NUMA POMPILIUS

 

LIVRE SEPTIÈME.

 

 

La nuit avait déjà répandu ses voiles sombres lorsque Numa reprit ses sens. L’aspect du cadavre sanglant de Tatius le glace d’une nouvelle horreur, et lui rappelle le serment qu’il a fait. Sans se repentir, sans se plaindre, il ne songe qu’à ce qu’il doit au bon roi. Craignant que son corps ne soit enlevé s’il l’abandonne un seul instant, il le charge sur ses épaules, et regagne la ville à pas lents. Arrivé aux premières gardes, il appelle des soldats sabins, leur remet son fardeau, leur ordonne de le porter avec respect jusqu’au palais de Tatia ; et d’un pas rapide, il les précède, pour préparer cette malheureuse princesse à l’affreuse nouvelle qu’elle doit apprendre.

Hélas ! la tendre Tatia, inquiète de l’absence de son père, semblait prévoir son malheur. Seule, à la lueur d’une lampe, filant un vêtement de pourpre pour le plus chéri des rois, cent fois elle interrompait son ouvrage pour compter, en soupirant, les heures écoulées depuis qu’elle n’avait vu Tatius. Mille funestes présages venaient l’effrayer ; une terreur secrète glaçait son âme ; sa main laissait échapper ses fuseaux ; ses yeux tristes et mornes s’attachaient à la terre.

Tout à coup Numa paraît devant elle. La douleur peinte sur son front, ses pleurs, ses vêtements souillés de sang, tout redouble l’effroi de Tatia. Elle se lève tremblante ; elle n’ose l’interroger. Fille de Tatius, lui dit le héros d’une voix entrecoupée, c’est aujourd’hui que vous avez besoin de cette forée d’âme, de cette patience inaltérable dont votre cœur a pris l’habitude. Je viens le frapper du plus rude coup ; mais songez que, pour soutenir les maux de cette triste vie, les immortels nous ont donné la vertu et l’amitié.

Comme il achevait ces paroles, les Sabins arrivent, portant le corps de leur roi. Tatia jette un cri, se précipite. sur son père, et tombe privée de tout sentiment. On s’empresse ; on la rappelle à la vie. Elle ouvre des yeux égarés ; elle les porte sur Tatius, regarde ses larges blessures, et ne répand pas une larme : sa langue, attachée à son palais, ne prononce pas une plainte ; un poids terrible oppresse, sa poitrine : fixe, immobile, elle ne peut ni pleurer ni respirer.

Numa, effrayé de cette douleur muette, fait éloigner le corps de Tatius. Alors Tatia jette des cris perçants, et verse un torrent de larmes c’était l’espoir de Numa. Sûr que ces larmes là soulagent, il laisse la princesse entre les mains des femmes, et va donner des ordres pour que le corps du roi, après avoir été lavé dans des liqueurs parfumées, soit déposé sur un lit de pourpre ; il place lui-même des gardes autour du palais de Tatius. Après s’être acquitté de ces tristes devoirs, il se dispose au plus pénible de tous, à celui d’annonce à Romulus qu’il ne peut plus être son gendre.

Ô combien de sentiments l’agitent tandis qu’il marche vers le palais du roi ! Il va perdre pour jamais celle qu’il adore, celle que personne ne peut lui ravir que lui-même ; il va renoncer volontairement à elle, le lui dire, passer à ses yeux pour un perfide, supporter toute la douleur du sacrifiée et toute la honte de paraître inconstant. Cette idée affreuse fait chanceler sa vertu : mais sa vertu reprend l’empire. L’ombre de Tullus, l’ombre de Tatius marchent à ses côtés : elles le soutiennent, elles lui crient que ce sacrifice douloureux est nécessaire ; qu’il ne trouverait que l’opprobre dans une alliance avec le meurtrier de son roi, avec l’ennemi de sa famille, dans un hymen fondé sur un parjure, et commencé sous de si affreux auspices.

Enfin il pénètre dans le palais de Romulus il trouve ce monarque à table, environné de ses courtisans. Les noirs soucis étaient sur son front ; l’inquiétude, le chagrin, étaient peints sur son visage : juste et première punition du crime. Romulus était déjà instruit de l’assassinat de Tatius ; il craignait d’être soupçonné. Tourmenté par cette crainte bien plus que par le remords, il gardait un sombre silence, que ses courtisans imitaient. Hersilie, debout près du roi, cherchait à dissiper son chagrin par les accords de sa lyre, et chantait la victoire du père des dieux sur les Titans.

Numa se présente devant Romulus, et ne peut s’empêcher de frémir : l’aspect de l’assassin de Tatius lui cause une horreur dont il n’est pas maître. Cependant il fait un effort, baisse les yeux, comme s’il eût été le coupable ; et se souvenant du respect dont les crimes mêmes des rois ne peuvent affranchir un sujet, il adresse ces mots au monarque :

Romulus, des scélérats ont fait périr ton collègue. Mes yeux ont vu Tatius tomber sous quatre assassins. J’ai immolé deux de ces barbares ; mais les autres m’ont échappé, et resteront peut-être impunis jusqu’à ce que les dieux en prennent vengeance. Tu connais les liens du sang qui m’attachaient au roi des Sabins ; tu ne connais, peut-être pas assez le tendre respect que j’avais pour ses vertus. Ces deux sentiments m’imposent des devoirs grands et pénibles ; j’espère les remplir tous. Roi de Rome, j’adore Hersilie ; la vie ne m’est rien sans elle : mais j’ai promis, j’ai juré à Tatius expirant de devenir l’époux de sa fille ; j’accomplirai mon serment. Je viens te rendre ta parole, je viens renoncer au seul bien qui m’est cher, et te demander ton consentement pour que je sois à jamais malheureux.

Ainsi parle Numa ; et ses yeux restent attachés à la terre. Romulus, étonné, demeure un moment sans répondre ; Hersilie, interdite, laisse échapper sa lyre de ses mains ; les courtisans, immobiles, attendent, pour se réjouir ou s’affliger, que Romulus ait manifesté ses sentiments.

Enfin le terrible roi se lève en jetant sur Numa un regard plein de fureur : Jeune homme, lui dit-il, j’étais instruit de la mort de mon collègue ; mes ordres sont déjà donnés pour arrêter et punir les coupables. Quel que fût ton amour pour Tatius, tu peux t’en rapporter à un roi du soin de venger l’assassinat d’un roi. Mais si je sais punir le crime, je ne sais pas moins réprimer les ambitieux. Numa, je te défends d’épouser la fille du roi des Sabins ; ses droits au trône de son père pourraient m’être un jour redoutables : je lui destine un autre époux que toi. Quant à l’affront de refuser ma fille, il pourrait offenser tout autre que le fils de Mars ; mais je veux bien considérer ton âge, l’immense distance qui nous sépare, et me souvenir surtout que tu fus utile à mon armée.

Après avoir prononcé ces mots avec un accent qu’il s’efforçait de rendre tranquille, Romulus sort sans attendre la réponse de Numa. Ce malheureux amant veut parler à Hersilie ; mais la fière amazone le regarde d’un œil dédaigneux, passe auprès de lui sans répondre, et va rejoindre son père, suivie de tous les guerriers.

Cette fierté, ce mépris d’Hersilie, percèrent le cœur de Numa, mais lui rendirent plus facile un sacrifice si douloureux. Indigné contre Romulus, en courroux contre sa fille, résolu d’exposer ses jours pour rester fidèle à son roi, Numa, plus ferme et plus tranquille, retourne précipitamment au palais de Tatia.

Fille du meilleur des monarques, lui dit-il en l’abordant, pardonnez si, au milieu de votre deuil et de vos larmes, je viens vous parler d’hyménée. Votre père, en mourant, vous a confiée à ma foi. Sa grande âme a été consolée par le serment que je lui ai fait de devenir votre époux ; et Romulus me le défend ; Romulus n’en a pas le droit. Nés Sabins vous et moi, nous dépendions du roi des Sabins : lui obéir pendant sa vie était notre premier devoir ; lui obéir après sa mort est un devoir bien plus sacré. Je ne veux point vous cacher que j’adorais Hersilie ; mais, depuis la mort de Tatius, l’exil, le supplice, avec vous, me paraissent préférables au trône, avec la fille de son assassin. Si ce sentiment vous suffit, préparez-vous à braver avec moi les menaces de Romulus ; préparez-vous à voir la flamme du bûcher de votre père vous servir de flambeau d’hymen.

Il dit : Tatia l’écoute avec une tendre admiration. Tatia, qui depuis si longtemps nourrissait pour le héros une passion secrète et malheureuse, lui répond en rougissant qu’il est le maître de son sort. Numa lui engage sa foi, et, devenu plus sûr de lui par les menaces de Romulus que par tous les efforts qu’il avait faits sur lui-même, il ne s’occupe plus que des funérailles du bon roi.

L’aurore se montre à peine, que Numa se dispose à partir avec un corps de Sabins pour aller couper sur les hautes montagnes les arbres qui serviront au bûcher : sa douleur est soulagée par ces soins pieux qu’il ne confie à personne. Mais, au moment de son départ, Hersilie se présente à lui, Hersilie lui demande un entretien secret.

Ce n’est plus cette fière amazone dont les regards tranquillement dédaigneux confondaient le téméraire qui osait fixer sa beauté ; ce n’est plus cette héroïne de qui le bras invincible a fait mordre la poussière à tant d’ennemis : c’est une amante au désespoir, dont les joues sont sillonnées par les larmes qu’elle a répandues, dont les yeux, fatigués de pleurer, brillent encore à travers le nuage qui les couvre ; ses cheveux, ses vêtements sont en désordre, et l’empreinte de douleur qui a terni ses attraits leur donne cependant encore une grâce plus touchante.

Numa, dit-elle au héros, tu vois où me réduit l’amour : Hersilie vient te chercher dans ton palais. ; Hersilie suppliante vient peut-être essuyer un refus. Ah ! si tu connais ma fierté, tu dois juger combien tu m’es cher, tu dois apprendre.... Mais tu ne le sais que trop, ingrat : je veux m’épargner l’humiliation de te le dire peut-être en vain ; je veux, sans m’occuper de moi-même, ne te parler que de toi seul.

Je te connais, Numa, je suis sûre que la défense de mon père te fera presser ton hymen avec la fille de Tatius : mais tu ne connais pas mon père, si tu penses qu’il te le pardonne. Sois certain qu’à l’instant même où tu oseras braver ses ordres, ta tête tombera sous la hache des licteurs. Cette crainte ne t’arrêtera pas, sans doute ; mais tu ne périras pas seul ; le sang de Tatia doit couler avec le tien. Et crois-tu que ce Tatius, dont la mémoire t’est si chère, ne te demanderait pas à genoux de sauver les jours de sa fille ? Lorsqu’il te fit promettre de devenir son époux, il crut-lui donner un protecteur, il crut l’arracher à tous les périls ; mais si cet hyménée est pour Tatia un arrêt de mort, si ta fidélité cause sa perte, tu manques le premier aux intentions de mon père ; tu commets un crime envers Tatia même.

Je ne te parle pas de moi ; de moi, ingrat, qui croyais être aimée ; de moi, pour qui tu prodiguas ton sang. Hélas ! moins heureuse, je n’ai rien fait pour Numa ; mais il a tant de droits à ma reconnaissance, que je regarde ses propres bienfaits comme des gages éternels qui doivent l’attacher à moi. Oui, Numa, c’est pour Hersilie que tu devins un héros ; c’est à elle que tu donnas ce bouclier céleste qui l’a rendue invincible ; c’est elle dont tu sauvas les jours en te jetant au devant du trait de Léo ; je te dois ma gloire, je te dois la vie : et tu voudrais m’abandonner, après m’avoir imposé le devoir, l’obligation de t’adorer ! Pourquoi donc sauvais-tu mes jours ? pourquoi devenais-tu pour moi seule le plus grand, le plus aimable des héros ? réponds-moi : dis ; t’ai-je déplu ? as-tu quelque reproche à me faire ? ne t’ai-je pas marqué assez d’amour ? Ah ! pardonne à la fille de Romulus, à celle qui n’avait jamais baissé les yeux vers les rois qui l’ont adorée : pardonne-lui d’avoir voulu cacher les premiers feux dont elle ait brûlé. Va, j’en ai souffert plus que toi ; la violence que je faisais à mon cœur me punissait assez de mon orgueil. Cet orgueil, tu vois ce qu’il est devenu : regarde-moi, je suis à tes pieds, je pleure à tes genoux. Numa ; baisse les yeux, reconnais Hersilie, et ose te plaindre de sa fierté.

Numa, respirant à peine, craignait de regarder Hersilie : il ne se sentait que trop affaibli par le seul son de sa voix. Numa voyait à ses pieds celle qu’il aimait plus que sa vie ; il l’entendait lui répéter qu’elle n’adorait que lui seul. Pendant qu’elle parlait les résolutions du héros s’évanouissaient peu à peu, comme les neiges qui couvrent une montagne se fondent et disparaissent à mesure que le soleil en éclaire le sommet. Numa, le sage Numa, commençait à goûter les raisons d’Hersilie ; son cœur brûlant d’amour, attendri, pénétré des dernières paroles de la princesse, allait-peut-être céder, quand le vieux Métius, le général des Sabins, vint interrompre ce dangereux entretien.

Fils de Pompilius, dit-il d’une voix triste et sévère, nos Sabins en deuil vous demandent : ce peuple, qui a perdu son père, veut voir l’héritier de ses vertus. Venez, prince, venez soulager leur juste douleur, en leur promettant de les aimer comme Tatius les aimait, en leur jurant de soutenir et de défendre la digne fille du meilleur des rois.

Aussitôt on entend aux portes du palais les cris, les gémissements de tout le peuple. A travers les accents de douleur le nom de Numa se distingue : Qu’il vienne ce vertueux Numa ! s’écriaient-ils ; qu’il paraisse, notre héros, notre ami, le seul qui reste de nos princes, l’unique espoir d’un peuple désolé ! Venez, Numa, venez nous instruire des dernières volontés de notre lion roi : vous nous verrez mourir pour les suivre.

Ces paroles, ces cris, la présence de Métius fondant en larmes, le sang de Tatius dont la tunique de Numa est encore teinte, et qui semble demander vengeance, tout rend à lui-même le héros au moment où le héros allait s’oublier. Hersilie, s’écrie-t-il, Hersilie, je vous adore : vous m’êtes cent fois plus chère que la vie ; mais mon devoir m’est plus cher que vous. Les dieux qui ont les yeux sur moi, ce peuple à qui je dois l’exemple, mon cœur que je ne puis tromper ; tout m’impose la loi terrible d’accomplir le serment que j’ai fait. J’en ai pris à témoin les mânes de ma mère ; quelque douloureux qu’il soit, le sacrifice se consommera. Je sens que j’en mourrai ; mais......

Non, barbare ! non, tu n’en mourras pas, interrompit Hersilie avec l’accent de la fureur : je détournerai sur une autre la colère de mon père ; je lui marquerai la victime qu’il doit frapper : toi, tu vivras ; tu vivras pour souffrir une plus longue punition de ton crime, pour me donner le temps et les moyens d’assouvir ma juste vengeance. Perfide, tu n’oses rompre un serment que t’arracha Tatius ! comptes-tu pour rien ceux que tu m’as faits ? te les avais-je demandés, ingrat, qui, sous l’apparence de la vertu, caches l’ambitieux projet dé te faire roi des Sabins, et d’arracher un trône à mon père ? Tremble du sort qui te menace ; tremble des maux que tu te prépares. Ne te flatte pas de leur échapper : le seul nom de Romulus t’environnera partout d’ennemis. Errant, persécuté, banni, tu traîneras ton infortune et ta fausse vertu chez tous les peuples de l’Italie, qui te rejetteront de leur sein. En proie aux remords dévorants pour avoir causé la mort de ton épouse, pour avoir abandonné ton amante, tu pleureras il tous les instants le crime de ton inconstance. Tu regretteras Hersilie, tu tendras vers elle des mains suppliantes : Hersilie n’en sera que plus animée à te persécuter. Tant qu’il me restera un souffle de vie, je te poursuivrai la flamme à la main ; et si ton abandon me donne la mort, mon ombre ira se joindre aux cruelles furies, pour ajouter à l’horreur de ton supplice.

En disant ces mots elle quitte Numa, qui, honteux de ses emportements, n’ose lever les yeux sur Métius, et va consoler les Sabins. Mais, cependant alarmé des menaces d’Hersilie, et craignant encore un crime de la part de Romulus, il ordonne au vieux général de veiller avec des gardes sur le palais de Tatia. Bientôt il part, suivi d’un corps de troupes, pour aller dépouiller les montagnes de leurs pins consacrés à Cybèle ; des frênes qui, façonnés en javelots, s’abreuvent du sang des mortels, et des peupliers élevés, et des mélèzes odoriférants. Tout retentit des coups redoublés de la hache. Les-tristes cyprès roulent dans les vallées ; les aunes, chéris de Neptune, les hêtres aimés des bergers, descendent avec fracas. On les dépouille de leurs verts branchages ; leurs troncs noueux sont roulés sur les bords du Tibre, où déjà, non loin de la ville, s’élève le bûcher qui doit réduire en cendres le corps de Tatius.

Le lendemain on voit arriver ce corps revêtu de la pourpre royale, et porté par les principaux des Sabins. Mille jeunes guerriers le précèdent. Ils s’avancent les armes renversées, la tête basse, marchant d’un pas lent au son lugubre d’une trompette aiguë. L’inconsolable Tatia, enveloppée. de voiles funèbres, couronnée de cyprès, jette sur le cercueil des fleurs trempées de ses larmes. Numa, vêtu de deuil comme elle, soutient ses pas chancelants, la console en pleurant lui-même, et veille sur son désespoir. Tout le peuple sabin, qui se presse autour d’eux, fait retentir la campagne de cris et de lamentations.

Métius surtout, le vieux Métius, depuis soixante ans l’ami, le compagnon de son roi, Métius se frappe la poitrine, arrache ses cheveux blancs, en se laissant tomber sur la terre : Ô mon maître ! s’écrie-t-il ; ô le meilleur des monarques ! la cruelle parque ne m’a donc épargné que pour te voir descendre au tombeau, pour perdre à la fois mon ami, mon père, mon roi ! Ô Tatius, Tatius ! toi que j’ai vu dans ma jeunesse affronter tant de fois la mort ; toi que j’ai vu, entouré d’ennemis, trouver toujours la gloire, et jamais le trépas ; c’est au milieu de ton peuple, c’est au milieu de tes enfants que des parricides t’ont frappé ! Ce cœur, sans cesse ouvert aux malheureux, a été percé par des ingrats : et les dieux ne t’ont pas secouru ! les dieux ont laissé périr celui qui était sur la terre l’image de leur bienfaisance ! Ô Tatius, Tatius ! je suis encore le moins à plaindre de tous ceux qui te pleurent ici ; j’ai l’espoir de te survivre le moins longtemps.

Tels étaient les regrets de Métius : tout le peuple, qui s’arrêtait pour les entendre, lui répondait par des sanglots et par de longs gémissement.

Enfin on dépose le corps sur le bûcher ; on immole les victimes. Numa répand sur la terre deux vases remplis de vin, deux de lait, deux de sang : libations agréables aux mines. Ensuite il appelle à grands cris l’âme de Tatius ; et, dé-tournant son visage, il baisse les flambeaux pour mettre le feu au bûcher. La flamme pétille aussitôt, en s’élevant à travers les mélèzes. Le peuple redouble ses cris, les soldats élèvent leurs boucliers : nais Numa commande le silence ; et, regardant avec un respect religieux le visage pâle de Tatius, qui n’était pas encore atteint par les flammes :

Ô le plus juste des rois, s’écrie-t-il, je t’ai promis, à ton dernier moment, de devenir l’époux de ta fille ; je t’ai juré de vivre pour l’aimer, pour la défendre : je viens accomplir mon serinent. Ce bûcher sera notre autel : c’est sur cet autel sacré, en présence de tes mânes, devant ce peuple qui te pleure, à la lueur de ces torches funéraires, sous les yeux des divinités redoutables au parjure, que j’engage ma foi à Tatia. Oui, Sabins, que les dieux vengeurs, que vous-mêmes, que tous les amis de Tatius me punissent, si, pendant tout le cours de ma vie, je ne suis pas occupé de rendre heureuse la digne épouse que Tatius m’a donnée ! Puisse retomber sur ma tête le sang du meilleur des rois, si je ne cherche pas à m’acquitter envers son auguste fille de tout ce que je dois à son père !

En prononçant ces mots il joint sa main à celle de Tatia, et veut les étendre toutes deux vers le bûcher. Mais Tatia ne peut se soutenir ; elle chancelle, ses membres se raidissent ; une sueur froide découle de son front ; sa langue épaissie ne peut prononcer une seule parole ; ses lèvres, devenues violettes, éprouvent d’affreuses convulsions : Tatia tombe sur la poussière, se débat, se roule en faisant de vains efforts ; et, malgré les secours de Numa et des Sabins, elle expire en poussant des cris affreux.

Tout le peuple est ému de ce spectacle. Les marques du poison sont certaines ; déjà le bruit s’en répand ; déjà l’on entend un murmure confus, semblable au vent des tempêtes lorsqu’il commence d’agiter la mer. Les soldats, les citoyens, se regardent ; l’indignation est sur leurs visages ; la colère enflamme leurs cœurs ; les noms de Romulus et d’Hersilie sont prononcés avec imprécation. Bientôt un cri général se fait entendre ; tous les Sabins se pressent autour de Numa. Vengez-nous ! s’écrient-ils ; vengez Tatius et sa fille ! ils sont morts des coups de Romulus : conduisez-nous contre ce roi barbare ; la nature, la religion vous l’ordonnent. Marchons tout à l’heure vers Rome ; détruisons cette ville impie, toujours si funeste aux Sabins.

Numa, le vertueux Numa, entouré, pressé par ce peuple au désespoir, excité par le spectacle de la mort affreuse de Tatia, emporté par cette juste horreur que donne le crime à une âme pure, Numa oublie que c’est aux dieux seuls à punir les rois ; et, dans un premier transport dont il n’est pas maître, il marche vers Rome à la tête des Sabins furieux.

Mais le prudent Romulus avait prévu cet orage. Instruit que, malgré sa défense, Nui-na, remplirait ses serments ; excité par la cruelle Hersilie ; voulant venger à la fois sa fille et son autorité méprisées, le roi de Rome avait fait mêler un poison trop sûr dans le peu de nourriture qu’avait pris la fille de Tatius. Ainsi les crimes naissent des crimes ; ainsi toujours un premier forfait conduit à un forfait plus grand.

Romulus, qui craignait une sédition, ne voulut pas se trouver aux funérailles, pour mettre Rome en sûreté. Déjà les portes sont fermées, les murs bordés de soldats. Le barbare Romulus imagine un rempart plus sûr encore pour arrêter les révoltés : il fait saisir dans leurs maisons les femmes, les enfants, les vieillards sabins, qui n’ont pu suivre le corps de leur roi ; il les place sur les murailles, et couvre de leurs corps ses soldats.

Les Sabins arrivent, guidés par la fureur, criant vengeance, brandissant leurs javelots. Mais ils s’arrêtent, saisis d’effroi, en reconnaissant ces vieillards, ces mères, ces enfants, qu’il faut percer de leurs traits avant d’atteindre aux soldats du roi de Rome. Un silence profond succède tout à coup à leurs cris ; ils se regardent, ils demeurent immobiles la bouche ouverte, le bras tendu : les armes tombent de leurs mains.

Ce seul moment rend à lui-même le sage Numa. Il voit l’étendue des maux que son entreprise va causer, il frémit du danger où il a laissé courir ce bon peuple ; et se précipitant dans tous les rangs : Amis, s’écrie-t-il, plus de vengeance ; elle coûterait trop cher à vos cœurs. Sauvez vos pères et vos enfants : ce devoir est plus sacré que celui de venger vos rois. Quoi ! vous deviendriez parricides : par amour pour Tatius ! Quoi ! ces vieillards, ces tendres mères, seraient les victimes que vous lui enverriez dans les enfers ! Ah ! vous qui l’avez connu, jugez si son ombre en serait consolée. Sabins, Sabins, partout ailleurs la gloire serait de vaincre ; ici elle est d’être vaincus. Métius, prends un rameau d’olivier, et va trouver le roi de Rome ; dis-lui que tu viens lui répondre de la soumission des Sabins ; dis-lui qu’ils sont prêts à livrer des otages, à le reconnaître pour seul souverain, pourvu qu’il jure de leur pardonner. S’il exigeait une victime, elle est prête, ce sera moi. Seul, je me charge du crime de tous ; seul, je m’excepte de l’amnistie. Va, cours, ne perds pas un moment, signe la paix ; promets ma tête, s’il le faut : il est doux de périr pour le salut de son peuple.

Ainsi parle Numa. Métius veut lui répondre : mais le héros refuse de l’entendre ; il le pousse vers les murs de Rome. Métius marche, se fait ouvrir les portes. Bientôt il vient annoncer la paix et le pardon, pourvu que Numa sorte à l’instant même des états de Romulus.

A ces paroles les Sabins, jetant des cris, veulent reprendre les armes. Mais Numa les apaise, les conjure, leur ordonne de se soumettre, leur représente les maux affreux dont lui seul serait la cause : il les menace de s’immoler à leurs yeux s’ils n’acceptent pas cette paix ; et s’éloignant aussitôt avec Métius qu’il embrasse : Mon digne ami, lui dit-il, sèche tes pleurs ; cet exil, qui sauve ma nation, est nécessaire à mon repos. Aurais-je pu, revoir Romulus ? aurais-je pu soutenir la présence de cette cruelle Hersilie, dont la fureur est sans doute complice du dernier crime dont nous frémissons ? Ah ! Métius, mon cœur est guéri d’une fatale passion qui empoisonnait ma vie : mais combien de temps ma blessure doit-elle saigner encore ! Ami, le plus grand des malheurs, le plus sensible des maux, c’est d’être forcé de rougir du sentiment qui nous fut le plus cher. Pardonne-moi les pleurs que je répands, ce sont les derniers que je donne à l’amour, tous les autres seront au repentir. Je te charge, mon cher Métius, de recueillir les cendres de notre roi et de sa malheureuse fille : elles doivent reposer ensemble sur la tombe de nia mère, à côté de celles de Tullus. Promets-moi de les porter toi-même, et de ne confier à personne ce soin que Numa t’envie. Adieu, mon respectable ami : que les immortels prolongent ta vieillesse ! Songe que tu restes seul à nos Sabins : leur bon roi n’est plus, Tatia vient d’expirer, Numa va vivre loin d’eux ; Métius doit les consoler de leurs pertes. Je te les recommande, mon respectable ami ; j’espère te remercier un jour du bien que tu leur auras fait.

Il dit : c’est vainement que Métius veut suivre ses pas et s’attacher à sa fortune. Songe à ce peuple, lui dit le héros, à ce peuple que toujours l’on oublié. En disant ces paroles il s’éloigne d’un pas rapide, et prend le chemin du pays îles Marses.

C’était ce même chemin où, peu de mois auparavant, avait passé le brillant Numa, revêtu d’armes éclatantes ; à la tête des Sabins, ivre d’amour, brûlant d’être un héros, et ne doutant pas que la gloire ne le conduisît au bonheur. Il avait trouvé cette gloire ; il repasse dans les mêmes lieux, sans suite, banni, accablé de douleur, fuyant le roi qu’il a servi, rougissant de celle qu’il a tant aimée, et forcé d’aller demander un asile au peuple qu’il a vaincu.

Il marche, il sort bientôt des états de Romulus ; et il lui semble qu’il est soulagé d’un poids terrible. Arrivé aux environs de Vitellie, il entre dans un vallon où coulait un ruisseau limpide, bordé de saules et de peupliers : Numa suit le cours du ruisseau ; bientôt, au pied d’une colline, il découvre une grotte profonde.,

Attiré par le bruit de la source qui formait le tranquille ruisseau, Numa pénètre dans la grotte. Quelle est sa surprise d’y trouver un jeune guerrier couvert d’une peau de lion, endormi sur sa massue ! Numa l’envisage et le reconnaît c’est le brave Léo ; c’est celui qu’il allait chercher au pays des Marses, celui dont il a éprouvé le courage, dont il doit éprouver l’amitié.

Léo, réveillé, regarde Numa, et se précipite dans son sein. Les deux héros se serrent avec tendresse : Ô mon ami ! se disent-ils ensemble, j’allais te chercher. Tu venais à Rome ? interrompt Numa. Oui, lui répond Léo avec l’air de la franchise et de la joie : je suis banni, je n’ai plus d’asile, j’allais en demander un à mon vainqueur.

Ah ! ne parlons plus de vaincre ! s’écrie Numa, parlons d’aimer. La fortune semble vouloir resserrer les nœuds de notre amitié, en nous faisant subir les mêmes épreuves. Je suis banni comme toi ; j’allais aussi te demander un asile. Tu te souviens de ce que j’ai fait pour le barbare Romulus ; moi seul ; je l’ai sauvé lui et son armée : pour-prix de mes services, il a fait assassiner mon parent et mon roi ; la fille de Tatius a été empoisonnée ; et, si j’osais paraître dans Rome, il faudrait l’inonder de sang, ou présenter ma tête aux licteurs. Ami, voilà la justice des rois ; voilà comme ils savent payer les services.

Numa, lui répond Léo, j’ai servi des républicains ; tu m’as vu faire la guerre pour eux ; peut-être n’as-tu pas oublié l’incendie du camp des Romains, et la prise de la ville d’Auxence : les Marses ne se sont souvenus que de la jour-née des monts Trébaniens. Quand la paix a été signée, et l’armée de retour dans nos foyers, le fier sénat, qui m’avait donné le commandement, m’a fait comparaître pour rendre compte de ma conduite. Ils ont déposé le vieux Sophanor avec ignominie : ils m’ont chassé de leur pays pour m’être laissé tromper par les manœuvres de Romulus, pour avoir engagé l’armée dans le piége que tu m’avais tendu. Ami, telle est la justice des républiques, ou plutôt telle est la justice des hommes : ils sont tous des ingrats ; tous sont indignes d’être aimés. Mais il n’en faut pas moins les servir, pour plaire aux dieux et pour satisfaire son propre cœur.

Nous avons rempli cette tâche, lui dit Numa ;. nous avons versé notre sang pour la patrie. Elle nous rejette, elle nous rend le droit de vivre pour nous. Viens, Léo, viens avec moi dans un désert de l’Apennin : nous le défricherons de nos mains ; nous cultiverons la terre, bien plus reconnaissante que les hommes ; nous vivrons loin d’eux ; et l’amitié nous donnera les seuls plaisirs dignes d’une grande âme.

Un feu divin brillait dans ses yeux en prononçant ces paroles. Léo se jette à son cou en versant dés pleurs de joie : Oui, lui dit-il, je te suivrai ; je ne te quitterai plus, je te voue mon cœur et ma vie. L’amour a trop longtemps rempli mes jours d’amertume, il est temps de vivre pour l’amitié.

Ô ciel ! s’écrie Numa, tu parles de l’amour en connais-tu donc les tourments ? n’est-il aucun mortel dont ce dieu terrible n’ait troublé les jours ? Écoute le récit des maux qu’il m’a causés, et daigne me confier à ton tour les malheurs d’un ami sans lequel je sens bien que je ne pourrai plus vivre.

Le brave Léo prête alors une oreille attentive ; et Numa lui raconte son histoire depuis sa naissance jusqu’à ce jour.

Ce récit, auquel président la candeur, la modestie, charme le sensible Léo, et l’attache encore davantage au digne ami que son cœur a choisi. Il pleure la mort de Tullus, celle du bon roi des Sabins ; et, détestant le féroce Romulus, il félicite Numa d’avoir pu surmonter sa passion pour la coupable Hersilie.

Ami, lui dit-il ; le sacrifice a été douloureux ; il a fallu choisir entre l’amour et la vertu : tu as préféré la vertu ; te voilà banni de Rome, errant, fugitif, sans asile, traînant encore le trait qui a déchiré ton cœur. Mais j’ose le demander à toi-même : si, oubliant ton serment, si foulant aux pieds la cendre de Tatius, tu étais devenu l’époux d’Hersilie, penses-tu que tu aurais joui du bonheur ? non ; le remords habiterait ton âme, et le gendre de Romulus, l’héritier de sa puissance, le possesseur d’une maîtresse adorée, serait plus à plaindre, plus tourmenté que Numa vertueux et banni. Numa, Numa, je l’ai éprouvé moi-même ; car le ciel, qui nous créa tous deux pour nous aimer, semble avoir mis entre nos malheurs le rapport qui est entre nos âmes : j’ai tout sacrifié pour mon devoir. J’ai perdu de grands biens sans doute ; mais tous ces biens réunis ne valent pas la paix, la tranquillité que je porte sans cesse avec moi. Mon cœur est pur comme cette source d’eau vive : voilà, le premier moyen d’être heureux ; le second, c’est d’avoir un ami : de ce jour je l’ai trouvé. Écoute le récit de mes aventures : puissent-elles t’inspirer le tendre intérêt que j’ai ressenti en t’écoutant !

A ces mots Numa embrasse de nouveau son ami, et le héros marse commence ainsi son histoire.