LE RÈGNE DE PHILIPPE Ier

LIVRE DEUXIÈME. — LE POUVOIR ROYAL AU TEMPS DE PHILIPPE Ier

 

CHAPITRE III. — LE REGNUM FRANCORUM ET LA SUZERAINETÉ ROYALE.

 

 

I

Dans le préambule d'un diplôme de 1077, confirmant une donation de Ponce de Glenne à l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, Philippe Ier rappelle que la majesté royale doit réformer les mœurs et faire des lois dans le royaume[1]. Ce diplôme a été promulgué dans rassemblée la plus solennelle du règne, à une cour où étaient venus Guy, comte de Poitiers, Etienne, comte de Champagne, Guillaume, comte de Nevers, Eudes, duc de Bourgogne. Que faut-il penser de ce langage ? Philippe Ier, en même temps qu'il est seigneur de son domaine, exerce-t-il aussi son pouvoir royal sur l'ensemble du royaume dont il est le suzerain ?

On peut se demander tout d'abord si la notion même du royaume, du regnum Francorum, existe encore à la fin du XIe siècle, si elle n'a pas disparu à la suite de l'émiettement général et de la constitution des fiefs au début de ce même siècle.

Dans tous ses diplômes, Philippe Ier prend le titre de roi de France par la grâce de Dieu — Dei gratia, Francorum rex. Il rappelle, lorsqu'il concède aux chanoines de Compiègne, en 1092, le droit royal de s'opposer à l'édification d'une tour, que le gouvernement de toute la France est tombé entre ses mains 3[2]. Ailleurs, lorsqu'il confirme, en 1077, le monastère de Charroux dans la possession de ses biens, il agit pour le salut de son âme et de celles de ses parents, mais aussi pour le bon ordre du royaume des Francs[3] ; ce diplôme se termine par ces mots : le roi Philippe tenant la monarchie du royaume des Francs[4]. Philippe Ier se considère comme roi de tous les Francs.

Cette idée n'est pas seulement la sienne : nous venons de voir que les grands feudataires avaient, en 1077, reconnu cette supériorité de l'autorité royale en souscrivant un diplôme où le principe en était affirmé. On pourrait multiplier les exemples. Une charte de Geoffroy de Gometz, rapportée à l'année 1074 ou 1075, appelle Philippe Ier roi de France auguste — rex Francorum augustus[5]. Le mot de regnum Francorum se trouve également dans une lettre du pape Grégoire VII aux comtes bretons pour désigner l'ensemble de la Franc[6]. Cette idée qu'il y avait un royaume des Francs est présentée avec plus de netteté encore dans les Miracles de saint Marcoul[7]. Pour obtenir une procession des reliques du saint à Péronne, le prévôt de l'abbaye de Saint-Remi, André, invoque des cas semblables qui se sont produits dans le regnum Francorum, par exemple à Tours et à Saint-Quentin. Ainsi Péronne, Tours, Saint-Quentin faisaient partie au même titre du royaume, et il semblait que les usages d'une de ces villes pussent être invoqués comme des précédents pour une autre.

L'idée de l'unité de la France n'a donc pas disparu à la fin du XIe siècle : c'est que la France s'oppose à l'empire, le roi des Francs à l'empereur. Les grands feudataires de l'Europe occidentale relèvent de la suzeraineté de l'un ou de l'autre.

Mais, si la notion d'un regnum Francorum n'a pas disparu, ses limites exactes sont plus difficiles à définir. Au nord, c'est l'Escaut qui forme la frontière, séparant le comté de Flandre du royaume de Lorraine[8] ; mais, en réalité, la Flandre relève à la fois de la France et de l'empire. A l'époque de la régence de Baudoin, le roi de France a eu fréquemment l'occasion d'y venir ; sous Robert le Frison, la Flandre est peut-être celui des grands fiefs auquel a trait le plus grand nombre d'actes royaux. Il n'en est pas moins vrai que, en 1103, Robert II, comte de Flandre, prêta hommage à l'empereur qui revendiquait la suzeraineté du comté. Robert a expliqué ses raisons dans une lettre à Lambert, évêque d'Arras[9] : il a-prêté hommage parce qu'il n'aurait pu conserver intact son fief que ses prédécesseurs avaient toujours tenu de l'empereur, et surtout parce qu'il s'était rendu compte que, s'il persistait à refuser cet hommage, il ne pourrait permettre à son pays de vivre en paix ; mais Robert n'en admet pas moins que les églises de Flandre relèvent de la province ecclésiastique de Reims, par conséquent d'une province française[10].

Au sud de la Flandre, la frontière du royaume et de l'empire est plus nette. La Champagne a toujours relevé de la France . Il en est de même du duché de Bourgogne : dans sa lutte contre Hugues, seigneur du Puiset, en 1078, Philippe Ier chercha, disent les Miracles de saint Benoît, à rassembler une nombreuse armée et il demanda notamment à la Bourgogne de lui fournir des auxiliaires[11]. Le duché de Bourgogne confinait au royaume de Bourgogne qui, au contraire, relevait de l'empereur : ses principales villes étaient Arles, Aix, Embrun, Moutiers-en-Tarentaise, Vienne, Besançon. Le royaume de France ne dépassait pas de ce côté la vallée du Rhône. Lyon relèvera également de l'empire jusqu'à Philippe le Bel.

Ainsi le regnum Francorum, sous Philippe Ier, comprend les pays à l'ouest du Rhône, de la Saône et de la Meuse.

Ce regnum Francorum se divisait au Xe siècle, au moins d'après certains historiens, en trois duchés : le ducatus Francie, le ducatus Aquitanie et le ducatus Burgundie. Cette division, si jamais elle a eu lieu, a-t-elle persisté ?

Le souvenir s'en est évidemment conservé dans une certaine mesure. Dans une Vie de saint Hugues, abbé de Cluny (1049-1109\, il est dit que Hugues orna toute la Gaule de monastères en France comme en Aquitaine et comme en Bourgogne — ut sive in Franciam, sive in Aquitaniam, sive in Burgnndiam[12]. De même un anonyme qui écrivait au XIIe siècle, après 1152, une histoire de France, dit, à propos du sacre de Philippe Ier, qu'il y vint des archevêques en grand nombre de France, de Bourgogne et d'Aquitaine — astantibus quamplurimis Franciæ, Burgundiæ et Aquitaniæ archiepiscopis[13].

Il ne faut pas, à notre avis, attribuer une trop grande valeur à ces textes. On pourrait leur en opposer d'autres, et notamment une histoire des comtes de Nevers où le mot de France, avec la signification précédente, est remplacé par celui de Celtique. Cette histoire rapporte en effet que Nevers se trouve sur la Nièvre, aux extrémités de la Bourgogne et au confluent de la Loire qui sépare la Gaule celtique de la Gaule aquitaine[14].

On pourra discuter ces textes. A notre avis, ils tombent tous devant ce fait que pas un seul diplôme de Philippe Ier, pas une seule charte confirmée par lui ne rapporte son intervention comme dux Francorum, comme chef du ducatus Francie s'opposant au ducatus Burgundie et au ducatus Aquitanie. Nous avons vu d'ailleurs que le mot Francia, quand il n'était pas accompagné du mot regnum, désignait simplement la, France au sens géographique du terme.

 

II

Si le règne de Philippe Ier marque un effort pour fortifier le pouvoir royal dans le domaine et pour étendre les terres qui sont directement soumises à la justice du roi, on peut dire en revanche que le regnum Francorum échappe de plus en plus à la suzeraineté royale. Comme suzerain, le roi-a des droits sur le royaume : il est au sommet de la hiérarchie féodale ; il a par là une sorte de droit éminent sur les hommes et sur les terres ; il est le souverain justicier ; il peut faire des ordonnances générales pour tout le royaume ; il peut convoquer à son ost ses vassaux et les hommes de ses vassaux. On ne voit pas que Philippe Ier ait beaucoup usé de ces droits et prérogatives que la féodalité, au moins en principe, reconnaissait au roi ; il ne semble pas avoir fait grand'chose pour ressaisir ses pouvoirs de suzerain.

En principe, les fiefs sont tenus en bénéfice du roi, et le titulaire du fief doit reconnaître cette dépendance en prêtant au roi l'hommage, en remplissant vis-à-vis de lui certaines obligations. Philippe Ier semble avoir pris son parti de l'hérédité des fiefs, et il n'a guère exigé de ses grands vassaux l'hommage ni tout autre service féodal.

Sans doute, sur certains petits fiefs de la région parisienne le roi élève encore des prétentions et cherche à combattre le principe d'hérédité. Lorsque Philippe Ier donne au monastère de Saint-Germain-des-Prés la villa de Bagneux, en échange de celle de Combs-en-Brie qu'il avait donnée en bénéfice au comte Eudes, il a bien soin de spécifier qu'à la mort d'Eudes, le monastère recouvrera la villa de Combs-en-Brie et le roi reprendra celle de Bagneux[15]. Cette affaire touche directement le domaine royal ; nous avons vu que Philippe Ier avait cherché à le conserver aussi intact que possible et à limiter le nombre des aliénations par lesquelles ses prédécesseurs avaient trop fréquemment abandonné leurs droits de justice. Mais, en général, il s'incline devant le fait accompli : non seulement il ne semble avoir jamais exigé l'hommage de ses grands vassaux, mais il y renonce même pour des terres de moindre importance. Nous voyons, par une charte relative à Saint-Benoît-sur-Loire, que l'abbaye comprenait des terres qui n'étaient pas soumises à l'hommage[16]. Rien n'est plus curieux que le diplôme par lequel Philippe Ier termina par voie d'accord, en 1067 ou 1068, un procès entre l'abbaye et son chevalier Hervé au sujet d'un bénéfice qu'Hervé tenait de l'abbaye de Saint-Benoît. Hervé prétendait que ce bénéfice était héréditaire, l'abbé, au contraire, qu'il n'était que viager. Philippe Ier mit d'accord les deux plaignants en décidant qu'une partie du bénéfice serait possédée par Hervé à titre héréditaire, l'autre au contraire à titre viager[17]. Par là même il reconnaissait le principe de l'hérédité des fiefs.

En 1101, le même Hervé, dans une charte confirmée par Philippe Ier et son fils Louis, dit tenir un bénéfice par la permission du roi des Francs Philippe et par concession ou largesse de sa part ; mais, après cette affirmation de principes, il ajoute que ce bénéfice lui est venu héréditairement et par sa femme qui le lui a apporté en dot ; il prélève une partie de ce bénéfice, en présence de Philippe Ier, pour l'abandonner aux moines de Saint-Mesmin de Micy[18]. Là encore Philippe Ier, tout en faisant certaines réserves de forme, a sanctionné le principe d'hérédité des fiefs même tenus directement en bénéfice du roi.

Ailleurs, Philippe Ier a reconnu l'existence d'alleux, c'est-à-dire de terres entièrement libres de toute redevance. Dans un diplôme de 1080 pour Saint-Benoît-sur-Loire, il est question d'un alleu de Thierry d'Orléans, et cet alleu est si libre que personne, sauf Thierry, n'y a aucune coutume et n'y perçoit aucune redevance ; Philippe Ier reconnaît la liberté totale de cette terre[19]. De même, en 1102, il a permis aux chanoines de Saint-Ambroix de Bourges de tenir en alleu ce qu'ils devaient à la libéralité de divers seigneurs du Berry[20].

Ainsi Philippe Ier a renoncé à l'hommage comme à toute prétention sur les fiefs ; il en a laissé la transmission s'exercer librement. On ne voit pas non plus qu'il ait cherché à intervenir comme souverain juge dans les affaires judiciaires des grands feudataires. Les sentences rendues par lui ne dépassent guère les limites du domaine, et les seigneurs ou abbayes ayant le droit de justice ne lui font appel pour trancher leurs différends que lorsque leurs terres sont voisines des siennes. Ainsi, en 1066, dans une assemblée de grands et d'évêques, il déboute Aubri de Coucy de ses prétentions à exiger, en qualité d'avoué, certaines coutumes sur les terres et les hommes de l'abbaye de Saint-Médard de Soissons[21]. La même année, il confirme un jugement des grands dans un procès entre le comte de Soissons et l'abbaye de Saint-Médard au sujet de certaines coutumes auxquelles le comte prétendait[22]. Nous avons signalé comment, en 1067 ou 1068, il termina un procès entre le chevalier Hervé et l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire[23]. En 1085, il juge un différend entre l'évêque de Soissons et les chanoines de Compiègne[24]. Entre 1060 et 1101, il confirme la sentence rendue en sa présence par des évêques contre le comte de Vermandois et condamnant celui-ci à restituer à l'église Saint-Pierre de Beauvais les biens et droits qu'il avait usurpés à Mouchy, terre dont il tenait l'avouerie[25]. Enfin, en 1106, il confirme la sentence rendue par les grands à l'occasion d'un procès entre l'église de Compiègne et Nevelon de Pierrefonds[26]. Dans toutes ces sentences, il ne s'agit que de seigneurs confinant au domaine royal, et généralement l'une des deux parties appartient au domaine. Jamais on ne voit la justice royale intervenir au delà, et cela ne fait que confirmer notre définition du domaine royal, à savoir les terres où le roi a la justice.

Le roi Philippe Ier ne paraît pas avoir davantage fait d'ordonnances générales, relatives à tout le royaume. On ne peut guère signaler à cet égard que l'acte par lequel, en 1075, il confirma le privilège de libre navigation sur les fleuves du royaume aux bateaux de l'abbaye de Saint-Mesmin de Micy ; personne ne devrait percevoir de péages sur ces bateaux[27]. On pourrait, à la rigueur, y joindre le diplôme par lequel, en 1069, il affranchit Erfroi, serf de Foulque, comte d'Anjou[28], et celui par lequel, en 1076, il confirma l'affranchissement concédé par les chanoines de Saint-Hilaire de Poitiers à leur collibert Aimon[29]. L'intervention du roi dans ces deux actes d'affranchissement est à noter, mais on ne peut en conclure que le droit d'affranchissement est un droit royal.

Enfin le dernier droit du roi vis-à-vis de la féodalité, c'est d'exiger d'elle, en cas de guerre, des contingents militaires. Ce droit-là, Philippe Ier paraît y avoir moins renoncé qu'aux autres. En 1071, dans la guerre de succession de Flandre, il avait requis, en dehors du domaine royal, des chevaliers de la Normandie, de la Bourgogne, de la Lorraine, du Poitou, de l'Anjou et de la Champagne[30], c'est-à-dire en somme de tous les grands fiefs. Nous avons vu comment, en 1078, lors de la guerre du Puiset, il fit venir des auxiliaires de Bourgogne ; Raoul Tortaire ajoute, dans le passage que nous avons cité, qu'Eudes, duc de Bourgogne, Guillaume, comte de Nevers, Geoffroy, évêque d'Auxerre, se placèrent à la tête du contingent. Enfin, au moment de la guerre de Louis le Gros contre Guillaume le Roux, en 1097, des Berrichons, des Arvernes et des Bourguignons étaient venus, suivant Suger[31], grossir les rangs de l'armée royale. Donc, à plusieurs reprises, Philippe Ier a eu recours aux contingents féodaux ; il est à remarquer que ces contingents viennent sur l'ordre du roi ; le texte de Raoul Tortaire est formel : Philippe Ier ordonne (jubet) aux Bourguignons de venir à son aide. Mais ces contingents devaient être insuffisants, car, sous Louis le Gros, on aura recours à la levée en masse et les paroisses fourniront, elles aussi, leur contingent à la royauté[32].

Ainsi, le seul droit que Philippe Ier ait exercé comme suzerain, a été celui de convoquer les seigneurs à son ost ; encore en a-t-il peu usé. A part cela, son intervention se borne à confirmer les chartes de ses grands feudataires ; elle est plus ou moins fréquente suivant les régions ou les seigneurs.

C'est certainement pour la Flandre que Philippe Ier a confirmé le plus de diplômes. Baudoin, lors de sa régence, n'avait guère distingué le gouvernement de la Flandre de celui du royaume et avait fait souscrire ses actes par le jeune roi. Robert le Frison, après la réconciliation de 1072, fit aussi à plusieurs reprises confirmer ses chartes par Philippe Ier : en 1075, à la demande de Robert et de sa mère Adèle, Philippe Ier confirme le chapitre d'Aire dans la possession de ses biens et la jouissance de ses privilèges[33]. En 1076, il confirme les privilèges de ses prédécesseurs pour l'église Saint-Amé de Douai, qu'il soustrait à tout pouvoir laïque[34]. En 1085, encore à la demande de Robert le Frison, il confirme l'église Saint-Pierre de Cassel dans la possession de ses biens et l'exempte de la juridiction épiscopale[35]. Entre 1081 et 1085, il confirme à l'abbesse et aux chanoines de Messines la libre possession de leurs biens et établit une division de ces biens entre l'abbesse et les chanoines[36]. Philippe Ier est intervenu surtout dans les affaires ecclésiastiques ; il ne faudrait pas exagérer la portée de cette intervention, nécessitée par le pouvoir ecclésiastique du roi et son rôle de protecteur de l'Eglise.

En Champagne et en Bourgogne, Philippe Ier a un rôle à peu près identique. En 1065, à la demande des comtes Eudes et Thibaud, il restitue l'abbaye de Saint-Menge à l'église Saint Etienne de Châlons ; il donne à l'église Saint-Etienne la moitié du revenu des foires d'août, que le comte partageait avec l'évêque ; il lui donne aussi une partie du marché, qui était également réparti entre le comte et l'évêque[37]. En 1071, à la prière de l'abbé Bernard, il confirme la donation faite par Thibaud, comte de Troyes, au monastère de Montier-la-Celle ,de l'église de Sainte-Savine près de Troyes[38].

En Bourgogne, on peut également relever deux confirmations, l'une au sujet de Saint -Symphorien d'Autun en 1077[39], l'autre pour Flavigny en 1085[40].

Il en est de même de l'Anjou : quand Philippe Ier est venu à Angers, en 1106, il a confirmé deux chartes, l'une de Geoffroy Martel, l'autre de Geoffroy le Barbu[41].

En ce qui concerne la Normandie, on ne peut relever aucun acte analogue : les comtes de Normandie étaient les maîtres absolus de leurs monastères et, en second lieu, étant rois d'Angleterre, ils n'ont jamais consenti à demander une confirmation au roi de France qu'ils traitaient d'égal à égal : Philippe Ier et Guillaume le Conquérant, en janvier 1079, ont souscrit un acte pour la basilique Saint-Quentin de Beauvais, sans qu'aucune prééminence de l'un sur l'autre se manifeste[42] : ils signent l'un à côté de l'autre, l'un roi de France, l'autre roi d'Angleterre, sans mention de son titre de comte de Normandie, ce qui eût été rappeler sa vassalité vis-à-vis de Philippe Ier.

En Aquitaine, les liens de vassalité ne sont pas beaucoup plus forts. D'après le récit anonyme du concile de Poitiers (1100), le duc s'y serait formellement déclaré vassal du roi de France qu'il défendit contre les légats pontificaux. Mais il ne faut pas attacher trop de prix à ce récit ni même à la déclaration ; si elle eut lieu, elle ne fut faite que dans l'intérêt du duc et du roi. D'ailleurs la suzeraineté théorique de Philippe Ier n'était contestée par aucun des grands vassaux. En réalité, cette suzeraineté ne fut pas plus effective en Aquitaine qu'en Normandie ; elle ne s'exerce même pas sur les monastères et nous n'avons là aucune confirmation de biens et de privilèges. Sans doute, Philippe Ier a bien souscrit deux chartes lors de sa venue à Poitiers, en 1076, mais il s'agit d'une simple souscription, et non d'une confirmation. Le diplôme pour le monastère de Chasseignes, faubourg de Poitiers, n'est pas une confirmation royale : Philippe Ier, à la demande de Geoffroy, s'engage simplement à ne pas entraver les donations que ses hommes pourraient faire au monastère[43]. Le texte n'implique aucune idée de suprématie du roi : le roi de France et le duc d'Aquitaine traitent d'égal à égal et il est question, au même titre, des optimates du roi et de ceux du duc. De même, l'acte d'affranchissement du collibert Aimon est simplement contresigné par le roi[44] ; il y est seulement question du duc d'Aquitaine et de l'archevêque de Bordeaux, ce qui prouve que le roi n'est pas aussi puissant dans le midi que dans le nord et le centre, puisque c'était lui-même et non le comte qui, en Anjou, affranchissait le serf Erfroi[45].

En résumé, l'action de Philippe Ier comme suzerain est très faible, presque nulle. Le roi ne paraît pas d'ailleurs y avoir attaché une très grande importance ni avoir rien fait pour conserver les droits de suzeraineté qui tendaient de plus en plus à disparaître à la suite de la constitution de très forts gouvernements seigneuriaux. Philippe Ier n'a guère pris au sérieux ses fonctions de roi féodal. Si l'on rapproche cette observation des conclusions auxquelles nous a conduit l'étude du domaine royal, cette politique se comprend. Philippe Pr a voulu étendre son domaine, c'est-à-dire en somme sa justice directe et immédiate ; il a inauguré la politique d'annexions et de conquêtes qui sera poursuivie par ses successeurs aux XIIe et XIIIe siècles. Il jugeait que le regnum Francorum devait s'identifier, dans un temps plus ou moins lointain, avec le domaine. Dans ces conditions, peu lui importait d'exercer un pouvoir de suzeraineté plus ou moins illusoire sur des pays qui ne pourraient être vraiment soumis à son autorité que par la conquête. Il va donc se heurter à la féodalité ; il cherchera à diviser les grands feudataires, à s'appuyer sur les uns contre les autres, à défendre son domaine et ses acquisitions, à préparer, par l'affaiblissement de ses rivaux, de nouvelles annexions. Il va renoncer au droit féodal pour la politique des réalisations.

 

 

 



[1] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXXXVI, p. 225, l. 14-15.

[2] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXXV, p. 316, l. 28-29.

[3] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXXXV, p. 223, l. 13-14.

[4] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, p. 223, l. 20-21.

[5] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXX, p. 180, l. 23-25.

[6] Greg. VII Reg., l. V, ep. U3. (Jaffé, Bibl. rerum Germanicarum, t. II, p. 320.)

[7] Miracula S. Marculfi, c. I. (Acta Sanctorum, Maii, t. VII, p. 525 F.)

[8] Généalogie des comtes de Flandre, c. IV. — Le comté de Flandre est de regno Francie. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 389 ; Monumenta Germaniæ historica, Scriptores, t. IX, p. 320.)

[9] Rec. des histor. de France, t. XV, p. 196.

[10] Cf. à ce sujet : Lot, la Frontière de la France et de l'Empire sur le cours inférieur de l'Escaut du IXe au XIIIe siècle. (Bibl. Ec. des Chartes, 1910, t. LXXI, p. 5.) M. Lot montre que les comtes de Flandre ne relevaient de l'empereur que pour le comté d'Alost (pays entre l'Escaut et la Dendre), le district d'Over-Schelde ou terre d'Outre-Escaut, les quatre localités dites des Quatre-Métiers à l'embouchure de l'Escaut, et enfin les îles zélandaises de Walcheren, Nord et Sud Beveland. En revanche, le pays de Waes n'a cessé de relever de la France de 843 à 1255. Enfin il n'y a jamais eu de château impérial à Gand.

[11] Raoul Tortaire, Miracula S. Benedicti, l. VIII, c. XXIV. (Ed. de Certain, p. 315.)

[12] Ex anonymi collectancis de S. Hugone. (Rec. des histor. de France, t. XIV, p. 72.)

[13] Rec. des histor. de France, t. XII, p. 115.

[14] Origo et historia brevis Nivernensium comitum. (Labbe, Bibl. nova, mss., t. I, p. 399.)

[15] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° XIII, p. 38-41.

[16] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° XXXVII. p. 107-109.

[17] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, p. 108, l. 11-13.

[18] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXLII, p. 352-355.

[19] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° C, p. 259, l. 12-14.

[20] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXLV, p. 361, l. 9-10.

[21] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° XXVII, p. 79-83.

[22] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° XXVIII, p. 83-86.

[23] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° XXXVII, p. 107-109.

[24] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXVII, p. 297-300.

[25] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXLIII, p. 355-356.

[26] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CLIX, p. 397-400.

[27] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXXVII, p. 195, l. 9-13.

[28] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° XLI, p. 118.

[29] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXXXIII, p. 215-216.

[30] Genealogiæ comitum Flandrensium. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 391 ; Monumenta Germaniæ historica, Scriptores, t. IX, p. 322.)

[31] Suger, Vita Ludovici, c. I. (Ed. Molinier, p. 6.)

[32] Orderic Vital, l. XI, c. XXXIV. (Ed. Leprévost, t. IV, p. 285.)

[33] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXXII, p. 182-184.

[34] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXXXI, p. 207-211.

[35] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXV, p. 288-290.

[36] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXVI, p. 290-296.

[37] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° XXI, p. 58-59.

[38] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LVII, p. 151-152.

[39] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXXXVI, p. 224-226.

[40] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXII, p. 283-285.

[41] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CLVII, p. 391-395 ; n° CLVIII, p. 396.

[42] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° XCIV, p. 244, l. 13-14.

[43] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXXXIII, p. 215-216.

[44] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXXXIV, p. 217-221.

[45] Il est vrai qu'il peut s'agir d'une propriété royale enclavée en Anjou et qui, par conséquent, échappe au comte.