NUMA POMPILIUS

 

LIVRE HUITIÈME.

 

 

Je suis né au pays des Marses, dans les montagnes de l’Apennin. Ma mère, pauvre et infirme, n’avait pour tout bien qu’un troupeau, une chaumière et un jardin. Elle s’appelait Myrtale ; elle avait perdu son époux peu de mois après ma naissance ; elle m’aimait comme une mère seule sait aimer.

Dès mes plus tendres années, couvert d’une peau de loup que Myrtale avait ajustée à ma taille, armé d’un petit javelot que je savais déjà lancer, j’allais garder le troupeau de ma mère, toujours suivi de deux chiens terribles, prêts à défendre les brebis et le berger. Je ne craignais point les bêtes farouches ; je désirais au contraire d’exercer contre elles mon jeune courage. Je gravissais les rochers les plus escarpés, je traversais à la nage les torrents les plus rapides, pour aller surprendre de jeunes chamois, pour aller enlever au haut d’un pin de tendres ramiers dans leur nid. C’était pour ma mère : cette idée me rendait tout facile ; et quand je pensais que cette nourriture délicate pourrait prolonger ses jours ou raffermir sa santé., j’étais plus heureux d’avoir conquis des pigeons qu’un roi ne l’est d’avoir gagné des provinces.

Le soir je ramenais les brebis à notre chaumière ; le cœur palpitant de joie, je montrais de loin les colombes ou le faon que je portais en triomphe. Ma mère me faisait de tendres reproches, me menaçait, en m’embrassant, de ne plus me laisser sortir, refusait quelquefois mes dons, ou ne les acceptait qu’après m’avoir fait promettre cent fois de ne plus exposer ma vie.

Mon cher enfant, me disait-elle, que ne puis-je te suivre dans la montagne ! je ne craindrais pas un péril que je partagerais avec toi. Mais, faible, languissante, enchaînée par la douleur dans cette cabane, que je trouve si grande aussitôt que tu n’y es plus, mon cœur et ma pensée volent après toi. Juge de mes terreurs : tantôt je te vois suspendu à la cime aiguë d’un pin ; et l’arbre entier me semble trop faible pour pouvoir te soutenir : tantôt je te vois franchir un torrent ; ton pied retombe sur une pierre polie ; tu tends les bras, et l’onde écumante t’engloutit. Ô mon cher fils ! contente-toi de garder notre troupeau : le lait de nos brebis, les légumes de notre jardin suffisent pour notre nourriture. Ne prive pas les biches et les tourterelles de leurs enfants chéris, de peur que les sangliers et les ours ne me privent à mon tour de mon fils. Ah ! promets-moi du moins de ne jamais entrer dans les cavernes où ces bêtes cruelles cachent leurs petits. Jure-le-moi, mon cher Léo ; si ce n’est pour toi, que ce soit pour ta mère. Songe que je ne vis que par mon fils ; songe que le jour où tu passeras d’une heure l’instant de ton retour accoutumé, tu trouveras ta mère expirante d’inquiétude et de douleur.

C’était ainsi que parlait Myrtale. Je la rassurais en la caressant, je lui promettais d’éviter les dangers qu’elle redoutait. Alors elle me pressait contre son cœur, me demandait le récit de tout ce que j’avais fait dans la journée, me racontait, à son tour, en apprêtant notre repas, des histoires de sa jeunesse. La soirée était bientôt écoulée dans cette douce conversation. Ma tendre mère, avant de se livrer au sommeil, me préparait ma provision du lendemain, me répétait de nouveau d’être prudent, m’embrassait mille fois, caressait mes deux chiens fidèles, comme pour leur recommander de veiller sur son fils et de le défendre.

La vie agreste que je menais développa bientôt mes forces. A l’âge où l’on est encore enfant j’étais déjà grand et robuste. A quinze ans, je ne craignais plus ni les ours ni les sangliers : mon javelot s’était teint de leur sang, et je l’avais caché à Myrtale. Mes chiens, qui avaient défendu mon enfance, étaient devenus vieux et sans force ; je les défendais à mon tour. Tranquille, heureux en gardant mon troupeau, je jouais de la flûte, ou je poursuivais les hôtes des bois. Je ne désirais rien, je n’aimais rien que ma mère. Mon seul chagrin était de voir les années affaiblir chaque jour davantage sa santé frêle et chancelante.

Un jour que j’étais assis sur le sommet d’un rocher, d’où s’élançait une cascade qui tombait à cent pieds sous moi avec un bruit épouvantable, j’aperçois tout à coup un cerf blessé d’une flèche, qui fuit en perdant son sang, et vient se jeter dans le torrent formé par la cascade bruyante. Bientôt paraît une jeune amazone, couverte d’une peau de lion, le carquois sur l’épaule, l’arc à la main, pressant les flancs d’un léger coursier qui vole après le cerf blessé. Diane seule est aussi belle. De longs cheveux noirs flottaient sur ses épaules : le courage et l’ardeur brillaient dans ses yeux, et la douceur de ses traits n’en était pas altérée. Tandis que, saisi d’admiration, je la regarde en respirant à peine, je vois son fougueux coursier se précipiter dans le torrent, dont la rapidité l’emporte. Vainement elle s’efforce de le ramener à l’autre bord ; les flots écumants s’y opposent. Bientôt son coursier s’échappe sous elle et roule avec le torrent ; elle-même est emportée, et disparaît à mes yeux.

J’étais déjà au milieu des ondes. Je nage longtemps sans trouver celle que je voulais sauver ; enfin ma main saisit ses longs cheveux, je la ramène au rivage, privée de tout sentiment. Désespérant de lui voir reprendre ses sens, je la porte à notre chaumière, où les soins de ma mère lui font enfin ouvrir les yeux. Hélas ! ces yeux si beaux, si doux, allumèrent dans mon sein un feu qui ne devait plus s’éteindre. J’osai contempler cette beauté céleste que sa pâleur rendait encore plus touchante, et je ressentis une agitation, un trouble, qui m’étaient inconnus. Malgré ce trouble, je ne pouvais me rassasier de la regarder, je ne pouvais m’éloigner d’auprès d’elle, et lorsque, retrouvant la parole, sa bouche me remercia, je rougis, je balbutiai : elle me demanda mon nom ; ma mère fut obligée de répondre.

Cependant la belle amazone, après quelques heures de repos, se dispose à quitter notre chaumière, sans nous dire qui elle était. Elle offrit de l’or à ma mère : cette offre nous affligea. Elle s’en aperçut : aussitôt, reprenant son or, elle détache une chaîne d’or qu’elle portait à son cou, et la passe au cou de Myrtale. Ensuite, me regardant avec une tendre reconnaissance, elle se dépouille de la peau de lion qu’elle portait sur sa robe de pourpre, et me la présente en disant : Le grand Alcide l’a portée ; il en fit don à mon aïeul, en reconnaissance de l’hospitalité qu’Alcide en avait reçue. J’en fais le même usage qu’Hercule ; je la donne au sauveur de mes jours : si j’en crois mon pressentiment, cette peau terrible qui couvrit le fils de Jupiter ne passe pas en des mains indignes.

Après ces paroles, elle embrasse ma mère, me jette un coup d’œil doux et timide, me défend de suivre ses pas, et s’éloigne précipitamment.

Ma mère et moi nous nous regardions. L’état où nous l’avions vue pouvait seul nous l’aire penser que cette inconnue n’était pas une divinité. Immobile d’admiration et de surprise, je considérais cette peau de lion, encore trempée de l’eau du torrent ; l’idée qu’un demi-dieu s’en était servi la rendait moins précieuse à mes yeux que de l’avoir vue sur les épaules de l’amazone. Ses traits, ses gestes ; tous ses mouvements étaient gravés dans mon esprit ; ses paroles retentissaient à mon oreille : pour la première fois de ma vie, distrait et rêveur en écoutant ma mère, je lui cachai le sentiment qui remplissait déjà mon cœur.

Le lendemain, au point du jour, j’étais avec mon troupeau sur le rocher de la cascade : j’avais revêtu la superbe peau de lion ; dès qu’elle avait touché mon cœur, j’avais senti couler dans moi-même une force nouvelle, un courage indomptable, et surtout un feu dévorant. Son ardeur sembla s’augmenter dès que je fus dans le même lieu où j’avais vu la belle amazone. Je descends au bord du torrent ; je cherche l’endroit où je l’avais sauvée ; je me plais à m’asseoir sur le même gazon où je l’avais posée évanouie. Je soupire, je m’agite, je regarde autour de moi ; et ces montagnes, cette cascade, ce beau spectacle qui me ravissait autrefois, n’arrêtent seulement pas mes yeux. Je trouve ces rochers déserts, cette solitude me paraît horrible ; mon troupeau ne m’intéresse plus, ma flûte me devient importune, j’oublie mon javelot : cependant je ne puis quitter ces lieux devenus chers à ma tristesse.

De retour chez ma mère, je n’éprouve plus cette douce paix que je trouvais toujours près d’elle. Les heures que je passe dans sa chaumière me paraissent longues, je réponds à peine à ses questions ; je prends mille détours pour la faire parler de l’inconnue ; je n’ose en parler moi-même : cette chaîne que Myrtale porte à son cou attire sans cesse mes regards : j’embrasse plus souvent ma mère, pour pouvoir baiser cette chaîne.

Déjà trois jours s’étaient écoulés : chaque matin, au lever de l’aurore, je revenais à la cascade ; là, j’attendais le coucher du soleil, les yeux fixés vers l’endroit de la montagne par où l’amazone avait paru la première fois. Enfin, le quatrième jour, je la revois. Elle était armée de même, elle montait un coursier à la tresse dorée : la rougeur couvrit son front en m’apercevant sur le rocher.

Je suis bientôt auprès d’elle. Elle s’élance de son coursier, l’attache à un arbre, s’assied sur un roc ; et m’invitant à m’asseoir : Brave berger, me dit-elle, j’étais presque certaine de vous trouver ici ; c’est pour vous que j’y viens. Vous avez sauvé mes jours ; je veux rendre les vôtres heureux : tel est le motif qui m’amène. Parlez-moi donc avec franchise : que vous faut-il pour jouir du bonheur ? Que manque-t-il à votre mère ? Songez que ma reconnaissance est extrême, et que mon pouvoir égale presque ma reconnaissance.

Je lui répondis en baissant les yeux : Ô vous que je ne sais comment nommer, vous qui m’inspirez ce respect que je n’ai ressenti que pour les dieux, vous avez daigné vous souvenir d’un berger ! vous avez daigné revenir le voir ! Ah ! cette bonté est plus grande que le service que je vous ai rendu ; dès ce moment c’est moi qui vous dois de la reconnaissance. Vous me demandez ce qui me manque pour être heureux : avant de vous avoir vue ; il ne me manquait rien. Nous sommes riches, ma mère et moi : nous avons une chaumière qui nous garantit des injures de l’air, un jardin qui nous nourrit, un troupeau qui nous habille : encore vais-je souvent dans les villages voisins vendre le superflu de notre laine ; et je rapporte à ma mère des pièces d’argent bien inutiles pour nous, mais que nous donnons avec joie aux vieillards pauvres qui de temps en temps viennent nous demander l’hospitalité. Vous n’avez donc qu’un seul moyen de rendre mes jours plus heureux, c’est celui que vous prenez aujourd’hui ; car voici le plus beau jour de ma vie.

L’amazone souriait en m’écoutant. Eh bien, me répondit-elle, puisque ma présence seule vous manque, je viendrai nous voir quelquefois : la reconnaissance m’y oblige. Mais je ne vous dirai pas qui je suis : contentez-vous de savoir que je m’appelle Camille ; et quel que soit le mystère de ma naissance, croyez qu’il est doux pour Camille de devoir la vie à Léo.

Après avoir dit ces derniers mots avec une voix attendrie, elle se lève, détache son coursier, s’élance sur son dos, me regarde, et disparaît.

Je demeure ivre de joie. L’intérêt touchant qu’elle m’avait marqué, le coup d’œil qu’elle avait jeté sûr moi à sou départ, sa promesse de revenir, tout transportait et enflammait mon cœur. Je répétais le nom de Camille ; je me préparais à l’apprendre à tous les échos des montagnes ; je voulais le graver sur l’écorce de tous les arbres. Camille seule remplissait mon âme. ce ne voyais plus que Camille dans toute la nature.

Dès ce moment, plus de tristesse, plus d’ennui : ces déserts me parurent des lieux enchantés ; ces arbres, ces rochers, cette cascade, tout prit de nouveaux charmes à mes yeux, tout s’embellit de mon autour. Il me semblait que la nature avait rassemblé toutes ses beautés dans cette solitude charmante : je craignais qu’elle ne me fût disputée ; j’aurais voulu pouvoir la fermer à tous les humains. Ma chaumière me sembla plus riante ; je rejoignis ma mère avec plus de plaisir que je n’en avais jamais senti ; nos embrassements furent plus doux, notre entretien plus aimable et plus tendre.

Camille tint parole ; elle revint deux jours après. Ô combien furent rapides les instants qu’elle me donna ! cent fois l’aveu de mon amour fut près de m’échapper, toujours il expira sur mes lèvres. Quand je regardais Camille, j’étais sur le point de parler ; dés que Camille me regardait, le respect enchaînait ma langue.

Bientôt Camille vint tous les jours à la cascade. Sans lui avoir dit que je l’aimais, sans avoir entendu de sa bouche l’aveu que j’étais aimé d’elle, nos entretiens étaient ceux de deux amants. Toujours, avant de nous quitter, nous convenions de l’instant de nous revoir, et chacun de nous arrivait avant cet instant. Avec quelle joie nous nous retrouvions ! avec quel plaisir nous nous rendions compte de tout ce que nous avions pensé ! Camille ne me parlait que de moi ; je ne lui parlais que de Camille. Ces douces conversations étaient toujours les mêmes, et nous semblaient toujours différentes.

Camille n’avait qu’un secret pour Léo ; c’était celui de sa naissance. Que t’importe mon rang, disait-elle, pourvu que ce tendre cœur n’ait pas un sentiment qui ne soit pour toi ?

L’aimable Camille s’occupait encore de polir, de cultiver mon esprit. Elle était instruite, elle m’instruisait ; elle me racontait le règne de Janus, l’expédition des Argonautes, les sièges de Thèbes et de Troie ; elle m’apprenait des vers d’Hésiode et d’Homère. Je retenais si bien ses leçons ! Tout ce qui sortait de sa bouche venait se graver dans mon âme ; je ne pouvais plus oublier ce que Camille avait dit une fois. Quel charme j’éprouvais en l’écoutant ! combien je me sentais enflammer au récit des exploits d’Achille ! et quand Homère peignait Vénus, je trouvais Camille plus belle.

Ainsi s’écoulait ma vie. Tous les jours étaient à l’amour, tous les soirs à la tendresse filiale ; car ma passion pour Camille, loin d’affaiblir mes sentiments pour Myrtale, semblait en redoubler la force. Mon cœur ne se partageait point entre ma mère et mon amante : chacune d’elle l’avait tout entier : et c’est sans doute un bienfait des immortels, que l’amour le plus violent, quand il est vertueux, donne encore plus d’activité à toutes les vertus de notre âme :

Ma félicité ne dura pas long-temps. Un jour se passa tout entier sans que Camille parût. Le lendemain, demi-mort d’inquiétude, j’attendais en gémissant qu’elle se montrât à mes yeux. Elle vint, mais la pâleur couvrait son front : Mon ami, dit-elle en m’abordant, notre bonheur est fini : nous allons payer par nos larmes les trop courts instants qu’il a duré, jusqu’à présent je t’ai caché qui je suis : je craignais qu’en apprenant mon rang tu ne fusses effrayé de m’aimer ; et je trouvais doux d’être aimée sans que tu connusses ma naissance. Il est temps de t’en instruire : j’ai le malheur d’être fille d’un roi.

A cette parole une sueur froide découla de tout mon corps, mes genoux tremblants fléchirent, ma langue glacée ne put prononcer un seul mot. Camille me prit la main, me fit asseoir auprès d’elle, et, après avoir tenté de dissiper l’effroi subit que j’avais ressenti, elle continua dans ces termes :

Mon père est le roi des Vestins. Le trajet est court d’ici à Cingilie, sa capitale ; l’amour de la chasse me sert de prétexte pour te voir tous les jours. J’espérais jouir longtemps de ce bonheur : mais je suis l’unique enfant de mon père ; son royaume doit être ma dot, et tous les princes de l’Italie ont déjà demandé ma main. Deux rois surtout nous menacent de la guerre si je ne fais pas bientôt un choix. L’un est le roi des Maruces ; ses états touchent aux miens ; son peuple fut toujours l’ennemi du nôtre. D’Ion hymen avec son fils, éteignant à jamais ces guerres, formerait un état puissant. La politique, la raison, l’humanité, parlent en faveur du prince des Maruces, qui, absent depuis sa tendre enfance, parcourt les îles de la Grèce, sans autre suite qu’un sage gouverneur, pour s’instruire et se former dans le grand art de régner. Il est en chemin pour rejoindre son père.

Son rival le plus redoutable est Télémante, roi des Salentins. Sa puissance, ses richesses, la noblesse de sa race (il descend de Télémaque et d’Antiope), tout lui donne l’avantage sur le prince des Maruces. Mais nous craignons peu les Salentins, séparés de nous par tant de peuples ; et les ambassadeurs de Télémante l’emporteront difficilement sur le roi des Maruces, qui est venu lui-même à la cour de mon père me demander pour son fils.

Des deux côtés le malheur est égal pour moi, puisqu’il faudra renoncer à une liberté que je voulais conserver pour pouvoir t’aimer toujours. Mais tu sais mieux qu’un autre, Léo, ce qu’un enfant doit à son père : le mien est vieux, hors d’état de se défendre ; il me presse de faire un choix ; il me conjure, par ses cheveux blancs, de ne pas lui attirer une guerre qui doit causer son malheur et celui de tout son peuple. Que dois-je faire ? Je te demande conseil.

Camille, lui répondis-je, (car votre rang et votre naissance ne peuvent m’inspirer plus de respect que le nom seul de Camille), un cœur qui sait aimer doit tout immoler à l’amour ; mais un cœur vertueux doit immoler l’amour à son devoir. Mon courage me dit bien que je défendrais vos états ; qu’armé de cette massue, couvert de la peau du lion de Némée, je repousserais de vos murs les Maruces, les Salentins et tous les peuples de l’Italie. Mais quand je serais le plus grand des héros, quand mes exploits égaleraient ceux d’Alcide, pourrais-je prétendre à devenir votre époux ? Non, jamais je ne puis-vous posséder, m’écriai-je en fondant en larmes : vous êtes la fille des rois, je ne suis qu’un malheureux pasteur. Insensé que je fus !... Ô Camille ! Camille ! combien je vais payer mon erreur !

Suis-je moins à plaindre que toi ? interrompit Camille ; penses-tu que mon triste cœur ne souffre pas autant que le tien ! Mais j’ai encore un rayon d’espoir ; je connais le roi des Maruces ; ce sont mes états, et non Camille qu’il désire pour son fils. Je vais tout lui déclarer : je jurerai dans ses mains de lui abandonner mon royaume après la mort de mon père, s’il veut ne pas presser mon choix, s’il veut nous défendre contre Télémante. L’espoir de régner sur deux peuples flattera son cœur ambitieux, et je m’estimerais trop heureuse d’acheter par une couronne le droit si doux d’aimer Léo.

En vain je m’opposai à cette résolution, Camille me quitta, décidée à tout hasarder. J’attendais, dans une douloureuse impatience, le retour de ma chère Camille.

Elle revint après trois jours ; la joie brillait sur son visage, le doux sourire était sur sa bouche. Nous serons heureux ! s’écria-t-elle, nous serons heureux. J’ai tout dit au roi des Maruces : je n’ai pas craint de lui déclarer que mon cœur était à toi. Il a été sensible à ma confiance ; l’offre de ma couronne l’a décidé à nous servir. Écoute ce que ce monarque propose. Son fils, qui revenait des îles de la Grèce, seul avec un gouverneur, est mort dans la Crète : comme il voyageait inconnu, tout le monde ignore sa mort. Le gouverneur de ce jeune prince, après en avoir fait instruire en secret le malheureux père, n’a pas osé reparaître devant lui ; il s’est arrêté dans la Dalmatie. Le roi des Maruces pleure son fils ; mais il regrette encore un hymen qui assurait le repos de son peuple, et qui doublait ses états. Sa douleur serait soulagée si son ambition était satisfaite ; mais, pour ne pas voir passer ma couronne sur la tête de Télémante, il ne lui reste qu’un seul moyen. Son fils était inconnu dans sa cour, il l’a quitté dès l’enfance ; son fils est cru vivant, et attendu tous les jours : le roi des Maruces t’adopte à sa place.

Qu’il parte ! m’a-t-il dit ; qu’il aille dans la Dalmatie joindre le gouverneur de mon fils, lui porter mon anneau royal et des tablettes sur lesquelles je tracerai mes ordres. Qu’il revienne ensuite avec lui ; je le recevrai comme mon véritable fils : mes peuples trompés le reconnaîtront ; vous le choisirez pour époux ; vous serez heureuse, et la paix des deux nations, votre bonheur, mon repos, seront le prix d’un mensonge excusable, puisque, sans nuire à personne, il doit causer tant de bien.

Voilà l’heureuse nouvelle que je t’apporte. Nous serons unis, Léo ; tu régneras sur deux royaumes ; nous ne nous quitterons plus ; la fortune et l’amour se réuniront pour embellir nos jours. Quoi ! tu n’es pas transporté de joie ! tu ne tombes pas à genoux pour remercier les dieux ! Avec quelle froideur, avec quelle tristesse tu reçois l’assurance de notre bonheur ! Quel chagrin peut encore troubler ta vie ?.... A quoi penses-tu ?

A ma mère, lui répondis-je. Il faut vous perdre, ou faire mourir de douleur celle qui me donna le jour. J’en appelle à vous-même, que j’ai vue prête à immoler notre amour au repos de votre père. Dois-je abandonner Myrtale ? dois-je la priver du seul appui qui me reste ? Nous la comblerons de biens, interrompit Camille. Mais vous lui ôterez son fils ! m’écriai-je ; mais vous forcerez ce fils à la renoncer pour sa mère ! Cette seule idée me fait horreur. Non, Camille, il n’est point de royaume, il n’est point de bien au monde qui vaille ce sentiment, premier bienfait de la nature, premier plaisir qu’éprouvent nos cœurs. Je ne puis consentir à le bannir du mien, à feindre même qu’il en soit banni.

Mais ce ne serait pas le seul crime que je commettrais en prenant le nom du prince des Maruces. Quoi ! les peuples m’obéiraient par une fraude ! je serais roi par un mensonge ! Ah ! si les rois légitimes ont de si grands devoirs à remplir, s’ils sont responsables envers la divinité de tout le bien qu’ils n’ont pas fait, de tout le mal qu’ils ont laissé faire, combien serait plus effrayant le compte que j’aurais à rendre, moi, parvenu au trône sans y être appelé par les dieux ! moi, pour ainsi dire, voleur de mon rang, et pour qui chaque hommage du dernier de mes sujets serait un reproche de mensonge !

Non, Camille, non : vous êtes le premier des biens ; le ciel et mon cœur me sont témoins que je donnerais ma vie entière pour vivre un seul jour votre époux. Mais ce bonheur si grand, ce bonheur dont la seule idée enivre ma raison, n’en serait plus un pour moi si ma conscience n’était pas tranquille. Heureusement pour la vertu, on ne peut goûter aucun plaisir sans la paix qu’elle seule donne. Assis sur le trône avec vous, j’y serais malheureux par mes remords ; j’aime mieux l’être par la fortune. Abandonnez-moi dans ce désert : il est plein de vous, j’y pourrai vivre. Ici, je vous pleurerai toujours ; mais je ne pleurerai que vous : ma vertu me sera restée. Adieu, Camille : retournez dans le palais de votre père ; oubliez un infortuné ; et que le plaisir qu’éprouve une grande aime à remplir son devoir vous rende moins sensible à la pitié qu’un malheureux vous inspire.

En disant ces paroles je baissais les yeux, et je m’efforçais de cacher mes pleurs. Camille m’écoutait attentivement, me regardait avec des yeux fixes, et fut longtemps sans me répondre. Enfin saisissant ma main, qu’elle pressait avec force : Je t’adore, me dit-elle, et ta vertu met le comble à l’amour extrême, à l’amour éternel que tu m’as inspiré. Mais je t’approuve, Léo ; et dès ce moment je renonce à toi. Oui, j’y renonce en te répétant, en te jurant que j’emporterai dans le tombeau le sentiment qui nous unit ; que ton image vivra dans mon cœur tant que ce triste cœur palpitera : et si je succombe à ma douleur, comme je l’espère, comme je le demande aux dieux, je t’adresserai mon dernier soupir.

En disant ces mots elle me quitte, s’élance sur son coursier, prononce adieu d’une voix étouffée, le répète trois fois en me tendant les bras, se met en marche, et se retourne pour regarder encore, avec des yeux noyés de pleurs, ce rocher, cette cascade, cette place on nous nous étions si souvent assis ; elle semble aussi leur dire adieu. Enfin, me jetant un dernier coup d’œil de tendresse et de douleur, elle disparaît.... Ami, depuis ce jour fatal je n’ai jamais revu Camille.

Léo s’arrête en cet endroit : deux ruisseaux de larmes coulent de ses yeux ; un poids terrible l’oppresse. Numa le serre contre son sein ; les deux héros restent embrassés sans prononcer une parole. Enfin Léo fait un effort, dévore ses soupirs, étouffe ses sanglots, et continue son récit.

Je voulus cacher à ma mère le sacrifice que je lui avais fait : il n’aurait pu augmenter sa tendresse, il aurait augmenté ses peines. J’employai tous mes efforts pour lui déguiser ma douleur. Je passais les jours à pleurer sur ce même rocher, dans ces mêmes lieux où j’avais vu Camille. Dès que je regagnais la chaumière, je m’efforçais de prendre un air serein, je composais mon visage ; et, quand je ne pouvais dérober ma tristesse aux yeux clairvoyants d’une mère, j’inventais un motif qui n’affligeât pas trop Myrtale, j’imaginais un chagrin dont elle pût me consoler.

Ainsi se passèrent deux mois sans recevoir de nouvelles de Camille, sans que mes maux fussent moins douloureux que le premier jour. Hélas ! j’eus bientôt d’autres peines ; ma mère tomba malade. J’essayai, pour la guérir, tous les simples de ces montagnes : mais son heure était arrivée. Elle se sentit près de sa fin ; et, m’appelant d’une voix faible, elle me dit ces paroles, qu’il me semble encore entendre : Je t’ai trompé, Léo ; je ne suis point ta mère. Je te demande au lit de la mort de me pardonner un mensonge qui fit la douceur de ma vie. Contrainte de quitter ma cabane pour fuir les cruels Péligniens, qui nous faisaient alors la guerre, j’arrivai sur les bords du fleuve Aternus, dans le village d’Avia, gue ces barbares venaient de brûler : au milieu des affreux débris de l’incendie et du carnage, parmi des monceaux de corps morts, je t’aperçus dans ton berceau, pâle, couvert de sang, percé d’un poignard qui était resté dans ton sein. Ta beauté m’intéressa, je mis ma main sur ton cœur, je sentis qu’il battait encore. Je t’emportai dans ton berceau, je te guéris de ta blessure ; je pris soin de tes faibles jours : tu m’appelas ta mère, et je n’eus jamais la force de renoncer à ce doux nom. Il m’abandonnera, me disais-je, s’il apprend qu’il n’est pas mon fils : j’ignore quels sont ses parents ; ils ne pourraient l’aimer davantage : laissons durer une erreur qui, sans le rendre malheureux, me fait seule supporter la vie. Voilà quel fut mon motif. Pardonne-moi ma faiblesse : tu m’aimais si bien, mon cher fils, que tu me rendais toi-même impossible un aveu qui m’aurait coûté ta tendresse.

A ces mots, je la serrai dans mes bras, je la baignai de mes larmes. Non cher enfant, me dit-elle, il faut nous quitter : sèche tes pleurs, ils rendent cette séparation plus cruelle. Songe, pour te consoler, que toi seul m’as rendue heureuse ; songe que c’est par toi seul que mes jours se sont prolongés. Hélas ! que ne puis-je être sûre que les tiens couleront paisibles ! Tant que j’ai vécu, j’ai tremblé que ta véritable mère ne vînt m’enlever mon fils : à présent que je vais mourir, je voudrais pouvoir te la rendre. Prends cette pierre précieuse, sur laquelle est gravé un nom en caractères qui me sont inconnus. Cette pierre était à ton cou le jour où je sauvai ta vie. Je te l’ai cachée jusqu’à ce moment : puisse-t-elle te faire reconnaître l’heureuse mère qui te porta dans son sein ! Ah ! si tu la revois jamais, dis-lui combien j’ai envié son bonheur ; dis-lui que ma tendresse m’en rendait peut-être digne, et pardonnez-moi tous deux de t’avoir appelé mon fils. Adieu, mon fils, mon cher fils, permets-le-moi encore, ce doux nom. Approche-toi, viens ; que ta main ferme mes yeux, et qu’avant d’expirer je t’entende encore une fois m’appeler ta mère.

Ô ma mère ! m’écriai-je, ma tendre mère ! je suis toujours votre fils, je le serai toute ma vie : c’est en vain...... Elle n’était déjà plus ; déjà l’impitoyable mort s’était emparée de sa proie.

Je ne te peindrai point ma douleur : nos cœurs se ressemblent, Numa, et tu n’as pas oublié ce que tu souffris a la mort de Tullus. Mes mains dressèrent un simple bûcher, où le corps de Myrtale fut réduit en cendres. Je recueillis ces cendres dans une urne que je creusai moi-même ; je l’enterrai dans un tombeau de gazon que j’élevai non loin de ma cabane ; et j’écrivis sur une pierre dont je couvris le tombeau : ICI REPOSE MYRTALE. PASSANT, SI TU AIMAS TA MÈRE, PENSE À ELLE, ET PLEURE ICI. Ensuite, fermant ma chaumière, que je laissai sous la garde des nymphes, et abandonnant mon troupeau, je sortis de ces montagnes et je portai mes pas, malgré moi, vers la capitale des Vestins.

Arrivé dans Cingilie, j’appris que la belle Camille, après avoir résisté longtemps à son père, s’était enfin déterminée à prendre pour époux le roi de Salente, et qu’elle s’était embarquée avec les ambassadeurs de ce prince. Frappé de cette nouvelle, comme si je n’avais pas dît m’y attendre, je regagne précipitamment l’Apennin. Errant çà et là sans tenir de route fixe, j’arrive à l’armée des Marses à l’instant où l’on allait élire un général. La vue de cette armée m’inspira l’amour de la gloire, je résolus de périr ou de devenir un héros. Je me présentai pour disputer le commandement : un hasard heureux me le donna. Tu sais comment j’ai fait la guerre, et tu vois quel en est le prix.

Léo finit là son récit. Pendant le temps qu’il avait parlé, Numa était resté immobile, les yeux attachés sur lui. Tous les sentiments que le héros marse exprimait passaient dans l’âme du héros sabin : lorsque Léo peignait ses premières années et les détails de sa tendresse pour sa mère, un doux sourire embellissait le visage de Numa ; lorsque Léo parlait de Camille et de son amour, Numa sentait couler ses larmes.

Cependant le soleil allait se cacher dans le sein de Thétys ; les deux amis résolurent de passer la nuit dans cette grotte. Ils allèrent cueillir quelques fruits dans le vallon, et revinrent attendre le sommeil. Notre voyage est fini, disait Numa, puisque nous nous sommes trouvés. Demain nous déciderons de quel côté nous tournerons nos pas. J’avais quelque désir de voyager dans la Grèce, pour m’instruire des mœurs des différents peuples, et devenir, par cette étude, plus sage et plus vertueux.

Ami, lui répondit Léo, si les hommes aimaient la vertu, sans doute on gagnerait à les connaître, et je te dirais : Parcourons le monde ; nous serons meilleurs à notre retour. Mais que verrons-nous dans la Grèce ? que trouverons-nous partout ailleurs ? des royaumes composés d’esclaves, et gouvernés par des tyrans ; des républiques qui se déchirent, et dont les citoyens, pour prouver qu’ils sont libres, s’égorgent mutuellement ; quelques grands hommes persécutés, chassés, bannis, et regrettant moins la patrie que les honneurs qu’ils aimaient plus qu’elle ; des philosophes qui se disent sages, et qui troublent sans cesse leur vie par de vains arguments dont eux-mêmes ne sont pas sûrs : partout enfin les peuples opprimés, les vertus négligées, et l’ambition ou la vanité régnant en despotes sur les hommes que l’on admire le plus. Numa, qu’aurons-nous gagné dans nos voyages ? Nous en reviendrons peut-être avec des vices de plus. Va, le créateur de l’univers n’a pas voulu que, pour devenir sage, l’homme eût besoin de parcourir le monde, de consommer la plus belle moitié de sa vie en s’efforçant d’acquérir des vertus pour une vieillesse incertaine. Il a donné à chacun de nous, en naissant, un livre et un juge : notre conscience. Vivons en paix avec elle, nous savons tout.

Eh bien, lui dit Numa, ne quittons point l’Italie, retournons dans tes montagnes, allons habiter ta chaumière, allons retrouver ton troupeau. Je labourerai tes déserts ; je garderai tes brebis ; je pleurerai avec toi sur le tombeau de Myrtale ; je te parlerai tous les jours de Camille, à cette cascade que je connais déjà ; et si la tendresse maternelle t’a fait passer d’heureux jours dans cet asile, la consolante amitié peut y adoucir tes chagrins.

Il dit, Léo l’embrasse : tous deux se mettent en marche. Ils traversent le pays des Éques dans toute sa longueur ; ils passent le rapide Tolonius, s’engagent dans les forêts des Arbences, et gagnent enfin l’Apennin.

Les deux héros, qui ne vivaient que de leur chasse, s’égarèrent en poursuivant les hôtes des forêts. Ils franchirent les rochers les plus escarpés, s’enfoncèrent dans les lieux les plus sauvages, et découvrirent enfin un vallon riant, environné de monts inaccessibles, d’oit découlaient plusieurs sources qui allaient arroser le vallon. Des tilleuls, des aunes, des hêtres, nés sur le bord de ces ruisseaux, étaient mêlés avec des oliviers, des ormes couronnés de pampres, et d’autres arbres chargés de fruits. Un épais gazon, parsemé de mille fleurs, formait partout un tapis émaillé. Tout respirait la paix, l’abondance : l’air était pur, les ruisseaux limpides ; l’on n’entendait d’autre bruit que le murmure des ondes et le chant de mille oiseaux, qui, voltigeant dans les feuillages, semblaient célébrer à l’envi le bonheur dont ils jouissaient.

Les deux amis, charmés à cette vue, se hâtent de descendre dans le vallon. Ils marchent, ils admirent ; ils jouissent du plaisir le plus pur que les dieux nous aient accordé, du spectacle de la belle nature : ils suivent le cours du principal ruisseau sans rencontrer de traces d’homme. Ils arrivent à un endroit où le ruisseau se divise en deux. Après s’être promis de se rejoindre dans ce même lieu, ils se séparent pour suivre chacun une des branches du ruisseau.

Léo marcha longtemps ; mais il ne trouva que des arbres, des fleurs et des fruits.

Numa, plus heureux, aperçut un troupeau qui paissait sans chiens et sans berger auprès d’un petit bois de lauriers. Il pénètre à pas lents dans ce bois, regarde, examine, et découvre, sous un berceau de jasmin sauvage, une jeune fille vêtue de blanc, assise sur un banc de gazon. Elle semblait profondément occupée d’un livre qu’elle tenait sur ses genoux. Ses cheveux blonds, qui retombaient sur son front et sur ses épaules, étaient soulevés doucement par le zéphyr, et laissaient voir son visage ; jamais il n’en fut de plus beau. Mais cette beauté, que la nature lui avait donnée, empruntait son principal éclat de la candeur, de la franchise, qui se peignaient dans ses traits. Ce visage doux et serein semblait respirer le calme du bonheur, la paix de la vertu : il avait quelque chose de céleste qui éloignait toute idée de volupté, et remplissait l’âme d’un sentiment plus pur, plus délicieux : il n’inspirait point de désirs ; il faisait naître un saint respect, un penchant plus tendre, plus vif que le désir même.

Numa la voit, et s’arrête. Il n’est point surpris, il n’est point troublé ; son cœur ne palpite pas avec plus de vitesse : il éprouve un plaisir doux qui n’égare pas sa raison : l’idée de l’amour est loin de sa pensée. Il ne prend point cette bergère pour une déesse ; ses sens calmes et ravis. ne lui exagèrent rien : en ne voyant que la vérité, il voit dans cette inconnue la plus belle des mortelles, et sans doute la plus vertueuse.

Il pénètre doucement à travers les arbustes. Il s’approche d’elle, et veut regarder le livre qu’elle tenait dans ses mains ; mais les caractères lui en sont inconnus. Numa se retire avec précaution. Toujours caché derrière les feuillages, il voit s’avancer un vieillard vénérable, appuyé sur un bâton noueux : des cheveux blancs couvraient son front ; sa longue barbe descendait sur sa poitrine, son visage sillonné de rides conservait un air de grandeur que les chagrins et la vieillesse n’avaient pas encore effacé. Ma fille, dit-il à la bergère, voilà le coucher du soleil, allons remplir les préceptes de notre divine loi. A ces mots la bergère se lève, et fait voir à Numa sa taille majestueuse. Ses yeux bleus regardent son père ; elle lui tend la main en souriant : le vieillard, appuyé sur son bras, retourne à pas lents vers une cabane bâtie dans l’intérieur du bois.

Numa, qui n’ose les suivre, examine tous leurs mouvements. Il les voit laver leurs mains dans une source d’eau pure ; ensuite ils entrent dans la cabane, et le vieillard en sort bientôt avec un autre habit que celui qu’il portait. Sa longue robe a fait place à une courte tunique ; une ceinture de plusieurs couleurs est passée autour de ses reins ; son visage est à demi-voilé. Il tient un vase d’airain dans lequel brûle un feu ardent ; il le pose avec respect sur une pierre polie. Sa fille le suit, portant des parfums, des racines, et un léger faisceau de branches sèches. Tous deux à genoux jettent ces offrandes dans le feu, l’attisent avec des instruments d’or, et prononcent une prière dans une langue inconnue.

Bientôt le vieillard se relève ; il emporte le vase avec le même respect. La jeune bergère va rassembler le troupeau dispersé dans la prairie, l’enferme dans un parc fermé par des claies, et retourne près de son père, tandis que Numa, plein de surprise et de joie, se presse de rejoindre Léo.