaine. Je ne suis que le fils d’un homme, et je déteste les combats : je déteste cet art perfide de désunir ses voisins pour les vaincre, d’armer le faible contre le fort pour les opprimer tous deux,,de regarder comme à soi tout ce dont on peut s’emparer. Non, Métius, c’est un conquérant qu’il vous faut pour maître. Vainement je consacrerais ma vie à la félicité des Romains ; ils mépriseraient un roi pacifique qui ne serait occupé que des dieux, des lois et de l’agriculture.

Métius, mon parti est pris : je suis quitte envers ma patrie ; j’ai versé mon sang pour elle ; j’ai sauvé les Sabins par mon exil : ma tâche est remplie ; je ne demande pour toute grâce que la continuité de cet exil. Je ne veux plus rentrer dans Rome ; je veux vivre dans ce vallon, cent fois plus beau que le Capitole, entre mon père, mon ami, ma sœur et ma digne épouse. Ici je serai plus heureux, je serai plus en sûreté que Romulus au milieu des Célères. J’habiterai cette cabane plus riante, plus commode que le palais de vos rois : j’y coulerai des jours purs et paisibles, en honorant les dieux, en faisant la félicité de mon père, de mon épouse, en trouvant la mienne auprès d’eux ; et quand la mort viendra me frapper, je n’aurai pas à répondre, devant la divinité, du bonheur de plusieurs milliers d’hommes, qu’il est presque impossible à leur semblable de rendre heureux.

Tu en répondras, Numa, interrompit Anaïs d’une voix ferme ; tu en répondras, si ton amour pour moi, si ton goût pour la retraite, te font sacrifier deux peuples. Penses-tu donc que le ciel t’ait donné tant de vertus pour toi seul ? Penses-tu plaire à Dieu en ne vivant que pour toi ? L’Être suprême compte pour rien de vaines méditations : il veut une vertu active. L’homme de bien lui rendra compte de chaque jour passé sans faire du bien ; et le Créateur du monde ne peut chérir que ceux qui travaillent au bonheur du monde.

Tu dis qu’un héros guerrier convient mieux aux Romains qu’un roi pacifique. Mais plus ce peuple est belliqueux, plus il a besoin d’un sage monarque qui modère, contienne sa fougue, et adoucisse par la justice cette humeur guerrière qui deviendrait férocité. Ce monarque ne peut être que toi, Numa : ton respect pour les dieux, ton amour pour la paix, t’imposent le devoir de gouverner le peuple à qui ces vertus sont les plus nécessaires.

Tu crois ne plus rien devoir à ta nation, parce, que tu combattis pour elle ? Eh ! qu’as-tu fait de plus que le dernier de ses soldats ? J’en appelle à ton propre cœur : était-ce pour Rome, ou pour Hersilie que tu exposais tes jours ? Quand tu aurais versé ton sang pour ton peuple, tant qu’il t’en reste une seule goutte, cette goutte lui appartient : on n’est jamais quitte envers la patrie ; elle l’est toujours avec nous.

Je n’ai plus qu’un mot à te dire : si le désir de mener une vie obscure auprès d’Anaïs, si ma religion, injustement persécutée, sont la cause de ton refus, dès ce moment je renonce à toi. Je me reprocherais toute ma vie d’avoir été un obstacle à la félicité de deux peuples, de les avoir privés du plus beau présent que le ciel puisse faire à la terre, d’un bon roi. Cette idée empoisonnerait mes jours ; et altérerait peut-être l’amour tendre que tu m’as inspiré. Numa, c’est t’en dire assez, je connais mes devoirs et les tiens si tu refuses d’être utile aux hommes, c’est moi que j’en punirai.

Tel fut le discours d’Anaïs ; Zoroastre et Léo se joignirent à elle : Camille seule resta du parti de Numa. Métius et les ambassadeurs romains se jetèrent à ses genoux, en alléguant, en répétant tout ce qui pouvait persuader son esprit ou émouvoir son cœur sensible : ce fait en vain.

Numa, semblable au rocher contre lequel viennent se briser les vagues ; Numa demeure inébranlable. Il oppose avec douceur une volonté constante aux prières, aux raisons ; et finissant par embrasser le vieux Métius. Mon père, lui dit-il, si tu m’aimes, ne parle plus d’un trône que je crains plus que le tombeau. Je veux mourir dans ce vallon, je veux vivre dans cette cabane. Je suis né libre, je jouirai du droit naturel qu’à tout homme de choisir l’asile où il peut couler le plus doucement ses jours. J’espère que ce n’est point offenser les immortels ; mais, si tel était mon malheur, je préférerais encore d’avoir à les fléchir, à les désarmer pendant le reste de ma vie, plutôt que de ceindre un diadème que je redoute et que je hais. D’après cet aveu, Métius, juge si tes instances sont vaines : elles m’affligent ; épargne-les moi. Viens reposer dans ma cabane ; non pas auprès de ton roi, mais auprès de ton ami ; demain, au lever de l’aurore, tu retourneras dire aux Romains que, s’ils aiment encore Numa, ils le lui prouvent en lui laissant son heureuse obscurité.

En disant ces mots il sort de la chaumière de Zoroastre, Anaïs le rappelle en vain : pour la première fois Numa ne répondit point à sa voix. Les ambassadeurs désolés allèrent passer la nuit dans sa nouvelle cabane ; Camille, après avoir longtemps défendu contre Anaïs le parti que prenait Numa, alla se livrer au sommeil à côté de son cher Léo ; Zoroastre et sa fille restèrent ensemble pour méditer l’exécution d’un projet important.