NUMA POMPILIUS

 

LIVRE CINQUIÈME.

 

 

Comme un immense quartier de roc détaché de la cime d’une montagne roule avec fracas vers la plaine, accroît en roulant sa violence, brise ou emporté tout ce qu’il trouve sur sa route ; les nymphes, les bergers effrayés fuient avec de grands cris, les troupeaux éperdus se précipitent dans la vallée, le laboureur tremblant reste immobile et glacé d’effroi : mais le rocher, au plus fort de sa chute, rencontre deux chênes robustes, qui, nés tout près l’un de l’autre, ont entrelacé depuis cent ans leurs racines et leurs troncs : là il s’arrête ; les deux arbres soutiennent le choc, les bergers et les troupeaux sont sauvés : de même Léo s’arrête en rencontrant Hersilie et Numa.

La fière amazone, armée du bouclier céleste, fut la première à l’attaquer. Barbare ! lui cria-t-elle, c’est Jupiter qui te livre à moi ; voici ton heure fatale : va té vanter dans les enfers d’avoir blessé le grand Romulus. Elle dit, et lance de toute sa force un javelot noueux que sa fureur l’empêche de diriger. Le fer vole, passe à côté de Léo, et va percer le vaillant Télon, qui, dans ce moment, dépouillait Aruncus. Léo, sans s’émouvoir, arrache le javelot du corps de Télon, et regardant Hersilie avec un sourire amer : Je te rends ton arme, lui dit-il : apprends à t’en mieux servir. En disant ces mots, il lancé le javelot à la princesse ; et Numa, le tendre Numa, se jette au-devant du fer : il oublie que le bouclier céleste défend les jours d’Hersilie ; son corps lui paraît un bouclier plus sûr. C’est au milieu de sa poitrine que vient tomber le javelot : sa pointe cruelle perce l’or et l’airain de la brillante cuirasse, et déchire encore le sein du généreux amant ; une légère teinte de pourpre se répand sur ses armes. Numa, qui voit couler son sang, ne songe qu’à Hersilie : plus ce coup a été terrible, plus il rend grâces au ciel d’en avoir préservé son amante. Mais ce sentiment fait place au désir de la vengeance : il s’élance vers Léo. Un flot de combattants les sépare : ils se cherchent longtemps tous deux ; ils ne peuvent plus se joindre.

Alors Numa se jette sur les Marses, et les fait tomber sous ses coups, comme le moissonneur fait tomber les épis. Toujours auprès d’Hersilie, il frappe d’une main ; de l’autre, pare tous les coups qui menacent l’amazone. Celle-ci s’abandonne à sa fureur : elle immole Ocrès, Opiter, Soractor, et le jeune Alméron, Alméron, le seul espoir, l’unique enfant de la malheureuse Almérie. Cette tendre mère l’avait prévu.

Quand les Marses s’étaient assemblés pour aller combattre les Romains, Alméron, âgé seulement de quatorze ans, avait fui de la maison de sa mère pour aller joindre l’armée. Au moment du départ, cette triste mère arriva, cherchant son fils, le demandant à tous ceux qu’elle rencontrait. Le jeune Alméron l’aperçut, et voulut aller se cacher dans les derniers rangs. Mais où ne pénètre pas l’œil d’une mère ? Almérie le découvre, vole à lui, le serre dans ses bras, l’arrose de ses larmes ; et tandis qu’Alméron, la pâleur sur le visage, les yeux attachés à la terre, n’ose lever son front vers celle dont il craint les reproches, elle lui dit avec des sanglots : Mon fils, mon cher fils, mon unique bien, tu veux me fuir ! tu veux quitter ta mère ! Eh ! qu’iras tu faire dans les combats ? ton faible bras ne peut encore soutenir un javelot ; les flèches que tu lances ont à peine la force de faire périr un jeune faon : et tu veux aller te mesurer avec les plus fameux guerriers de Rome ! Ô mon enfant, mon cher enfant ! attends du moins pour m’abandonner, que tu n’aies plus besoin de ta mère ; attends, pour me faire mourir, que tu puisses vivre sans moi ! Tu pleures, tu m’embrasses, et tu ne me promets pas de renoncer à ce cruel dessein ! et vous, Marses, vous le souffrez, et vous avez eu une mère !... Eh ! bien ! qu’on me donne des armes, je suivrai partout mon fils, je partagerai ses périls, je le couvrirai de mon corps, et l’on jugera du courage que donne l’amour maternel.

Depuis ce jour Almérie n’a pas quitté son fils chéri. Léo, qui les aimait tous deux, leur avait défendu de s’éloigner de lui ; et dès que le jeune Alméron avait décoché sa flèche, il revenait se mettre en sûreté entre sa mère et son général. Mais, dans cette nuit désastreuse, ils furent séparés de Léo : la terrible Hersilie les rencontra ; et, malgré les cris, malgré les efforts d’Almérie, elle enfonça son épée dans la poitrine d’un faible enfant. Alméron tomba comme une tendre fleur moissonnée à sa première aurore ; ses yeux, avant de se fermer, cherchèrent les yeux de sa mère. Sa mère le vit, et mourut sans avoir été frappée.

Numa, moins cruel, mais aussi redoutable, n’immole que ceux qui résistent. Hisbon, Marsenna, Privernus, ont expiré sous ses coups ; Nasamon et Séralpin ont tous deux mordu la poussière. Liger, le brave Liger, ose attendre le héros, et lui lance de près son disque. C’en était fait de Numa, s’il n’eût baissé la tête dans ce moment : le disque tranchant coupe le sphinx que l’on voyait briller sur son casque, et fait voler au loin les deux panaches couleur de pourpre. Numa se précipite sur Liger, et brise sa lance dans sa poitrine : s’armant alors de la terrible épée de Pompilius, il fend la tête à Orimanthe, coupe la main droite à Tarchon, fait tomber à ses pieds Quercens ; et, poussant et pressant les Marses mis en fuite, il parvient enfin à les chasser du camp. Léo seul y était resté.

Abandonné de tous les siens, Léo ne regarde pas s’il est seul : il a retrouvé sa massue, il n’a plus besoin d’armée. Mais les Sabins l’environnent, et le féroce Ufens s’avance, en lui criant d’une voix terrible : Ce n’est pas ici l’assemblée des Marses, où il suffit de plier un arbre pour être élu général : il faut mourir, tu ne peux échapper. Léo l’écoute, et sourit : il évite d’un saut léger le javelot qu’Ufens lui lance ; aussitôt il se précipite sur lui, le saisit au milieu du corps, le serre, l’étouffe dans ses bras nerveux, le jette contre la terre, pose un pied sur ce cadavre palpitant ; et, levant fièrement la tête, il porte des yeux tranquilles sur ce cercle de glaives sanglants dont il est environné. Inaccessible à la crainte, il promène des regards assurés avant de choisir la place par où il veut s’élancer. Enfin, décidé à la retraite, il fond sur ceux qui lui ferment le passage : il les écarte, les écrase à coups de massue ; et, s’éloignant lentement, comme un loup encore affamé s’éloigne d’une bergerie, trois fois il s’arrête, se retourne, et trois fois il fait reculer les bataillons qui le poursuivent. Bientôt il rejoint ses guerriers, sa voix terrible les arrête : il les rallie, les remet en ordre, remplit seul l’intervalle qui les sépare des Romains, et marche entre les deux armées, couvrant l’une et repoussant l’autre.

Numa, irrité de ses exploits qu’il admire, Numa veut aller attaquer Léo : mais un bruit qu’il entend sur le bord du fleuve attire son attention. C’était le vieux Sophanor, à la tête de son armée qui venait protéger la retraite de son collègue. Les Marses feignent de vouloir passer le Fucin : Numa, pour défendre la rive, est obligé d’abandonner Léo ; et ce terrible guerrier, avec ce qui lui reste des siens, s’éloigne sans péril de ce camp qu’il a rempli de carnage. Le prudent Sophanor, instruit dès longtemps au métier de la guerre, tint son armée au bord du fleuve jusqu’aux premiers rayons de l’aurore. Numa et les Sabins, malgré les fatigues de cette nuit terrible, ne quittent pas l’autre rive. Au point du jour, Sophanor, certain que Léo avait eu le temps d’exécuter ses projets, retire ses troupes. Numa ramène les siennes sous leurs tentes.

Dès ce moment, il ne s’occupe que des blessés ; Marses ou Romains, tous ceux que des secours peuvent sauver ou soulager sont également secourus par Numa. Il cherche dans les lieux où l’on a combattu ceux qui respirent encore, avec le même zèle, avec la même ardeur qu’il cherchait pendant le combat ceux qui résistaient le mieux. Il ne songe plus à la gloire ; il ne songe qu’à être humain : des ennemis vaincus sont pour lui des frères.

Après avoir rempli ces devoirs sacrés, après s’être assuré lui-même que ses braves Sabins peuvent se livrer au repos, Numa court à la tente de Romulus sans se donner le temps, de panser sa blessure : le besoin de revoir Hersilie était plus pressant pour lui. Il arrive au pavillon royal ; il voit le roi de Rome couché sur une peau de léopard, enveloppé de voiles sanglants, entouré de sa fille et des chefs de son armée. Moins occupé de ses maux que de la position de ses troupes, il gardait un sombre silence, qu’il interrompit en apercevant Numa : Je t’attendais, brave jeune homme, s’écria-t-il : je sais déjà tes exploits ; toi seul as sauvé mon armée. Approche ; viens m’embrasser : ta gloire soulage mes douleurs. Numa tombe à genoux, en baisant la main du roi. Lève-toi, lui dit Romulus : songe à exécuter ce que je vais te prescrire.

Les barbares nous ont surpris. L’état où je suis m’oblige de différer ma vengeance. Peu de jours suffiront pour me rendre mes forces ; mais pendant ce peu de jours, il faut mettre mon camp à l’abri de toute insulte. Va donc, brave Numa ; prends avec toi dix cohortes, mène-les couper dans la forêt cinquante mille pieux, tous de la hauteur d’un homme, et acérés par les deux bouts. Vous, Métius, pendant ce temps, faites creuser un fossé large et profond, qui, dans un carré parfait, entoure et ferme tout mon camp : vous ne laisserez qu’une entrée au milieu de chaque côté. Vous emploierez à ce travail mes légions latines : ce sont celles qui ont le moins souffert dans l’attaque de cette nuit. Allez : que tout soit prêt avant la fin du jour ; vous viendrez ensuite prendre mes nouveaux ordres.

Il dit : Métius et Numa ont obéi. Le prudent Romulus fait enfoncer les pieux dans le fossé, à peu de distance les uns des autres ; il les lie fortement ensemble pour qu’on ne puisse les arracher, les recouvre ensuite de terre ; et mettant leurs pointes aiguës de niveau avec le terrain, il s’environne ainsi d’une forêt de dards, Métius et Numa achèvent cet ouvrage en trois jours ; ils placent aux quatre portes huit redoutes pleines de soldats ; et les Romains, aussi tranquilles dans ce camp que s’ils étaient au milieu de leur ville, admirent comment le génie d’un seul peut sauver ou perdre des milliers d’hommes.

Sophanor, tranquille sur l’autre rive, avait vu les travaux de Romulus sans les troubler. Le roi de Rome, inquiet de cette inaction, ne pouvait comprendre le motif qui empêchait les Marses d’agir. Que fait donc ce terrible Léo ? disait-il. Ah ! sans doute il doit être content d’avoir blessé Romulus ; mais Romulus n’est pas vaincu : la guerre est à peine commencée. Pourquoi ce vaillant guerrier, si propre aux exploits nocturnes, ne tente-t-il pas de venir une seconde fois brûler mon camp ? O Jupiter ! ô Mars ! mon père ! encore quelques jours de douleur, et ce bras aura recouvré sa force ; ce bras ne se cachera plus derrière des retranchements.

Ainsi parlait Romulus, quand il voit paraître un soldat campanien couvert de sang et de poussière. Il arrivait, tout haletant, de la ville d’Auxence, où le roi de Campanie avait été se renfermer. Quelle nouvelle m’apportes-tu ? s’écrie le roi de Rome : les Samnites ont-ils franchi l’Apennin ? Mon allié est-il assiégé dans sa ville ? Votre allié est au pouvoir des ennemis, répond le soldat. Léo, le terrible Léo a paru sous les murs d’Auxence, au moment où nous le croyions occupé de vous combattre. Il a pris la ville et le roi, s’est emparé de ses trésors, de ses troupes, de ses magasins. Non content de ce succès ; il a couru surprendre l’armée qui arrêtait les Samnites à la descente de l’Apennin : il a dispersé cette armée, et a ouvert le passage à ces redoutables ennemis.

Romulus, à ces paroles, laisse tomber sa tête sur sa poitrine, ne répond point, et demeure immobile. Mais bientôt il est rendu à lui-même par un bruit éclatant de trompettes et de clairons qui retentissent au-delà du fleuve. C’était Léo, c’était l’invincible Léo, conduisant au camp de Sophanor le roi de Capoue prisonnier, quatre mille captifs, un immense butin, et la superbe armée des Samnites. On les voit s’avancer dans la plaine, au bruit de mille fanfares. Le roi de Campanie, éclatant d’or, est monté sur un superbe coursier. Léo, couvert de sa peau de lion, marche à pied à côté de lui : ses braves Marses l’environnent ; et vingt mille Samnites, revêtus d’un acier brillant, ferment sa marche triomphale.

Bientôt leurs tentes se dressent auprès de celles de Sophanor : les deux armées sont réunies. Dès que la nuit a étendu ses voiles, mille feux allumés sur le bord du fleuve tiennent les Romains dans l’alarme, et leur font craindre d’être attaqués.

Ces braves Romains, à qui la vue de l’ennemi faisait toujours pousser des cris de joie, observent un silence morne à l’aspect de ce camp terrible. Les soldats se regardent d’un air effrayé ; les chefs n’osent se communiquer leurs craintes ; tout le monde tourne les yeux vers Romulus. On double les gardes, on se tient prêt au combat : malgré la force des retranchements, malgré la valeur et le nombre des troupes, l’inquiétude est peinte sur tous les visages.

Romulus lui-même est ému : mais il affecte un visage tranquille. Appuyé sur une longue javeline ; marchant doucement à cause de sa blessure, il visite ses quartiers, encourage ses soldats ; et, quoique son cœur soit plein de tristesse, il remercie hautement les dieux de ce qu’ils lui livrent ensemble tous ses ennemis.

Cependant, par un ordre secret, le conseil est assemblé. Métius, Valérius, le sage Catille, le prudent Brutus, plusieurs autres capitaines expérimentés, ont pris place auprès du monarque. La belle Hersilie y est appelée par sa naissance, le jeune Numa par ses exploits. Des licteurs veillent à la porte du pavillon royal, et en éloignent les indiscrets. Romulus quitte alors cette gaîté feinte qu’il avait montrée aux soldats ; et regardant ces braves chefs avec des yeux pleins d’inquiétude : Compagnons, leur dit-il, vos avis m’ont toujours été utiles ; ils me sont aujourd’hui nécessaires. Nos ennemis, vainqueurs de mes lâches alliés, sont trois fois plus nombreux que nous. Je peux leur résister sans doute à l’abri de mes retranchements ; mais s’ils passent le fleuve, et qu’ils m’assiégent, avant huit jours nous manquons de vivres, et nous périssons sans combattre. Braves amis, que devons-nous faire ? faut-il aller attaquer ces deux armées réunies, et éviter par la mort une capitulation honteuse ? faut-il essayer une retraite qui doit encore avoir ses dangers ?

Romulus se tait. Métius se lève ; il propose d’envoyer à Rome demander du secours à Tatius, et d’attendre, derrière les retranchements, que ce collègue de Romulus soit venu le dégager. Brutus veut au contraire que l’on sorte du camp, qu’on aille présenter la bataille aux ennemis, et que l’on fasse tout dépendre de l’arbitre seuil des combats. Hersilie s’oppose à ce projet. Tant que mon père ne peut combattre, dit-elle, gardez-vous d’espérer de vaincre : la victoire dépend du bras de Romulus ; ce bras ne peut encore nous la donner. Suivons l’avis de Métius ; restons dans notre camp, envoyons à Rome chercher de nouveaux guerriers. Mais, pour effrayer l’ennemi, pour l’empêcher de rien entreprendre, Numa et moi nous partirons au milieu de la nuit, nous pénétrerons dans le camp des Samnites ; et tandis que, fatigués de leur marche, enivrés de leurs succès, ils se livrent au repos, nous remplirons leurs tentes de carnage. Voilà mon avis : que mon père l’approuve, à l’instant même nous partons.

Numa l’écoute avec transport : son œil enflammé suit tous les mouvements d’Hersilie ; son cœur palpite de joie de se voir choisi par elle cette nuit, où ils doivent combattre ensemble, lui paraît la plus belle époque de sa vie. Mais Romulus fait évanouir son espoir en s’opposant au dessein de sa fille. Tous les autres capitaines proposent des moyens, ou impossibles, ou plus dangereux que le mal même. On les discute, le conseil se prolonge ; et jusqu’alors on n’a fait qu’exposer tous les maux sans trouver un seul remède.

Tout à coup le jeune Numa se sent inspiré par Minerve il demande la permission de parler. Romulus la lui accorde, en jetant sur lui des yeux de complaisance. Grand roi, lui dit le héros, je crois qu’il est un moyen, je ne dis pas de sauver l’armée, mais de t’assurer la victoire. Les montagnes des Trébaniens sont derrière nous ; ces montagnes inaccessibles ont des gorges où cent mille hommes peuvent être aisément défaits par quelques troupes maîtresses des hauteurs. Qu’on me laisse partir cette nuit même avec la moitié des Sabins ; demain, avant la fin du jour, je serai maître des montagnes. Vous, grand roi, pour la première fois vous fuirez devant l’ennemi. Que ce mot ne vous alarme pas, vous ne fuirez que pour vaincre. Les Marses et les Samnites vous poursuivront ; vous les engagerez aisément dans les gorges des Trébaniens. Alors vous les attendrez de pied ferme, vous les attaquerez à votre tour, tandis que mes Sabins et moi nous les accablerons de nos flèches, de nos javelots, et des rochers que nous roulerons sur eux.

Ainsi parle Numa. Romulus l’embrasse : Vaillant jeune homme, lui dit-il, je te devrai plus que la vie : tu auras sauvé ma gloire. Cours exécuter ton projet : prends avec toi tous les Sabins, excepté leur cavalerie, qui te serait inutile, et dont j’aurai surtout besoin dans le commencement de ma retraite. Une nuit d’avance doit te suffire : pars à l’instant même. Si tout réussit selon tes desseins ; voilà quelle est ta récompense. En disant ces mots il lui montre Hersilie.

Numa demeure interdit : la surprise, la joie, tous les sentiments qui l’agitent, lui ôtent l’usage de la parole : ses yeux errent à la fois sur Romulus, sur Hersilie. Enfin il se précipite aux genoux du roi de Rome : Fils d’un dieu, s’écrie-t-il, tu viens de me rendre invincible. Que les Marses, que les Samnites, que tous les peuples de l’Italie se réunissent contre moi, je me sens l’espoir de les vaincre. Le nom, le seul nom d’Hersilie me rend presque égal à toi-même ; l’honneur de devenir ton gendre m’élève au rang des demi-dieux.

En prononçant ces paroles ses yeux brillent d’amour et de courage ; il les tourne vers son amante ; il lit dans les siens qu’elle confirme la promesse de Romulus ; et, brûlant d’être en marche, il court faire armer les Sabins.

Aussitôt les légions latines, par l’ordre de Romulus, sortent de leurs tentes ; et vont se former en bataille sur le bord du fleuve, pour dérober aux ennemis le départ du brave Numa. Les Marses, qui se croient attaqués, accourent à l’autre bord : on se lance des flèches au hasard. Les Romains occupent ainsi leurs ennemis, tandis que Numa s’échappe par les derrières du camp.

Il marche, il traverse les épaisses forêts qui s’étendent vers Sora ; il évite par un circuit les dangereux marais d’Aratrie ; et, dirigeant sa course vers Assile, au point du jour il découvre les hautes montagnes des Trébaniens. Avant de s’y engager, le prudent Numa se fait précéder par quelques soldats armés à la légère, et laisse derrière lui des guides qui doivent conduire Romulus. Bientôt il pénètre dans les montagnes, il s’avance par des sentiers escarpés. Ses guerriers, fatigués d’une marche précipitée, ont peine à gravir sur les rocs : mais Numa les encourage et les soutient : Numa, toujours à leur tête, saisit d’une main les arbres qui peuvent l’aider à monter, de l’autre il fait signe aux soldats de le suivre. S’il rencontre un torrent, il le franchit le premier, et n’ordonne de le passer que lorsqu’il est à l’autre bord : si un rocher ferme sa route, il enfonce dans les fentes de la pierre son épée ou son javelot, pose le pied sur ce faible appui, s’élance sur des précipices ; et, parvenu seul à la cime, il appelle ses compagnons. L’image d’Hersilie marche devant lui, et rend tous les chemins faciles ; Numa précède son armée ; son exemple fait tout surmonter.

Enfin il arrive au sommet des montagnes il est étonné d’y trouver des champs cultivés, des terres labourées, des pâturages remplis de troupeaux. On lui amène quelques bergers que Numa rassure par ces paroles : Je ne viens point vous opprimer ; ne tremblez ni pour vous ni pour vos biens : conduisez-nous seulement à votre principale habitation ; faites fournir des vivres dont vous recevrez le prix, et laissez-nous occuper pour trois jours les défilés de vos montagnes. A ces mots les bergers, sans crainte, servent de guides aux Sabins, et les conduisent à leur village.

Quelle est la surprise, quelle est la joie de Numa, en reconnaissant dans les habitants ces mêmes Rhéates qu’il avait délivrés ! Le vieillard qui lui avait parlé, le jour du sacrifice s’avance ; et l’envisageant : Ô jour heureux ! s’écrie-t-il : mes amis, mes enfants, voilà notre libérateur, voilà ce héros si sensible qui nous rendit la liberté ; voilà Numa !.... A ce nom un cri général interrompt le vieillard ; tous les Rhéates à genoux se pressent autour de Numa. Quoi ! c’est vous, lui disait l’un, qui m’avez rendu ma mère ! Je vous dois mon époux, disait l’autre. Sans vous, s’écriait un enfant, sans vous, je serais, orphelin ! Fils des dieux, car les bienfaiteurs des hommes sont les vrais fils des immortels, que de grâces nous leur devons, puisqu’ils nous donnent la joie de vous revoir, de baiser ces mains qui ont brisé nos chaînes, de contempler un héros qui sait pardonner ! Ah ! disposez de nous, de nos biens, de nos vies ; tout est à vous ici : vous êtes notre roi, notre père ; vous êtes plus encore, puisque vous fûtes notre libérateur.

Numa ne peut entendre ces paroles sans verser des larmes d’attendrissement : ses braves Sabins sont émus comme lui. Déjà la bonne amitié les unit à ce bon peuple : les soldats et les habitants se mêlent, s’embrassent, donnent et reçoivent tout ce que l’hospitalité, tout ce que l’amitié peut offrir. Les maisons, les chaumières se remplissent des guerriers de Numa ; les femmes, les époux, les enfants, sont empressés de les servir, de leur porter ce qu’ils possèdent. Sabins, Rhéates, ce n’est plus qu’un peuple, ce n’est plus qu’une même famille. Tous aiment et respectent Numa : ce seul sentiment les a rendus frères.

Après avoir accordé quelques heures à ce spectacle si doux, le héros donne le signal pour rappeler ses guerriers ; et tous les habitants viennent se rendre au son des trompettes. Chacun s’est armé de ce qu’il a pu trouver : l’un porte une épée que la rouille ronge depuis longtemps ; l’autre un bouclier couvert de poussière ; celui-ci un soc de charrue dont il a fait un javelot ; la plupart ont des massues qu’ils viennent d’arracher aux arbres. Nous voulons combattre pour vous, disent-ils au jeune Numa ; nous voulons être de votre armée : si le cœur suffit pour faire un soldat, vous n’en commanderez jamais de plus braves.

En parlant ainsi ils se rangent d’eux-mêmes, en s’efforçant d’imiter les Sabins. Ils se serrent les uns contre les autres dans des rangs mal alignés ; et cette phalange bruyante demande à marcher la première au poste le plus périlleux.

Numa, le sensible Numa, veut en vain réprimer leur zèle ; en vain il refuse d’exposer des hommes qui n’ont de motif pour combattre que l’amour qu’il leur a inspiré : cet amour est plus fort que l’autorité de Numa ; malgré ses prières, le fils de Pompilius est forcé de voir doubler son armée. Alors il leur explique ses projets ; il leur confie qu’il veut se rendre maître des hauteurs et des postes d’où il pourra écraser l’ennemi.

Les Rhéates aussitôt guident eux-mêmes les Sabins dans les défilés, dans les passages les plus dangereux : ils leur marquent les places qu’ils doivent occuper, s’y établissent avec eux, coupent des arbres, roulent des rochers pour en accabler les Masses ; et, mêlés avec les soldats de leur bienfaiteur, décidés à partager tous leurs périls, ils attendent impatiemment l’arrivée des Romains.

Romulus arriva bientôt. Par une retraite savante il était sorti de son camp, attirant et repoussant toujours les Marses et les Samnites. Plus il approchait des montagnes, plus l’habile Romulus affectait de désordre dans sa marche. Son arrière-garde fuyait par son ordre, et rentrée des Romains dans les montagnes ressemblait à une déroute. Sophanor, Léo lui-même, surtout le chef des Samnites, s’y trompèrent. Cette armée d’alliés, composée de guerriers plus braves qu’habiles, s’engagea dans les défilés, croyant poursuivre des fugitifs.

Romulus, instruit par les envoyés de Numa, guida lui-même les ennemis dans les gorges les plus dangereuses. Alors il cessa de fuir ; alors, à la tête d’une colonne terrible, il attend les Marses de pied ferme, et les appelle au combat. Léo, le brave Léo, s’élance sur les Romains ; les Samnites et les Marses se disputent à qui chargera les premiers, quand une grêle de rochers et de troncs d’arbres tombe du haut des montagnes, et vient écraser leurs bataillons. Les chefs, les soldats effrayés s’arrêtent, lèvent les yeux, et voient toutes les hauteurs garnies de lances. Cette vue les glace d’effroi, ils n’osent faire un pas contre Romulus ; ils ne peuvent retourner en arrière, le prudent Numa leur a coupé le chemin. Enfermés de toutes parts dans un champ de bataille étroit, embarrassés de leur nombre, écrasés sous les rochers que les Rhéates et les Sabins roulent sans cesse des montagnes, les alliés, vaincus sans pouvoir combattre, jettent leurs armes et demandent à capituler.

Qui pourrait peindre la fureur de Léo ? Telle une tigresse d’Hyrcanie tombée dans un piége qu’on a tendu près de son repaire, et qui se voit enlever ses petits sans qu’elle puisse les défendre, rugit, s’agite, brise dans ses dents les pierres qu’elle peut saisir, les broie avec fureur, et dévore de ses yeux brûlants l’ennemi qu’elle ne peut atteindre : de même Léo sent redoubler sa rage en entendant les cris de son armée vaincue. Non, non, leur dit-il d’une voix terrible, tant que Léo vous commandera, n’espérez pas qu’il consente à une lâcheté. Marses et Samnites, avant de demander la vie à genoux, ayez le courage de me voir mourir. Il dit, et s’élançant à travers les armes, à travers les rocs, malgré les pierres, malgré les troncs d’arbres qui roulent de la montagne, il entreprend seul de gravir jusqu’au sommet.

Les Rhéates et les Sabins se réunissent aussitôt dans l’endroit où il menace d’atteindre ; là ils rassemblent un amas de rochers pour les précipiter sur lui. Mais Numa court vers eux, et s’y oppose ; il fait cesser ce déluge qui allait accabler Léo : Amis, s’écrie-t-il, respectez son audace : j’ai opposé l’avantage du poste à l’avantage du nombre : mais à la valeur d’un seul homme je n’oppose que ma valeur. Arrête-toi, Léo, je vais l’épargner la moitié du chemin.

Il dit, et descend d’un pas tranquille, repousse loin de lui les Sabins qui veulent l’accompagner, et rencontre son terrible adversaire sur une roche aplanie, environnée de précipices, et qui ne leur laissait que la place de s’immoler. Là ils s’arrêtent tous deux, se regardent sans se parler ; ce silence mutuel semble être causé par leur admiration réciproque. Les deux armées cessent tout combat : l’œil fixé sur Léo, sur Numa, chaque soldat s’oublie lui-même pour ne s’occuper que d’eux seuls ; et le hasard, qui place ces deux héros sur ce théâtre étroit et élevé, semble les donner en spectacle aux deux peuples dont ils vont faire le destin.

Léo fut le premier qui rompit le silence : Brave jeune homme, dit-il à Numa, j’estime le courage que tu fais paraître ; je me décide avec peine à m’éprouver contre toi. Retourne, crois-moi, dans tes bataillons, et laisse-moi assouvir ma fureur sur des guerriers moins braves que toi.

Il n’en est point dans notre armée, lui répond Numa ; le dernier des Romains m’égale : et tu vas connaître bientôt si je dois faire naître ta pitié. Il dit, et ne pouvant lancer son javelot à cause du peu d’espace, il le saisit à deux mains, et le pousse de toute sa force dans la poitrine de Léo. Le coup fut terrible ; mais la pointe d’acier rencontra la peau de lion à l’endroit où les griffes croisées formaient une triple cuirasse. Ce rempart impénétrable émousse le fer de Numa, et la violence du croup brise le javelot dans ses mains.

Léo chancelle ; sa colère augmente. Il lève sa redoutable massue, la fait tourner sur sa tête, et en décharge un coup terrible sur le bouclier de Numa. Le bouclier vole en mille pièces : Numa tombe un genou à terre, et se relève aussitôt. Il a tiré son épée, l’épée de Pompilius ; il n’a plus qu’elle pour défense. Léo veut l’atteindre d’un seul coup ; mais le léger Numa l’évite. Tous deux, les yeux fixés sur leur arme, attentifs à leurs mouvements, tournant autour l’un de l’autre, forcés de ne pas sortir d’un terrain bordé de précipices, ils s’allongent, ils se replient, se portent cent coups inutiles, évitent cent atteintes mortelles : semblables à deux serpents d’eau jetés dans un étroit bassin, se liant et se déliant sans cesse sans pouvoir se piquer de leur dard.

Enfin Léo, indigné d’une si longue résistance, prend sa massue à deux mains, et s’élançant sur son ennemi, il tient la mort sur sa tête. Numa ne peut plus l’éviter : il s’ouvre avec son épée, faible secours qui n’aurait pas sauvé sa vie, si Cérès n’eût veillé sur lui. Cérès, du haut de l’Olympe, considérait cet affreux combat. Elle voit la massue levée, tremble, vole, et arrive avant que Numa soit atteint. Son invincible bras détourne le coup ; et Léo, entraîné par l’effort et par le poids de sa massue, le grand Léo tombe comme un pin de cent ans déraciné par le tonnerre. Numa se précipite sur lui ; d’une main il le saisit à la gorge, de l’autre il pose sur son cœur la pointe de son épée : Ta vie est à moi, lui dit-il ; mais je ne puis donner la mort à un si vaillant guerrier : viens signer la paix ; j’aime mieux être ton ami que ton vainqueur.

En disant ces mots Numa se lève, et remet son glaive dans le fourreau. Léo, à peine debout, embrasse son généreux ennemi. Tous deux, se tenant par la main, descendent vers les bataillons marses, occupés déjà de nommer des vieillards pour aller traiter avec Romulus.

Numa, suivi de Léo, les conduit lui-même au roi de Rome : Numa sollicite en faveur des Marses. Romulus accorde la paix. Vous remettrez en liberté, dit-il, mon allié le roi de Campanie ; vous lui rendrez ses trésors et ses captifs. Quant aux terres des Auronces, elles seraient toujours, dans ses mains ou dans les vôtres, un sujet éternel de discorde ; elles resteront en mon pouvoir. Pour vous dédommager de ce sacrifice, le roi de Capoue vous laissera la ville d’Auxence, et son fils Capis demeurera chez vous en otage jusqu’à l’exécution du traité.

Les Marses, plus favorisés par cette paix que le roi de Campanie, l’acceptent sans balancer, et Romulus, qui devient maître d’un nouveau pays, compte pour rien les intérêts d’un allié qu’il méprise. Mais il vent récompenser Numa : Vaillant jeune homme, lui dit-il, tu triompheras à ma place ; tu entreras dans Rome sur mon char, à la tête de mon armée ; Léo marchera devant toi, et tu recevras la main de ma fille à l’autel de Jupiter.

Grand roi, lui répond Numa, c’est à vous seul que le triomphe est dû : la main d’Hersilie suffit à ma gloire. Quant au brave Léo, je ne suis point son vainqueur. Romains, ce n’est pas sous moi qu’il a succombé ; Cérès a quitté l’Olympe pour me donner la victoire. Retournez vers votre peuple, Léo ; vous êtes libre et invincible, car vous n’avez cédé qu’aux immortels.

Il dit : les Romains et les Marses croient entendre parler un dieu. Léo se précipite dans ses bras, le serre contre son sein en pleurant d’admiration. Il veut désavouer Numa, il veut avoir été vaincu ; nais Numa rend compte aux deux armées du secours qu’il a reçu de Cérès : il remercie hautement la déesse de lui avoir sauvé la vie, et se couvre d’une gloire immortelle en refusant celle qu’il ne méritait pas.

Cependant la paix est signée. Le roi de Campanie est libre ; Romulus a livré Capis ; déjà des troupes sont parties pour s’emparer du pays des Auronces. Numa et Léo ne se quittent point sans se jurer une éternelle amitié. Avant de se séparer, ces deux héros se font des présents. Numa fait accepter à son ami le superbe coursier de Thrace que Tatius lui a donné. Léo présente à Numa un casque forgé par Vulcain, qu’il tient du chef des Samnites : Garde-le toujours, lui dit-il, et garde-moi surtout ton amitié ; je te donne ma foi de te consacrer ma vie aussitôt que j’en pourrai disposer. Tels furent les adieux de ces deux héros.

Romulus, qui se dispose à reprendre le chemin de Rome, fait monter Hersilie et Numa sur le même char, et veut qu’ils marchent tous deux à la tête de son armée. Numa, au comble de ses vœux, ne peut contenir ses transports : il est auprès de celle qu’il aime : il est sûr de la posséder. Cette idée lui ôte à la fois et la parole et la raison. Numa couvert de gloire, Numa, le favori de Romulus, le sauveur de l’armée, tremble encore auprès d’Hersilie. Il la regarde, et n’ose lui parler : c’est en vain qu’il l’a obtenue, il ne peut croire qu’il l’a méritée.

L’armée romaine avait déjà repassé le Liris, quand un courrier couvert de poussière demande à grands cris Numa, et se présente à lui avec un visage baigné de larmes. Numa inquiet l’interroge, et craint quelque funeste événement pour Tatius. Je ne viens point de Rome, lui dit l’envoyé ; je viens de la forêt sacrée et du temple de Cérès. Le vénérable Tullus n’a pu soutenir votre absence ; il n’a pu surtout soutenir votre oubli ; il touche aux portes du trépas, et vous demande la grâce de vous voir encore avant de mourir.

A cette parole Numa jette un cri, s’élance du char ; et, sans se donner le temps ni de dire adieu à Hersilie ni de parler à Romulus, il prend un coursier de sa suite, et vole vers la Sabinie.