Cependant les Marses, assemblés dans la forêt sacrée de Marrubie, espéraient encore la paix, mais se préparaient à la guerre. Le sénat de vieillards qui gouverne ce peuple libre a déjà député vers ses alliés pour demander du secours : déjà la jeunesse a pris les armes ; vingt mille guerriers, l’arc ou la massue à la main, attendent impatiemment le retour des ambassadeurs. Bientôt on les voit arriver, la tête baissée, l’air sombre, s’avançant lentement au milieu de l’assemblée. On les entoure, on les interroge, on les presse de répondre. Préparez vos massues ! s’écrient-ils ; Romulus a choisi la flèche ; il campe déjà sur nos terres ; il a osé nous parler du joug. A ce mot un cri d’indignation se fait entendre ; l’armée en fureur demande à marcher à l’instant même. Les vieillards répriment ce transport ; ils veulent attendre l’arrivée des alliés, et nommer un général digne d’être opposé au roi de Rome. Plusieurs guerriers se présentent pour obtenir cet honneur. Parmi eux se distinguent le vaillant Aulon, qui descendait de Cacus, et qui, nu lieu d’épée et de javelot, portait une hache énorme qu’aucun Marse ne pouvait soulever ; Penthée, également adroit de l’une et de l’autre main, et qui comptait parmi ses aïeux l’infortuné Marsyas, le père du peuple marse ; Liger, dont la vitesse surpassait celle des cerfs, et qui n’avait d’autres armes que des disques de fer tranchant qu’il lançait avec tant d’adresse, que leur coup était toujours mortel ; et le jeune Astor, l’aimable disciple d’Apollon, dont l’immense bouclier, terminé par trois longues pointes, se plantait dans la terre ; et, derrière ce rempart de fer, l’adroit Astor tirait des flèches que le dieu de Délos lui apprit à lancer. Ces fiers prétendants se lèvent en demandant à commander. Les soldats, qui les estiment et les chérissent également, poussent à grands cris, les uns en faveur de Liger, les autres pour Penthée ; la cavalerie veut Aulon, les archers demandent Astor. Les quatre héros se regardent d’un œil farouche : déjà l’aigreur se met dans leurs discours, déjà la colère enflamme leurs visages. D’abord chacun vante sa naissance et ses exploits ; il rabaisse bientôt ceux de ses rivaux. L’injure à la tête altière vient se placer au milieu d’eux : ils se menacent, ils se défient ; Astor saisit une flèche, Penthée balance son javelot, Figer prépare son disque, le féroce Aulon lève sa terrible hache... Aussitôt-le prudent Sophanor, le plus âgé des sénateurs, se jette au milieu d’eux, et les arrête : Qu’allez-vous faire ? s’écrie-t-il ; voulez-vous donc assurer la victoire aux Romains, en ôtant aux Manses leurs défenseurs ? Quoi ! le vain désir de commander l’emporte dans vos cœurs sur l’amour sacré de la patrie ! Eh ! que deviendra-t-elle, cette malheureuse patrie, si ses plus dignes enfants tournent leurs armes contre eux-mêmes ? Gardez-vous de penser qu’aucun intérêt personnel m’anime ; je ne me plains pas de vous voir prétendre à un rang qui était dû peut-être à mes services, et siérait bien à ma vieillesse. La gloire n’est pas à commander ses égaux ; elle est à vaincre les ennemis : chaque goutte de sang perdue dans toute autre querelle est un vol fait à l’état. Ah ! si la soif de ce sang vous dévore ; en attendant les Romains, tournez vos javelots contre moi. J’ai trop vécu, puisque je vois des héros, des frères prêts à s’égorger. Frappez, Marses ; mais auparavant écoutez mes conseils. Votre valeur est égale ; votre naissance ; vos exploits vous illustrent également : ce sont ces bienfaits du ciel qui causent aujourd’hui vos querelles. Vous manquez de chef ; chacun de vous mérite de l’être : C’est donc à la force du corps à décider ce que l’égalité des courages ne déciderait jamais. Qu’on attache une chaîne de fer au haut de ce peuplier antique : celui de vous qui, tenant cette chaîne, rompra l’arbre ou le fera plier jusqu’à la terre, celui-là sera notre général. Il dit, l’armée et le peuple applaudissent. Les prétendants déposent leurs armes, et jurent entre les mains de Sophanor d’obéir à celui qui restera vainqueur. A l’instant même quatre Marses montent à la cime du haut peuplier ; ils y attachent avec de forts liens une longue et pesante chaîne, dont les larges anneaux déployés descendent jusqu’à la terre en rendant un horrible son. Les vieillards se placent pour juger ; les trompettes vont donner le signal ; mais une voix se fait entendre, et l’on voit s’avancer un jeune Marse d’une taille haute et majestueuse, d’un visage noble et doux. Il est couvert d’une superbe peau de lion, dont les griffes d’or se croisent sur sa poitrine. La tête de l’animal, où sont encore mâchées ses dents blanches et luisantes, forme le casque de ce guerrier. Des brodequins défendent ses jambes demi-nues ; son bras nerveux porte une massue armée de nœuds et de pointes de fer. Jeune et beau comme Apollon, fier et grand comme le dieu Mars, il marche d’un pas léger jusqu’au milieu de l’assemblée. Là il s’arrête, s’appuie sur sa massue, regarde les vieillards avec respect, et leur adresse ces paroles Tant que j’ai cru, sages sénateurs, que la prudence et les talents guerriers devaient être les premières qualités d’un général, je me suis gardé de prétendre à un honneur dont mon âge me rendait indigne. Vous décidez aujourd’hui que la force seule doit donner ce rang ; je me présente pour le disputer. Je ne sais, comme mes nobles rivaux, me prévaloir de ma naissance : Marses, je n’ai point d’aïeux. Mais cette peau de lion dont vous me voyez revêtu a couvert le grand Alcide ; cette massue terrassa l’hydre de Lerne ; voilà mes titres de noblesse : mon courage et ma force, voilà mes droits pour tenter l’épreuve. Les Romains jugeront de l’un ; vous, Marses, vous jugerez de l’autre. Ainsi parla le magnanime Léo : toute l’armée pousse des cris de joie. On tire au sort le rang que garderont entre eux les cinq prétendants. Le nom de Penthée est le premier, ensuite celui d’Astor ; Liger le suit ; Aulon vient après ; Léo sera le dernier. Les trompettes sonnent : le vaillant Penthée saisit la chaîne : il la secoue fortement ; niais le tronc du peuplier reste immobile, sa tête en est à peine ébranlée. Penthée, indigné, s’épuise en vains efforts : couvert de sueur et plein de dépit, il quitte la chaîne, et va se cacher dans son bataillon. Astor, l’aimable Astor s’avance, et le désir brûlant de commander lui fait oublier d’invoquer son maître Apollon. Le dieu mécontent abandonne l’ingrat disciple ; sur-le-champ le bel Astor perd la moitié de ses forces. C’est en vain qu’il se raidit en tirant à lui la chaîne ; les feuilles du haut peuplier n’en sont pas même agitées. Liger, plein de joie, s’élance vers l’arbre ; il passe une main dans un des anneaux de la chaîne, tandis que de l’autre il la saisit au-dessus de sa tête ; il rassemble toute sa vigueur, et donne une secousse épouvantable. Toutes les branches de l’arbre en sont émues ; elles se choquent entre elles comme battues par un grand vent : mais Liger, épuisé de l’effort, ne peut pas le redoubler. Les branches, en se balançant, reprennent doucement leur place : le brave Liger se retire plus lentement qu’il n’était venu. Aulon se lève : tous les yeux se tournent vers lui. Il quitte son bouclier, dépouille sa cuirasse, et se plaît à montrer ses larges épaules, ses bras nerveux : il les élève sur sa tête, en les raidissant ; il fait deux fois le tour de l’arbre, en souriant d’un air farouche ; puis tout à coup il s’élance, saisit la chaîne aussi haut que ses deux mains peuvent l’atteindre, et retombe de tout son poids et de toute sa vigueur. Le peuplier cède, sa tête se courbe ; déjà l’armée applaudit ; mais aussitôt l’arbre reprend son ressort : il se relève avec plus de force qu’il n’avait été plié, et enlève le terrible Aulon, qui reste suspendu à la chaîne, balançant avec elle au gré du peuplier. Forcé d’abandonner l’entreprise, il s’élance à terre en écumant de rage, reprend précipitamment ses armes, et va les revêtir derrière son char. Léo reste seul. Il s’avance ; et adressant ses vœux à Hercule : Fils de Jupiter, lui dit-il, souviens-toi de l’hospitalité que te donna l’aïeul de ma chère Camille : regarde-moi du haut de l’Olympe : ce coup d’œil me remplira de force. Vainqueur ou vaincu, je te voue un sacrifice. A peine a-t-il achevé sa prière, qu’il sent couler dans tous ses membres une nouvelle vigueur. Il passe un de ses pieds dans le dernier anneau de la chaîne, la saisit avec ses deux mains à la hauteur de son front ; réunissant ainsi toutes ses forces, il fait courber la tête du peuplier plus lentement, mais plus près de la terre qu’elle n’avait courbé sous la main d’Aulon. A peine est-il sûr de cet avantage, qu’il redouble son effort, invoque de nouveau Hercule ; et, s’abandonnant à son impulsion, il fait crier l’arbre, le rompt, tombe à terre avec la chaîne, et la tête immense du peuplier vient l’ensevelir sous ses branches. Le peuple et l’armée poussent de grands cris : le sénat déclare Léo vainqueur. Léo se relève, franchit d’un saut léger cet amas de branches brisées ; et s’adressant aux soldats : Compagnons, leur dit-il, je suis votre général. Vous avez juré d’obéir à la force ; mais la force doit obéir à la sagesse. Je vous commanderai sans doute, mais Sophanor me commandera. Sophanor a fait plus de campagnes qu’aucun de vous n’a vu de combats : c’est à son expérience à guider nos jeunes courages. Sophanor, soit notre tête, que Léo soit ton bras. En disant cela, il fléchit un genou devant Sophanor. Les Marses surpris croient voir un dieu dans Léo ; Sophanor verse des larmes d’admiration : Non, mon fils, s’écrie-t-il, c’est à toi d’être notre chef. Eh ! que ne feront pas les Marses conduits par un autre Alcide ? Mon fils, tu n’as pas méprisé ma vieillesse : les dieux t’en récompenseront par des victoires. Je te les prédis d’avance ; et je rends grâces aux immortels de ce qu’ils m’ont encore laissé un peu de sang pour le répandre à tes côtés, et un peu de voix pour célébrer tes louanges. Mon père, lui répond Léo, c’est pour toi que j’ai tenté l’épreuve ; c’est pour te faire triompher que les dieux m’ont accordé la victoire. Marche à notre tête ; je te le demande, je t’en conjure : si mes prières ne suffisent pas, souviens-toi que tu as juré d’obéir, et je t’ordonne de me conduire. Ces paroles décident le vieillard. Il accepte le commandement, mais il exige que Léo soit son collègue. L’armée les proclame tous deux. Le vieux Sophanor paraît bientôt couvert d’une antique armure. Son âge, son air vénérable, sa longue barbe blanche, inspirent le respect ; son jeune collègue imprime la terreur. Tous deux rangent les troupes, disposent la marche, et n’attendent plus que les alliés. Ils arrivent : les Péligniens, les Amiternes, les peuples de Frentanie et de Caracène descendent des Apennins, et viennent se joindre aux Marses. Sophanor, pour donner le signal du départ, fait élever dans l’air l’image du dragon que les Marses suivent aux combats. Mais un horrible prodige arrête et glace d’effroi toute l’armée. Un aigle paraît au milieu des cieux, tenant dans ses serres cruelles un épouvantable dragon, qui, tout sanglant, respirant à peine, se replie, se débat encore, lance son triple dard, et cherche à blesser l’oiseau de Jupiter. Tous les soldats immobiles attendent dans le silence quelle sera la fin de ce combat ; mais, au bout de quelques instants, l’aigle victorieux perce de son bec terrible les écailles verdâtres de son ennemi, et le rejette sans vie au milieu des bataillons marses. Quel présage pour ces guerriers ! Léo, qui les voit tous pâlir, saisit le premier arc qu’il rencontre, fixe l’aigle vainqueur, le suit de l’œil dans la nue, lui décoche une flèche acérée, et le fait tomber à ses pieds. Ainsi j’abattrai l’aigle romaine, s’écrie-t-il ; ainsi je vengerai les peuples qu’elle voudrait asservir. Marses, ne redoutez plus rien : le meilleur des augures, c’est la justice de sa cause. Vous combattez pour la patrie, et Romulus pour l’ambition : marchez, les dieux sont pour vous. Ces paroles, son action, chassent la crainte de tous les cœurs. Les Marses ranimés font retentir les airs de mille cris : tous se croient invincibles avec Léo. L’armée, pleine d’espoir et de joie, s’avance à grandes journées. Elle rencontre les Romains dans la plaine de Lucence,
bornée au nord, à l’orient, par des collines, au Aussitôt Romulus s’avance jusque sur la rive, et reconnaît la position des ennemis. Il examine le terrain qu’ils occupent, le compare avec le sien, mesure des yeux la plaine, remarque jusqu’au moindre buisson, fait sonder le Fucin, s’assure d’un endroit où il est guéable. Certain de toutes ses observations, il revient dans sa tente, assemble ses chefs, et leur annonce que le lendemain, au lever de l’aurore, il tentera le passage du fleuve. Ses capitaines paraissent surpris ; mais Romulus, en peu de mots, leur explique l’ordre de l’attaque, la place où chacun combattra, celle où il attirera l’ennemi, ce qu’il doit faire s’il est vainqueur, ses ressources s’il est repoussé ; il leur prouve enfin qu’il a tout disposé pour une victoire certaine, et tout prévu pour une défaite. Ses vieux généraux l’admirent : Numa, ivre de joie, ne peut contenir ses transports. Le voilà donc venu ce jour qu’il désire depuis si longtemps ! cet heureux jour où il pourra se montrer digne d’aimer Hersilie ! Le fougueux amant vole au quartier des Sabins ; il parcourt leurs tentes en appelant chaque chef, chaque soldat par son nom ; il leur annonce la bataille, les embrasse, les caresse ; compte en soupirant les heures qui doivent s’écouler avant le combat ; et, dans l’ardeur qui l’enflamme, il murmure contre Romulus de ce qu’il ne tente pas à l’instant même le passage du fleuve. Tandis que Numa se livre sans réserve aux sentiments qui l’agitent, il voit rentrer dans le camp un détachement romain qu’on avait envoyé surprendre un village. Hélas ! cette cruelle commission n’avait été que trop bien exécutée. Les Romains ramenaient avec eux des femmes, des enfants, des vieillards éplorés. Les mains de ces malheureux étaient attachées derrière leurs dos ; ils marchaient la tête baissée ; l’ail morne et noyé de pleurs. La mère, la fille, l’époux, levaient l’un sur l’autre des regards timides ; ils n’osaient se parler : ils faisaient de vains efforts pour se rapprocher et mêler leurs larmes ; mais les farouches soldats leur refusaient cette faible joie ; ils pressaient leurs pas tardifs avec des menaces, avec le bois de leurs lances, quelquefois avec le fer ensanglanté. Les barbares ! ils étaient moins inhumains pour les animaux qu’ils conduisaient pêle-mêle avec leurs captifs : ils maltraitaient des vieillards et des femmes, et ménageaient avec soin les bœufs et les moutons qu’ils leur avaient enlevés. Numa ne peut soutenir ce spectacle. Il quitte tout, il oublie tout, pour voler au secours de ces malheureux. Ils étaient déjà devant le pavillon royal, où, confondus avec leurs troupeaux, ils attendaient qu’on ordonnât de leur sort. Numa va se jeter aux pieds de Romulus. Ô mon roi ! s’écrie-t-il ; regarde les horreurs que l’on commet en ton nom : regarde ces infortunés arrachés de leurs asiles, chargés de fers et d’outrages. Eh ! qu’ont-ils fait ? quel est leur crime ? Ah ! terrassons tes ennemis, immolons ceux qui te résistent, que le sang coule dans les combats ; les périls excusent la cruauté. Mais attaquer des malheureux qui ne se défendent pas ; mais vaincre des vieillards, des femmes, et leur insulter quand ils sont vaincus ; c’est une lâcheté, c’est une barbarie que les immortels doivent punir. Fils d’un dieu, c’est à toi d’en faire justice ; délivre ces captifs, renvoie-les dans leurs maisons, rends-leur...... Jeune homme, interrompt Romulus, j’ai pitié de ton ignorance. Ces esclaves, ces troupeaux ne sont point à moi ; ils appartiennent à mes guerriers : c’est le prix de leur valeur, de leurs travaux et de leur sang. Avant d’être humain pour mes ennemis, il faut que je sois juste envers mes compagnons. Je dois partager ces esclaves entre les chefs de mon armée ; ils en disposeront ensuite ; et pour qu’aucun n’ait à se plaindre, le sort réglera les portions. Eh bien ! reprend Numa en se relevant, je suis un de vos chefs, je dois être admis au partage. Romulus reconnaît ses droits. On apporte l’urne des sorts, et l’on voit s’avancer, pour avoir part au butin, les différents chefs de l’armée, semblables à une meute courageuse qui vient de forcer un jeune cerf : elle respecte sa victime tant que son maître est auprès d’elle ; mais, l’œil ardent, la gueule béante, elle attend qu’on la lui livre, en haletant de fatigue et de joie. Cérès, qui veillait sur Numa, et qui applaudissait du haut du ciel à son humanité, Cérès dirigea les sorts, et lui fit tomber en partage la plus nombreuse portion. Numa s’empare de ses prisonniers, se fait suivre de ses troupeaux, et marche vers l’épaisse forêt qui environnait le camp. Là, il élève un autel de gazon, le couvre de bois pour consumer la victime, choisit une génisse blanche, répand du lait entre ses cornes, l’immole, et la mettant tout entière sur le bûcher, avant d’en approcher le feu, il adresse cette prière à Cérès : Fille de Jupiter, je vous offre cette victime ; mais malheur à Numa s’il pensait que le sang d’une génisse suffît pour lui attirer votre appui. Non, ce n’est point en égorgeant les animaux que l’on se rend les dieux favorables ; un malheureux soulagé leur est plus agréable qu’une hécatombe. Recevez donc, ô Cérès ! une offrande plus digne de vous. Alors il se retourne vers ses captifs : infortunés, leur dit-il, je vous rends la liberté. On vous a dépouillés de vos biens, prenez du moins ceux que je possède ; je vous donne tous ces troupeaux : partagez-les entre vous, retournez dans vos maisons, et bénissez le nom de Cérès : c’est elle qui vous délivre. Il dit : ces malheureux ne savent si c’est un songe ; ils restent le cou tendu, les mains jointes, la bouche ouverte. Numa parlait encore qu’une flamme céleste descend sur sa tête, tourne trois fois autour de sa chevelure, et va mettre le feu au bûcher qui soutenait la victime. Aussitôt le bois s’embrase ; sa flamme longue et brillante s’élève vers le ciel, le tonnerre gronde, fend la nue, et un bouclier d’or tombe aux pieds de Numa. Au même instant, une voix forte comme le cri d’une armée prononce ces paroles : Le possesseur de ce bouclier sera toujours invincible. Numa, les dieux veillent sur toi : on ne leur plaît, on ne leur ressemble qu’en exerçant l’humanité. Alors le tonnerre se tait, le calme revient dans les airs, la victime n’est plus qu’un monceau de cendre ; et une odeur d’ambroisie répandue tout alentour annonce que c’est une divinité, qui est venue parler à Numa. Numa, jusqu’à ce moment prosterné contre la terre, se relève, et sent dans son cœur cette joie si douce que laisse toujours une bonne action. Il examine le bouclier céleste : il était d’or pur, échancré à la manière des Thraces. On y voyait représentés par un travail admirable tous les événements du règne d’Astrée, de ce beau règne, plus effacé qu’aucun autre de la mémoire des hommes, parce que le bien s’oublie aisément. D’un côté l’on voyait un peuple que la famine affligeait recevant d’un peuple voisin la moitié des biens qu’il possède : là c’étaient des frères diminuant de concert leur héritage pour former un champ à l’orphelin qu’ils ont rencontré : plus loin, un père de famille, à la tête de ses enfants, faisait la moisson, et allait secrètement arracher des épis aux gerbes pour les jeter sur les chemins des glaneurs. Partout le bouclier céleste présentait des actions de bienfaisance ou de vertu. L’ouvrier immortel avait jugé sans doute que c’est surtout an mi-lieu de la guerre qu’il faut rappeler aux hommes l’humanité. Pendant que Numa, surpris, admirait un si beau travail, les captifs qu’il avait sauvés formaient à ses pieds un tableau digne d’être sur le bouclier céleste. A genoux devant Numa, les mains tendues vers le ciel, ils témoignaient, par leurs larmes, par des mots entrecoupés, leur reconnaissance et leur joie : les mères élevaient leurs enfants pour qu’ils vissent leur libérateur ; les épouses venaient baiser ses habits ; les vieillards lui présageaient les plus belles destinées ; tous le bénissaient en pleurant, tandis que le plus âgé d’entre eux, perçant la foule, s’approche, courbé sur un bâton noueux, et tient ce discours à Numa : Jeune homme, que les dieux te rendent tous les biens que tu nous a faits ! Nous n’avons jamais été les ennemis de ton peuple : nous sommes de pauvres pasteurs vivant sur de hautes montagnes entre les Marses et les Herniques, indépendants de ces deux peuples, souvent opprimés par eux. Nous l’avions dit aux soldats de Romulus ; mais ils nous ont traités en ennemis, quoique certains que nous ne l’étions pas : toi, tu nous as crus tes ennemis et tu nous traites en frères. Va, les dieux te protégeront ils t’éprouveront peut-être, mais tu ne succomberas pas. Adieu ; souviens-toi des Rhéates ; c’est ainsi que nous nous appelons : si jamais tu viens dans nos montagnes, tu entendras nos petits enfants bénir le nom de Numa. Après avoir dit ces paroles, le vieillard va présider au partage que les Rhéates font entre eux des troupeaux donnés par Numa, tandis que ce jeune héros, se dérobant à leur reconnaissance, emporte le bouclier d’or, et rentre tout pensif dans le camp. Il songeait à Hersilie : son cœur, plein d’espérance et de joie, se livrait tout entier à l’amour. Il tourne ses pas malgré lui vers la tente de la princesse. Arrivé à la porte, il n’ose en franchir le seuil ; il s’arrête, soupire, et tremble d’aller plus loin. Ce guerrier, qui porte à son bras un bouclier qui le rend invincible, ce héros, qui pénétrerait sans crainte dans le camp des ennemis, n’ose entrouvrir le voile de pourpre qui ferme le pavillon de celle qu’il aime. Enfin il soulève œ voile, et ses yeux timides cherchent la princesse : elle n’était pas dans sa tente. Numa en devient plus hardi : il s’avance d’un pas plus ferme, pénètre dans cet asile, et partout il trouve Hersilie. Voilà ses armes, voici ses javelots, son arc, et sa lyre d’or, et ses vêtements, et la peau de lion qui lui sert de lit. Numa demeure immobile ; il n’ose toucher à tout ce qu’il voit, il ne peut en détourner les yeux. Une douce langueur s’empare de ses sens, il n’a plus la force de se soutenir, il s’assied en tremblant sur le siège ou Hersilie s’est assise, il respire l’air qu’elle a respiré : cet air l’enivré, sa raison s’égare, sa poitrine est oppressée, des larmes brûlantes inondent son visage. Tout à coup mille cris font retentir le camp ; les trompettes sonnent ; on entend un bruit effroyable dans le quartier de Romulus. Hersilie, Hersilie elle-même, l’air troublé, les cheveux épars, arrive en criant : Aux armes ! Elle saisit précipitamment son casque, ses javelots ; et, sans bouclier, sans cuirasse, elle veut retourner au combat. Ah ! princesse, lui dit Numa en l’arrêtant, je cours faire armer les Sabins ; mais du moins prenez ce bouclier, bienfait d’une puissante déesse ; c’est en vous couvrant qu’il défendra ma vie. Il dit : sans attendre de réponse, il lui laisse le bouclier céleste, et court chercher ses braves soldats. C’était Léo qui causait cette alarme. Dès que Léo s’était vu si près des Romains, il avait conçu le projet de les attaquer le premier. Sage Sophanor, avait-il dit à son collègue, sois sûr que Romulus nous attaquera demain ; il est de notre gloire de le prévenir. Dès que l’étoile du soir aura paru, je sortirai du camp avec trois mille hommes je passerai le fleuve à la nage, j’irai porter la flamme et la mort jusque dans la tente de Romulus ; et si le succès couronne mon entreprise, j’en médite une plus importante. Sophanor l’embrasse. Il court avec lui choisir trois mille Marses ; il les arme de courtes épées, de casques sans panache, de boucliers noircis ; il leur fait valoir l’honneur de marcher avec Léo. Aussitôt que les ténèbres couvrent la terre, Léo sort avec eux, remonte le fleuve, le traverse, remet en ordre ses soldats, les encourage ; les excite, fait passer dans leurs cœurs toute l’audace du sien ; et ces braves guerriers, serrés les uns contre les autres, gardant le plus profond silence, certains de vaincre sous leur chef, marchent d’un pas léger et rapide vers le quartier de Romulus. Ils arrivent aux gardes avancées : ils les égorgent avant qu’elles aient pu résister : celles qu’ils trouvent ensuite ont le même sort. Sans être découverts, sans être arrêtés, ils parviennent jusqu’aux tentes du roi de Rome ; c’est alors que, jetant de grands cris, renversant tout ce qu’ils rencontrent, ils portent le carnage et l’effroi jusqu’au pavillon royal. Romulus, seul dans sa tente, méditait en ce moment l’attaque du lendemain. Au premier bruit, il se lève, écoute, et frémit de colère en distinguant les cris des vainqueurs. Furieux d’être surpris par des barbares, il remet précipitamment son casque, prend son bouclier, saisit deux javelots, et court se jeter au milieu du carnage. Il vole, il frappe, il appelle. Sa voix tonnante retentit aux deux bouts du camp. Ses guerriers accourent en foule : Horace, Misène, Brutus, Abas, arrivent en armes : ils trouvent leur vaillant roi résistant seul aux ennemis. Déjà sa main foudroyante a fait mordre la poussière au courageux Ophelte, au brave Aulastor, à Sopharis, à Corinée. Penthée, le malheureux Penthée, vient d’acheter de sa vie l’honneur d’avoir atteint Romulus. Son javelot a percé la cuirasse du roi ; celui de Romulus a percé le cœur de Penthée. Les Marses étonnés sentent leur ardeur s’affaiblir : ils n’attaquent plus, ils se défendent ; poussés de toutes parts, ils cherchent, ils demandent Léo. Léo, qui avait pénétré dans le foyer de Romulus, Léo reparaît à l’instant. D’une main il tient sa massue, de l’autre un faisceau embrasé. A cette vue les Romains s’arrêtent, les Marses jettent des cris de joie. Le fier Léo vole à leur tête ; il lance des brandons allumés à travers les tentes romaines ; le feu se communique avec fureur ; la toile s’embrase, le bois pétille. Léo, pour qui l’incendie est trop lent, l’augmente à coups de massue. Il s’élance à travers les flammes ; il immole Abas, Massicus, Tibur ; Talassius tombe sous ses coups. Le brave Misène l’arrête un moment ; mais Léo foule aux pieds le corps de Misène. Léo porte la mort et le feu ; Léo se fraie un chemin de flamme. Ainsi la lave brûlante descend du sommet de l’Etna, roule à gros bouillons dans la campagne, emporte, consume, détruit les pierres, les arbres, les rochers, couvre de flots embrasés tout ce qu’elle trouve sur son passage. A ce spectacle Romulus agite ses dards, jette son immense bouclier sur ses épaules, marche à travers le carnage pour s’opposer à Léo. Il le joint, il veut lui parler ; la fureur lui ôte la voix. Il le mesure avec des yeux étincelants ; il cherche la place où il doit le frapper, et, balançant le plus fort de ses javelots, il rassemble toute sa force, et le lance contre Léo. La peau du, lion de Némée en eût peut-être été percée ; peut-être ce coup terrible terminait pour jamais les exploits du jeune héros ; mais le javelot de Romulus rencontre la pesante ma-sue dont Léo frappait les Romains ; il pénètre à travers les nœuds et les pointes de fer dont elle est armée, s’attache à cette massue, et l’arrache des mains de son maître. Léo, désarmé, s’arrête ; et, regardant autour de lui, il aperçoit une pierre énorme que l’on n’avait pu enlever du camp, et qui servait de borne aux laboureurs. Léo la saisit, arrache, l’élève sur sa tête, et la lance à son ennemi. Romulus, atteint, tombe sous la pierre. Ses guerriers accourent et le dégagent. Mais le roi de Rome ne peut plus se soutenir : brisé par le coup terrible, vomissant un sang épais et noir, la tête penchée, les bras pendants vers la terre, sans force, sans mouvement, presque sans vie, il est rapporté dans sa tente au moment où Hersilie et Numa viennent le secourir à la tête des Sabins. |