LE RÈGNE DE PHILIPPE Ier

LIVRE TROISIÈME. — LES RAPPORTS DE PHILIPPE Ier ET DE LA FÉODALITÉ

 

CHAPITRE PREMIER. — LE POUVOIR ECCLÉSIASTIQUE DU ROI ; PHILIPPE Ier ET L'ÉGLISE SÉCULIÈRE.

 

 

I

Quels sont, à l'époque de Philippe Ier, les pouvoirs de l'Église sur le roi et quels sont ceux du roi sur l'Église ?

Le sacre a mis le roi dans une certaine dépendance vis-à-vis de l'Eglise ou tout au moins de l'archevêque de Reims. Celui-ci a vis-à-vis de la royauté des prérogatives nettement marquées par Urbain II dans une bulle du 25 décembre 1089[1]. Le premier et le principal de vos pouvoirs, écrit le pape à l'archevêque Renaud, à vous et à vos successeurs, c'est de consacrer le roi de France ; de même que saint Remi, pour la première fois, institua roi très chrétien en ce pays Clovis, récemment converti à la foi[2], de même vous, qui exercerez en l'Eglise de Reims, par la permission de Dieu, les mêmes pouvoirs que saint Rémi, vous avez comme pouvoir essentiel celui de sacrer et d'ordonner le roi ainsi que la reine. Nous décidons en outre et nous confirmons par cette bulle que non seulement vous pouvez imposer la première fois au roi le diadème royal, mais que seul, et à l'exclusion de tout autre archevêque, vous pouvez couronner le roi dans certaines cérémonies solennelles.

Ainsi le roi tient de l'archevêque de Reims les insignes de la royauté, en vertu du souvenir de saint Rémi et de Clovis. Ce pouvoir prééminent de l'archevêque, Philippe Ier l'a reconnu au jour de son sacre, et si, parfois, il s'est fait couronner par d'autres que par lui, il n'en est pas moins vrai que, même aux jours du divorce et de l'union illicite avec Bertrade, il a tenu à se montrer fils très soumis de l'Église en tenant d'elle sa couronne et son sceptre.

Ce pouvoir de l'archevêque de Reims, Philippe Ier l'affirme encore dans un diplôme par lequel il confirme les immunités et privilèges, les biens meubles et immeubles du monastère de Saint-Rémi de Reims[3]. Tout en étant chargé en général, dit-il, de la défense de l'Église, nous avons plus spécialement à cœur celle de Saint-Rémi, parce que ce saint a été choisi par Dieu pour être l'apôtre des Francs et parce que, en outre de l'autorité apostolique, il dispose de notre couronne et de notre royaume[4]. Philippe Ier ajoute plus loin que saint Rémi est le patron de la France[5].

Ainsi la royauté de Philippe Ier a un caractère nettement ecclésiastique. Le roi tient sa couronne de Dieu et de saint Rémi par l'autorité apostolique et par les mains de l'archevêque de Reims. Par suite il doit gouverner selon les lois de l'Eglise. Cette idée revient souvent dans les préambules des diplômes auxquels il ne faut pas cependant attacher trop d'importance. Les considérations qu'on y trouve sur le pouvoir ecclésiastique du roi ne sont pas spéciales aux diplômes de Philippe Ier ; elles sont rédigées le plus souvent à l'aide de formules qui ont été déjà employées par ses prédécesseurs[6]. Le roi n'en affirme pas moins qu'il est chargé de protéger les églises et leurs biens, qu'il doit aimer la justice, rendre de justes sentences, veiller sur les peuples qui lui sont confiés[7]. Ce sont les devoirs ecclésiastiques et religieux de la royauté du XIe siècle.

Le roi étant ainsi le bras séculier de l'Église, il est tout naturel que l'Église mette au service de Philippe Ier ses armes spirituelles, c'est-à-dire l'excommunication qui vient souvent s'ajouter à l'amende pour ceux qui transgressent les diplômes royaux. En 1092, Philippe Ier confirme les chanoines de Saint-Corneille de Compiègne dans la possession de certains biens et droits que leur avaient concédés ses prédécesseurs[8]. Contre ceux qui voudraient leur disputer cette possession, le roi prononce une amende de cent livres d'or[9] et l'excommunication qu'il a obtenue des évêques réunis en concile à Paris[10]. C'est bien l'alliance du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel ; le roi exécute les décisions des évêques, comme les évêques font respecter les siennes. Deux autres diplômes pour les chanoines de Compiègne font également mention de cette excommunication mise au service du roi[11].

Ainsi, à la fin du XIe siècle, le roi, sacré par l'Eglise, dépend d'elle dans une certaine mesure. Il ne peut méconnaître les règles de la hiérarchie et, en théorie du moins, il n'est pas gallican' Nous avons vu qu'il reconnaît que l'archevêque de Reims le sacre en vertu de l'autorité du Saint-Siège. Aussi ne citerons-nous que pour mémoire la théorie de Gfrorer d'après laquelle Philippe Ier voulait établir une Église d'Etat gallicane pour laquelle Bérenger aurait servi de bélier. Bérenger, dit en substance cet auteur, poussé comme instrument de la royale ambition, est l'auteur d'un nouveau dogme franco-catholique, comme Luther, sous prétexte de défendre l'Evangile, travaillera pour la domination princière. On voulait accuser d'erreur l'Eglise romaine, sur quoi la France, avec hardiesse et sous des prétextes hypocrites, pouvait rompre avec le pape. Martens qualifie cette théorie de uppige Phantasie[12]. Et de fait, aucun texte ne l'autorise. Philippe Ier ne songe nullement à prendre la tête d'une hérésie et d'un schisme ; il reste le fils très soumis de l'Eglise et même du Saint-Siège, malgré ses conflits avec lui.

 

II

Nous avons défini quels étaient les pouvoirs de l'Église sur le roi. Quels sont maintenant les pouvoirs du roi sur l'Eglise ?

Le roi a d'abord une sorte de propriété éminente des biens ecclésiastiques qui se traduit par le droit de régale, c'est-à-dire le droit de percevoir les revenus des évêchés royaux pendant la vacance du siège épiscopal, soit que l'évêque fût mort, soit qu'il fût absent de son diocèse. Ce droit n'est pas formellement mentionné dans un grand nombre de textes. Il n'est cependant pas douteux que Philippe Ier ne l'ait exercé, comme ses prédécesseurs. Dans un diplôme de 1102 en faveur des moines de Morigny, on relève cette phrase : Au moment où cet acte a été passé, l'évêque de Paris, Guillaume, était à Jérusalem et l'évêché se trouvait entre les mains du roi Philippe[13]. C'était donc un droit du roi que d'exercer les fonctions temporelles de l'évêque pendant son absence comme pendant la vacance du siège.

Ce droit étant la source de nombreux revenus, on comprend que le roi l'ait jalousement gardé, surtout un roi aussi souvent à court d'argent que Philippe Ier. C'est ce qui explique pourquoi si fréquemment Philippe Ie' s'est arrangé pour prolonger les vacances épiscopales en suscitant des difficultés à l'élection du nouveau titulaire. Cette tactique fut très nette au moment de l'élection de Galon à Beauvais et il ressort des lettres d'Yves de Chartres[14] que Philippe, qui avait refusé de reconnaître Galon et avait juré que, lui vivant, Galon ne serait jamais évêque de Beauvais, ne cessa pas un instant de percevoir les revenus des biens de l'église de Beauvais[15].

L'exercice de ce droit de régale provoquait en outre, à l'époque de Philippe Ier, un usage curieux auquel le roi renonça d'ailleurs. C'était l'habitude de piller le palais épiscopal à la mort de l'évêque. Cela résulte de la lettre 94 d'Yves de Chartres[16], et d'un diplôme de Philippe Ier par lequel, en 1105, à la prière d'Yves, il confirma la renonciation faite par Henri-Etienne, comte de Chartres, à la coutume du pillage des meubles de la maison épiscopale et de ses dépendances à la mort de l'évêque[17]. Il est vrai qu'il s'agit ici du comte de Chartres et non du roi.

Toutefois Philippe Ier ne se fit pas faute de piller les biens d'Eglise. On peut citer, à cet égard, quelques anecdotes significatives. La vie de sainte Romaine rapporte[18] qu'encore jeune, à peine sorti de la tutelle de Baudoin — adolescens, de procuratoris potestate egressus —, Philippe eut de graves démêlés avec Guy, évêque de Beauvais. Saisi, à tort, d'une colère toute juvénile contre le vénérable prélat, il l'expulsa de son évêché, lui enleva tout ce qu'il possédait et le laissa une année entière en exil. Guy finit enfin par recouvrer la faveur royale, mais le diocèse avait été ravagé et réduit à rien, absolument comme si Beauvais avait été en régale. La dévastation avait été générale, et même les ornements ecclésiastiques avaient été aliénés. L'évêque eut alors recours à sainte Romaine pour remédier à ces désastres qu'avait causés la colère du roi.

Un témoignage plus précis et plus explicite que celui de l'auteur de la vie de sainte Romaine, c'est celui d'Yves de Chartres, qui, dans une lettre écrite en 1092 ou 1093 à Guillaume, abbé de Fécamp[19], se plaint des dommages qu'ont subis les biens de son église de la part du roi et d'autres fils du siècle, parce qu'il avait osé désapprouver l'union illicite de Philippe Ier avec Bertrade de Montfort.

Les déprédations dont le roi s'est rendu coupable envers certaines églises, il les a rachetées par de nombreuses donations, par des concessions de coutumes, rarement par des privilèges de liberté. Il n'y a en effet que trois églises qui soient vraiment libres : ce sont celles de Saint-Frambourg de Senlis, Saint-Martin de Paris et Sainte-Geneviève, auxquelles Philippe Ier en ajouta une quatrième en 1069, celle de Saint-Vincent de Senlis[20]. Un diplôme de Louis VI pour Saint-Vincent-de-Senlis, qui date de 1129, explique en quoi consistait cette liberté des églises royales : les clercs et ceux qui les servaient ne pouvaient être jugés pour aucune cause par un autre pouvoir que par l'abbé de l'église[21]. Cela semble indiquer que ces églises devaient être desservies par des communautés de chanoines réguliers, puisqu'il est question d'un abbé à leur tête. En tout cas, il ressort très clairement de ce texte que la liberté consistait pour elles dans la non-intervention du pouvoir séculier en matière de justice. On peut en inférer que la justice royale intervenait partout ailleurs et que, dans les limites du domaine, les propriétés et les personnes ecclésiastiques n'échappaient pas plus à cette justice que les laïques.

Le roi exerce donc sur l'Eglise un pouvoir judiciaire. Ce pouvoir est même très étendu, et il est curieux de noter certaines sentences rendues par Philippe Ier ou certaines décisions prises par lui dans des affaires qui, au premier abord, paraîtraient exclusivement relever de l'autorité spirituelle.

Le roi intervient par exemple pour des questions de pure discipline ecclésiastique. En 1094, pour remédier aux désordres qui s'étaient introduits dans l'administration de l'église Saint-Magloire de Paris, il soumet cette église à l'abbaye de Marmoutier[22]. En 1107, voulant relever l'église Saint-Eloi de Paris, il prie Galon, évêque de Paris, de l'attribuer à un ordre religieux[23]. A Poissy, au contraire, ce sont des chanoines qu'il établit dans l'église à la place des moines, confirmant en cela une charte d'Yves de Chartres[24].

Ce qui motive ces interventions et ces jugements rendus par le roi, ce sont les biens qui étaient joints à l'église. Cela ressort très clairement de certains diplômes. Ainsi Philippe Ier donne le titre d'abbaye à l'église Saint-Pierre de Neauphle-le-Vieux qui était déjà desservie par des moines, et en plus, à la demande de l'abbé Gautier, il confirme ses biens présents et à venir[25]. En 1069, il confirme l'établissement de chanoines à Châteaufort et le privilège de justice qui leur est donné par le chevalier Amauri à l'intérieur des murs[26]. En 1106, quand il donne au monastère de la Trinité de Morigny l'église et l'abbaye de Saint-Martin d'Etampes-les-Vieilles, il règle la condition des prébendes et les relations des chanoines de Saint-Martin avec le monastère de Morigny[27].

Les chanoines entraient souvent en conflit avec l'évêque du diocèse. Les deux parties cherchaient naturellement, en ce cas, à mettre le roi de leur côté. Plusieurs diplômes de Philippe Ier ont pour objet des règlements relatifs à des communautés de chanoines. En 1075, le roi accorde aux chanoines de Saint-Pierre d'Aire la liberté d'élire leur doyen, selon les lois de Dieu et sans qu'aucun pouvoir pût les importuner en cette circonstance[28]. En 1076, il stipule également pour Saint-Amé de Douai qu'aucun doyen ne pourra être reconnu en ladite église s'il n'a été élu par les chanoines[29]. A Saint-Quentin de Beauvais, l'intervention royale est encore nécessaire pour accorder le droit de juridiction au chef de la congrégation établie pour desservir cette basilique, sous réserve du droit de l'évêque de Beauvais de confirmer l'élection de ce chef de la congrégation[30].

Par suite, le roi est amené à donner son avis dans une foule de détails purement cultuels. En 1092, c'est lui qui décide, d'un commun accord avec les évêques, de célébrer le quatrième dimanche de carême à Compiègne la fête du saint Suaire[31]. En 1095, on n'ose procéder à la translation des reliques de sainte Hélène sans avoir demandé le consentement de Philippe Ier qui présidait un concile à Mont-Notre-Dame[32].

Ainsi le roi est amené à s'immiscer dans une quantité d'affaires ecclésiastiques dont certaines n'ont pas même un caractère temporel. Dans ces conditions, on comprend que, les limites du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel étant fort mal tracées, des conflits devaient éclater entre ces deux pouvoirs, fatalement amenés à empiéter sur leurs domaines réciproques

Il était difficile d'apporter une solution à ces conflits, tellement le droit était peu fixé en pareille matière. Yves de Chartres lui-même fut embarrassé dans certains cas pour établir quelle était la jurisprudence. Un chanoine de l'église de Beauvais ayant été cité devant le roi, le chapitre fit demander à Yves si le chanoine devait comparaître à la cour de Philippe Ier. L'évêque répondit[33] que l'affaire était délicate, car il fallait désobéir à la loi ou au roi. Si, disait-il, vous permettez que la cause de votre confrère soit examinée ailleurs que dans l'Eglise, vous désobéissez à la loi canonique ; si vous refusez de vous rendre à la cour du roi, vous offensez le roi. La suite de la lettre témoigne de l'embarras d'Yves de Chartres ; il s'abstient de tout conseil précis : il faut tenir compte des circonstances que les chanoines connaissent mieux que personne et qui devront leur dicter leur ligne de conduite ; toutefois, s'ils sont prêts à voir sans aucune peine incendier leurs maisons, piller leurs biens et même à affronter la mort, il vaut encore mieux pour eux tomber entre les mains des hommes que de transgresser la loi divine. Tout dépend donc de leur courage. Et Yves termine en disant qu'il ne peut leur exposer quelles sont les règles canoniques au sujet des procès des clercs, du témoignage des clercs contre les laïques et des laïques contre les clercs, parce que leur envoyé est arrivé avec un grand retard et qu'il est pressé de s'en retourner ! C'était un moyen facile d'éluder cette question délicate : l'évêque n'osait affirmer quelles étaient en pratique les limites du pouvoir royal en matière de juridiction ecclésiastique ; la théorie du moins se dégage nettement : les clercs ne doivent pas comparaître devant le roi.

 

III

Les droits de propriété et le pouvoir judiciaire que Philippe Ier prétendait exercer sur l'Eglise l'ont amené à considérer les évêques comme étant à sa discrétion. A côté des conflits juridiques, qui ne sortent pas du domaine du droit, il y eut aussi de violents conflits de personnes.

Sans doute, ici encore, on observe une très grande variété dans l'attitude de Philippe Ier. Il protège certains évoqués : ce ne sont généralement pas les plus religieux de l'Eglise de France, comme Roger, évêque de Châlons, qui avait encouru des peines ecclésiastiques et dont Philippe Ier sollicita l'absolution de la part de Grégoire VII en 1074[34], ou surtout comme l'évêque de Laon Engeran, dont Guibert de Nogent a tracé un portrait sinistre[35]. Engeran avait succédé sur ce siège à Élinand, prélat rempli de piété et de zèle. Cet Engeran, dit le chroniqueur, était un personnage noble, instruit en comparaison d'Elinand, mais peu soucieux de défendre les droits de l'Eglise ; il fut à la discrétion de Philippe Ier, car il lui rendit les biens qu'Élinand avait repris sur les usurpations royales ; d'ailleurs, il n'avait aucun respect de Dieu, se faisait un jeu de toutes les choses saintes et de la frugalité, se plaisait aux discours lascifs, pire qu'un bouffon ou un jongleur ; il mourut sans s'être confessé, sans avoir reçu la communion ni l'extrême-onction.

De tels évêques furent naturellement favorisés par Philippe Ier ; ils étaient ses complices en se faisant les serviteurs complaisants de sa cupidité et. en l'aidant à piller les biens de leurs propres églises. Il faut reconnaître cependant qu'il n'en fut pas toujours ainsi et que parfois Philippe Ier plaça mieux ses faveurs. Quand, en 1103, Anselme, archevêque de Cantorbéry, quitta l'Angleterre et que le roi Henri Ier mit des conditions trop dures à son retour, Philippe le pria de venir en France[36]. J'ai appris, lui écrivait-il entre 1103 et 1105[37], très révérend pasteur, que vous souffriez injustement ; je tiens à vous dire que j'en suis vivement affligé et, si je puis vous être de quelque secours dans votre détresse, je vous prêterai mon appui sans retard. D'ailleurs, puisque le pays où vous êtes exilé-ne convient pas à votre santé, je vous supplie de venir dans notre Gaule ; là vous pourrez mettre à l'épreuve mon affection pour vous et rétablir votre santé.

Ce roi, qui accueille les évêques anglais victimes de l'absolutisme royal, n'est cependant pas beaucoup plus déférent que Henri Ier pour les prélats de son royaume. Deux évêques surtout eurent à se plaindre de ses procédés violents, Renaud, évêque de Langres, et Raoul, archevêque de Tours.

Renaud, évêque de Langres de 1065 à 1085, appartenait à la famille des comtes de Bar-sur-Seine. La chronique de Verdun et celle de Bèze font son éloge[38]. Il eut de graves démêlés avec Philippe Ier, sur l'origine desquels nous ne sommes guère renseignés. La translation de Saint-Mammès raconte[39] que, comme il occupait les comtés de Tonnerre et de Bar-sur-Seine pour le compte de ses neveux encore en bas âge, Philippe Ier, à la suite d'une discorde qui éclata entre eux, le fit enfermer à Noyon.

Raoul, archevêque de Tours, fut élu à ce siège le 13 mai 1073[40]. En 1082, il fut rejeté de cet archevêché par le roi Philippe Ier[41].

Le moine anonyme de Saint-Martin de Tours, qui raconte cette affaire, a peu ménagé Raoul ; il l'accuse de tous les crimes : perfidie et luxure sont les moindres ; il raconte que, dans une lettre écrite à l'évêque du Mans, il alla jusqu'à traiter de porc l'évêque d'Angers Eusèbe, un saint homme qui- resta trente-trois ans sur son siège. Malgré ces vices (sans doute exagérés pour les besoins de la cause), Raoul semble avoir eu la sympathie des légats pontificaux, Amat d'Oloron et Hugues de Die ; dans la lettre qu'il lui adresse pour le convoquer au concile d'Autun (1077), Hugues de Die s'exprime en ces termes : Je ne saurais assez vous remercier d'avoir toujours fait preuve d'obéissance et d'être venu en aide à la sainte Église dans la mesure de vos moyens[42].

C'est précisément cette soumission aux légats pontificaux qui, suivant le moine de Saint-Martin, attira sur Raoul les foudres de Philippe Ier. Le moine l'accuse d'avoir favorisé l'œuvre d'Amat et Hugues qui voulaient, dit-il, enlever frauduleusement à Philippe Ier les évêchés de son domaine. Raoul fut, de ce fait, convoqué à la cour du roi ; il ne voulut pas s'y rendre. Philippe Ier, irrité, pria Foulque, comte d'Anjou, d'envahir les terres de l'archevêché de Tours, en demandant à Raoul d'accorder satisfaction au roi ainsi qu'aux chanoines de Saint-Martin qui avaient aussi à se plaindre de lui.

Mais, une fois chassé de son siège, Raoul, plein de fureur, fit lancer des accusations contre les chanoines de Saint-Martin de Tours par Amat d'Oloron. Il envoya à Rome, auprès de Grégoire VII, un sien clerc nommé Renaud qui vit le pape le 29 juin 1082 et le pria d'excommunier le clergé de Saint-Martin, le comte Foulque d'Anjou et tout le pays de Touraine et d'Anjou, parce que le comte et le clergé avaient chassé l'archevêque de son siège. Mais le pape se méfia et refusa d'excommunier. D'après la Narratio controversiæ, il aurait prononcé un éloge et un plaidoyer de Saint-Martin de Tours dont l'authenticité paraît plus que douteuse, bien que les chanoines affirment que le discours leur a été rapporté. Le légat Amat se plaignait de n'avoir pas été reçu par les chanoines de Saint-Martin avec toute la pompe exigée ; dans les discours prêtés au pape, c'est de cela surtout que les chanoines se justifient. Le fond du récit peut être vrai, niais bien des détails ont été ajoutés. Ce qui le prouve, c'est une bulle de Grégoire VII aux chanoines de Saint-Martin qui n'est pas datée, mais qui se rapporte à toute cette affaire[43]. Le pape leur reproche de n'avoir pas obéi aux légats et d'avoir expulsé leur archevêque ; il les prie de lui donner satisfaction, de le ramener au plus vite et de lui obéir désormais ; ils devront restituer les biens tant de l'archevêque que des chanoines de Saint-Maurice, ne plus avoir de rapports avec le comte Foulque excommunié ni avec les autres excommuniés.

Bien que le moine de Saint-Martin prétende qu'il y ait eu ensuite une série d'excommunications réciproques entre l'archevêque et les chanoines de Saint-Martin, cette intervention pontificale semble avoir terminé le différend. Le roi lui-même, qui avait pris parti pour les chanoines qui relevaient directement de lui, dut se soumettre et faire restituer à Raoul ses biens. Raoul resta archevêque jusqu'en 1094, date à laquelle il mourut[44].

On voit par ces deux exemples que Philippe Ier n'a pas souffert d'opposition de la part de l'épiscopat français. Il agit de même à l'égard d'Yves de Chartres qu'il fit mettre en prison au moment du conflit avec l'Eglise provoqué par la répudiation de Berthe et son union illicite avec Bertrade[45]. En somme, il prétend dominer l'Église comme il domine la société laïque, disposer des biens et des personnes ecclésiastiques.

Telle est la théorie du roi dans ses rapports avec l'Église. Or, au même moment, la papauté cherche à subordonner plus étroitement l'Eglise de France au Saint-Siège. Dans ces conditions, le pouvoir royal et le pouvoir pontifical devaient fatalement se heurter l'un à l'autre ; il devait y avoir lutte pour la prééminence dans la direction de l'Église entre les papes et le roi Philippe Ier.

 

 

 



[1] Jaffé, n° 5415 ; Rec. des histor. de France, t. XIV, p. 695.

[2] Il est à remarquer qu'Urbain II commet ici une erreur Historique : Clovis a été baptisé, mais non pas sacré à Reims.

[3] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXX, p. 304-306.

[4] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXX, p. 305, l. 15-17.

[5] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXX, p. 306, l. 17-18.

[6] Cf. Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, introduction IV, 5, p. XCIX-CIII.

[7] Cf. Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° XL, p. 115, l. 35 36.

[8] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXXIV, p. 311-315.

[9] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXXIV, p. 315, l. 1-2.

[10] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXXIV, p. 314, l. 20 et suiv.

[11] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXXV, p. 317, l. 10 ; n° CXXVI, p. 320, l. 20-21.

[12] Martens, Gregor. VII, t. I, p. 253.

[13] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXLIV, p. 358, l. 3-4.

[14] Voir en particulier la lettre 104. (Rec. des histor. de France, t. XV, p. 115.)

[15] On verra plus loin les détails de cette élection.

[16] Yves de Chartres, ep. 94. (Rec. des histor. de France, t. XV, p. 111.) — Yves demande au pape Pascal II un privilège excommuniant le comte de Chartres ou ses auxiliaires, s'ils pillent les biens de l’évêque mort ou déposé, et y faisant participer le successeur sur le siège épiscopal, s'il absout ceux qui auraient commis ce sacrilège.

[17] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CLII, p. 383.

[18] Vita S. Romanæ virginis, c. X. (Rec. des histor. de France, t. XIV, p. 29.)

[19] Yves de Chartres, ep. 19. (Rec. des histor. de France, t. XV, p. 77.)

[20] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° XLIII, p. 120-123.

[21] Luchaire, Louis VI, n° 446. — Cité par Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° XLIII, p. 122, n. 2.

[22] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXXXII, p. 333-337.

[23] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CLX, p. 401.

[24] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXXXIX, p. 348-349.

[25] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° XCI, p. 234-236.

[26] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° XLII, p, 118-119.

[27] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CLIV, p. 387-388.

[28] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXXII, p. 182-184.

[29] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXXI, p. 207-211.

[30] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° XCIV, p. 242-245.

[31] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXXVI, p. 318-321.

[32] Rec. des histor. de France, t. XIV, p. 89-90.

[33] Yves de Chartres, ep. 137. (Migne, Patr. lat., t. CLXII, col. 145.)

[34] Greg. VII Reg., l. I, cp. 56. (Bibl. ver. Germ., t. II, p. 75-76.)

[35] Guibert de Nogent, De vita mea, l. III, c. III. (Ed. Bourgin, p. 132.)

[36] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CL, p. 380-382.

[37] Cf. sur la date Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CL, p. 380, n. 1.

[38] Cf. Rec. des histor. de France, t. XI, p. 482, n. b.

[39] Translatio S. Mammelis. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 482.)

[40] Chronica Rainaldi, archidiaconi Andegavensis. (Marchegay et Mabille, Chroniques des églises d'Anjou, p. 12.)

[41] Cf. Chronicon Turonense Magnum (Rec. des histor. de France, t. XII, p. 463 ; Salmon, Chroniques de Touraine, p 126-127) ; — Narratio controuersiæ inter capitulum S. Martini Turonensis et Radulphum ejusdem urbis archiepiscopum. (Ibid., t. XII, p. 459.) Cette notice date du milieu du XIIe siècle seulement.

[42] Migne, Patr. lat., t CLVII, col. 509.

[43] Greg. VII ep. coll. 38. (Bibl. rer. Germ., t. II, p. 565-566.)

[44] Cf. Chronicon Turonense, anno MXCIX. (Rec. des histor. de France, t. XII, p. 466.)

[45] Cf. supra, l. I, c. II.