LE RÈGNE DE PHILIPPE Ier

LIVRE TROISIÈME. — LES RAPPORTS DE PHILIPPE Ier ET DE LA FÉODALITÉ

 

CHAPITRE VI. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE PHILIPPE Ier.

 

 

Nous avons jusqu'ici envisagé Philippe Ier dans ses rapports avec les diverses dynasties seigneuriales dont les fiefs font partie du regnum Francorum. En dehors de la France, le roi, qui représente précisément le regnum Francorum vis-à-vis de l'étranger, a-t-il eu une action efficace ? S'est-il mêlé aux querelles qui agitaient à ce moment l'Occident chrétien.

En d'autres termes, Philippe Ier a-t-il eu ce que nous appellerions aujourd'hui une politique extérieure ?

 

I

La politique extérieure de Philippe Ier pouvait être sollicitée de deux côtés : en Espagne, où les Sarrasins faisaient de continuelles incursions, et en Allemagne, où se déroulait la grande lutte du sacerdoce et de l'empire. Philippe Ier, plus préoccupé d'asseoir solidement son pouvoir dans la France du Nord, ne porta son attention ni d'un côté ni de l'autre.

Il semble y avoir eu trois invasions de Sarrasins en Espagne pendant la seconde moitié du XIe siècle. La première a eu lieu en 1063 ; selon Aubri de Trois-Fontaines, une armée française serait alors venue en Espagne[1]. Nous sommes très mal renseignés sur la seconde. Suger raconte qu'Ebles de Roucy, guerrier intrépide, partit en Espagne, où sa convoitise et son désir de piller l'attiraient[2]. M. Molinier, dans son édition de Suger[3], rapporte cette expédition d'Ebles à l'année 1073 ; une lettre du pape Grégoire VII paraît en effet y faire allusion[4]. En tout cas, Philippe Ier n'y prit aucune part et il ne semble pas qu'un grand nombre de chevaliers français aient accompagné Ebles de Roucy, car les chroniques sont absolument muettes à cet égard. Il y eut cependant une expédition, semble-t-il : un fragment d'histoire de France, à propos de l'expédition beaucoup plus importante de 1087, rapporte que celle-ci fut la troisième[5].

Sur cette troisième expédition nous sommes mieux renseignés. En 1087, les Arabes attaquèrent les régions de l'Espagne qu'ils n'occupaient pas encore[6]. Toutes les chroniques s'accordent sur cette date ; seule la chronique de Saint-Martin de Tours reporte la lutte à l'année 1088 ; mais, comme elle insiste surtout sur le siège de Tolède, il est fort possible que la guerre ait duré deux ans et que ce siège, qui est le dernier fait militaire, n'ait eu lieu qu'en 1088[7]. Alphonse, roi de Galice et d'Asturie, chercha à repousser les Arabes ; mais, ses seules forces ne suffisant pas, il dut faire appel aux Français. Suivant la chronique de Saint-Maixent, il aurait envoyé une ambassade dans toutes les parties de la France ; beaucoup répondirent à son appel et vinrent prendre Tolède[8]. Eudes, duc de Bourgogne, prit part à l'expédition[9]. Cela tient aux liens de famille qui l'unissaient à Alphonse. Pierre, abbé de Tournus, avait réussi à faire épouser à Alphonse Constance, fille du duc de Bourgogne Robert, mort en 1076[10].

On ne voit pas, en revanche, que Philippe Ier ait eu une part quelconque à cette expédition. Seul, le chroniqueur sénonais Clarius rapporte que c'est sur son ordre qu'au mois de mai 1087, plusieurs milliers de Français partirent pour l'Espagne[11]. Son témoignage est sujet à caution, car il ajoute que les païens étaient venus par mer et que, en apprenant l'arrivée des Français, ils se retirèrent : il laisse entièrement de côté le siège de Tolède, rapporté par la chronique de Saint-Maixent et celle de Saint-Martin de Tours. Il est donc fort peu probable que Philippe Ier ait conseillé cette expédition qui, au fond, l'intéressait fort peu et dans laquelle il n'avait rien à gagner.

 

II

En Allemagne, l'intervention de Philippe Ier dans la lutte du Sacerdoce et de l'Empire ne paraît pas avoir été beaucoup plus effective ; il n'est guère question de lui dans les chroniques allemandes.

Nous savons, par l'histoire du monastère de Saint-Hubert, qu'en 1071, l'évêque de Laon, Elinand, et l'évêque de Paris, Geoffroy, allèrent en Allemagne. L'auteur de la chronique rapporte une donation faite par Elinand à Saint-Hubert, puis il raconte que Elinand, revenant de Cologne avec Geoffroy, évêque de Paris, et s'étant arrêté à Saint-Hubert, on lui fit don d'une bible[12]. Il ne dit malheureusement pas ce que les deux évêques allaient faire à Cologne. Ce Geoffroy était évêque de Paris depuis 1061 ; il a été plus tard, à plusieurs reprises, chancelier[13]. On pourrait en conclure qu'il était peut-être chargé en Allemagne par Philippe Ier d'une mission diplomatique La chose paraît cependant loin d'être certaine : d'abord en 1071, Grégoire VII n'est pas encore pape et la grande querelle du Sacerdoce et de l'Empire n'est pas engagée. En second lieu, les rapports de Philippe Ier avec Geoffroy datent seulement de 1075, date à laquelle il est pour la première fois chargé de la chancellerie. En 1071, il est simplement évêque de Paris et son voyage à Cologne avec l'évêque de Laon a pu fort bien n'être dicté que par des raisons d'ordre ecclésiastique.

Lorsque la guerre du Sacerdoce et de l'Empire commença et qu'elle se compliqua de guerres civiles en Allemagne, tout naturellement les empereurs, comme leurs compétiteurs et comme, à partir d'Urbain II, les papes, cherchèrent à avoir l'appui de la France, qui pouvait faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre. Leurs sollicitations paraissent avoir eu peu d'écho et Philippe Ier a montré peu d'empressement à se mêler des affaires d'Allemagne.

Brunon, dans son récit de la guerre de Saxe, raconte qu'en 1074 Henri IV chercha à persuader à Philippe Ier, par des promesses et en lui rappelant la vieille amitié de la France et de la Germanie, de venir à son secours. Mais, ajoute Brunon, Philippe, qui avait également des difficultés chez lui et qui était presque déposé du trône paternel, répondit qu'il avait assez de ses propres affaires et qu'il n'interviendrait que quand son pouvoir serait plus solidement établi[14]. Alors, toujours suivant Brunon, Henri IV s'adressa à Guillaume, roi d'Angleterre ; il lui demanda son aide, lui promettant d'agir de même avec lui, si jamais il en avait besoin. Guillaume répondit qu'il venait de conquérir l'Angleterre et que, s'il la quittait, il craignait fort de ne pouvoir y rentrer. En désespoir de cause, Henri fit demander secours à Guillaume, duc d'Aquitaine, qui, par sa mère, était son neveu, afin de pouvoir être rétabli sur le trône de son père ; Guillaume allégua qu'entre lui et l'empereur il y avait tant de Français, de Normands et d'Aquitains qu'il ne pourrait jamais arriver jusqu'à lui[15]. Ainsi, ni en France, ni en Angleterre, ni en Aquitaine, Henri IV ne trouvait le secours qui lui était nécessaire. Philippe Ier a donné comme raison sa faiblesse ; en réalité, il voyait qu'il n'avait rien à retirer d'une intervention en Allemagne ; elle ne lui aurait procuré aucun avantage et elle aurait encore attiré sur sa tête les foudres de la papauté.

Grégoire VII ne semble avoir que rarement songé à s'appuyer sur lui contre Henri IV ; il le trouvait trop simoniaque. En revanche, les princes allemands ont, comme l'empereur, tourné leurs yeux vers la France. Berthold de Reichenau raconte qu'en 1078, Rodolphe de Souabe célébra solennellement la Pentecôte à Gozlar et qu'une foule de princes saxons et thuringiens vinrent auprès de lui ; il décida de préparer avec eux une expédition contre le roi Henri. Or, à cette assemblée, vinrent aussi des ambassadeurs du roi de France Philippe, de Flandre, de Lorraine et du roi de Hongrie ; tous lui promirent assistance, pour Dieu, pour saint Pierre, pour la défense de l'Eglise et de tout le royaume de Germanie. Mais, ajoute Berthold, ils ne firent pas comme ils avaient promis[16]. On reconnaît bien là Philippe Ier : l'ambassade est un moyen de se montrer fils très respectueux de l'Eglise et du Saint-Siège ; mais, pas plus en 1078 qu'en 1074, il n'était disposé à intervenir dans une guerre où il n'avait rien à gagner. Nous savons d ailleurs qu'en 1081, l'archevêque de Reims Manassès alla en ambassade auprès de Henri IV, lors d une réunion d'archevêques et d'évêques autour de l'empereur[17].

De 1081 à 1106, on ne trouve plus aucune trace d'ambassade envoyée par Philippe Ier en Allemagne. A ce moment, il a bien assez à songer aux affaires ecclésiastiques de son propre pays ; la simonie, puis son union adultère avec Bertrade d'Anjou lui suscitent un conflit avec la papauté. On ne voit pas qu'il ait cherché un appui du côté de l'empire ; l'empereur aurait pu lui retourner la réponse qu'il avait faite à ses ouvertures en 1074. Il tâche plutôt de gagner à sa cause les évêques français.

En 1106, Henri IV vit se révolter contre lui son propre fils, sous prétexte d'améliorer l'état de l'Allemagne et de restaurer l'Eglise, et il fut indignement traité par lui[18]. Tout le monde abandonna le vieil empereur, à l'exception des habitants de Liège et de Cologne[19]. Hériman, dans son Histoire de l'abbaye de Tournai, ajoute que Henri IV, privé de tout secours des princes, fut enfermé dans un château[20]. Tous les chroniqueurs font allusion à une lettre écrite, au milieu de toutes ces tribulations, par Henri IV à Philippe Ier, lettre qui a été conservée[21]. C'est un nouvel essai de l'empereur pour provoquer une coalition de Philippe Ier et des autres rois contre son fils et contre le Saint-Siège.

Dans cette lettre, Henri IV se plaint longuement du Saint-Siège, qui jadis n'apportait que consolation, douceur, salut pour les âmes et qui maintenant ne sait plus que brandir le fouet de la persécution, de l'excommunication et de la perdition, au point de se rendre intolérable à tous les princes chrétiens. Il dira à Philippe Ier tout ce que le pape médite contre lui si, comme il l'espère, il peut avoir bientôt une entrevue avec lui. Après ces récriminations, Henri IV raconte la révolte de son fils ; il a dû fuir à Cologne, puis à Liège ; là seulement il a trouvé, comme toujours, des hommes fidèles. Ce sont eux qui lui ont conseillé de venir se plaindre au roi de France : il le fait avec la confiance que lui inspirent leur parenté et leur vieille amitié ; il sait aussi a renommée du grand royaume de Philippe Ier. Il lui demande donc de lui venir en aide dans ses tribulations. D'ailleurs, même si des liens d'amitié n'existaient entre eux, ce serait le devoir de Philippe et de tous les rois que de venger l'injure et le mépris où il est tombé, de bannir de la surface de la terre un tel exemple de trahison et de violence.

Hériman de Tournai, après avoir résumé cette lettre, déclare qu'il est impossible, à moins d'avoir le cœur dur, de la lire sans que les larmes viennent aux yeux. Il est probable qu'elle ne dut pas produire cet effet sur Philippe Ier, car on ne voit pas qu'il soit intervenu en faveur de Henri IV contre son fils et aucun témoignage ne prouve que l'entrevue souhaitée par l'empereur ait eu lieu. Il est au contraire fort vraisemblable qu'elle ne se produisit pas. En 1106, la réconciliation de Philippe Ier et du Saint-Siège est consommée ; le roi a reçu l'absolution et le pape Pascal II ferme les yeux avec complaisance sur son union incestueuse avec Bertrade. Il est évident que, si Philippe Ier avait accepté l'alliance que lui demandait Henri IV, le pape aurait lancé contre lui une nouvelle excommunication ; il savait les conséquences qu'elle pouvait avoir. L'alliance de la papauté et de la France est un fait accompli.

Le dernier trait de la politique extérieure de Philippe Ier, c'est sa non-intervention dans la première croisade. Nous aurons l'occasion d'y revenir à propos de sa politique religieuse.

En somme, comme rex Francorum, Philippe Ier a eu un rôle fort effacé : il n'a pas voulu se lancer dans des aventures d'où il n'avait à retirer aucun avantage positif. Nous revenons toujours à la même conclusion : le programme de Philippe Ier a été uniquement d'étendre son domaine par les annexions et la-conquête.

 

 

 



[1] Aubri de Trois-Fontaines, année 1063. (Monumenta Germaniæ historica, Scriptores, t. XXIII, p. 793.)

[2] Suger, Vita Ludovici, c. V. (Ed. Molinier, p. 13.)

[3] Suger, Vita Ludovici, c. V. (Ed. Molinier, p. 13, n. 1.)

[4] Greg. VII Reg., l. I, ep. VII (Jaffé, Bibl. rer. Germ., t. II, p. 16.)

[5] Ex historiæ Francicæ fragmento. (Rec. des histor. de France, t. XII, p. 2.)

[6] Chronicon Rivipullense. (Villanueva, Viage litterario a las iglesias di Espana, t. V, p. 246.) — Guillaume de Malmesbury, l. III. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 191.) — Henri de Huntington, l. VI, c. XL., MLXXXVII. (Ibid., t. XI, p. 211 ; éd. Arnold, p. 211.)

[7] Chronicon S. Martini Turonensis. (Rec. des histor. de France, t. XII, p. 464.)

[8] Chronicon S. Maxentii Pictavensis, anno MLXXXVII. (Rec. des histor. de France, t. XII, p. 402 ; Marchegay et Mabille, Chroniques des églises d'Anjou, p. 409.)

[9] Chronicon Trenorciense. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 112.)

[10] Chronicon Trenorciense. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 112.)

[11] Clarius, Chronicon S. Petri Vivi Senonensis. (Duru, Bibl. hist. de l'Yonne, t. II, p. 512.)

[12] Chronicon S. Huberti Andaginensis. (Monumenta Germaniæ historica, Scriptores, t. VIII, p. 575.)

[13] Cf. Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, introduction III, 6-9, p. LVI-LIX.

[14] Bruno, De bello Saxonica, c. XXXVI. (Monumenta Germaniæ historica, Scriptores, t. V, p. 344.)

[15] Bruno, De bello Saxonica, c. XXXVI. (Monumenta Germaniæ historica, Scriptores, t. V, p. 342.)

[16] Berthold de Reichenau, année 1078. (Monumenta Germaniæ historica, Scriptores, t. V, p. 311.)

[17] Benzonis episcopi Albensis, ad Henricum IV Imperatorem Epistolæ, l. VI, Præfatio. (Monumenta Germaniæ historica, Scriptores, t. XI, p. 657.)

[18] Sigebert de Gembloux. (Monumenta Germaniæ historica, Scriptores, t. VI, p. 369 ; Rec. des histor. de France, t. XIII, p. 263.) — Chronicon Turonenses. (Ibid., t. XII, p. 468.)

[19] Gesta episcoporum Leodiensium, l. III, c. XVI. (Monumenta Germaniæ historica, Scriptores, t. XXV, p. 92.)

[20] Hériman, Hist. restaur. abbatiæ Tornacensis, cap. LXXXIII. (Rec. des histor. de France, t. XII, p. 661-662.)

[21] Rec. des histor. de France, t. XIV, p. 807-810.