NUMA POMPILIUS

 

LIVRE PREMIER.

 

 

Non loin de la ville de Cures, dans le pays des Sabins, au milieu d’une antique forêt, s’élève un temple consacré à Cérès. Des ormes, des peupliers aussi anciens que la terre, ombragent le faite de l’édifice ; le fleuve Curèse, après en avoir baigné les murs, va serpenter dans les jardins de plusieurs maisons isolées bâties autour de ce temple. Dans ces retraites sacrées, chaque prêtre de la déesse, avec sa femme et ses enfants, passe ses jours à la prière, au travail, ou dans le sein de la tendresse. Protégés par la divinité qu’ils honorent, nourris par la terre qu’ils cultivent, aimés de l’épouse qu’ils rendent heureuse, bénis de leurs enfants, en paix avec eux-mêmes, ils jouissaient doucement de la vie, sans craindre ni souhaiter la mort.

Le vénérable Tullus commandait à ces prêtres. A l’âge de quatre-vingts ans, il exerçait la souveraine sacrificature avec tout le zèle d’un jeune homme et toute l’indulgence d’un vieillard. Adoré de ceux qui vivaient avec lui ; respecté de tous les autres, il n’était craint que des méchants. Favori des dieux, ami des hommes rarement il priait pour lui ; c’était toujours pour la veuve ou pour l’orphelin. Dès qu’un citoyen de Cures, dès qu’un habitant de la, campagne éprouvait quelque infortune, qu’un ménage était désuni, ou que la concorde n’était plus dans une famille, le père, l’époux, l’enfant malheureux, prenait le chemin de la forêt sacrée : il venait trouver Tullus : pour peu qu’il eût tardé, Tullus serait allé le chercher. Tullus écoutait ses longues plaintes ; ne se lassait jamais de les entendre ; l’encourageait, le consolait, lui prodiguait des secours, des conseils. L’infortuné s’en retournait ou moins triste, ou moins à plaindre. Tullus qui pensait n’avoir rien fait, allait se prosterner devant la déesse, et l’implorer pour ce malheureux.

Tullus n’avait plus d’épouse ; il rassemblait toute sa tendresse sur son fils Numa. Le ciel semblait vouloir récompenser les vertus du vieillard par les dons qu’il avait prodigués au jeune homme. Numa touchait à peine à sa seizième année, et n’avait de son âge que les grâces et la douceur. Soumis à son père, qu’il respectait presque à l’égal de Cérès, enflammé du désir de lui ressembler, il étudiait la morale en regardant les actions de Tullus. Méditant sans cesse les préceptes de sa religion, il voulait s’instruire encore des cérémonies du culte. Les sacrifices, la prière, occupaient tous ses loisirs ; sa tendresse pour Tullus, son amour pour l’étude, étaient ses seules passions ; son âme, pure comme l’azur du ciel, ne distinguait pas ses plaisirs de ses devoirs.

Le jour de la fête de Cérès était arrivé. Chez les Sabins cette fête ne se célèbre point comme à Éleusis : Tullus avait supprimé tous ces mystères cachés avec tant soin, et si peu utiles au bonheur des hommes. La divinité, disait-il, qui se montre partout à nous, qui se manifeste à chaque instant dans les merveilles éclatantes de la nature, peut-elle exiger tant de secrets, tant d’épreuves, pour se communiquer aux mortels ? Doit-il être plus difficile de la remercier que de recevoir ses présents ? Non : Cérès aime tous les hommes, puisqu’elle les nourrit tous. Le champ qu’elle couvre d’épis devient un temple pour le laboureur ; et l’on doit adorer par tout l’univers celle dont les bien faits couvrent la terre.

D’après cette idée, Tullus, de concert avec son roi, a ordonné la fête de Cérès. Chaque année, avant de commencer la moisson, tous les laboureurs, parés de leurs plus beaux habits, se rassemblent dans la ville de Cures. C’est de là qu’ils partent pour aller au temple. Les joueurs de flûte ouvrent la marche ; ensuite viennent de jeunes vierges, portant sur leurs têtes, dans des corbeilles ornées de fleurs, des offrandes pures pour la déesse. Les enfants des laboureurs marchent après elles, vêtus de robes blanches, couronnés de bluets, conduisant le vorace animal qui se nourrit des fruits du chêne. Cette troupe nombreuse, fière de garder la victime, veut affecter une gravité toujours dérangée par leur joie bruyante. Leurs pères les suivent d’un pas tardif, en recommandant le silence, et pardonnant d’être mal obéis. Chacun d’eux porte dans ses mains une gerbe, prémices de sa moisson. Les princes, les guerriers, les magistrats, n’ont plus, de rang dans ce grand jour, et cèdent le pas avec respect à ceux qui les ont nourris.

Tullus et ses prêtres étaient venus les attendre à l’entrée du bois sacré. Le jeune Numa, couronné de narcisses, vêtu d’une robe de lin, marche à côté de Tullus. Il le regarde ; il aperçoit des pleurs que le vieillard voulait cacher. Plus affligé du chagrin de son père que s’il l’avait ressenti lui-même ; il n’ose, devant tant de témoins, et dans une cérémonie si auguste, se jeter dans ses bras pour lui demander le sujet de ses larmes ; mais son silence, son air tendre et inquiet, expriment assez son agitation. Numa, toujours si attentif, si recueilli dans les cérémonies religieuses, Numa ne voit plus que son père, ne songe qu’à lui, oublie toutes ses fonctions : ses yeux, qui cherchent à pénétrer la cause des pleurs de Tullus, sont eux-mêmes obscurcis de larmes.

On arrive au temple. Tullus se prosterne devant la déesse, et, lui présentant les prémices : Mère des humains, s’écrie-t-il, c’est toi qui fais croître ces gerbes : c’est ton père Jupiter qui nous rend pieux et reconnaissants. Dieux immortels, nous vous offrons vos propres bienfaits. Ne rejetez pas nos offrandes ; et que votre bonté suprême donne à nos champs l’abondance, à nos corps la force, à nos âmes la vertu.

Après cette prière, Tullus répand l’orge sacrée sur la victime ; il lui tourne la tète vers le ciel, l’immole et la fait consumer tout entière.

Le sacrifice achevé, les laboureurs vont déposer leurs gerbes. Mes frères, leur dit Tullus, car vous êtes aussi prêtres de Cérès, ces dons appartiennent à la déesse, c’est-à-dire aux indigents. Les prêtres des dieux ne sont que les trésoriers des pauvres ; vous en êtes les bienfaiteurs. Nommez donc le vieillard d’entre vous qui doit veiller avec moi, pendant le cours de cette année ; au soulagement des infortunés : il est juste que je vous rende compte des biens que vous me remettrez pour eux. Les laboureurs, qui connaissent tous la vertu de Tullus, refusent de lui donner un collègue ; mais Tullus l’exige, et ce choix finit la cérémonie.

Numa brûlait d’impatience de se voir seul avec son père. A peine Tullus est sorti du temple, que son tendre fils le serre dans ses bras : Mon père, lui dit-il, vous avez des peines, et je les ignore ! Ah ! je sens trop qu’à mon âge je ne puis espérer de les soulager ; mais je peux du moins m’affliger avec vous, et j’ai besoin de pleurer dès que je vois couler vos larmes. Mon cher fils, lui répond Tullus, car je ne renoncerai jamais à ce doux nom, je n’ai que trop de sujets d’en répandre : je vais me séparer de celui que j’aime plus que ma vie. Vous voulez m’abandonner ? s’écria Numa tout tremblant. — Non, mon fils ; non, mon cher fils : c’est toi, au contraire......  Il ne put achever, les sanglots lui coupèrent la voix. Il prit Numa par la main ; il l’entraîna dans l’endroit le plus retiré de la forêt : là ils s’assirent sur le gazon, et le vieillard lui dit ces paroles :

Numa, vous n’êtes point mon fils...... A ces mots, une pâleur mortelle se répand sur le visage du jeune homme, sa main tremble dans celle de Tullus. Le grand-prêtre s’en aperçoit, et, le serrant contre son sein, il se hâte d’ajouter : Va, je serai toujours ton père ; ce nom m’est aussi cher qu’à toi. Mais apprends l’histoire de ta naissance, connais à quelles hautes destinées tu es appelé par le ciel.

Numa l’embrasse, et ne répond rien ; il écoute dans un profond silence, il baisse les yeux ; son air semblé dire à Tullus : Rien ne pourra remplacer le bonheur d’être votre enfant.

Mon fils, reprend le grand-prêtre, vous devez le jour à Pompilius, prince du sang de nos rois, et que ses vraies vertus rendaient cher aux dieux et aux hommes. La belle Pompilia, de l’antique race des Héraclides, était son épouse depuis dix ans. Rien ne manquait à ce couple heureux, que de voir naître un gage de leur tendre union : Pompilius le désirait avec ardeur : la sensible Pompilia, qui ne formait jamais de vœux dont son époux ne fût l’objet, Pompilia venait tous les jours dans le temple se prosterner devant Cérès, baigner de larmes les marches de son autel, en demandant pour unique grâce le bonheur d’avoir un fils.

Je la surpris dans le sanctuaire. Elle priait avec tant de ferveur, qu’elle ne m’aperçut pas ; je l’entendis prononcer ces paroles : Bienfaisante Cérès, si ton père Jupiter m’a destiné une longue vie, obtiens plutôt de lui que je périsse à la fleur de mon âge, mais que je laisse à mon époux un fruit de notre chaste amour. Oui, puissante immortelle, reprends tous les bienfaits que j’ai reçus, prive-moi de tous ceux que tu me destines, et donne-moi à leur place un en-faut. Que j’entende ses vagissements, que je puisse le voir, le tenir dans mes bras, le presser contre mon cœur, le couvrir de mes baisers, le présenter à mon époux tout baigné des larmes du bonheur ! que j’expire alors ; j’expirerai mère ; j’aurai assez vécu. Ô Cérès ! si tu entends mes vœux, si tu m’accordes un fils, je jure sur cet autel de te le consacrer, de lui apprendre à bénir ton nom aussitôt que sa langue pourra le prononcer, de le faire élever dans ce temple, où il te servira toute sa vie, où tu daigneras être sa mère quand Pompilia ne sera plus.

Mes pleurs coulaient en entendant cette prière. Je tombai à genoux auprès de Pompilia ; et, joignant mes vœux aux siens, je suppliai la déesse de nous exaucer tous deux. Hélas ! que ce bienfait fut payé cher !

Peu de temps après Pompilia vint m’annoncer qu’elle était enceinte. Qui pourrait exprimer les transports de sa joie ? Ils approchaient du délire. Huit lunes devaient encore se renouveler avant l’heureux instant qu’elle attendait, et tout était déjà prêt pour parer l’enfant qu’elle devait avoir. Jalouse et glorieuse du titre de mère, elle eût voulu que tout ce qui devait servir à son fils fût l’ouvrage de ses seules mains : elle défendait à ses esclaves de partager avec elle le bonheur de travailler pour son fils. L’espérance de le nourrir doublait sa joie de le voir naître ; et la tendre Pompilia, ivre d’amour maternel, venait plus souvent au temple pour remercier la déesse qu’elle n’y était venue pour en obtenir l’objet de ses vœux.

Elle touchait enfin à ce neuvième mois, désiré depuis si longtemps, lorsque ce Romulus, dont le nom ne vous est pas inconnu, fit répandre dans la Sabinie que, pour consacrer sa ville de Rome, qui à peine était achevée, il voulait célébrer des jeux en l’honneur du dieu Cousus. Vous savez, mon fils, combien ce dieu est en vénération parmi nous. Votre pieuse mère n’aurait pas laissé échapper une occasion d’honorer les immortels : elle voulut aller à ces jeux : le trop complaisant Pompilius l’y conduisit.

La plupart de nos Sabins suivirent Pompilius. Nos femmes, nos filles, coururent à Rome en habits de fête. Hélas ! nos braves citoyens étaient loin de soupçonner le piège : ils n’avaient point d’armes. Ils entrent sans défiance dans le cirque, où Romulus présidait sur un magnifique tribunal. Leurs épouses, leurs filles, prennent place à côté d’eux. Impatientes de voir le sacrifice, elles cherchent des yeux les victimes ; c’étaient elles qui en devaient servir.

A un signal de leur roi, les Romains tirent leurs épées et ferment toutes les issues. Les Sabines alarmées se jettent dans les bras de leurs pères, de leurs frères, de leurs époux : mais les farouches soldats de Romulus s’élancent au milieu de l’arène ; et, le glaive à la main, les yeux ardents, menaçant les hommes, flattant les femmes ; ils enlèvent les Sabines comme des loups affamés emportent des brebis tremblantes. Vainement ces infortunées jettent des cris perçais et demandent la mort ; vainement nos citoyens furieux, oubliant qu’ils sont sans défense, se précipitent sur les ravisseurs, les saisissent, luttent avec eux, leur arrachent leurs épées, et rougissent la terre du sang romain : les Romains, plus nombreux, immolent ceux qui résistent, mettent en fuite tout le reste, vont cacher dans Rome leur proie ; tandis que nos Sabins, désolés, sanglants, couverts de blessures, accablés de douleur et de honte, reviennent à Cures annoncer cette affreuse nouvelle et préparer la vengeance.

Dès le premier instant du tumulte, ton père Pompilius, portant sa femme dans ses bras, avait tenté de s’ouvrir un passage à travers les ravisseurs. Il touchait à la porte du cirque, quand une cohorte romaine le poursuit, l’arrête, lui, arrache son épouse. Pompilius jette un cri de rage et de désespoir. Il s’est bientôt saisi d’une épée, et les Romains qui l’entourent sont déjà tombés sous ses coups : il court, il frappe, il est frappé. Mais il rejoint Pompilia ; il immole son ravisseur ; il reprend sa bien aimée, la presse dans ses bras sanglants, la rassure, la console, et, malgré les Romains furieux, malgré les traits dont on l’accable, il fuit au-delà du cirque en embrassant ta malheureuse mère, en la rappelant à la vie, en se félicitant de l’avoir sauvée. Ainsi la lionne de Numidie, lorsqu’elle aperçoit de loin l’imprudent chasseur qui lui emporte ses petits, furieuse, rugissante, l’œil plein de sang et de feu, s’élance sur l’infortuné qui abandonne en vain sa proie : elle l’atteint et le déchire, fait voler autour d’elle ses membres palpitants ; mais son courroux faisant aussitôt place à sa tendresse, elle court à ses lionceaux, les caresse, pousse des cris de joie, passe et repasse sur eux sa langue encore sanglante, et, se couchant pour en être plus près ; elle leur tend ses mamelles, tandis que ses muscles tremblent encore de la fureur qu’elle vient d’assouvir.

Tel était Pompilius. Malgré ses larges blessures, malgré son sang qui coule à gros bouillons, il arrive enfin dans ce temple. Il pose son doux fardeau au pied, de l’autel de la déesse il supplie Cérès de sauver, de défendre celle qu’il met sous sa garde : sa prière achevée, épuisé de sang, de fatigue, de douleur, il tombe sur le marbre et expire.

Je fis aussitôt enlever ta mère. On la porta dans ma maison, où elle reprit ses sens. Sa première parole fut le nom de Pompilius elle demande son époux, elle veut le voir, elle veut aller le chercher. En vain j’espère la calmer et lui cacher la mort de ton père en l’assurant qu’il est prisonnier des Romains ; les pleurs que je versais, ses pressentiments, tout lui dit que je la trompe. Elle pousse des cris douloureux ; elle rejette tout secours ; et, s’échappant de nos bras, elle veut aller expirer sur le corps de Pompilius.

Tant de secousses, tant d’émotions précipitent l’instant où tu devais voir le jour. Les douleurs de l’enfantement la surprennent ; les cruelles Ilithyes l’accablent de tous leurs maux elle y succombe ; et le moment où tu reçus la vie fut celui de la mort de ta mère.

A ces mots Numa se jette dans le sein de Tullus. Le bon vieillard, qui sent ses cheveux blancs tout mouillés des larmes du jeune homme ; s’interrompt pour pleurer avec lui.

Bientôt il reprend son récit : Je fis chercher une nourrice qui pût ranimer ta frêle existence ; car tu semblais, en naissant, ne vouloir pas survivre à tes malheurs : tu poussais des cris lamentables ! et ton visage livide semblait annoncer ton trépas. La femme d’un laboureur, la bonne Amyclée, vint s’offrir : ses tendres soins, encore plus que son lait, te conservèrent la vie.

Alors je m’occupai des funérailles de ta mère et de son époux. Je préparai un bûcher ; je rassemblai les habitons de Cures et de nos campagnes : notre bon roi Tatius, vêtu de deuil, les conduisait. Soldats, citoyens, laboureurs, tous pleuraient ton digne père, tons faisaient des vœux pour son fils. Le corps de Pompilius fut brûlé à côté de celui de son épouse. Je recueillis leurs cendres dans une urne d’argent ; cette urne fut déposée sur un tombeau, dans l’endroit le plus secret du temple.... Je le verrai, mon père, s’écria Numa : je le verrai, ce tombeau ! il me sera permis d’y pleurer, et de toucher cette urne si chère. Oui, mon fils, lui dit le grand-prêtre, nous y descendrons aujourd’hui.

La mort de tes parents fut vengée. Nos braves Sabins, indignés de l’outrage, prennent les armes, et, guidés par Tatius, ils marchent vers la ville parjure. Les lâches ravisseurs n’osent venir au-devant de notre armée ; ils se renferment dans leurs murs. Tatius les assiége ; bientôt, par un heureux hasard, il se rend maître de la citadelle. Romulus, forcé de combattre ou d’abandonner sa ville vient présenter la bataille au pied de ce Capitole qui doit, dit-on, régner sur l’univers. Tatius l’accepte ; et nos Sabins, brûlant de se baigner dans le sang de ces perfides, chargent les troupes romaines avec toute la force que la fureur peut ajouter au courage. Les ennemis sont rompus : mais Romulus les rallie, Romulus résiste seul aux Sabins. Il invoque à grands cris Jupiter Stator ; et ce nom sacré et son exemple arrêtent ses guerriers mis en fuite. Les Romains chargent à leur tour la honte enflamme leur courage ; les lances se croisent, les boucliers se heurtent, l’horreur et le carnage augmentent, les combattants pressés ne peuvent avancer un pas qu’en marchant sur un ennemi.

La victoire, longtemps incertaine, penche enfin du côté de la justice. Notre vaillant roi Tatius et son intrépide général Métius percent une seconde fois le centre de l’armée romaine. La terre est jonchée de morts, les Sabins vont être vainqueurs ; c’en est fait, dans un moment, de Rome et de Romulus, quand l’événement le plus imprévu vint nous arracher la victoire.

Les Sabines, ces mêmes femmes que les Romains avaient enlevées pendant les jeux consuels ; les Sabines, les cheveux épars, les yeux noyés de larmes, les bras tendus, poussant des cris lamentables, se précipitent an milieu des combattants. Les épées, les javelots teints de sang, le tumulte, le carnage, rien ne les effraie : Arrêtez, s’écrient-elles : arrêtez ! cessez un guerre plus impie que la guerre civile. Vous, combattez pour nous, et chacun de vos coups nous rend veuves ou orphelines. Si vous nous aimez, vous qui nous donnâtes la vie, n’immolez pas nos époux ; et, vous, qui nous avez juré une tendresse éternelle, épargnez ceux qui donnèrent le jour à vos épouses. Songez que nous portons dans notre sein les gages de votre réunion. Romains, vos femmes sont Sabines ; Sabins, vos petits-fils seront Romains. Cessez donc de vous égorger, vous qui n’êtes plus deux peuples, vous qui ne formez plus qu’une seule famille ; ou, si la soif du sang vous dévore, commencez par rompre, par détruire tous les liens qui doivent vous réunir : immolez vos filles et vos femmes ; et, sur leurs corps expirants, achevez de vous égorger.

Ce spectacle, ces paroles, les pleurs, les cris des Sabines, chassent la colère de tous les cœurs. Les combattants s’arrêtent, se regardent, et sont surpris de ne plus se haïr. L’épée demeure levée sur celui qu’elle menaçait ; le javelot reste suspendu ; la flèche tombe de l’arc, qui se détend sans la lancer.

Les Sabines se jettent sur ces armes, et les, enlèvent sans effort à leurs pères, à leurs époux, qu’elles couvrent de baisers et de larmes ; elles lavent avec ces pleurs le sang dont ces mains sont souillées, elles parviennent à les joindre ensemble ; alors chaque Sabine embrassant à la fois un Romain et un Sabin, elles rapprochent ainsi les visages des deux ennemis, et les forcent enfin à s’embrasser eux-mêmes.

Dès ce moment, plus de guerre, plus de vengeance. Les rois se parlent ; ils conviennent que les deux peuples réunis n’en formeront désormais qu’un seul ; que Tatius et Romulus, assis ensemble sur le même trône, partageront le souverain pouvoir. On jure la paix ; on immole des victimes à Jupiter, au Soleil, à la Terre : les deux armées confondues se laissent conduire par les Sabines, entrent dans Rome au milieu des acclamations, et paraissent plus fières, plus glorieuses d’avoir été vaincues par la tendresse que si elles avaient triomphé par la fureur.

Cependant tu croissais sous mes yeux, et tu passais pour mon fils : je confirmais moi-même une erreur qui s’accordait avec mes sentiments comme avec le vœu de ta mère. Dès l’âge de quatre ans, tu me suivais dans le temple, revêtu de la robe d’initié ; tu portais dans tes faibles mains le vase d’or où l’on met l’encens. Ta douceur, tes grâces enchantaient nos prêtres, qui m’enviaient tous le bonheur de t’avoir donné le jour. Combien je l’ai désiré, ce bonheur ! Depuis quinze ans, Numa, je ne tiens à la vie que pour te chérir ; et quel que soit mon amour pour la vertu, si tu me vois la pratiquer avec zèle, c’est dans l’espoir, mon cher fils, que les dieux t’en récompenseront.

Je recueillis bientôt le fruit des soins que j’avais pris de toi. Dès ta plus tendre enfance tes qualités s’annoncèrent. Jamais je n’avais besoin de t’inspirer un sentiment honnête : tous étaient nés dans ton cœur. Les principes de la morale se trouvaient gravés dans ton âme avant que je t’en eusse instruit, et la raison t’enseignait tout ce que m’avait appris l’expérience. S’il m’arrivait, pour t’éprouver, de te faire une question que j’imaginais difficile, ta réponse était toujours plus claire, plus précise que celle que j’avais préparée. Souvent, après avoir cru te donner une longue leçon de morale, tes courtes réflexions m’éclairaient ; en finissant l’entretien, c’était ton maître qui s’était instruit. Tu connus toutes les sciences de nos philosophes étrusques, et tu me disais : Ô mon père ! que tout cela est peu de chose ! et ce peu laisse encore des doutes ! La vertu seule est certaine ; le livre en est avec nous ; c’est notre cœur : consultons-le à chaque action de notre vie, suivons toujours ce qu’il nous dit ; nous ne pouvons jamais nous égarer.

Je t’embrassais avec transport, et je n’osais te louer. Je craignais pour toi le vice qui dépare toutes les qualités, qui commence par les ternir, et finit presque toujours par les détruire : la vanité. Ô mon fils ! prends y gardé pendant tout le cours de ta vie : souviens-toi bien que c’est elle qui fait le plus de mal aux vertus, puisqu’elle les empêche d’être aimables.

Je te voyais avec complaisance échapper à ce péril. Chaque jour tu devenais meilleur, et chaque jour plus modeste. Trompé par la voix publique, surtout par mon propre cœur, je me croyais ton père, et je comptais abdiquer en ta faveur la souveraine sacrificature : tous nos prêtres, tous nos citoyens, le prévoyaient avec joie. Depuis trois jours, mon fils, un oracle céleste m’interdit cette espérance. Cérès, Cérès elle-même m’apparaît toutes les nuits, et m’ordonne d’une voix sévère de t’envoyer à Rome et de déclarer ta naissance. Vainement, à genoux devant la déesse, j’ai osé lui parler de mes craintes et rappeler le vœu de ta mère. Je n’ai point accepté ce vœu, m’a répondu la fille de Jupiter ; Numa ne sera point mon prêtre : ses destins l’appellent plus haut. Numa me servira mieux sur un trône qu’à l’ombre de mes autels : qu’il marche à Rome ; que ta tendresse pour lui ne s’oppose plus aux décrets du ciel !

Voilà, mon fils, le sujet de ces larmes que vous m’avez vu verser pendant le sacrifice. Il faut se soumettre, il faut nous séparer, Numa : Cérès l’ordonne ; nous devons obéir.

Le tendre Numa, sans répondre à Tullus, le regarde en pleurant, lève les yeux au ciel, et paraît hésiter entre son père et les dieux : mais le vieillard l’encourage ; Numa se décide à partir. Il prend la main de Tullus, qu’il serre doucement dans les siennes : Ô mon père ! lui dit-il, vous m’avez promis de me faire descendre au tombeau de Pompilius, de me laisser baiser avec respect l’urne qui contient les cendres de ma mère. Suis-moi, lui répond le grand-prêtre ; dès ce moment je veux t’y conduire.

Alors ils marchent vers le temple. Derrière l’autel de la déesse était une porte d’airain dont Tullus seul avait la clef ; il l’ouvre ; il descend quelques degrés : Numa le suit en soupirant. Ils arrivent dans un souterrain éclairé par une seule lampe. Là, sur un tombeau de marbre noir d’une sculpture simple et sans inscription, on voyait une urne d’argent couverte d’un voile funèbre. A côté de l’urne étaient un billet, une épée et des cheveux blonds. Numa s’était mis à genoux en entrant dans le souterrain. Tullus soulève doucement l’urne ; et la présentant au jeune homme : Mon fils, lui dit-il à voix basse, baisez ces restes sacrés ; touchez cette urne qui renferme les cendres de la meilleure des mères et du plus tendre des époux. Ils ont les yeux sur vous dans cet instant ; ils vous contemplent des Champs-Élysées, et préfèrent à tous les plaisirs immortels qui les environnent le spectacle de la piété de leur fils.

Numa tenait dans ses bras l’urne qu’il baignait de ses larmes. Il l’approchait de son cœur, et il lui semblait que ces cendres si chères se ranimaient. Oh ! qu’il eut de peine à les rendre au pontife : et comme ses mains suivaient l’urne quand l’urne s’éloigna de lui !

Tullus la remet sous le voile. Alors prenant l’épée, le billet et les cheveux : Voici, dit-il à Numa, le glaive qui défendit votre mère et la patrie, qui jamais ne fut tiré par la colère, et n’immola que les ennemis de l’état. Je vous le remets, mon fils : faites-en le même usage. Que la puissante Cérès, à qui je l’avais consacré, fasse tomber sous ce fer tous ceux qui menaceront vos jours ! Ce billet fut tracé par votre mère à l’instant de son trépas : il est adressé au roi Tatius, et vous sera nécessaire pour occuper à sa cour le rang dû à votre naissance. Ces cheveux blonds, ai-je besoin de vous dire que ce sont ceux de votre mère ? Elle vint les offrir à Cérès le jour où elle obtint un fils. Numa, portez-les toujours avec vous : les cœurs sensibles ont besoin de ces gages d’amour et de piété.

Après ces paroles ils sortent du souterrain. Numa retourne à la maison du grand-prêtre, où il prépare tout pour son départ. Il quitte la robe de lin, prend la toge, et paraît plus beau sous ce vêtement. Le pontife le regarde et soupire : ce nouvel habit semble lui annoncer des dangers. Il éloigne cette idée pour s’occuper de pourvoir à ce que rien ne manque à son fils. Sa tendre prévoyance le fait penser à des besoins qu’il n’aura pas : il se dépouille pour l’enrichir ; et, dans la crainte d’un refus, il va cacher parmi les habits de Numa le peu d’or qu’il a épargné : Loin de lui, je n’ai besoin de rien, disait-il : quand il sera loin de moi, tout lui deviendra nécessaire.

Cependant l’instant cruel approche ; le char qui doit conduire Numa est préparé. Tullus monte dans ce char avec son fils ; il veut l’accompagner jusqu’au-delà dut bois sacré ; c’est alors que sa tendresse lui donne ces derniers conseils :

Pardonne-moi, mon cher fils, pardonne-moi de trembler en te voyant, si jeune encore, abandonner nos paisibles campagnes et l’asile où ton innocence n’eût jamais couru de péril, pour aller habiter une ville redoutable même à l’homme le plus sage. Te voilà sans expérience, sans guide, sans conseils, sans ami ; car à ton âge on n’a point d’ami, on croit en avoir, et c’est un danger de plus : te voilà jeté au milieu de deux peuples qui, réunis par politique, sont divisés par caractère, et se regardent comme deux nations distinctes. La haine n’est point éteinte entre les Romains et les Sabins ; elle ne l’est point entré leurs monarques, encore plus opposés que leurs peuples. Tatius, le meilleur des rois, ton parent, ton souverain, Tatius, qui fut notre idole tant qu’il régna parmi nous, bon, sensible, ami de la paix, possède des vertus plus utiles que brillantes ; il rend justice, et il fait du bien : voilà sa vie. Romulus, au contraire, qui, pour acquérir des sujets, ouvrit un asile aux brigands, Romulus a conservé les mœurs féroces du premier peuple qu’il commanda. Passionné pour la guerre, dévoré d’ambition, tourmenté de la soif des conquêtes, il attaque et soumet tour à tour toutes les nations voisines de Rome ; il n’estime, il ne chérit que ses soldats, ne sait que vaincre, et ne connaît pas d’autre grandeur.

Hélas ! par une fatalité déplorable, un conquérant est plus admiré qu’un bon roi ; la véritable vertu éblouit moins que la fausse gloire. Tu ne les confondras point, Numa ; tu sentiras combien Tatius est au-dessus de son collègue ; tu n’abandonneras pas le plus juste des rois, le parent, l’ami de ton père, le vengeur de Pompilia, pour suivre un conquérant farouche encore teint du sang de son frère ; et dont l’affreuse trahison causa la ruine de ton pays et le trépas de ceux à qui tu dois le jour.

Mais la cour même de Tatius est un séjour dangereux pour toi. Tu seras dans Rome, dont les belliqueux citoyens pardonnent tout à la jeunesse, hors le manque de courage ; et le courage des combats n’est plus que férocité quand il n’est pas joint à d’autres vertus. Tu seras valeureux sans doute ; le fils de Pompilius pourrait-il ne l’être pas ? Mais tes mœurs, ces mœurs si pures, qui t’ont mérité la protection de la déesse, les conserveras-tu, Numa ? Crois-moi, je n’ai pas d’intérêt à te défendre le plaisir ; je ne veux pas te parler le langage austère de mon âge, te peindre la volupté sous des couleurs fausses et effrayantes ; non, mon fils : la volupté a des charmes, la nature nous entraîne vers elle ; il faut combattre sans cesse pour lui résister ; et plus notre cœur est sensible, hélas ! plus il est faible. Mais tu n’auras pas plus tôt cédé ; que le remords s’emparera de ton âme ; tu perdras cette douce paix, cette estime, ce respect pour toi-même qui font le charme de la vie ; ton cœur humilié, flétri, n’aura plus la même énergie, le même amour pour le bien ; tu souffriras enfin le plus grand des supplices, celui de connaître la vertu et d’avoir pu l’abandonner.

Je n’ai jamais vu la cour, je ne puis te donner d’avis sur la manière de s’y conduire : mais je connais les devoirs d’un homme : il faut être homme partout. Rends aux places éminentes le respect qu’on est convenu de leur accorder : rends à la vertu, dans tons les états, le culte que la vertu mérite. Fuis les méchants sans paraître les craindre ; sois réservé, même avec les bons. Ne profane pas l’amitié en prodiguant le nom d’ami. Pèse tes paroles, et réfléchis avant d’agir. Sois toujours en garde contre ton premier mouvement, excepté lorsqu’il te porte à secourir un malheureux. Respecte les vieillards et les femmes, plains les faibles, et sois le soutien de tous les infortunés.

Si la déesse, comme je l’espère, te comble de prospérité, tu m’en instruiras : ces nouvelles prolongeront ma vie. Si le ciel voulait t’éprouver par des malheurs, reviens me trouver.

En parlant ainsi ils étaient arrivés à la sortie du bois sacré : c’était là que Tullus devait se séparer de Numa. Le char s’arrête : les yeux du jeune homme se remplissent de larmes. Du courage ! lui dit le vieillard, du courage ! Numa, nous nous reverrons, nous nous reverrons bientôt : le trajet d’ici à Rome est court : tu reviendras au temple : moi-même... Ah ! mon père ! s’écria Numa fondant en larmes, sans doute je vous reverrai ; mais je ne vivrai plus avec vous ; mais je ne vous verrai plus à tous les instants de ma vie. Les longues matinées s’écouleront sans que mon père m’ait embrassé ; le jour finira sans que Numa vous ait entendu. De quel bonheur je jouissais auprès de vous ! Je ne l’ai pas assez senti, je n’en ai pas assez remercié les dieux ! C’est à présent....

Allons, mon fils, interrompit Tullus d’une voix qu’il voulait rendre sévère, obéissons à Cérès, et ne murmurons pas contre elle. Eh quoi ! je suis le plus vieux, je suis le plus faible, et c’est moi qui vous encourage ! Crois-tu que je ne souffre pas autant que toi ? Penses-tu que mon triste cœur...... ?

A ces mots, sa voix s’éteint, sa force l’abandonne, il tombe dans les bras de Numa et l’arrose de ses pleurs. Mais reprenant sa gravité Adieu, mon fils, lui dit-il ; vous reviendrez me voir dans peu de temps, ou j’irai moi-même vous chercher à Rome. Adieu, n’oubliez pas Tullus. En disant ces paroles, il s’éloigne, et rentre à pas précipités dans la forêt.

Numa, désolé, reste les bras tendus, lui crie trois fois, adieu ! le suit de l’œil plus longtemps qu’il ne peut le voir ; et, laissant flotter les rênes des coursiers, il prend le chemin de Rome.