NUMA POMPILIUS

 

LIVRE SIXIÈME.

 

 

Numa pressait les flancs de son coursier, et suivait en pleurant le cours de l’Anio : il fuyait finie maîtresse adorée au moment de devenir son époux : il renonçait aux honneurs du triomphe. Mais ce n’étaient point ces sacrifices qui faisaient couler ses larmes ; c’était le danger de Tullus, c’était le repentir d’avoir presque oublié ce vieillard pour ne songer qu’à l’amour. Il redoutait les reproches qu’il allait en recevoir ; il craignait davantage de ne plus le trouver vivant. Hélas ! se disait-il à lui-même, si je ne l’avais pas quitté, j’aurais peut-être prolongé ses jours ; j’aurais du moins soulagé ses maux c’était à moi de rendre à sa vieillesse les soins qu’il avait donnés à mon enfance. Je suis un ingrat : ce reproche empoisonnera ma vie ; la gloire ne pourra pas m’en consoler. Ah ! qu’importent les louanges d’un monde entier quand notre cœur nous fait un reproche ?

Ainsi parlait Numa. Il a déjà traversé les campagnes de Carséoles. Sans perdre un montent, il laisse derrière lui l’aimable Tibur, la cascade de l’Anio, la forêt d’Érétum, et il commence à découvrir le bois sacré et le faîte du temple. Ô combien cette vue lui fait naître de sentiments tristes et doux ! Combien son âme est émue en revoyant les lieux de sa naissance ! mais un intérêt plus puissant l’entraîne ; il court, il arrive à la maison du pontife, le cherche, le demande, le découvre enfin sur son lit de douleurs, entouré de prêtres et de pauvres.

A cette vue Numa jette un cri, se précipité, tombe à genoux, saisit la main de Tullus, la couvre de baisers et de larmes. Le vieillard, dont les faibles paupières étaient baissées, les relève, et aperçoit Numa.... Aussitôt un rayon céleste semble descendre sur son front ; ses yeux s’animent, son visage se colore : Ô mon fils, s’écrie-t-il, mon cher fils, je te revois, les dieux ont exaucé ma prière ! Viens te jeter dans mes bras : viens, hâte-toi ; je crains de mourir de joie avant de t’avoir embrassé. En disant ces mots, il se soulève avec peine, et tend à Numa ses mains tremblantes. Il le saisit, il le presse contre sa poitrine, il ne peut plus ni lui parler ni le détacher de son sein. Le jeune homme, qui baigne de pleurs la longue barbe blanche de son père, ne lui répond que par des sanglots.

La secousse qu’éprouve Tullus épuise ses faibles organes. Il retombe sans mouvement, presque sans vie, mais tenant toujours la main de Numa. On s’empresse autour du vieillard ; la voix de son fils le ranime ; il ouvre les yeux. A peine a-t-il recouvré l’usage de la parole, qu’il ordonne qu’on le laisse seul avec son fils. Alors l’embrassant de nouveau : Tu m’es donc rendu ! lui dit-il. Ah ! que les dieux à présent disposent de mes jours ; que la cruelle parque en coupe la trame : je t’ai revu, je meurs content. Si j’avais plus de moments à jouir de ta présence, je pourrais te faire quelques reproches ; mais le peu d’heures qui nie restent ne suffiront pas pour ma tendresse. Ne parlons que d’elle et de toi. Raconte-moi, mon fils, raconte-moi ce que tu as fait :.le bonheur t’a suivi sans doute ; car tu n’as pas en le besoin de me confier tes peines. Apprends-moi tous tes succès : ce récit retiendra mon âme fugitive, ou du moins ma mort sera plus douce si les derniers mots qui frappent mon oreille sont l’assurance que je te laisse heureux.

Ah ! mon père, lui répond Numa, il n’est plus de bonheur pour moi, si les dieux ne pro-longent pas votre vie, s’ils ne l’accordent pas à mes larmes, au repentir, à la douleur où je suis d’avoir pu vous abandonner, d’avoir pu oublier mon père, et......

Tu me parles toujours de moi, interrompt le vieillard, tandis que toi seul m’intéresses. Tu ne m’as point oublié, puisque tu m’aimes, puisque tu m’aimas toujours. Je suis content de ton cœur ; ne sois pas plus difficile que ton ancien maître. Parle-moi de mon fils : voilà le plus pressant besoin dé mon âme. Si tu as commis quelques fautes, ne crains pas de me les révéler : tu connais ton père ; ce n’est pas au moment de le quitter que tu le trouveras plus rigide,

En disant ces mots il tend la main à Numa ; malgré les douleurs aiguës qu’il éprouve, il le regarde avec un tendre sourire. La rougeur du jeune héros se dissipe ‘peu à peu ; ses traits reprennent leur sérénité ; ses yeux noyés de larmes se tournent vers le vieillard avec douceur et avec confiance : ainsi la rose vermeille dont un orage a courbé la tige relève doucement sa tête humide aux premiers rayons du soleil.

Alors Numa raconte son arrivée dans Rome, l’accueil qu’il reçut du bon roi, l’amour brûlant qui le consume, et tout ce que cet amour lui fit entreprendre. La simple vérité préside à son récit : Numa se reconnaît coupable de n’avoir pas suivi les conseils du pontife, et d’avoir quitté Tatius ; il ne cherche pas à déguiser ses fautes, il oublie plutôt ses exploits.

Tullus l’écoute, et ne sent plus ses maux ; sa tendresse suspend ses douleurs. Mais il lève les yeux vers le ciel en apprenant qu’Hersilie enflamme le cœur de Numa : Cruel Amour, s’écrie-t-il, je reconnais bien là tes coups ! tu fais brûler ce vertueux jeune homme pour la fille de ce roi impie qui nous força, par la plus cruelle injure, de devenir ses alliés, qui se servit du nom des dieux pour nous attirer dans le piège, pour plonger la Sabinie dans l’opprobre et dans le deuil ! Ô mon cher fils ! de quels périls je te vois environné ! tu te crois au comble du bonheur parce que Romulus t’a promis sa fille ; et moi, je pleure sur les maux affreux que va causer cet hyménée. A peine seras-tu le gendre de Romulus, que tu perdras l’amour des Sabins : tu seras suspect à Tatius même ; tu deviendras peut-être son ennemi. Car ne te flatte pas de voir durer toujours l’intelligence qui subsiste entre les deux rois ; la haine vit au fond de leurs cœurs : la moindre étincelle fera éclater l’incendie ; alors tu seras forcé de choisir entre le père de ton épouse et le parent, l’ami de ton père ; entre ton roi légitime, le plus juste, le plus vertueux des hommes, et un roi de brigands, qui n’a jamais connu de droit que la force, de vertu que la valeur, dont le premier exploit fut d’égorger son frère, et qui scella son alliance avec les Sabins par le sang de Pompilius.... Tu frémis ! voilà pourtant quel est celui que tu dois appeler ton père. Dieux immortels ! détournez mes funestes présages, ou arrachez de ce cœur innocent le trait empoisonné qui doit détruire en lui la vertu, la piété, l’amour sacré de la patrie !

Ainsi parlait le vieillard. Numa, les yeux baissés, n’osait répondre : le seul nom de Pompilius l’avait, interdit. Tullus a pitié de sa douleur : il craint de trop l’affliger par ses réflexions sévères ; et, rompant ce pénible entretien, il remet à un autre instant les vérités qu’il veut encore lui dire. Ainsi le disciple d’Esculape divise le remède salutaire, mais violent, qui doit guérir son faible malade.

Dès ce moment Numa se charge lui seul de tous les soins qu’on rend au pontife. Le jour, la nuit ; toujours à ses côtés, toujours occupé de l’espoir de le sauver, ou de la crainte de le perdre, il veille sur tous ses instants, il souffre de tous ses maux : la tendre mère qui garde son fils au lit de la mort n’a pas plus de zèle, plus d’attention, plus de patience que Numa. Si Tullus prend un breuvage ; c’est de la main de son fils ; si Tullus dit une parole, c’est toujours son fils qui répond. Il le plaint et l’encourage, dévore ses pleurs pour lui sourire, affecte sans cesse une joie, une espérance qu’il n’a pas. Il remplit à la foi près de lui l’office d’ami, de fils, d’esclave ; il suffit seul pour tous ses devoirs ; et le vainqueur de Léo n’a pas trouvé dans sa victoire un plaisir si doux, si touchant pour son âme, qu’il en éprouve à servir son bienfaiteur.

Mais en peu de jours le mal augmente ; la dernière heure de Tullus approche ; ce moment n’a rien qui l’effraie ; le vénérable pontife a toujours vécu pour mourir. A chaque moment de sa vie, il a toujours été prêt à paraître devant le redoutable juge ; tous ses jours se sont ressemblés ; l’instant qui va finir ses maux va commencer sa récompense.

Il n’est occupé que de Numa ; il fait éloigner tous les témoins, prend sa main qu’il serre dans la sienne, et lui dit ces paroles : Mon fils, je vais mourir. Les soins que tu m’as rendus ont fait plus que t’acquitter envers moi : c’est Tullus qui te doit de la reconnaissance ; il est doux pour lui d’emporter au tombeau ce sentiment. Mais dans une heure je n’aurai plus besoin de Numa, et Numa aura peut-être bientôt besoin de Tullus. Ô mon fils ! que cette idée nie rend la mort douloureuse ! ton amour pour Hersilie remplit mes derniers moments d’amertume et d’effroi. Ton cœur s’est abusé, n’en doute point : pressé du besoin d’aimer, il s’est enflammé pour le premier objet qui l’a séduit, et d’un court moment d’ivresse il a fait une longue erreur.

Numa, il est deux amours nés pour le bonheur et pour le malheur du monde. L’un, le plus commun, le plus brûlant peut-être, est celui qui te consume. Son empire est fondé sur les sens ; il naît par eux et vit par eux : il n’habite pas notre cœur, il coule dans nos veines : il n’élève pas notre âme, il la subjugue ; il n’a pas besoin d’estimer, il ne désir que de jouir. Cet amour méprisable n’a rien de commun avec notre âme. : juge si la félicité peut venir de lui. Non, mon fils, les dieux ne lui ont donné de pouvoir sur les hommes que pour humilier leur orgueil.

L’autre amour, présent céleste, naît de l’estime, et vit par elle. Il est moins passion que vertu ; il n’a point de transports fougueux ; il ne connaît que les sentiments tendres. Celui-là réside dans l’âme ; il l’échauffe sans la consumer, l’éclaire et ne la brûle pas : il lui fournit la seule nourriture qui lui soit propre, le désir d’atteindre à toutes les perfections. Ses plaisirs sont toujours purs, ses peines mêmes ont des charmes. Au milieu des plus grandes souffrances, il jouit d’une douce paix ; c’est cette paix qui seule rend heureux. Tu l’éprouveras, mon fils ; tu sentiras que les honneurs, les richesses, la volupté, la gloire même, ne remplacent point cette paix que donne la seule innocence ; la vieillesse, qui détruit tout, semble en augmenter la douceur.

C’est à toi, mon fils. de me dire auquel de ces deux amours ressemble celui que tu sens. Ô Numa ! crois un père qui t’aime, qui ne regrette de la vie que le plaisir de veiller sur ton bonheur. Tu ne le trouveras jamais, ce bonheur, tant que tu ne pourras commander à toi-même, tant que tu n’auras pas sur tes passions un empire souverain. Garde-toi surtout de penser que cet empire soit impossible à notre faiblesse. Descends dans toi-même, mon fis ; tu trouveras toujours une vertu toute prête à combattre le vice qui veut te séduire. Si la beauté enflamme tes sens, la sagesse est là pour te défendre ; si de trop grands travaux te lassent, le courage vient te soutenir ; si l’injustice te révolte, l’amour de l’ordre te rend soumis ; et si le malheur t’accable, la patience vient à ton secours. Ainsi, dans toutes les situations de ton âme, le ciel t’a muni d’un consolateur ou d’un soutien. Profite donc des bienfaits du créateur, et cesse de te croire faible pour te réserver le droit de tomber.

Mais je sens que la mort s’approche, et que ma voix va s’éteindre : Ô mon cher fils ! je t’en conjure, étouffe un fatal amour qui doit te rendre à jamais malheureux. Je n’ai plus qu’un mot à te dire : tu conviens toi-même que cette passion, à peine naissante, te fit oublier Tullus : qui peut te répondre qu’elle ne te fera pas oublier la vertu ? J’ai vu que tu m’aimais autant qu’elle !

Telles furent les dernières paroles de Tullus. Il expira bientôt dans les bras de Numa, en lui parlant encore de sa tendresse, en lui adressant son dernier soupir.

Quelque prévue que fût cette mort, elle pensa coûter la vie au fils de Pompilius. Il fallut l’arracher de dessus le corps du pontife ; il fallut veiller sur son désespoir. Épuisé par les veilles, par la douleur, noyé dans les larmes, se refusant toute nourriture, Numa voulut porter lui-même sur le bûcher le corps de son bienfaiteur. On le vit s’avancer à la tête des prêtres et de tous les habitants de la Sabinie, pâle, hâve, baigné de pleurs, chargé de ce fardeau si cher. Il le pose sur le bûcher, il le regarde longtemps d’un œil fixe, l’embrase mille fois, et ne peut se résoudre à s’en éloigner.

Ô mon père ! s’écria-t-il avec des sanglots, je ne vous reverrai donc plus ! je ne vous reverrai donc jamais. Cette bouche ne m’assurera plus de votre amour ! ces yeux ne se rouvriront plus pour me regarder avec tendresse ! Ô dieux qui m’aviez déjà privé des auteurs de mes jours, pourquoi me faire éprouver deux fois et affreux malheur ? Oui, c’est aujourd’hui que je perds. encore et Pompilius, et ma mère, et mon maître, et mon bienfaiteur : tous les biens que le ciel donne à l’homme pour le soutenir, pour le consoler, tous nie sont ravis dans Tullus. La terre est vide pour moi : je n’y retrouverai plus Tullus ! Venez, venez vous joindre à moi, vous pauvres, vous infortunés, qui restez aussi orphelins ; notre malheur nous rend frères : venez, venez baiser encore ces restes froids et inanimés du bon père que nous avons perdu.

A ces mots tous les pauvres s’avancent, tous les Sabins jettent des cris. On ne peut plus distinguer de paroles, on n’entend que des sons inarticulés, de profonds gémissements. Ils redoublèrent dès que l’on vit la flamme s’élever en ondoyant. Numa, par un mouvement involontaire, s’élance pour reprendre le corps ; mais on l’arrête, et le feu a bientôt consumé la dépouille mortelle du plus juste des hommes. Alors un profond silence succède aux cris douloureux. Les Sabins, les prêtres, Numa lui-même, regardent d’un œil morne cet amas de cendres, seul reste de celui qu’ils pleurent : tous considèrent avec une douleur muette la poussière de l’homme de bien.

Cependant on éteint avec du vin les restes du bûcher, on recueille la cendre de Tullus, on la dépose dans une urne : Numa la porte dans le même caveau, sur la même tombe où repose l’urne de sa mère. Soyez unies,’dit-il, cendres que j’adore ; soyez-le après le trépas, comme les âmes qui vous animaient l’étaient pendant votre vie. Puissent ces âmes pures et heureuses se féliciter dans l’Élysée, sinon des vertus de leur fils, du moins de sa tendresse et de sa piété ! Alors il coupe sa longue chevelure blonde, et la consacre aux mîmes de Tullus. Il immole dix brebis noires à l’Érèbe. Ce sacrifice finit des funérailles si touchantes.

Après avoir rempli ces tristes devoirs, Numa se met en marche pour rejoindre l’armée, méditant les conseils de Tullus. Mais c’est en vain qu’il s’avoue à lui-même la vérité de ses avis, les dangers dont il va s’entourer, la douleur qu’il va causer à Tatius et à son peuple : c’est en vain qu’il éprouve une secrète horreur en songeant qu’il sera le gendre de celui, qui causa la mort de ses parents : l’image d’Hersilie, la crainte de la voir passer entre les bras d’un rival, tous les transports de l’amour, tous les tourments de la jalousie, se réunissent pour l’emporter sur sa piété, sur sa raison. Numa gémit de désobéir aux derniers préceptes du pontife ; il conjure, en pleurant, ses mânes de lui pardonner tant de faiblesse ; car, depuis le mort de Tullus, Numa crut toujours que son ombre était le témoin assidu de toutes ses actions, de ses plus secrètes pensées ; et cette crainte salutaire lui valut de nouvelles vertus.

Numa espérait retrouver l’armée sur les frontières des Herniques ; mais il apprit à Trébie que Romulus, avec la moitié de ses troupes, était allé surprendre Préneste, tandis qu’Hersilie, avec l’autre moitié, marchait contre le roi des Herniques. Le refus qu’avait fait ce prince de laisser passer les Romains quand ils allaient attaquer les Marses avait semblé un outrage à l’implacable Romulus : il avait prescrit à sa fille d’en prendre une affreuse vengeance. La cruelle princesse ne lui avait que trop obéi.

Numa, qui croit voir des dangers dans l’expédition d’Hersilie, brûle d’être auprès de son amante ; il marche le jour et la nuit pour la rejoindre plus tôt. Quelle est sa surprise, quelle est sa douleur, en mettant le pied sur les terres des Herniques ! Hersilie a marqué son passage par la ruine et la désolation. Ses faibles ennemis ont fui devant elle ; Hersilie les a poursuivis le fer et la flamme à la main. Les épis couchés sur la terre ont été broyés par les pieds des chevaux ; les arbres sont coupés à hauteur d’hommes leurs branches dispersées attestent par quelques fruits leur ancienne fertilité : les villages réduits en cendres fument encore de l’incendie. Le glaive a immolé tous les habitants qu’on a pu atteindre : le cadavre du laboureur est auprès de sa charrue brisée ; la mère dépouillée et meurtrie tient soli enfant mort sur son sein ; l’époux et l’épouse égorgés sont étendus l’un auprès de l’autre ; leurs bras sanglants et raidis sont restés entrelacés ; de longs ruisseaux de sang vont se perdre dans des monceaux de cendres ; et des vautours affamés, seuls êtres vivants dans ces demeures désolées, se disputent à grands cris les affreux présents d’Hersilie.

Ô dieux immortels ! s’écrie Numa : et voilà celle dont je serais l’époux ! et voilà la pompe de mon hyménée ! Hersilie ! est-il possible que vous ayez commis ces horreurs ? Romulus les avait prescrites ; mais était-ce à sa fille de s’en charger ? Ah ! quel que soit le respect que l’on doive à son père, à son monarque, on en doit davantage à soi-même, à l’humanité ; et quand un roi ordonne le crime, on meurt plutôt que d’obéir. Et moi, qui venais la défendre ; moi qui volais pour la secourir, je ne marche que sur ses victimes ! je foule une terre humide dus sang qu’elle a répandu ! Exécrable droit de la guerre, voilà donc ce que tu permets ! voilà ce qu’ont produit mes exploits et les suites de cette gloire pour laquelle j’ai tout quitté ! Oui, j’ai oublié Tullus, j’ai abandonné Tatius, pour devenir le compagnon des tigres qui orant versé tant de sang ; j’ai égalé leur fureur dans les combats, et je me suis cru un héros ! Ô Tullus ! pardonne-moi cette affreuse erreur ; je la rejette à jamais de mon âme. Le vrai. Héros est celui qui défend sa patrie attaquée ; mais le roi, mais le guerrier qui répand une seule goutte de sang qu’il aurait pu épargner n’est plus qu’une bête féroce que les hommes louent, parce qu’ils ne peuvent l’enchaîner.

Numa s’éloigne alors de cette scène de carnage ; il renonce à suivre les traces d’Hersilie, de peur d’avoir encore à rougir de son amante. Il revient sur ses pas, sort du pays des Herniques ; et, le cœur flétri, humilié d’être un guerrier, il prend le chemin de Rome.

Déjà toute l’armée y était rentrée. Au moment de l’arrivée de Numa, Romulus remerciait les dieux au Capitole de tout le mal qu’il avait fait aux hommes, et s’efforçait, pour ennoblir ses cruautés, d’y associer les immortels.

Numa se rend au Capitole, où Tatius, sa fille et les Sabins assistaient au sacrifice. Il monte. Du plus loin que le bon roi l’aperçoit, il court aussi vite que son âge le lui permet, et presse dans ses bras le fils de Pompilius. Le vieillard pleure de joie de le revoir : il pleure bientôt de tristesse en apprenant la mort de Tullus. Ô malheur de la vieillesse, s’écrie-t-il ; on survit donc à tout ce qu’on aime. Numa, je n’ai plus que ma fille et toi ; je vais réunir sur vous deux tous les sentiments de mon âme : j’ai du moins l’heureuse espérance de finir mes jours avant vous.

En disant ces mots il prend la main de sa fille, la joint à celle de Numa, et les serre contre son cœur : Tatia rougit ; elle sent trembler sa main en touchant celle de Numa ; elle baisse les yeux vers la terre, et n’ose regarder le héros.

Mais le héros cherchait Hersilie : il la découvre auprès de Romulus. Cette vue rend à son amour toute sa force, toute sa violence, et détruit en un moment l’effet des conseils de Tullus. Numa se hâte de rendre au bon roi ses tendres caresses, et, se dégageant de ses bras, saluant froidement sa fille, il se presse de joindre Romulus.

Le roi de Rome l’embrasse ; il le présente à son peuple, et commande le silence.

Romains, s’écrie-t-il, vous m’avez vu triompher ; mais c’était à Numa de triompher à ma place : c’est à Numa que je dois ma victoire. Je lui donne pour récompense celle que tant de rois ont vainement demandée, celle qui dédaigna tant de héros, ma fille.

A cette parole les Romains poussent des cris de joie ; les Sabins gardent un morne silence ; Tatius demeure immobile comme un homme qui vient de voir tomber la foudre à ses pieds ; Tatia pâlit en se rapprochant de son père. Hersilie la remarque, et fixe sur elle des yeux mécontents. Numa, couvert de rougeur, promène des regards inquiets sur Tatia, sur Hersilie, sur les Sabins, sur Tatius.

Romulus, sans être ému, continue : Demain cet auguste hyménée s’accomplira sur cet autel chargé des dépouilles dé l’Italie ; je le consacrerai par des jeux solennels qui dureront dix jours.

Au mot de jeux les Sabins se regardent en fronçant le sourcil, Tatius lève les yeux au ciel, Numa baisse les siens vers la terre.

Romains, poursuit Romulus, après, avoir acquitté les dettes de la reconnaissance, je m’occuperai de nouveau de vos intérêts. Je viens de conquérir le pays des Auronces ; mais cette augmentation de votre territoire vous doit être peu avantageuse tant que vous en serez séparés par les Volsques. Il est un moyen de la rendre utile, c’est de soumettre les Volsques : dans dix jours je marche contre eux. Romains, vous êtes nés pour la guerre : vous ne pouvez vous agrandir, vous soutenir même, que- par elle. La paix serait pour vous le plus grand des fléaux : elle amollirait vos courages, elle affaiblirait vos bras invincibles. Jugez de l’avantage, que vous aurez toujours sur les autres nations, lorsque, ne quittant jamais les armes, vous perfectionnant sans cesse dans l’art difficile des héros, vous attaquerez un ennemi énervé par une longue paix : quand même, ce qui est impossible, son courage serait égal au vôtre, il ne pourra vous opposer ni des forces ni une expérience égales. Avant que ces faibles adversaires se soient aguerris en combattant contre vous, avant qu’ils aient appris de vous l’art terrible dans lequel vous serez maîtres, ils seront défaits et soumis. Ainsi, attaquant tour à tour tous les peuples de l’Italie, les divisant pour mieux les vaincre, vous alliant avec les faibles, et les accablant après vous. en être servis, vous parviendrez en peu de temps à la conquête du monde, promise à Rome par Jupiter. Toutes les voies sont permises pour accomplir les Volontés des dieux ; et la victoire justifie tous lés moyens qui l’ont procurée. Romains, ne songez qu’à la guerre ; qu’elle soit votre unique science, votre seule occupation. Laissez, laissez les autres peuples cultiver un sol ingrat qu’ils arrosent de leurs sueurs ; laissez-les s’occuper du soin d’acquérir des trésors par le commercé, par l’industrie, par toutes ces viles inventions de la faiblesse : vous moissonnerez le blé qu’ils sèment, vous dissiperez les richesses qu’ils amassent. Ils sont les enfants de la terre ; c’est à eux de la cultiver : vous êtes les fils du dieu Mars ; votre seul métier, c’est de vaincre. Romains, guerre éternelle avec tout ce qui refusera le joug. L’univers est votre héritage ; tous ceux qui l’occupent sont des usurpateurs de vos biens : n’interrompez jamais la noble tâche de reprendre ce qui est à vous.

Ainsi parle Romulus : l’armée, applaudit, le peuple murmure. On entend dans l’assemblée un bruit semblable au bourdonnement des abeilles quand elles sortent du fond d’une ruche que l’on veut dépouiller de son miel.

Tatius se recueille un moment, regarde le peuple avec des yeux attendris ; et, debout sur le tribunal où il siégeait vis-à-vis de Romulus, il lève son sceptre d’or en demandant qu’on l’écoute. Son air vénérable, ses cheveux blancs, la bonté, la douceur, peintes dans ses yeux, impriment un saint respect. Romulus, inquiet et surpris, jette sur lui des regards farouches ; ses noirs sourcils se rapprochent, la colère est déjà sur son front. Tel, dans l’assemblée des dieux, le terrible Jupiter regarderait Saturne s’opposant à ses décrets.

Roi mon égal et mon collègue, lui dit le bon Tatius, il n’est pas un seul Romain qui admire plus que moi ta valeur, tes talents guerriers et ton amour pour la gloire. Je jouis de tes triomphes autant que toi-même, et j’aime à me rappeler que, dans le long cours de ma vie, je n’ai pas vu de héros que je puisse te comparer. Mais ce beau titre de héros ne suffit pas quand on est roi : il en est un plus doux, plus glorieux, c’est celui de père. Regarde cette portion de tes sujets revêtus de cuirasses et armés de lances, ce sont tes enfants sans doute, et tu les traites comme tels : mais regarde cette portion, dix fois plus nombreuse, couverte de misérables lambeaux, parce qu’au lieu de se vêtir, ils ont payé ces cuirasses brillantes ; ce sont aussi tes enfants, et tu les traites en ennemis : tu leur enlèves leur pain, leurs fils, leurs époux ; tes lauriers sont baignés de leurs larmes, chacune de tes victoires est achetée de leur substance et de leur sang. Romulus, il est temps de les laisser respirer ; il est temps que tu permettes de vivre à ceux dont les pères sont morts pour toi. Cesse donc de faire égorger des hommes, cesse surtout de dire que c’est pour accomplir les décrets des dieux. Les dieux ne peuvent vouloir que le bonheur des humains : leur premier don fut l’âge d’or ; et quand l’Olympe assemblé donna la victoire à Minerve, ce fut pour avoir produit l’olivier. Un seul de ces dieux, Saturne, a régné dans l’Italie : souviens-toi comme il régna ; imite-le, et ne calomnie plus les immortels, en disant qu’ils ordonnent le carnage.

Tu prétends que les Romains ne peuvent subsister que par la guerre. Montre-moi donc une seule nation qui subsiste par cet affreux moyen ; et dis-moi par où sont péris les peuples qui ont disparu de la face du monde. Est-ce par la guerre que la malheureuse Thèbes a conservé sa grandeur ? Elle vainquit cependant les sept rois de l’Argolide, et sa victoire causa sa ruine. Est-ce par la guerre que tes ancêtres les Troyens ont maintenu leur puissance en Asie ? La guerre est la maladie des états :ceux qui en souffrent le plus souvent finissent par succomber. Roi mon collègue, je t’en conjure au nom de ce peuple qui a tant prodigué son sang pour toi, laisse à ce sang le temps de revenir dans ses veines épuisées. Personne ne nous attaque, tes conquêtes sont assez grandes ; occupons-nous de rendre heureux les peuples que ton bras a soumis. Hélas ! malgré ma vigilance, je ne puis suffire à punir toutes les injustices, à soulager tous les infortunés : aide-moi dans ce noble emploi. Parcourons ensemble nos états, déjà si grands par la vaillance : et quand nous aurons séché tous les pleurs, enrichi tous les indigents, quand enfin il n’y aura plus de malheureux dans notre empire, alors je te laisserai partir pour en reculer les. frontières.

Il dit : Romulus frémissait, tout le peuple poussait des cris, l’armée même était émue. Romulus se prépare à répondre ; mais l’on peut juger à son air que ce n’est pas pour accorder la paix. Tout-à-coup le peuple se presse, arrive en foule près de lui, et ne le laisse pas commencer son discours. Femmes, vieillards, enfants, tous sont à genoux, tous lui tendent les bras en criant : La paix ! la paix ! Fils des dieux, donne-nous la paix ! Nous demandons grâce ; prends nos biens si tu veux, mais accorde-nous la paix.

Ô mes enfants ! leur dit Tatius baigné de pleurs et hors de lui-même, vous l’aurez ; je vous la promets. Je l’ai demandée à Romulus au nom de la tendresse et de l’amitié, je l’exige à présent comme son collègue, comme son égal en pouvoir, en dignité. S’il me la refuse, Romains, j’irai, j’irai à votre tête me placer à la porte de Rome : là, nous l’attendrons avec son armée, nous embrasserons la terre, et nous verrons si ces barbares oseront fouler aux pieds leur roi, leurs mères et leurs enfants.

A ces mots toute l’armée jette un cri. Non, jamais ! non, jamais ! dit-elle. Chaque soldat jette ses armes, chaque soldat se mêle avec le peuple, tombe à genoux, embrasse sa mère ou son fils, et crie avec eux : La paix !

Le terrible Romulus, forcé de céder pour la première fois de sa vie, dissimule sa fureur, accorde une trêve d’un air farouche, et se retire précipitamment dans son palais. Il était toujours suivi de ses gardes, nommés Célères, qu’il avait créés pour être sans cesse près de lui.

A peine a-t-il quitté l’assemblée, qu’exhalant la colère qui surchargeait son cœur, il éclate en imprécations contre Tatius, et laisse échapper dans son transport ces paroles indiscrètes qui causèrent tant de malheurs : Jusques à quand ce vieillard importun mettra-t-il des entraves à ma gloire ! Je n’ai donc pas un ami qui puisse m’en délivrer ! Ces mots affreux ne furent que trop entendus par les Célères.

Hersilie avait suivi Romulus : Numa n’avait pas osé suivre Hersilie. Appuyé contre une colonne, les yeux baissés, pensif, comparant en lui-même les vertus de Tatius avec les fureurs de celui qui allait devenir son père, il demeurait enseveli dans une profonde rêverie. Tatius s’approche de lui : Gendre de Romulus, dit-il en lui tendant la main, veux-tu me faire aussi la guerre ?

Ces paroles font couler les pleurs de Numa ; il tombe aux genoux du bon roi : Ô mon père ! s’écrie-t-il, je n’ose vous envisager ; pardonnez.

Je te pardonne tout, interrompit le vieillard, si tu me promets de m’aimer toujours. Tu as disposé de toi sans me le dire ; tu as contracté une alliance peu agréable à nos Sabins : je doute que le vénérable Tullus te l’ait conseillée ; mais enfin, si elle te rend heureux, nous devons tous l’approuver. Numa, je voulais être ton père ; c’est Romulus qui jouira de ce bonheur : je ne puis te cacher que je le lui envie. Ah ! s’il n’en rempli pas bien les tendres fonctions, si son cœur ne sent pas assez le prix d’un nom qui m’eût été si doux, Numa, mon sein paternel te sera toujours ouvert ; et Tatius te devra de la reconnaissance, si tu le choisis pour ton consolateur.

En disant ces mots, il s’éloigne, et laisse Numa interdit, plein de trouble, de remords et d’amour.

Numa, dans cette agitation, espère trouver du calme auprès d’Hersilie : il court au Palais de Romulus ; il voit les apprêts de son hyménée. Cette vue le transporte de joie : mais cette joie n’est pas pure ; un sentiment de crainte la corrompt. Il parle à celle qu’il aime ; il entend de sa bouche l’aveu qu’il en est aimé ; et le ravissement que cet aveu lui cause ne petit chasser de son cœur un secret effroi qui le glace. Il contemple Hersilie ; il trouve dans ses yeux l’amour, mais il ne peut y trouver la paix. Numa se tourmente, s’agite, il se répète cent fois que le lendemain est le jour de son bonheur : une voix s’élève au fond de son âme, et lui crie que le bonheur est loin de lui. Cette voix lui fait des reproches. Numa s’assure en vain qu’ils ne sont pas mérités ; son cœur désavoue toujours les raisons que son esprit lui donne.

Enfin, accablé de soucis, glacé de crainte, consumé d’amour, il porte ses pas vers le bois d’Égérie, où il trouva pour la première fois celle dont il va devenir l’époux. Il veut revoir ces lieux chers à son âme : il se rappelle le songe mystérieux qu’il a fait : il espère qu’en portant ses vœux au temple de Minerve cette déesse lui rendra ce calme dont il sent qu’il a tant besoin.

Il marche, le jour était sur son déclin. A peine à l’entrée du bois, Numa entend des cris plaintifs : il croit connaître cette voix mourante ; et, le glaive à la main, il vole à ces douloureux accents.... Quel spectacle frappe sa vue ! Tatius mourant sous les poignards de quatre assassins. Numa jette un cri, et immole deux de ces scélérats ; les autres épouvantés prennent la fuite. Mais Tatius est frappé, son sang coule en abondance : le malheureux vieillard n’a plus qu’un instant à vivre : Numa l’embrasse en poussant des cris : il visite ses blessures, déchire ses habits, étanche le sang, soutient le bon roi, le soulève, et veut le porter jusqu’à Rome.

Arrête ! arrête ! mon fils, lui dit Tatius, tes soins me sont inutiles ; je sens que je vais expirer. Je remercie les dieux de rendre mon dernier soupir dans tes bras. Numa, je meurs des coups de Romulus. J’ai reconnu les meurtriers ; ils sont du nombre des Célères ; et, en me frappant ; ils m’ont dit que c’étaient là les prémices de la paix que j’avais procurée aux Romains. Ton amour pour Hersilie, ton alliance avec mon assassin, te défendent de venger ma mort : mais j’attends de toi une grâce plus chère. Il me reste une fille, Numa ; cette infortunée n’a plus de parent, n’a plus d’appui que toi seul. La noblesse de sa race, ses droits au trône des Sabins, la rendront criminelle aux yeux de Romulus : si tu ne la défends, elle périt. Jure-moi donc, ô mon cher fils ! de veiller sur les jours de ma fille, d’être son protecteur, son soutien, de lui tenir lieu de frère. Hélas ! j’avais espéré qu’elle t’appellerait d’un autre nom : dès, le premier instant où je te vis, j’avais formé le projet de te donner Tatia, de te placer sur mon trône, de vieillir entre vous deux, sans autre dignité que celle de votre père. Douce illusion, trop tôt détruite, et qui rendrait mon sort tranquille, si elle m’abusait encore ! Ah ! du moins, ne refuse pas ma prière ; prends pitié d’un vieillard mourant, qui fut ton parent, ton ami, l’ami de Tullus et de ton père. Numa, j’embrasse tes genoux ; sois le défenseur de ma fille ; promets-moi de sauver ses jours, de veiller....

Je vous jure, interrompt Numa fondant en larmes, et je prends les mânes de ma mère et celles de Tullus pour garants de mon serment, je vous jure d’exécuter votre volonté première, de devenir l’époux de Tatia, de vivre, de mourir pour elle, de partager tous ses périls, et de détester à jamais la famille de votre meurtrier.

J’en étais sûr ! lui répond Tatius avec un transport de joie. Embrasse-moi, vertueux jeune homme : je compte sur ta foi ; je meurs content.

Il dit, serre Numa, et expire. Numa s’évanouit sur son corps.