HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

TROISIÈME PARTIE. — LA CIVILISATION OCCIDENTALE AUX Xe ET XIe SIÈCLES

 

CHAPITRE III. — LA RENAISSANCE INTELLECTUELLE ET ARTISTIQUE.

 

 

I. — Le réveil religieux[1].

 

LE RAYONNEMENT DE L'ORDRE CLUNISIEN. — L'amélioration des conditions de la vie matérielle, résultant du retour à l'économie d'échange, s'accompagne, au XIe siècle, de progrès non moins décisifs dans le domaine de l'esprit. Avec la renaissance du commerce et de l'industrie coïncide une renaissance intellectuelle et artistique. Celle-ci a sa source dans le réveil religieux qui se dessine dès la fin du Xe siècle et dont la première manifestation a été l'extraordinaire diffusion de l'ordre clunisien.

Si l'on a parfois exagéré l'influence de la célèbre congrégation à l'intérieur de l'Église, et s'il paraît abusif de lui attribuer l'initiative de la Réforme grégorienne[2], on ne saurait, en revanche, contester sa large contribution à l'œuvre civilisatrice du XIe siècle. C'est à cette époque qu'elle atteint sa plus grande extension. Les successeurs de saint Odon, mort en 942, ont poursuivi sa tâche avec la même fidélité à l'idéal bénédictin, avec la même intelligence créatrice, avec la même ténacité toujours féconde[3]. Sauf Aimar, qui n'a fait que passer (942-948) et qui a dû surtout se préoccuper d'accroître le temporel du monastère, tous ont pris place parmi les saints de l'Église, après avoir, de leur vivant, frappé l'imagination de leurs contemporains par l'immensité de leur effort. Dotés d'une exceptionnelle longévité et d'une activité qui dépasse les limites ordinairement assignées à la nature humaine, ils ont été sans cesse par voies et par chemins, multipliant partout les filiales, entraînant par leur irrésistible éloquence les âmes les plus revêches à la grâce monastique, sachant à l'occasion user des séductions de la diplomatie qu'ils n'ont jamais dédaignées. Maïeul (948-994) a intéressé à la réalisation du programme clunisien les souverains de l'Europe occidentale, notamment les rois capétiens Hugue et Robert. Après lui, Odilon (994-1049) se montre non moins habile à exploiter, dans l'intérêt de la congrégation, le crédit dont il jouit auprès des papes et des princes temporels. Sous le gouvernement de ce petit homme chétif, maigre et pâle, tout à la fois autoritaire et miséricordieux, de cet ascète à l'intelligence souple et variée, la réforme clunisienne s'insinue à Saint-Denis et à Saint-Germain-des-Prés, conquiert définitivement la Bourgogne, l'Auvergne et l'Italie du Sud, pénètre en Espagne et en Hongrie, tandis qu'un auxiliaire d'Odilon, le célèbre Guillaume de Saint-Bénigne, l'introduit en Normandie à Fécamp, à Saint-Ouen de Rouen et au Mont Saint-Michel, en Lorraine à Saint-Epvre et à Saint-Arnoul, en Italie à Saint-Apollinaire de Ravenne, à Saint-Ambroise de Milan et à Fructuaria. Au milieu du XIe siècle, seules l'Allemagne et l'ancienne Lotharingie résistent à l'emprise clunisienne ; la réforme pénètre pourtant dans leurs monastères, grâce à Richard de Saint-Vannes et à ses disciples, Poppon de Stavelot et Leduin d'Arras qui ont continué, indépendamment de Cluny, les traditions de Gérard de Brogne et de Jean de Gorze[4]. Flandre, Lorraine et Allemagne finiront cependant par subir elles aussi l'action clunisienne sous le successeur d'Odilon, saint Hugue (1049-1109). Ce seigneur bourguignon, élu abbé de Cluny à l'âge de vingt-cinq ans, était le parrain de Henri IV et il ne ménagea pas à son filleul, au cours de la lutte du Sacerdoce et de l'Empire, un appui qui ne fut peut-être pas entièrement désintéressé[5]. En tout cas, c'est entre 1070 et 1087 que la discipline clunisienne s'est implantée à Hirschau, grâce à l'abbé Guillaume, qui fit rédiger par Ulrich, prieur de l'abbaye de Grüningen, filiale de Cluny, un résumé des Consuetudines Cluniacenses. D'Hirschau la règle se répandit dans la plupart des abbayes de Souabe, de Franconie et même au delà ; elle s'implanta en même temps dans les abbayes flamandes et lorraines, telles que Anchin, Saint-Martin de Tournai, Saint-Jacques et Saint-Laurent de Liège, qui avaient jusque-là résisté[6]. Ainsi, au début du XIIe siècle, presque tous les monastères de l'Europe occidentale avaient adopté les coutumes clunisiennes.

CLUNY ET LE TRAVAIL INTELLECTUEL. — Celles-ci, telles qu'elles sont codifiées dans la règle rédigée au temps de saint Maïeul, s'inspirent très directement de la tradition bénédictine qu'elles modifient cependant sur certains points. La grande nouveauté apportée par Cluny, c'est la prédominance accordée au travail intellectuel par rapport au travail manuel. Le travail des mains fait pour gagner sa vie, tel que labourer, semer, moissonner, défricher la forêt, écrira bientôt Rupert de Deutz[7], c'est une simple permission ou un conseil de tolérance. Sans être aussi précis, Abbon de Fleury, dès le début du XIe siècle, considère que le moyen le plus efficace pour le moine de combattre le vice et de progresser dans la vertu, c'est l'étude des lettres, et il impose à ses disciples, comme une des plus essentielles parmi leurs obligations, la transcription des manuscrits. Dès lors, la science sous toutes ses formes, qu'il s'agisse de scruter les mystères de l'Ecriture ou de découvrir les procédés les plus perfectionnés de la construction, apparaît comme le but primordial que doit poursuivre le moine clunisien[8]. Dès l'époque de Bernon, Cluny avait une école dont saint Odon assuma la direction avant de devenir abbé et qui, plus tard, acquit une réputation universelle. Au lendemain de sa fondation, l'abbaye eut également une bibliothèque qui, au milieu du XIe siècle, comptait déjà un nombre imposant de manuscrits précieux ornés de miniatures et où étaient réunies toutes les grandes œuvres de la patristique. Peu à peu, les écrivains profanes, admis de bonne heure dans les cloîtres lorrains qui rivalisèrent d'ardeur pour l'étude avec les monastères clunisiens, mais flétris par Odilon comme venimeux, pénétrèrent sur les rayons à côté des auteurs sacrés et Virgile, Ovide, Juvénal prirent place auprès de saint Grégoire et des autres Pères. Les filiales obéirent naturellement à l'impulsion qu'elles recevaient de l'abbaye mère. A Dijon, Guillaume de Saint-Bénigne créa un centre d'études où vinrent des Italiens et même des Orientaux ; Saint-Benoît-sur-Loire connut aussi, avec Abbon, son heure de célébrité et, à la fin du XIe siècle, on accourra en foule au Bec pour recueillir l'enseignement, universellement réputé, de saint Anselme. Partout ailleurs, en France, en Allemagne, en Italie, les monastères rattachés à Cluny entretiennent entre eux une pieuse émulation pour l'étude : la science et l'art leur devront beaucoup[9].

LE MOUVEMENT ÉRÉMITIQUE. — L'ordre clunisien s'est heurté cependant à quelques résistances. On lui a reproché tout à la fois une excessive centralisation et un luxe démesuré. Le premier grief explique l'opposition, déjà signalée, des abbayes flamandes, lorraines et germaniques qui ont préféré l'organisation moins rigide adoptée par les réformateurs de Saint-Vannes. Le second est celui des âmes éprises d'un idéal ascétique que Cluny ne pouvait satisfaire. Lorsqu'en 1063 saint Pierre Damien vint à Cluny, comme légat pontifical, il se plaignit de la nourriture qu'il trouva trop abondante et conseilla aux moines de se restreindre davantage, mais on lui rétorqua que d'excessives privations étaient incompatibles avec un travail intellectuel intense[10]. Ainsi s'affrontaient les deux conceptions possibles de la vie monastique. Celle de Pierre Damien était celle des ermites, très nombreux en Italie au XIe siècle. A la suite de saint Nil, dont le prestige a été très grand au temps d'Otton III, il y a eu un vaste mouvement vers les solitudes où l'on cherchait à gagner le ciel en exposant son corps aux tourments du froid et de la faim. Un contemporain de saint Nil, saint Romuald, gentilhomme des environs de Ravenne, a réuni en un ordre, celui des Camaldules, les ermites de Camaldoli et les cénobites du Val de Castro. Quelques années plus tard, en 1038, Jean Gualbert ouvre, aux environs de Florence, le monastère de Vallombreuse, où l'on pratique également le plus rigoureux ascétisme[11]. Même en France, terre d'élection de Cluny, des ordres érémitiques naissent aussi ; celui de Grandmont pour les hommes (1074) et celui de Fontevrault pour les femmes (1101). C'est enfin en 1084 que saint Bruno fonde l'ordre de la Grande Chartreuse et, en 1098, que Robert de Molesme crée celui de Cîteaux qui incarne, à la fin du XIe siècle et au début du XIIe, la tendance opposée à Cluny[12].

CÎTEAUX. — En I075, Robert, jeune gentilhomme champenois, avait réuni à Molesme quelques compagnons décidés à pratiquer dans son intégrité la règle de saint Benoît, mais bientôt la discipline fut jugée trop rude et on la tempéra, comme ailleurs, en diminuant la part du travail manuel. Toutefois, plusieurs moines, dont Robert, protestèrent contre ces adoucissements et obtinrent du légat pontifical, Hugue de Lyon, l'autorisation de chercher une nouvelle retraite au milieu de la forêt qui s'étendait au sud de Dijon, à Cîteaux où ils se fixèrent le 21 mars I098. Robert dut cependant réintégrer Molesme dont il était abbé. Il fut remplacé comme abbé de Cîteaux par Albéric (1099-1109), auquel succéda Étienne Harding qui rédigea la charta caritatis, approuvée ensuite par Calixte II (1119). A cette date, Cîteaux avait déjà quatre filiales à La Ferté (1113), Pontigny (1114), Clairvaux (1115), Morimond (1115)[13].

La règle cistercienne est très différente de celle de Cluny. Elle peut se résumer en deux mots : pauvreté et mortification. Les monastères doivent être fondés loin des villes, de préférence au milieu des forêts qu'il faudra défricher ; la nourriture se composera uniquement de légumes et d'eau, le vêtement d'une tunique flottante surmontée par un capuchon ; les moines coucheront tout habillés dans un dortoir commun, sur une paillasse munie d'un oreiller également en paille. C'est ainsi que Cîteaux entend revenir à la pure observance bénédictine. Un tel régime convenait mieux au travail manuel qui est remis en honneur qu'à la culture intellectuelle, réduite, au contraire, à la seule lecture de la Bible et des Pères ; les études profanes ne pouvant en effet concourir à la formation spirituelle du moine[14]. Plus tard, cette exclusive sera moins rigoureuse, mais au début, les disciples de Robert de Molesme affichent à l'égard des choses de l'esprit un dédain, une répugnance même qui contrastent violemment avec l'idéal clunisien. Pour saint Bernard, abbé de Clairvaux, qui incarne à partir de 1114 le mouvement cistercien, le moine ne doit avoir d'autre but que de s'abîmer dans la contemplation de Dieu ; en macérant son corps ' il pourra faire jaillir les visions de l'âme[15].

CÎTEAUX ET LA CIVILISATION MÉDIÉVALE. — Une telle conception de la vie monastique pouvait être dangereuse pour la civilisation. Il n'en fut rien cependant. Tout d'abord, la vogue dont ont joui les ordres cénobitiques à la fin du XIe et au début du XIIe siècle, n'a pas tari les sources du recrutement clunisien et, si la luxueuse richesse de la grande abbaye bourguignonne et de certaines de ses filiales a suscité, à cette époque, les plus acerbes critiques, ces critiques ont fait sentir la nécessité d'une réforme à laquelle reste attaché le nom de Pierre le Vénérable, abbé de 1122 à 1156, digne successeur de saint Odon, de saint Maïeul, de saint Odilon et de saint Hugue[16]. D'autre part, l'ordre cistercien apportera, lui aussi, une contribution à cette civilisation qu'il affecte de mépriser.' Il sera obligé de construire des églises et, si celles-ci ne ressemblent en rien aux basiliques clunisiennes, si elles sont dépouillées de toute ornementation sculpturale ou picturale et si le mobilier y est réduit à sa plus simple expression, elles ont malgré tout engendré, avec leurs lignes sévères et nues, une forme grandiose d'art chrétien[17]. En outre, la piété cistercienne se traduira par un mysticisme qui produira des œuvres d'une haute portée littéraire comme les commentaires de saint Bernard sur le Cantique des Cantiques.

LA RÉFORME DE L'ÉGLISE SÉCULIÈRE. — De l'Église régulière la renaissance religieuse a gagné l'Église séculière. Celle-ci a été plus longue à s'affranchir des habitudes païennes qu'elle avait contractées pendant la crise consécutive à la chute de l'Empire carolingien. Sans doute, dès le Xe siècle, il y a eu çà et là quelques pieux évêques, animés d'un zèle ardent pour le bien des âmes, mais leur action n'a donné que peu de fruits[18]. Leur nombre s'accroît à l'époque de Henri II en Allemagne et de Robert le Pieux en France. Toutefois, c'est seulement après la Réforme grégorienne que l'on pourra constater des résultats tangibles. Ceux-ci s'affirmeront surtout dans la période qui suit le concordat de Worms (1122) et le grand concile de Latran (1123) ; mais, dès la fin du XIe siècle, les évêques féodaux, simoniaques et nicolaïtes, tant de fois condamnés par les synodes, font place à de vrais pasteurs dont Yves de Chartres, est le type le plus accompli. Les promotions per saltum ayant été interdites par les synodes, l'on ne parvient à l'épiscopat qu'après avoir atteint l'âge de trente ou trente-cinq ans et franchi les degrés successifs de la cléricature. D'ailleurs les élections passent de plus en plus aux mains des chanoines. Or, ceux-ci, dans beaucoup de diocèses, se sont régularisés suivant la règle de saint Augustin qui, pratiquée dès le milieu du XIe siècle par certains chapitres, s'est généralisée non seulement en France, mais en Allemagne et même en Angleterre. La discipline ne pouvait que gagner à la diffusion de cette règle qui comportait, avec la vie en commun, les vœux de pauvreté et d'obéissance. De plus, au début du XIIe siècle, des liens s'établissent entre ces diverses communautés qui s'installent même en dehors des églises cathédrales : Saint-Victor à Paris, Arrouez en Artois, Halberstadt en Allemagne, deviennent les centres de petites congrégations de chanoines, en attendant la fondation par saint Norbert du grand Ordre de Prémontré que consacrera une bulle d'Honorius II[19].

LES ÉCOLES ÉPISCOPALES. — La civilisation ne pouvait que gagner à la réorganisation des diocèses et au développement de la piété qui en a été la conséquence. L'étude n'est-elle pas une des formes les plus essentielles de la vie religieuse et un sûr moyen d'atteindre Dieu ? Aussi, même avant la Réforme grégorienne, les évêques qui résistent à l'emprise du siècle ont-ils eu pour souci primordial de créer et de développer des écoles à l'ombre de leurs cathédrales ; pour eux, la science est inséparable de la piété.

La France a été particulièrement bien partagée à cet égard. Malgré les dommages causés par les invasions normandes et hongroises, certaines écoles carolingiennes ont survécu, notamment celle de Reims qui, malgré les luttes dont le siège archiépiscopal a été l'enjeu au Xe siècle, a connu, à la fin de cette période troublée, un incomparable éclat, grâce à Gerbert — le futur pape Silvestre II — qui y enseigna à partir de 972[20]. Après Gerbert, l'école de Reims fut assez vite éclipsée par celle de Chartres qui, déjà vivante au Xe siècle, reçut, au début du XIe, l'impulsion décisive d'un élève de Gerbert, Fulbert, d'abord écolâtre, puis évêque de 1006 à 1028. Fulbert que presque tous les hommes instruits de ce siècle ont eu pour maître[21], a été, en effet, un vrai maître qui, tant par son encyclopédique savoir que par son extrême bonté, alliée à beaucoup de modestie, exerça un réel ascendant sur sa famille spirituelle. Grâce aux disciples qu'il a formés, l'école de Chartres sera, pendant tout le XIe siècle, l'une des plus fréquentées, sinon la plus fréquentée de la chrétienté occidentale ; au temps du roi Philippe Ier, elle aura un nouveau Fulbert avec Yves, lui aussi successivement écolâtre, puis évêque (1092-1115) qui, tout en étant constamment mêlé aux grandes affaires religieuses et politiques de son temps, saura trouver les loisirs nécessaires pour diriger par lui-même le mouvement d'études et pour -composer de remarquables traités canoniques et liturgiques[22]. Au milieu du XIIe siècle, l'école de Chartres sera, à son tour, distancée par celle de Paris où Guillaume de Champeaux, formé à Chartres, enseigne dès 1103. Les écoles de Tournai, Laon, Orléans, Angers, Poitiers, Lyon, ont également attiré un bon nombre d'élèves ; bref, dès le milieu du XIe siècle, la France a retrouvé sa vitalité intellectuelle[23].

En Allemagne, on observe également une renaissance religieuse et intellectuelle à laquelle les empereurs saxons n'ont pas été étrangers. Otton III, en particulier, a ressuscité l'école du Palais, et, en 997, invité Gerbert à venir y enseigner, mais le passage de celui qui allait devenir le pape Silvestre II ne fut que de courte durée et le mouvement intellectuel, dont la cour d'Aix-la-Chapelle a été un moment le théâtre, resta tout à fait éphémère. Dans le royaume de Germanie, le seul centre d'études qui puisse rivaliser avec Chartres est celui de Liège, déjà illustré au Xe siècle par Rathier et vraiment organisé par l'évêque Notger (972-Io08) : non seulement la cathédrale eut son école, mais plusieurs' collégiales furent également pourvues et renseignement fut distribué aux laïques comme aux clercs. Notger fut continué par Wason, écolâtre avant d'être évêque, auquel succéda Adelman qui a laissé un nom dans la science médiévale. Les églises de Cologne, Trèves, Mayence, Strasbourg, Hildesheim, Magdebourg, Ratisbonne ont aussi des écoles épiscopales qui n'eurent pas le ' renom de celle de Liège ni des écoles monastiques de Saint-Gall, de, Reichenau et de Fulda où, bien avant l'introduction en Allemagne de la Réforme clunisienne, la civilisation a connu le plus brillant essor[24].

L'ENSEIGNEMENT. — Ces diverses écoles, monastiques ou épiscopales, françaises ou allemandes, ont un programme d tues qui ne varie guère de l'une à l'autre. Partout, on continue à enseigner, comme au temps de Charlemagne et suivant les méthodes traditionnelles, le trivium, c'est-à-dire la grammaire, la rhétorique, la dialectique, et le quadrivium constitué par l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie, la musique[25]. Toutefois, suivant le tempérament personnel de l'écolâtre, on approfondit plus ou moins tel ou tel de ces arts et ainsi s'établit une spécialisation relative qui explique pourquoi les étrangers ont afflué successivement vers l'une ou l'autre école. A Reims, avec Gerbert, la rhétorique a été fort en honneur et les auteurs anciens, notamment les poètes et les orateurs, ont été commentés, lus et imités avec l'intention évidente d'entraîner les jeunes gens à l'exercice de la parole ; l'étude des sciences y a été poussée davantage encore, en particulier celle de l'astronomie suivant la méthode expérimentale[26]. A Chartres, le trivium l'emporte au contraire sur le quadrivium, et dans le trivium la dialectique est surtout cultivée : nulle école n'a produit autant de philosophes nourris d'Aristote plus encore de Platon que Fulbert déclarait supérieur à tous les autres penseurs de l'antiquité et aussi de saint Denis l'Aréopagite, de saint Augustin, de Jean Scot Erigène[27]. Il y a eu ainsi, dès le XIe siècle, une sorte de régionalisme intellectuel qui n'a pas été sans influence sur le développement de la pensée médiévale. Des centres tels que Chartres ont eu une extraordinaire faculté de diffusion ; on y est accouru de tous les points de l'Europe occidentale ; en outre, les théologiens et les philosophes qui y ont été formés, comme Guillaume de Champeaux et Thierry, ont ensuite professé ailleurs et fait rayonner l'influence française. Celle-ci s'affirme dès la fin du XIe siècle : l'Anglais Adélard de Bath, les Italiens Lanfranc et Anselme, les Allemands Otloh de Saint-Emmeran et Manegold de Lautenbach l'ont subie et ardemment propagée dans leurs pays respectifs[28].

LES CONTROVERSES DOCTRINALES. — La renaissance des écoles monastiques et épiscopales, qui accompagne le réveil religieux, explique pour une large part le renouveau de vitalité intellectuelle qui caractérise le XIe siècle. Le goût de l'étude est revenu : on se remet à lire les auteurs sacrés et profanes, on veut renouer la tradition patristique, l'adapter au temps présent, et ce seul désir suffira pour faire germer une abondante moisson d'écrivains ecclésiastiques. La réapparition de l'hérésie, en fournissant un nouvel aliment à la controverse, stimulera cet essor de la pensée. Dès la fin du Xe siècle, des doctrines apparentées au néo-manichéisme se sont répandues dans le nord de la France d'où elles ont gagné le Midi, puis l'Italie. On ne sait pas quelle en était la teneur exacte : leurs adeptes allaient-ils jusqu'à proclamer l'éternité de la matière, on ne saurait l'affirmer ; mais, en tout cas, ils ne croyaient ni à l'efficacité du baptême ni à la nécessité des pratiques extérieures et rejetaient la hiérarchie ecclésiastique[29]. A la fin du XIe siècle, une autre hérésie, celle de Bérenger de Tours, suscita dans le monde chrétien des inquiétudes plus vives encore : cet écolâtre, qui avait étudié à Chartres et acquis la conviction que tous les problèmes pouvaient se résoudre par la seule dialectique, émit sur l'Eucharistie des thèses contraires à l'enseignement traditionnel de l'Église : pour lui dans le sacrement il n'y a pas transsubstantiation complète, mais le pain et le vin conservent leur substance même après la consécration, en sorte que le Christ ne serait plus, sous les saintes espèces, qu'un être. incorporel et intellectuel. Ces audacieuses théories, condamnées par plusieurs conciles, ne pouvaient manquer de provoquer des réfutations qui vinrent des anciens condisciples de Bérenger à Chartres, comme Lanfranc de Cantorbéry, Adelman de Liège, Hugue de Breteuil[30]. A côté des controverses eucharistiques, la question trinitaire donnera lieu, au même moment, à une abondante littérature née des théories de Roscelin, clerc, de Compiègne, qui, en I092, fut condamné à Soissons pour avoir professé que les trois personnes de la Trinité, tout en étant identiques par la volonté et par la puissance, étaient cependant distinctes comme trois anges ou comme trois âmes[31].

LES POLÉMIQUES AUTOUR DE LA RÉFORME GRÉGORIENNE. — Les hérésies n'ont pas été seules à susciter des polémiques. La réforme de l'Église à laquelle Grégoire VII a attaché son nom, mais qui commence bien avant son pontificat, a provoqué entre théologiens et juristes des chocs d'idées et des échanges de vues éminemment favorables à un mouvement littéraire. Dès le milieu du XIe siècle, du jour où la simonie et le nicolaïsme sont condamnés et âprement poursuivis par le Saint-Siège, partisans et adversaires de ces abus s'affrontent par la plume ou défendent des solutions opposées, puis, après 1075, lorsque Grégoire VII aura élargi le champ de la réforme, cette activité littéraire s'intensifiera davantage encore : on discutera non plus seulement sur la nécessité du célibat ecclésiastique, mais sur l'origine des églises, sur les droits respectifs des pouvoirs spirituel et temporel, sur la prééminence romaine et les prérogatives impériales ; on cherchera des arguments dans l'Écriture, chez les Pères, à travers l'histoire, et il en résultera une recrudescence des études de droit canonique aussi bien que de la polémique[32].

TRANSFORMATION DU MONDE SEIGNEURIAL. — Le développement de la littérature ecclésiastique au XIe siècle apparaît avant tout comme lié aux diverses manifestations du réveil religieux. L'une de celles-ci dépasse les limites du monde clérical et atteint la société laïque. Il en est, en effet, des seigneurs comme des clercs : si les uns restent asservis aux passions du siècle et ne peuvent s'arracher à leurs vices, d'autres conforment peu à peu leur vie aux principes chrétiens remis en honneur. Sans doute, l'évolution est-elle ici beaucoup plus lente, et ce n'est qu'au XIIIe siècle qu'on en percevra vraiment les effets. Cependant, dès la seconde moitié du XIe siècle, un esprit nouveau se fait jour dans le monde seigneurial : la croisade espagnole, puis la croisade d'Orient en sont l'évidente expression ; en même temps, et sous l'influence de l'idéal religieux qui anime ces pieuses expéditions, certaines institutions se transforment, notamment celle de la chevalerie.

LA CHEVALERIE. — Par définition, le chevalier est l'homme qui doit le service militaire à cheval. Tel est le sens du mot latin miles que remplace souvent en Italie celui de valvassor. Ce miles est au bas de la hiérarchie féodale ; il relève d'un suzerain auquel il est lié par le serment de fidélité et par les diverses obligations vassaliques. Au moment de sa majorité, lorsqu'il est capable d'accomplir son devoir militaire, le jeune noble est armé chevalier. Or, cette cérémonie qui, à l'époque carolingienne, a un caractère purement laïque, tend à devenir, pendant la seconde moitié du XIe siècle, une sorte de second baptême dont le symbolisme ira toujours en se compliquant. Ce chevalier est un croyant dont la vie morale n'est pas toujours en parfait accord avec les préceptes évangéliques, mais qui du moins professe la foi chrétienne et s'engage à la propager en même temps qu'à la défendre. Dès 878, le pape Jean VIII imposait à tous les chevaliers qui voulaient gagner la vie éternelle l'obligation de combattre l'Infidèle[33]. Combien celle-ci est-elle devenue plus pressante au XIe siècle, lorsque le monde seigneurial français se précipite au secours des chrétientés espagnoles menacées par l'Islam ! Aussi l'Église, qui au même moment s'efforce d'imposer la paix en Occident et de mettre un terme aux guerres privées, est-elle amenée à rappeler aux chevaliers leurs devoirs religieux ; au XIe siècle, certaines formules nous la montrent intervenant lors de la prise d'armes : le prêtre bénit l'épée et rappelle qu'elle doit servir pour défendre les églises, les veuves, les orphelins et, en général, tous les serviteurs de Dieu ; contre la cruauté des païens. Au XIIe siècle, le jeune chevalier se purifiera par un bain, recevra une chemise de lin, emblème de la pureté, et une robe de pourpre, image du sang qu'il doit être prêt à verser pour Dieu, en attendant qu'il combatte, ce qui sera beaucoup moins moral, pour l'amour d'une dame généralement engagée dans les liens du mariage[34].

Ce sont là autant de sentiments nouveaux qui se traduiront nécessairement dans le domaine littéraire : l'apparition de l'épopée en langue vulgaire est intimement liée à la croisade et à la transformation de la guerre seigneuriale en guerre sainte.

 

II. — La pensée chrétienne au XIe siècle[35].

 

Le réveil religieux a eu pour première conséquence une renaissance de la pensée chrétienne sous ses formes diverses : la théologie, la philosophie, les sciences, le droit canonique ont pris, à la fin du Xe et au début du XIe siècle, un essor tel qu'ils n'en avaient jamais connu depuis la fin de la période patristique.

GERBERT. — Le premier artisan de cette renaissance est l'Auvergnat Gerbert — le futur Silvestre II — qui, après de fortes études au monastère clunisien d'Aurillac et un séjour en Espagne auprès de l'évêque de Vich, le savant Atton, devint écolâtre de Reims, en attendant que la faveur d'Otton II et d'Otton III fasse de lui un archevêque de Ravenne, puis un pape. Cet homme d'action, qui a marqué de son empreinte les destinées de la chrétienté occidentale, est aussi un savant dont l'originalité a pu être contestée au moins dans certains domaines, mais qui a eu du moins le mérite d'embrasser, avant Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin, l'ensemble des connaissances de son temps : c'est un humaniste nourri de Virgile, d'Horace, de Lucain et des autres poètes latins, un écrivain élégant et sobre dont les lettres au tour cicéronien gardent un charme très prenant, un musicien, disciple de Boèce, auquel on doit une prose en l'honneur des anges, plus encore un théologien, un mathématicien et un philosophe.

A vrai dire, ces trois personnages n'en font qu'un seul chez lui. Pour Gerbert, la théologie est inséparable de la science et de la dialectique qui en consolident les données. Ses œuvres proprement théologiques sont d'ailleurs peu nombreuses et l'on ne peut guère retenir parmi elles que le traité De corpore et sanguine Domini où il s'efforce de concilier les thèses quelque peu divergentes de Pascase Radbert et de Raban Maur sur l'Eucharistie. Sa production scientifique est infiniment plus intéressante : s'il n'apporte pas de conceptions vraiment nouvelles, du moins faut-il convenir que personne, à son époque, n'a poussé plus loin que lui l'étude des mathématiques, en se préoccupant avant tout des applications qu'elles étaient susceptibles de recevoir : soit qu'il mette au point les méthodes de calcul connues avant lui ou qu'il précise le mode d'emploi de l'abaque, sorte de planche à compartiments où sont inscrits les nombres[36], soit qu'il étudie les moyens de mesurer les surfaces, il poursuit avant tout un but pratique et évite de verser dans la théorie pure. C'est là ce qui constitue sa véritable originalité qui s'accuse encore en astronomie : sans doute, en cette matière, il n'a rien inventé, mais il est déjà très moderne par son souci de faire reposer cette science sur les données de l'expérience ; vrai disciple de Ptolémée dont il connaît sinon directement, du moins par des intermédiaires, la planisphère et les canons, il pratique la méthode expérimentale, construit des sphères destinées à noter les positions des astres et à. suivre leur marche dans le ciel ; si le Liber de astrolabio est bien son œuvre, on peut le considérer comme un initiateur qui, grâce à des traductions latines, a commencé la divulgation en Occident des idées des Arabes sur l'astronomie. A Liège et à Chartres ; il aura des élèves qui, fidèles à ses méthodes, chercheront à fabriquer et à utiliser des instruments astronomiques.

Gerbert a exercé aussi une grande influence comme philosophe et c'est à lui que remontent les origines de la dialectique. On ne connaît malheureusement ses doctrines que par un passage de Richer où est narrée une discussion, demeurée fameuse, avec Otric et par son traité De rationali et ratione uti. Il y apparaît avant tout comme un logicien convaincu que les vérités théologiques peuvent s'établir par l'argumentation et sa formule fameuse rationale ratione utitur résume clairement sa tendance à vouloir démontrer par la raison ce qui est raisonnable. A bien des égards, le mouvement philosophique qui, au XIe siècle, va se fixer à Chartres, procède de lui[37].

L'ÉCOLE CHARTRAINE. — Le nom de l'Ecole chartraine est inséparable du problème des Universaux qui, pendant tout le XIe siècle et même au delà, domine les controverses philosophiques. C'est à Chartres, en effet, qu'il a été posé dès le temps de Fulbert. Il s'agissait de déterminer la relation qui existe entre les sensations par lesquelles l'esprit peut saisir des objets réels et les conceptions abstraites qui généralisent ou universalisent les connaissances particulières résultant des sensations. En d'autres termes, ces concepts correspondent-ils exactement à la réalité ou sont-ils de simples constructions de l'esprit, y a-t-il identité entre l'objet conçu et l'objet tel qu'il existe en dehors de l'esprit qui le conçoit ? A ces questions Fulbert et ses disciples, sous l'influence de Platon et de saint Augustin, répondaient qu'au-dessus des objets visibles il y a des objets invisibles, mais également réels, relevant les uns de la raison, les autres de la foi ou, pour employer le langage de Fulbert lui-même, que les essences philosophiques et l'essence de Dieu ont une réalité indépendante de l'esprit.

A cette position toute platonicienne, dite du réalisme, s'oppose, de bonne heure et à Chartres même, celle du nominalisme qui dérive d'Aristote. D'après Aristote, dans la nature l'individuel seul existe ; par suite les universaux ne sont pas des choses qui se trouvent réalisées en elle ; ils apparaissent comme des concepts abstraits qui correspondent plus ou moins fidèlement à la réalité. De là à affirmer que les genres et les espèces ne sont que des mots (voces) et non des choses (res), il n'y avait qu'un pas et ce pas fut franchi, après la mort de Fulbert, par quelques-uns de- ses disciples qui ne voulurent plus admettre d'autre connaissance que celle qui vient de l'expérience. Au lieu de subordonner les sens à la raison et la raison à la foi, comme l'avaient fait Fulbert, Hugue de Langres et Adelman de Liège, on voulut soumettre à la critique les données de la raison et même celles de la foi, sous prétexte que seules existent les choses que l'on voit et que l'on touche[38]. En un mot l'universel ne saurait être réel ; ce n'est qu'un nom, d'où l'appellation de nominalisme donnée à cette thèse[39].

Le nominalisme n'a eu à Chartres qu'un succès éphémère. Pendant la seconde moitié du XIe siècle, 011 reste fidèle à la pensée de Fulbert et le réalisme l'emporte ; il aura un brillant représentant au début du XIIe siècle avec Bernard de Chartres, le maître de Gilbert de La Porée et de Jean de Salisbury, le plus grand métaphysicien de l'école ; si l'on en juge par sa seule œuvre conservée, le De expositione Porphyrii, et par les abondantes citations de ses disciples, il groupe les êtres en trois catégories : Dieu, la matière et les formæ nativæ qui émanent de l'intelligence divine, s'unissent à la matière et la transforment.

Bernard est le dernier des penseurs chartrains. C'est de lui que procèdent les maîtres qui enseigneront à Paris au milieu du XIIe siècle, Thierry de Chartres et Guillaume de Conches ; ceux-ci achèveront de fixer la doctrine réaliste, mais, à ce moment, l'école de Chartres est éclipsée par celle de Paris qui inaugure ses brillantes destinées[40].

ROSCELIN DE COMPIÈGNE. — Tandis que, l'école de Chartres ne dévie pas du réalisme fulbertien, les thèses nominalistes trouvent, en dehors d'elle, un combatif avocat en Roscelin de Compiègne. Malheureusement on n'a presque rien conservé de lui et on le connaît surtout par les réfutations de saint Anselme, mais il résulte de ces réfutations elles-mêmes que Roscelin a été, à la. fin du XIe siècle, l'adversaire le plus irréductible du réalisme. Pour lui, il n'existe dans la nature que des individus, et les universaux ne sont pas autre chose que des émissions vocales (flatus vocis) ; on ne saurait dire toutefois s'il établit une correspondance entre les noms (nomina) et les choses (res). Il semble d’ailleurs que ses théories n'aient guère survécu aux coups terribles qui leur ont été assénés par saint Anselme, le plus illustre parmi les dialecticiens de l'école du Bec[41].

SAINT ANSELME. — Comme Gerbert, saint Anselme a été à la fois un homme d'étude et un homme d'action, mais il n'est venu à l'action qu'assez tard et bien malgré lui. Avant de devenir archevêque de Cantorbéry, il a été écolâtre, puis abbé du Bec où son prédécesseur, Lanfranc, avait mis les études philosophiques en honneur. Il a beaucoup écrit. Parmi ses œuvres, on peut citer le Monologion et le Proslogion où il synthétise les enseignements de l'Église sur l'existence et la nature de Dieu, -sur l'homme et sur la création, en cherchant à appuyer les données de la foi sur les arguments de la raison (fides quærens intellectum) et à rattacher à ces considérations métaphysiques des enseignements moraux, puis le De fide Trinitatis et de incarnatione Verbi destiné à réfuter les erreurs de Roscelin, le De conceptu virginali et originali peccato, le De libero arbitrio, le De concordia præscientiæ et prædestinationis nec non gratine cum libero arbitrio[42].

Si l'on cherche à fixer la place de saint Anselme parmi les grands courants de la pensée médiévale, il faut, à coup. sûr, le classer du côté des réalistes. A ses yeux, la justice, la vérité, le bien et les autres idées du même genre conçues par l'esprit ont une existence réelle, puis, au-dessus des espèces et des genres comme au-dessus du monde sensible, il aperçoit le Dieu unique, cause et principe de toutes choses. Ce qui domine sa philosophie, — et, de ce fait, le problème des universaux s'enrichit d'aspects nouveaux — c'est l'argument ontologique, destiné à prouver l'existence de Dieu qu'il définit un être tel qu'on n'en puisse pas concevoir de plus grand. Et il ajoute : Un tel être ne peut pas exister simplement dans notre entendement qui le conçoit. Si, en effet, il n'était qu'en nous à titre d'être conçu, on pourrait concevoir, en outre, qu'il est en réalité, ce qui est d'une perfection plus grande. Si donc l'être le plus grand qu'il est possible de concevoir n'existait que dans notre entendement, il serait en même temps tel qu'on pourrait cependant en concevoir un plus grand, ce qui est impossible. Il existe donc sans aucun doute un être tel qu'on ne peut en concevoir de plus grand ni dans l'entendement, ni dans la réalité[43].

En formulant l'argument ontologique qui fait de Dieu un être personnel, à la fois infinie puissance et souverain bien, saint Anselme a ouvert une voie nouvelle à la controverse philosophique, mais là ne réside pas sa seule originalité. Ce qui le place à l'origine du mouvement médiéval, ce sont moins ses théories inspirées de saint Augustin ou du néoplatonisme[44] que ses méthodes : il est le premier qui, au moyen âge, ait résolument appliqué la dialectique aux choses de la foi et introduit la philosophie dans le domaine jusque-là réservé à la théologie. La foi, dit-il en substance, ne dispense pas de comprendre les dogmes enseignés par elle ni de pénétrer le sens des Écritures. Partant de l'axiome posé par saint Augustin nisi credideritis, non intelligetis, il veut croire pour comprendre : Credo ut intelligam. C'est en partant de la foi qu'il arrive à la science, tout en admettant aussi que par la seule raison on peut parvenir à prouver l'existence de Dieu et la réalité de certains dogmes. Toutefois, la raison ne démontre que l'existence elle-même (quod sit), mais elle ne saurait définir la nature de cette existence (qualiter sit) que seule la foi est capable de décrire. La raison conçoit que des êtres finis ne peuvent tirer leur existence d'eux-mêmes et qu'ils la reçoivent d'un être supérieur qui est Dieu, ou encore que toutes les choses bonnes dérivent nécessairement d'une même bonté qui elle aussi procède de Dieu, mais, si elle aboutit à la notion d'un être souverainement parfait, elle ne saurait en scruter les attributs et seule la foi conduit à l'idée d'un Dieu un et triple[45].

LA DIALECTIQUE AU DÉBUT DU XIIe SIÈCLE. — On s'explique qu'une telle méthode ait séduit les contemporains et provoqué, dès le début du XIIe siècle, un extraordinaire élan. Saint Anselme est, à n'en pas douter, le plus grand nom de la pensée chrétienne au début du moyen âge, mais il a eu des émules. Parmi ses contemporains, on peut citer, outre les représentants déjà indiqués de l'école chartraine, Odon, écolâtre de Tournai, qui mourut en 1113 sur le siège épiscopal de Cambrai et auquel on doit un De peccato originali où il applique les thèses réalistes au péché originel, Anselme de Laon (vers 1050-1117), ancien élève, au Bec, de saint Anselme de Cantorbéry, et auteur d'une vaste compilation intitulée Sententiæ, enfin Guillaume de Champeaux dont malheureusement l'ouvrage essentiel, le De generibus et speciebus, aujourd'hui perdu, n'est connu que par les citations d'Abélard et qui, autant qu'on en peut juger par ses Sententiæ, a quelque peu abandonné les positions du réalisme pour verser dans une sorte d'indifférentisme aux termes duquel la même réalité existe indifféremment dans tous les individus. Cette réaction contre le réalisme se dessine aussi chez Adélard de Bath, un savant très au courant des méthodes expérimentales pour qui genre et espèce ne sont que des façons d'envisager l'individuel provenant d'une intuition profonde. Ainsi s'annonce une nouvelle conception du problème des Universaux à laquelle reste attaché, au milieu du XIIe siècle, le nom d'Abélard[46].

LA RÉACTION MYSTIQUE. — La renaissance philosophique du XIe siècle devait fatalement susciter l'opposition des ascètes pour qui la vie chrétienne, fondée sur la foi, consiste exclusivement dans un effort continu vers la perfection. Justifier le dogme par les arguments de la raison, c'est gaspiller inutilement un temps précieux ; mieux vaut chercher dans la méditation des saintes Écritures l'aliment moral qui nourrit l'âme et lui infuse la vigueur nécessaire à l'accomplissement du salut, telle est la thèse tout à la fois ascétique et mystique que développe, au milieu du XIe siècle, avec une éloquence en flammée, saint Pierre Damien.

SAINT PIERRE DAMIEN. — Cet ermite, devenu par la volonté d'Étienne IX cardinal-évêque d'Ostie, a laissé un nombre imposant d'opuscules, de lettres et de sermons, qui respirent le plus profond mépris pour les arts libéraux et plus spécialement pour la dialectique impuissante à atteindre un Dieu toujours prêt à renverser les fragiles constructions de la science humaine. Mieux vaut, dit-il, méditer sur la brièveté de la vie et la fragilité des choses humaines, sur l'apparition toujours possible de la mort que suit le jugement de Dieu et sur les peines éternelles qui nous menacent, en scandant ces austères pensées par le jeûne, par la flagellation et par d'autres mortifications variées. De là naît l'horreur du péché, but suprême de la vie religieuse auquel on parviendra plus sûrement par un, perpétuel -contact avec la parole divine consignée dans les Écritures qu'en discutant sur la réalité des idées[47].

Tel est le thème ordinaire des traités et des épîtres de saint Pierre Damien. Il a trouvé, pour le développer, d'incomparables accents qui font de lui le plus sublime représentant de la littérature mystique avant saint Bernard. Son contemporain, Otloh de Saint-Emmeran (1010-1070), dans son Liber de tentationibus, a manifesté le même dédain à l'égard de la dialectique et en a proscrit l'usage pour les moines. Les mêmes pensées réapparaîtront un peu plus tard dans le Contra Wolfelmum Coloniensem de Manegold de Lautenbach. En face de la tendance rationaliste, la tendance mystique a pris corps elle aussi : au XIIe siècle, l'une et l'autre s'affronteront avec deux antagonistes de génie, Abélard et saint Bernard[48].

LES ŒUVRES POLÉMIQUES. — Les controverses du XIe siècle n'affectent pas uniquement le domaine de la pensée pure. Les grands débats auxquels a donné lieu la reforme de l’Eglise pendant la seconde moitié du XIe siècle ont eu aussi leur répercussion littéraire. Les modalités de la réforme ont été tout d'abord discutées : Pierre Damien, apôtre en même temps qu'ascète, convaincu que la prédication suffira pour arracher un clergé dépravé et vénal à la fornication et à l'amour du gain, a écrit sur le nicolaïsme et sur la simonie quelques pages éloquentes où il prône une réforme morale d'une réalisation difficile sinon impossible[49] ; en face de lui, le cardinal Humbert de Moyenmoutier, qui appartient à l'école lorraine, subordonne dans son traité Adversus sïmoniacos, paru en 1058, la réalisation de la réforme morale à celle de la réforme ecclésiastique et, moins sentimental, plus logicien que le solitaire de Fonte-Avellana, indique les moyens par lesquels se réalisera un meilleur recrutement de l'épiscopat, seul remède aux abus qui désolent l'Église[50].

Sous -Grégoire VII, dont les lettres à Hermann de Metz ont une incontestable valeur littéraire[51], la polémique évolue vers des buts nouveaux : par suite de l'attitude hostile des souverains à l'égard de la réforme, la question des rapports de l'Église et de l'État passe au premier plan. Du côté de Henri IV, Wenric de Trêves, Petrus Crassus, l'auteur du Liber de unitate ecclesiæ conservanda échafaudent, pour justifier la déposition du pape par le roi de Germanie, une théorie de la royauté héréditaire de droit divin aux termes de laquelle le souverain, image de Dieu, ne relève que de Dieu, tandis que Grégoire VII et ses partisans, tels que Bernold de Constance, Gebhard de Salzbourg, Manegold de Lautenbach, commentant la parole évangélique qui institue au profit de Pierre le pouvoir de lier et de délier, s'attachent à justifier l'universalité de ce pouvoir transmis par Pierre à ses successeurs et auquel les souverains sont astreints ratione peccati comme les simples mortels. Chez Manegold, — on l'a déjà signalé, — la théorie romaine s'accompagne d'idées singulièrement hardies et déjà très modernes : l'exercice de la souveraineté est lié à l'accomplissement du devoir qu'elle comporte ; à l'avènement de chaque prince, il intervient entre celui-ci et ses sujets un véritable contrat aux termes duquel le peuple promet fidélité -et obéissance au roi qui, en échange, s'engage à gouverner selon la justice, contrat qui reste valable aussi longtemps que le prince tient lui-même sa promesse, mais qui est rompu ipso facto le jour où il la viole en versant dans la tyrannie. C'est la théorie contractuelle de la souveraineté qui sera souvent reprise au moyen âge et dont la paternité revient à Manegold de Lautenbach.

La méthode suivie par ces divers polémistes n'est pas moins curieuse que leurs idées. A quelque parti qu'il appartienne, chacun d'eux prétend avoir pour lui la tradition et s'efforce de prouver, soit par des textes empruntés à l'Écriture et aux Pères, soit par des arguments historiques, la vérité de ses affirmations, mais l'utilisation des textes cités ou des faits invoqués est quelque peu sophistique, si bien que les mêmes textes et les mêmes faits, différemment interprétés ou rapportés, ont également servi à étayer des thèses opposées. Polémistes grégoriens et impérialistes ont excellé dans l'art de construire des syllogismes dont ils faussent l'une des données : toute l'argumentation de Petrus Crassus repose sur la parole de saint Paul : omnis potestas a Deo qu'il traduit, pour le besoin de sa cause par : tout pouvoir héréditaire vient de Dieu, ce qui en déforme le sens[52].

LA RENAISSANCE JURIDIQUE. — Les méthodes de la polémique expliquent et conditionnent à bien des égards la renaissance du droit qui est un des traits les plus curieux de l'histoire intellectuelle du XIe siècle. Les juristes de Henri IV, pour justifier leur thèse de l'omnipotence royale, citent un bon nombre de textes empruntés au droit romain ; Petrus Crassus, notamment, connaît le Code justinien et les Institut es qu'il a étudiés sans doute à Ravenne où ce genre d'études a été tout d'abord florissant avant de se concentrer à Bologne[53].

Parallèlement au droit romain, le droit canonique se développe. A vrai dire, son essor est antérieur : dès le début du XIe siècle, Burchard de Worms en Allemagne, Abbon de Fleury en France, ont composé des recueils canoniques qui constituent un progrès manifeste sur ceux de l'époque précédente[54], mais c'est seulement à partir du pontificat de Grégoire VII que les collections se multiplient, en devenant à la fois plus complètes et plus systématiques. Atton, Anselme de Lucques, le cardinal Deusdedit ont ainsi rédigé de véritables traités destinés à prouver, suivant le titre du livre Ier du recueil d'Anselme, la primauté et l'excellence de l'Église romaine dont ils ont su, grâce à un habile groupement des textes utilisés, mettre en relief les droits et les prérogatives. En outre, leurs recueils se distinguent des collections antérieures par le grand nombre des textes qu'ils réunissent et aussi par un souci de ne reproduire que des textes authentiques ou du moins considérés comme tels à l'époque où ils écrivaient[55].

L'impulsion donnée à l'époque grégorienne se propagera pendant la période suivante ; Donizon de Sutri et Yves de Chartres, entre beaucoup d'autres, rédigeront à leur tour des collections canoniques et le mouvement aboutira, en fin de compte, au fameux décret de Gratien qui sera comme la synthèse de tous les recueils antérieurs.

 

III. — Les débuts de l'art roman[56].

 

LA RENAISSANCE ARTISTIQUE DU XIe SIÈCLE. — L'art, comme la pensée, a subi les conséquences du réveil religieux. Vers la troisième année après l'an mille, écrit le chroniqueur Raoul Glaber[57], les basiliques sacrées furent réédifiées de fond en comble dans presque tout l'univers, mais surtout dans l'Italie et dans les Gaules... C'était une émulation générale à qui élèverait les églises les plus belles et les plus riches : on eût dit que le monde chrétien, d'un commun accord, avait dépouillé ses antiques haillons pour se couvrir d'une robe blanche d'églises. Il résulte de ce témoignage que l'on a beaucoup construit au XIe siècle et, sans même tenir compte de tout ce qui a disparu, l'inventaire des monuments confirme les dires du narrateur. Malheureusement l'extrême pénurie des textes, plus encore la difficulté d'adapter ceux que l'on a conservés aux édifices qu'ils concernent par suite des remaniements dont ceux-ci ont été l'objet, ne permettent pas de suivre avec toute la- rigueur souhaitable le passage de l'art carolingien, qui se prolonge jusqu'au milieu du Xe siècle, à l'art roman, tel qu'il s'épanouira à Cluny, à Vézelay ou à Saint-Sernin de Toulouse. Les dates de construction de ces grands édifices eux-mêmes prêtent à discussion et l'on n'est pas davantage d'accord, faute de textes sûrs, pour fixer le moment où la statuaire romane, sortant d'une longue période de tâtonnements, s'est épanouie en de grandes compositions, comme celles de Moissac et de Vézelay[58]. A plus forte raison, est-il difficile de reconstituer chronologiquement révolution de ce que l'on a appelé le premier art roman, qui s'annonce dès la seconde moitié du Xe siècle et qui est essentiellement l'art du XIe.

LES PREMIÈRES ÉCOLES D'ARCHITECTURE ROMANE. — Où cet art a-t-il pris naissance ? Il semble résulter des récents travaux dont il a été l'objet, qu'il ait vu le jour sur deux points différents : d'une part, en Auvergne, et, d'autre part, dans les pays méditerranéens de Lombardie, Provence et Catalogne, où il a eu une grande force d'expansion.

L'ÉCOLE AUVERGNATE. — Les fouilles entreprises au début du XXe siècle à la cathédrale de Clermont-Ferrand ont mis à jour la crypte de la basilique consacrée le 2 juin 946 par l'évêque Étienne II. Cette crypte donne une idée du plan du chœur ; on y retrouve les traces très nettes d'un déambulatoire sur lequel s'ouvraient quatre chapelles rayonnantes, tandis que, comme dans les églises auvergnates du XIIe siècle, à l'axe de l'église correspondait une simple baie. Un tel plan était nouveau : si, dès l'époque mérovingienne, il existait une galerie de circulation autour du sanctuaire, c'est seulement au milieu du Xe siècle que l'on a eu l'idée d'ouvrir sur cette galerie des chapelles, comme on le fera pendant toute la période romane. La cathédrale de Clermont est-elle la première où ce plan roman, si différent de celui des églises carolingiennes d'Aix-la-Chapelle ou de Germigny-les-Prés, ait été utilisé ? On ne saurait l'affirmer positivement, car on retrouve des déambulatoires avec chapelles rayonnantes dans la vallée de la Loire, à Orléans, à Tours et à Nantes. Toutefois, ces édifices ne sont que de l'extrême fin du Xe siècle et, d'autre part, un texte d'Helgaud, le biographe de Robert le Pieux, est formel : quand le roi voulut faire reconstruire l'église Saint-Aignan d'Orléans, il prit modèle sur la cathédrale de Clermont., Il est, dès lors, difficile de refuser à celle-ci le privilège de l'antériorité ; elle apparaît, selon toute vraisemblance, comme le prototype i de l'école Auvergne-Loire[59].

L'ÉCOLE LOMBARDE-CATALANE. — Au même moment, une autre forme d'architecture romane naissait sur les bords de la Méditerranée. On pense généralement qu'elle est une création des maîtres lombards ; cependant l'apport de la Catalogne a été d'une importance décisive et il est impossible par ailleurs d'établir une chronologie rigoureuse. Ce qui est certain, c'est l'existence de ce premier art roman qui, parti des bords de la Méditerranée, s'est répandu dans toute l'Europe occidentale jusqu'en Pologne, en Hongrie et en Dalmatie. Les premiers édifices religieux qui s'y rattachent se caractérisent par une construction simple, en pierres rustiques, sans autre ornementation que des moulures en dents de scie ou surtout les bandes dites bandes lombardes. Ces églises, au plan rectangulaire, ont tantôt une, tantôt trois nefs, séparées par des piliers carrés et, à l'origine, elles ne sont jamais voûtées, mais couvertes en charpente. Peu à peu, le type primitif que l'on rencontre en Lombardie à San Vicenzo de Galliano di Cantu et à San Giovanni di Campi à Piobesi Torinese, en Catalogne à Sant Pere del Burgal et à Sant Vicens d'Estamariu, en France à Saint-Martin-d'Aime, près Moutiers, va se transformer. A la charpente en bois, succédera la voûte, cet élément caractéristique de l'architecture romane qui, comme il était naturel, a été d'abord employée dans les pays méditerranéens où les architectes avaient sous les yeux les modèles romains. On en réserva primitivement l'emploi aux absides, puis, devant les inconvénients de la' charpente en bois qui avait le tort de flamber trop facilement, on l'étendit successivement aux collatéraux dans certaines églises lombardes, puis à la nef principale. A côté des avantages se révélèrent bientôt des dangers résultant de la poussée exercée sur les murs : il fallut renforcer les supports et l'on employa généralement à cet effet de gros piliers cylindriques ou à section carrée, rectangulaire ou cruciforme. En même temps, on prit l'habitude d'épauler le berceau par des arcs doubleaux. Dans certaines églises, enfin, par exemple à Ripoll en Catalogne, la coupole, cet autre élément primordial de l'architecture romane implanté d'Orient, fit son apparition et connut un rapide succès. Quant à la décoration, tout en demeurant très sobre, elle s'enrichit d'éléments nouveaux, notamment, à l'abside, de ces niches et de-ces grandes arcades divisées en deux petites arcatures jumelles que l'on observait déjà dans les églises de Ravenne aux Ve et VIe siècles.

Telle est cette architecture lombarde-catalane qui a produit à Saint-Martin du Canigou, à Sainte-Cécile de Montserrat, à Elne et ailleurs, une foule d'églises qui, sans avoir les dimensions des grandes basiliques du XIIe siècle, sont la manifestation éclatante d'un art nouveau, très différent de ce qu'avait été l'art carolingien. Cet art a largement rayonné : de la région méditerranéenne il s'est étendu, par la vallée du Rhône, à la Bourgogne où la basilique de Tournus a été conçue sur le plan de celle de Canigou ; à l'Ouest, il n'entame pas le Massif Central où l'école auvergnate garde son indépendance, ni l'Ile de France qui reste fidèle à la tradition carolingienne ; mais, vers l'Est, sa force de pénétration est puissante et on peut le-suivre jusqu'à la Meuse et au Rhin, jusqu'à Maëstricht et à Cologne. C'est la forme première et presque unique de la Renaissance romane : au XIIe siècle, on s'appliquera à perfectionner les procédés utilisés et alors surgira une extraordinaire floraison d'écoles architecturales plus ou moins nettement individualisées[60].

LA RENAISSANCE SCULPTURALE. — La Renaissance architecturale s'accompagne d'une Renaissance sculpturale plus notable encore. Pour des raisons qu'il n'y a pas lieu d'analyser ici, la statuaire avait complètement disparu depuis les invasions germaniques du ve siècle : elle réapparaît progressivement, à la fin du Xe, dans les régions où est née l'architecture romane.

Peu après la consécration de la cathédrale de Clermont en 946, l'évêque Étienne aurait fait fabriquer, -pour abriter des reliques, une statue de la Vierge portant l'Enfant Jésus sur ses genoux, et ce serait là sans doute la première de ces statues reliquaires qui, au début du XIe siècle, eurent beaucoup de vogue dans le centre de la France, sans être, semble-t-il, exportées ailleurs ; lorsqu'en 1013, l'écolâtre de Chartres, Bernard, vint à Conques, il fut surpris et quelque peu scandalisé par la vue de l'étrange statue qui abritait les reliques de sainte Foy et dont la conception lui parut tout à fait païenne, ce qui prouve que l'on ne connaissait rien de tel dans son pays[61].

Les statues reliquaires de l'Auvergne n'ont pas eu grande influence sur la formation de la sculpture romane du XIIe siècle. La véritable origine de. celle-ci est ailleurs et il semble bien aujourd'hui que ce soit encore du côté de la Catalogne qu'il faille la chercher. Cette région abrite la plus ancienne composition que l'on puisse dater avec certitude : c'est le linteau de Saint-Genis-des-Fontaines (Pyrénées-Orientales) qui porte une inscription fixant son exécution à 1020-21. Il représente un Christ assis dans une gloire que supportent des anges et entouré de six personnages, assez grossièrement exécutés, qu'encadrent des niches. Ce linteau n'est pas unique dans le pays : il s'en trouve un autre à Saint-André-de-Sorède, d'inspiration et de style identiques ; de même, la croix sculptée d'Arles-sur-Tech, reproduit le thème du Christ en majesté si fréquent au XIIe siècle[62].

Faut-il voir là les premières manifestations de la sculpture romane ? On ne saurait encore se montrer trop catégorique[63]. Cependant il semble permis d'apercevoir dans les linteaux catalans la source de la statuaire toulousaine du XIIe siècle. Celle-ci reprendra, en effet, le type du Christ de majesté créé en Roussillon et que l'on peut suivre tout le long de la chaîne pyrénéenne ; elle le fera passer des linteaux aux tympans et surtout elle perfectionnera la technique, mais la filiation paraît évidente.

C'est aussi au XIe siècle que l'on a commencé à donner du relief aux figures des chapiteaux. Le Christ dans une gloire, entouré de saints et d'anges, apparaît, sous une forme assez grossière, dans les plus anciens chapiteaux de Saint-Germain-des-Prés qui certainement sont antérieurs au XIIe siècle[64].

ORIGINES DE LA SCULPTURE ROMANE. — Le XIe siècle a donc vu la naissance de la statuaire romane avec ses deux éléments essentiels, bas-reliefs sculptés et chapiteaux historiés. Il est difficile de reconstituer les étapes qui ont abouti à son éclosion : les opinions les plus diverses se sont heurtées à ce sujet et chacune d'elles contient une part de vérité. Ce qui paraît pourtant hors de doute, c'est que l'enfantement a été lent et laborieux : la renaissance de l'art sculptural, méconnu et oublié depuis le ve siècle, n'affecte pas, comme on l'a cru longtemps, la forme d'une résurrection brusque ; elle est, au contraire, le fruit de longs tâtonnements qui se poursuivent pendant toute la période carolingienne[65]. D'autre part, il ne faut pas lui chercher une source unique : la technique et l'iconographie ont des origines différentes. La grande innovation apportée par la sculpture au XIe siècle, c'est le relief et, si l'on en a trouvé le secret, c'est sans doute par l'observation des dalles de chancels fort nombreuses en Provence, des tables d'autel du Languedoc et de la Catalogne ou encore des objets d'orfèvrerie dont le nombre n'a cessé de s'accroître pendant la période carolingienne[66] ; comment, par exemple, ne pas être frappé des analogies saisissantes qui existent entre le linteau de Saint-Genis-des-Fontaines et le devant d'autel voisin d'Esterri de Cardos où se retrouve à peu près exactement la même composition[67]. Toutefois, le sujet même provient de la miniature, et c'est à celle-ci qu'il faut, comme l'a lumineusement prouvé M. Mâle[68], attribuer la mise au point des thèmes iconographiques que les premiers sculpteurs catalans ont gauchement traduits sur la pierre.

LA PEINTURE ET LA MINIATURE. — Il est à remarquer en effet que, s'il y a eu au XIe siècle une rénovation totale de l'architecture et une renaissance de la sculpture, on ne peut rien signaler de pareil pour la peinture. Peinture murale et miniature ont eu un remarquable développement à l'époque carolingienne ; elles restent, au XIe siècle, la forme essentielle de l'art et ne subissent pas, par la suite, de transformations radicales. Le midi de la France et le nord de l'Espagne ont eu une école picturale qui devance l'école de sculpture, ce qui rend plus vraisemblable encore la filiation indiquée par M. Mâle. Toutefois, si cette région est celle où sont nées les miniatures de l'Apocalypse d'où procède le Christ en majesté de la statuaire romane, il y a eu, pour la peinture et surtout pour la miniature, d'autres foyers, notamment l'Allemagne et l'Italie méridionale : sous l'impulsion de la dynastie saxonne, se sont créées les écoles de Reichenau, de Trèves, de Cologne, de Fulda, de Saint-Emmeran de Ratisbonne, d'où sont sortis des Évangéliaires capables de rivaliser avec ceux du temps de Charlemagne ou de Charles le Chauve ; en Italie, après le départ des Sarrasins, on a recommencé à peindre les églises et à orner les manuscrits suivant la tradition byzantine très vivace surtout au Mont-Cassin où, au milieu du XIe siècle, l'abbé Didier, avant de devenir le pape Victor III, a réalisé une œuvre incomparable[69].

 

IV. — Le mouvement littéraire[70].

 

CARACTÈRES DE LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE. — La Renaissance philosophique et la Renaissance artistique du XIe siècle dérivent du réveil religieux qui, commencé au milieu du Xe siècle, n'a cessé de s'intensifier jusqu'à la Réforme grégorienne. La Renaissance littéraire, qui se dessine elle aussi autour de 960, est plutôt en relation avec les faits politiques et elle apparaît, à ses origines, comme une conséquence de la restauration de l'Empire par Otton le Grand. Les empereurs saxons et aussi les impératrices Adélaïde et Théophano ont travaillé, plus que quiconque, à provoquer le réveil des lettres profanes quelque peu tombées en léthargie pendant la première moitié du Xe siècle. Non seulement ils ont attiré les écrivains à leur cour, mais ils ont stimulé l'activité des monastères, Deux filles d'Otton II, abbesses l'une à Gandersheim, l'autre à Quedlinbourg, ont joué à cet égard un rôle décisif ; l'impulsion s'est étendue à d'autres abbayes, notamment à celles de Saint-Gall et de Reichenau, qui, sous la direction d'hommes comme Notker Labeo, se sont orientées beaucoup plus vers les lettres profanes que vers la dialectique dont la France reste la terre de prédilection.

L'HISTOIRE AU TEMPS D'OTTON LE GRAND : LIUDPRAND DE CRÉMONE ET WIDUKIND DE CORVEY. — La restauration impériale du 2 février 962 ne pouvait manquer de susciter des historiens et c'est à elle qu'est consacré le Liber de rebus gestis Ottonis magni imperatoris, composé deux ans après l'événement par l'évêque de Crémone, Liudprand, ce courtisan habile et orgueilleux qui, depuis sa brouille avec le roi d'Italie, Bérenger, n'avait cessé, pour se venger des injustices dont il se croyait victime, de servir les intérêts germaniques dans la péninsule. A vrai dire, les Gesta Ottonis ne sont pas son œuvre essentielle : dès 958, Liudprand a rédigé l'Antapodosis où, sous prétexte d'écrire l'histoire de son temps, il préparait la restauration de l'Empire en exaltant l'œuvre accomplie par Otton Ier et en dénigrant systématiquement tous ceux qui, à un titre quelconque, avaient dirigé la politique italienne depuis la fin du IXe siècle. Aussi l’Antapodosis n'a-t-elle qu'une faible valeur historique : c'est tout à la fois un pamphlet et un panégyrique qui révèle chez son auteur de réelles qualités littéraires : Liudprand excelle à conter méchamment des anecdotes, vraies ou fausses, mais également impitoyables pour ses ennemis, à brosser des portraits fielleux ou de satiriques caricatures. Ironique et mordant, il sait être pathétique à l'occasion : ses narrations des grands faits militaires du règne d'Otton le Grand comptent parmi les meilleures parties de son œuvre[71].

L'autre historien de la dynastie saxonne, Widukind, moine de Corvey, est tout différent. Ses Rerum gestarum saxonicarum libri tres, rédigés entre 965 et 967, où il englobe toute l'histoire de la Saxe depuis ses origines les plus légendaires jusqu'à son temps, glorifient le peuple saxon beaucoup plus encore que le souverain qui l'a illustré. De plus, tandis que Liudprand n'a qu'un médiocre souci de l'exactitude, Widukind a voulu faire œuvre d'historien véridique et sincère : sa vénération pour la dynastie ottonienne ne nuit pas à son impartialité et il est capable, à l'occasion, de rendre hommage aux adversaires du grand empereur. C'est comme écrivain militaire surtout qu'il mérite d'être cité : les pages qu'il a consacrées aux batailles du Lech et de la Recknitz. ou encore à la révolte de Liudolf sont d'une puissante sobriété[72].

En dehors de Liudprand et de Widukind, l'historiographie allemande et italienne au temps des Ottons a produit de rares chroniques comme celle de Benoît du Mont-Soracte, vaste compilation où les malheurs de la chrétienté sont évoqués en des termes assez saisissants, surtout des biographies, parfois agréablement écrites, où les développements conventionnels alternent avec des narrations plus précises qui complètent celles de Liudprand et de Widukind[73].

LA POÉSIE ÉPIQUE : ROSWITHA. — L’œuvre d'Otton le Grand a inspiré aussi un poème épique qui a pour auteur une femme, Roswitha, nonne de Gandersheim. Le talent poétique de cette jeune religieuse s'était révélé auparavant dans des Légendes tirées des évangiles apocryphes et de récits hagiographiques, où l'on-trouve, entre autres épisodes, une des premières versions du miracle de Théophile qui devait, par la suite, alimenter si copieusement la littérature et l'art du moyen âge. A la demande de son abbesse, Gerberge, nièce d'Otton Ier, elle commença, aussitôt après le couronnement impérial de 962, le De gestis Ottonis I imperatoris, où elle célèbre en vers les exploits de César Auguste. C'est une sorte de version officielle du règne dont les documents ont été fournis par la cour elle-même, mais les faits militaires ou diplomatiques n'y tiennent pas la même place que chez Liudprand ou chez Widukind ; Roswitha a plutôt évoqué, avec une pieuse délicatesse, la vie intime de la famille impériale pour laquelle elle éprouve la plus affectueuse vénération : Otton apparaît comme un autre David, destiné par Dieu à confondre les païens et à assurer la paix de l'Église, un personnage providentiel commis pour le salut du monde.

Roswitha a écrit un autre poème historique en l'honneur de son abbaye et aussi des pièces de théâtre, dénuées de toute action que l'on pourrait plutôt qualifier de récits épiques dialogués, mais où, malgré un but moral franchement avoué, elle ne recule pas devant une peinture assez sensuelle de la passion. L'influence de Térence est évidente dans ces dernières œuvres, ce qui montre à quel point dans les monastères allemands on était familier avec la littérature antique[74].

EKKEHARD DE SAINT-GALL. — Si Roswitha incarne, mieux- que personne, le mouvement poétique de l'époque ottonienne, elle a eu cependant des émules. Ekkehard, moine de Saint-Gall, a écrit dès l'époque de Henri Ier, soit autour de 930, un poème où il conte, en quatorze cent cinquante-six hexamètres, la légende de Waltharius, fils du roi d'Aquitaine, et de sa fiancée Hildegarde, qui, envoyés comme otages auprès d'Attila et emprisonnés par lui, réussissent, au prix de mille péripéties, à s'enfuir et à s'épouser. C'est un curieux chant national ou sont exaltés, sous une forme assez personnelle malgré des réminiscences virgiliennes, les vertus guerrières de la Germanie, tempérées par un sentiment chrétien prononcé[75].

L'ECBASIS CAPTIVI. — Vers le même moment, un autre poème, d'un genre tout différent, a connu un vif succès : c'est l'Ecbasis captivi où un moine de Saint-Epvre de Toul met en scène des animaux. Son récit, emprunté à Ésope, a, en réalité, un caractère allégorique chrétien : le loup apparaît comme l'image du démon, tandis que le Christ est représenté tour à tour par le lion et par le renard ; les autres animaux parlent, raisonnent et vivent comme des moines. L'influence de l'antiquité est encore manifeste : Horace, Ovide et Prudence ont été largement pillés, mais le tour reste original[76].

LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE. — Ces différentes œuvres attestent la vitalité littéraire de l'Allemagne à l'époque des Ottons. En France, la poésie se réduit à quelques fragments épiques et au De viribus herbarum de Macer Floridus, sorte d'histoire naturelle en vers sans grand intérêt. L'histoire est mieux représentée : Flodoard, chanoine de Reims, a rédigé une histoire de son église et des annales qui vont de 919 à 966, mais, si, malgré un goût excessif pour les faits légendaires ou miraculeux, son information est en général assez sûre, il est loin d'avoir la valeur littéraire de Liudprand de Crémone ou même de Widukind[77]. Les Historiarum libri Ier de Richer, composés entre 991 et 995 et qui embrassent à peu près toute l'histoire du IXe siècle, sont au contraire l’œuvre d'un véritable écrivain, moins soucieux de l'exactitude, mais très épris des classiques latins, en particulier de Salluste qu'il imite constamment et en somme de façon assez heureuse ; aucun historien de son temps n'a eu, autant que lui, le sens du détail pittoresque qu'il sait habilement mettre en valeur et ses narrations toujours vivantes, jamais ennuyeuses, comptent certainement parmi les meilleures choses, qui aient été écrites à la fin du Xe siècle[78].

LE XIe SIÈCLE. — En dehors de la poésie et de l'histoire, il n'y a pas, à l'époque des Ottons, d'autres œuvres littéraires importantes à signaler sinon celles de Gerbert qui est, en même temps qu'un penseur, un écrivain de premier ordre et dont les lettres peuvent rivaliser avec celles des plus célèbres auteurs de l'antiquité. Cette renaissance est donc assez limitée. Elle l'est aussi dans le temps, car, après la disparition de la dynastie saxonne, les poètes devinrent rares et il n'est, pendant tout le XIe siècle, aucun nom qui puisse être mis en parallèle avec celui de Roswitha ; ni l'Allemand Ruodlieb, auquel on doit le premier roman de chevalerie, ni le Français Serlon, qui a composé un éloge en vers de Guillaume le Conquérant et un poème satirique contre Gilbert, abbé de Saint-Martin de Caen, ni l'Italien Donizon, qui a chanté la gloire de la comtesse Mathilde ne méritent de retenir bien longuement l'attention. L'histoire elle aussi disparaît comme genre littéraire : à part quelques biographies, telles que celles de Robert le Pieux par Helgaud et de Conrad II par Wipon ou quelques œuvres d'un tour assez personnel comme les Historiæ de Raoul Glaber ou les Miracula sanctæ Fidis, elle se ramène, jusqu'à l'époque des croisades, à des annales sèches et froides où les faits sont rapportés sans ordre et sans aucun souci de composition. Ni la conquête de l'Angleterre par les Normands, ni la lutte du Sacerdoce et de l'Empire n'ont fait naître autre chose que des chroniques dépourvues de toute préoccupation littéraire, car c'est bien dans cette catégorie qu'il faut ranger les œuvres d'un Guillaume de Jumièges et d'un Guillaume de Poitiers, d'un Bernold de Constance et d'un Ekkehard d'Aura. Seuls, à la fin du XIe siècle, Hugue de Flavigny et Sigebert de Gembloux mettent dans leur narration quelque flamme et quelque couleur et rappellent, mais de fort loin, les écrivains de l'époque ottonienne.

LES HISTORIENS DE LA CROISADE. — La croisade de 1095-1099 suscite, au contraire, de véritables historiens. La première en date des compilations qui ont trait à la grandiose épopée est vraisemblablement celle qui s'intitule Gesta Francorum et aliorum Hierosolimitanorum ; elle a vu le jour aussitôt après la prise de Jérusalem et a été désignée longtemps sous le titre de Tudebodus abreviatus ; l'auteur, malheureusement inconnu, est sans doute un chevalier, chrétien convaincu et ardent, témoin oculaire, qui écrit simplement, sans rien emprunter aux auteurs anciens, avec une monotonie un peu pénible que brisent assez heureusement certains récits pittoresques[79]. A côté de lui, Raymond d'Aiguilhe, chanoine du Puy et chapelain de Raymond de Saint-Gilles, a servi d'historiographe à l'armée languedocienne ; il a un style également laborieux, mais, comme l'auteur des Gesta, il est vivant et donne certains détails curieux sur la mentalité des croisés[80]. Une troisième version est celle de Foucher de Chartres qui, après avoir assisté au concile de Clermont, a été généralement attaché à la personne de Baudouin, et a écrit, vers 1105, ses Gesta Francorum Jerusalem expugnantium qu'il a continués après 1124 ; on lui a reproché l'obscurité assez pompeuse de son langage, mais, de même que les deux précédents chroniqueurs, il rompt délibérément avec la forme annalistique et annonce quelque chose de nouveau[81]. La croisade a amené, en somme, une transformation du genre historique qui va s'accentuer au début du XIIe siècle avec deux écrivains d'un réel intérêt, Guibert de Nogent et Suger.

GUIBERT DE NOGENT. — Guibert, abbé de Nogent-sous-Coucy, mort en 1124, est l'auteur d'une autobiographie intitulée De vita mea. Malgré une imitation évidente des Confessions de saint Augustin, ce petit livre tranche sur ceux qui ont été écrits au même moment. Guibert expose avec une vivante simplicité les circonstances auxquelles il a été mêlé ; il conte fort agréablement ses souvenirs de jeunesse, ses impressions sur le milieu familial et aristocratique du Beauvaisis où il a tout d'abord vécu ; il retrace les principaux épisodes de l'histoire de son abbaye et aussi de l'église de Laon, sans oublier l'insurrection communale dont il a laissé un récit peu banal et qui ne rappelle en rien les annales incolores par lesquelles nous est parvenue l'histoire politique et religieuse du XIe siècle[82].

SUGER. — Les mêmes qualités littéraires se retrouvent dans la Vie de Louis VI par Suger. L'abbé de Saint-Denis est, lui aussi, un conteur qui excelle à camper les événements et à démêler la psychologie des personnages. Le portrait qu'il a laissé de Louis VI, quoique empreint d'une profonde admiration, reste véridique, sincère, et il y a dans cette admiration elle-même quelque chose de touchant qui ajoute encore au charme de la Vita Ludovici. Si pondéré qu'il soit, Suger est un enthousiaste : il se passionne pour tous les souvenirs qui se rattachent à son abbaye et, lors de la défaite de Henri V en 1124, son patriotisme s'épanche avec un certain lyrisme. On lui a reproché son manque de goût, son élégance un peu subtile, son style compliqué et trop imité des auteurs anciens. Pourtant, malgré ces défauts incontestables, la Vita Ludovici reste peut-être par sa spontanéité et par sa sincérité l'œuvre la plus attachante de la littérature latine du XIIe siècle commençant[83].

LES RECUEILS ÉPISTOLAIRES : YVES DE CHARTRES. — On pourrait peut-être mettre en parallèle avec elle les lettres d'Yves de Chartres qui inaugurent brillamment la série des recueils épistolaires du XIIe siècle. Ce canoniste a été très mêlé aux choses de la politique : conseiller écouté des papes, souvent consulté par eux pour tout ce qui concernait leurs relations avec l'Église de France et avec la royauté, investi par là même d'une autorité sans égale, il a laissé plus de trois cents lettres adressées pour la plupart à des rois ou à des évêques. Cette correspondance est une mine de renseignements précieux pour l'histoire des dernières années du XIe siècle et des premières du XIIe ; l'on y trouve notamment une série de portraits de personnages en vue, brossés avec autant de fougue que d'élégance qui en rendent la lecture particulièrement attrayante[84].

A côté des lettres d'Yves de Chartres, on peut citer aussi celles d'Hildebert de Lavardin, évêque du Mans, et de Geoffroy, abbé de Vendôme, qui ne sont pas, elles non plus, dénuées d'intérêt et qui attestent les progrès de la langue latine en France,

APPARITION DE LA POÉSIE EN LANGUE VULGAIRE. — Cependant cette langue latine va bientôt s'effacer devant la langue vulgaire, langue d'oïl ou langue d'oc, qui, en France, pénètre dans la littérature au cours du XIe siècle et c'est là le dernier trait, qui n'est pas le moins notable, de la Renaissance dont on vient de parcourir les principales étapes. Dès la première moitié du siècle, on a écrit des vies de saints en vers, Passion du Christ, Vie de saint Léger et Vie de saint Alexis dans le nord de la France, Vie de sainte Foy en Languedoc, auxquelles il faut ajouter un poème sur Boèce qui a vu sans doute le jour en Limousin. Peut-être faut-il voir là une forme primitive et pieuse des chansons de geste dont le succès va s'affirmer un peu plus tard[85].

LES PREMIÈRES CHANSONS DE GESTE. — Les chansons de geste sont des épopées en langue vulgaire où sont célébrés les Gesta de certains personnages demeurés célèbres par leurs exploits. Il est prouvé aujourd'hui que la naissance de cette littérature est en corrélation étroite avec les grands faits de l'histoire religieuse du XIe siècle, à savoir les pèlerinages et la croisade. C'est dans les abbayes jalonnant les routes qui conduisaient aux sanctuaires les plus fréquentés par le monde seigneurial ou celles qui accédaient en Espagne que les jongleurs, d'accord avec les moines, ont commencé à chanter, en l'amplifiant, tel ou tel épisode se rapportant à l'origine ou à l'histoire des monastères et brièvement narré dans les annales que l'on y rédigeait. Lors de la croisade d'Espagne, au milieu du XIe siècle, le souvenir des grandes luttes qui avaient autrefois mis aux prises la Chrétienté et l'Islam se réveille et s'intensifie peu à peu ; les chevaliers français qui passent les Pyrénées se plaisent à rappeler que Charlemagne les a précédés sur cette voie de la piété médiévale[86]. La plupart des chansons de geste du XIe siècle sont aujourd'hui perdues et on ne les connaît que par les allusions qui se trouvent dans les textes. On a cependant conservé le poème d'Isembart et Gormont, qui date des toutes dernières années du XIe siècle et chante la victoire du roi franc Louis sur le prince sarrasin Gormont qu'un noble, le traître Isembart, a conduit en Picardie[87]. C'est entre 1110 et 1120 qu’a vu le jour la plus célèbre de ces épopées, la Chanson de Roland, poème de quatre mille vers, qui, en brodant sur un fait militaire insignifiant, le massacre de l'arrière-garde de l'armée de Charlemagne à Roncevaux en 778, un long récit où s'accumulent les actions d'éclat, porte le reflet fidèle de la croisade espagnole : Roland et ses preux qui luttent désespérément contre quatre cent mille Sarrasins et se laissent tuer sur place plutôt que d'appeler au secours sont les prototypes des chevaliers français qui, sans compter, ont versé leur sang sur la terre ibérique pour la défense de la [foi menacée par l'Infidèle[88].

LES PREMIERS TROUBADOURS. — La même période a vu naître les premiers troubadours. A la fin du XIe siècle, le monde seigneurial se transforme ; au moins dans certaines régions, les mœurs s'adoucissent ; le baron, qui jusque là ne rêvait que guerres et beuveries, s'élève peu à peu vers des jouissances plus raffinées. Cette évolution est particulièrement sensible dans le sud-ouest de la France, dans cette Aquitaine où la douceur du climat, et l'abondance des ressources inclinent à une existence pacifique et oisive. C'est là que la poésie lyrique devait faire son apparition : le premier troubadour est le duc Guillaume IX. Ce singulier seigneur que n'embarrasse aucun scrupule religieux, aussi sensuel qu'âpre au gain, incapable de prendre au sérieux les choses les plus graves, qu'il s'agisse de la croisade ou du serment conjugal, prêt à tout sacrifier à ses fantaisies amoureuses, a laissé onze poèmes où une exquise sensibilité s'allie à la plus facétieuse sensualité et où de sublimes accents font oublier un libertinage d'ailleurs fort spirituel. En 1101, au moment de partir pour la croisade, à laquelle il a tout d'abord opposé la plus cynique indifférence, il saura manifester son repentir avec une gravité émue qui s'épanche en de fort beaux vers, ce qui ne l'empêchera pas de traîner à sa suite une foule de courtisanes qui, au dire du chroniqueur Geoffroy de Vigeois, contribuèrent à l'échec de l'expédition et inspirèrent au duc volage des rimes moins édifiantes[89].

VITALITÉ LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE DU XIe SIÈCLE. — Chanson de Roland et poésies de Guillaume d'Aquitaine sont le point de départ d'un vaste mouvement poétique en langues romanes. En littérature comme en art, le XIe siècle n'est qu'une aurore, mais c'est l'aurore d'une civilisation resplendissante qui va s'épanouir aux deux siècles suivants, tandis que se continuera la vaste transformation religieuse, sociale et politique qui s'est élaborée au même moment.

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME

 

 

 



[1] On trouvera un bon exposé d'ensemble dans Gustav Schnürer, Kirche und Kultur im Mittelalter, t. II, Paderborn, 1929. Pour le mouvement monastique, voir les ouvrages cités au § II du chapitre V, auxquels on ajoutera : Dom Ursmer Berlière, Les origines de Cîteaux dans Revue d'histoire ecclésiastique, t. I, 1900, p. 448-471 et t. II, 1901, p. 253-290 ; E. Vacandard, Vie de saint Bernard, abbé de Clairvaux, Paris, 1895, 2 vol. Pour l'Eglise séculière et les écoles, cf. surtout : Léon Maître, Les écoles épiscopales et monastiques en Occident avant les Universités, 2e édit., Paris, 1924 ; J.-A. Clerval, Les écoles de Chartres au Moyen âge, Paris, 1895.

[2] Cf. A. Fliche, La réforme grégorienne, t. I, p. 39 et suiv.

[3] Sur les origines et les débuts de Cluny, cf. chapitre V, § II.

[4] Il n'existe pas encore de biographies satisfaisantes de saint Maïeul et de saint Odilon Sur leur rôle, voir : Sackur, Die Cluniacenser, t. I, et aussi : Ch. Pfister, Études sur le règne de Robert le Pieux, p. 303 et suiv. On trouvera une excellente analyse de l'œuvre de Richard de Saint-Vannes dans E. Sabbe, Notes sur la réforme de Richard de Saint-Vannes dans les Pays-Bas dans Revue belge de philosophie et d'histoire, t. VII, 1928, p. 551-570.

[5] Sur son rôle à Canossa, cf. deuxième partie, chapitre V, § I.

[6] Pour la réforme de Hieschau et des abbayes allemandes, voir : Hauck, Kirchengeschichte Deutschlands, t. III, p. 865 et suiv. ; Louis Reynaud, Les origines de l'influence française en Allemagne, Paris, 1913, p. 198-201. Pour les abbayes lorraines, cf. E. Sabbe, article cité, p. 562-564.

[7] Rupert de Deutz, Super quædam capitula, III, 3.

[8] U. Berlière, L'ascèse bénédictine, p. 250-254.

[9] Sur les écoles clunisiennes, voir surtout Sackur, op. cit., t. II, p. 328 et suiv.

[10] Cf. Réforme grégorienne, t. I, p. 183-185.

[11] On a une vie de Romuald par saint Pierre Damien (Patr. lat., t. CXLV, col. 953 et suiv.). Sur Jean Gualbert, cf. Davidsohn, Geschichte von Florenz, t. I, Berlin, 1896, p. 163 et suiv.

[12] A. Fliche, Le règne de Philippe Ier, p. 469-471.

[13] Sur les origines de Cîteaux, voir : Janauschek, Origines cistercienses, t. I, præfatio, et surtout l'article cité de Dom Berlière dans Rev. hist. eccl., t. I, p. 448-471 et t. II, p. 253-290.

[14] Berlière, article cité dans Rev. hist. eccl., t. II, p. 271-279. Cf. aussi D'Arbois de Jubainville, Études sur l'état intérieur des abbayes cisterciennes et principalement de Clairvaux aux XIIe et XIIIe siècles, Paris, 1858, p. 63 et suiv.

[15] Vacandard, op. cit., t. I, p. 133 et suiv.

[16] Berlière, articlé cité dans Rev. hist. eccl., t. II, p. 254-257.

[17] Il ne reste malheureusement rien de Cîteaux, mais la filiale de Pontigny a conservé une église tout à fait caractéristique des idées cisterciennes en matière d'art.

[18] Cf. Réforme grégorienne, t. I, p. 60 et suiv.

[19] Sur la réforme épiscopale, voir Imbart de la Tour, Les élections épiscopales dans l'Église de France, p. 513 et suiv. Pour les chanoines réguliers, cf. Bernard Monod, Essai sur les rapports de Pascal II et de Philippe Ier, p. 122 et suiv. ; A. Fliche, Le règne de Philippe Ier, p. 451-458.

[20] Pfister, Etudes sur le règne de Robert le Pieux, p. 16 et suiv.

[21] Orderic Vital, Historia ecclesiastica, III, 7.

[22] Sur l'école de Chartres, voir : Ch. Pfister, De Fulberti, Camotensis episcopi vita et operibus, Paris, 1885, et A. Clerval, Les écoles de Chartres au Moyen âge (du Ve au XVIe siècle), p. 30 et suiv.

[23] Cf. Léon Maître, op. cit.

[24] Hauck, Kirchengeschichte Deutschlands, t. III, p. 324-329 ; G. Kurth, Notger de Liège et la civilisation au Xe siècle, Paris, 1905, p. 251 et suiv.

[25] Cf. Appuhn, Das trivium und quadrivium in Theorie und Praxis, Erlangen, 1900 ; Clerval, op. cit. ; Willmann, Didaktik als Bildungslehre, t. I, Die geschichtlichen Tyen des Bildungswesens, 3e édit. Brunswick, Ig03.

[26] Pfister, op. cit., p. 19-31.

[27] Clerval, op. cit., p. 116 et suiv.

[28] Sur l'influence de la pensée française dans l'Europe occidentale au XIe siècle, voir sur tout : De Wulf, Histoire de la philosophie médiévale, t. I, p. 62-64.

[29] Pfister, op. cit., p. 325 et suiv. Cette hérésie a inquiété la royauté capétienne et, sur l'ordre de Robert le Pieux, des bûchers s'allumèrent à Orléans en décembre 1022.

[30] Clerval, op. cit., p. 131-141. Sur Bérenger, voir J. Ebersolt, Essai sur Bérenger de Tours et la controverse sacramentaire au XIe siècle, Paris, 1903, et l'article Bérenger dans le Dictionnaire de théologie catholique de Vacant-Mangenot. Pour les conciles qui ont condamné Bérenger, cf. Héfélé-Leclercq, Histoire des conciles, t. IV, 26 p., p. 1040 et suiv.

[31] Sur Roscelin, voir : Picavet, Roscelin philosophe et théologien d'après la légende et l'histoire, Paris, 2e édit. 1911 ; de Wulf, op. cit., t. I, p. 102-105.

[32] Cf. Mirbt, Die Publizistik im Zeitalter Gregors VII, Leipzig, 1894 ; A. Fliche, La réforme grégorienne, t. I et II ; Paul Fournier, Un tournant de l'histoire du droit dans Nouvelle revue historique de droit français et étranger, t. XLI, 1917, p. 130-180 ; E. Voosen, Papauté et pouvoir civil à l'époque de Grégoire VII, Gembloux, 1927.

[33] Jaffé-Wattenbach, 3195.

[34] Sur la chevalerie, voir : Léon Gautier, La Chevalerie, 2e édit., Paris 1890 ; Roth von Schreçkenstein, Die Ritterwürde und der Ritterstand, Fribourg-en-Brisgau, 1886. ; Franz, Kirchlichen Benediktionen, Fribourg-en-Brisgau, 1909.

[35] Comme travaux d'ensemble sur cette question, on consultera avant tout : Étienne Gilson, La philosophie au moyen-âge, Paris, 1923 ; E. Bréhier, Histoire de la philosophie, t. I, L'antiquité et le Moyen âge, Paris, 1927-1928 ; M. de Wulf, Histoire de la philosophie médiévale, t. I, Se édit. Louvain, 1924 ; Ueberweg, Grundriss der Geschichte der Philosophie, t. II, hrg von B. Geyer, Berlin, 1928 ; Grabmann, Geschichte der scholastichen Methode, t. I, Fribourg-en-Brisgau, 1909 ; Pierre Duhem, Le système du monde, t. III, Paris, 1915. Les études particulières seront signalées à propos des différents écrivains.

[36] Voir surtout le liber de nummorum divisione et le liber abaci.

[37] Sur Gerbert, voir les ouvrages cités p. 227, n. 110, auxquels il faut ajouter : Pfister, op. cit., p. 25-29 et Duhem, op. cit., p. 164 et suiv.

[38] C'est au nom de ce principe que Bérenger, qui a étudié à Chartres, nie la transsubstantiation et affirme que, puisque après la consécration on voit et on touche le pain, la substance n'est pas changée.

[39] Suivant Clerval, op. cit., p. 120-122, le premier nominaliste chartrain serait un certain Jean, médecin de Henri Ier, qui fréquenta l'école entre 1037 et 1045.

[40] Sur la pensée chartraine, voir : De Wulf, op. cit., t. I, p. 141 et suiv. ; Clerval, op. cit. ; E. Gilson, Le platonisme de Bernard de Chartres dans Rev. néo. scolastique, 1923, p. 1-19.

[41] Sur Roscelin, voir, outre l'ouvrage déjà cité de Picavet : Adlhoch, Roscelin und S. Anselme dans Philos. Jahrbuch, t. XX, 1907, et Buonaiuti, Un filosofo della contïngenza nel sale. XI. Roscelino dans Rev. storico-crit. d. scienze teol., 1908.

[42] On trouvera les œuvres de saint Anselme dans Migne, Patr. Lat., t. CLVIII.

[43] Proslogion, c. II. Cf. de Wulf, op. cit., t. I, p. 114-115.

[44] Les philosophes contemporains ne sont pas d'accord sur ce qui prédomine chez lui de l'augustinisme pu du néoplatonisme. On trouvera un résumé de leurs controverses dans : De Wulf, op. cit., t. I, p. 119, n. 5 et p. 120, n. 2.

[45] Outre les ouvrages cités p. 495, n. 21, on consultera sur saint Anselme : A. Koyré, L'idée de Dieu dans la philosophie de saint Anselme, Paris, 1923 ; Fuzier, La preuve ontologique de l'existence de Dieu par saint Anselme, Fribourg, 1898 ; Adlhoch, Der Gottesbeweis des h. Anselm dans Philos. Jahrb., t. VIII, IX et X, 1895-97.

[46] Outre les ouvrages généraux cités plus haut, cf. : G. Lefèvre, De Anselmo Laudunensi scolastico, Evreux, 1895, et Les variations de Guillaume de Champeaux et la question des universaux, Lille 1898 ; Adlhoch, War Wilhelm von Champeaux Ultrarealist ? dans Philos. Jahrb., 1909, et l'article de P. Fournier sur Anselme de Laon dans le Dict. hist. et géog. eccl., t. III, 1024, col. 485-487.

[47] Les travaux relatifs à Pierre Damien ont été indiqués, chapitre IV, § III. On trouvera ses œuvres dans Migne, Patr. Lat., t. CXLIV et CXLV.

[48] Sur Otloh, voir : Dümmler, Ueber den Morich Otloh von Emmeran dans Sitzungsberichte d. N. pr. Akad. Wiss., Berlin, 1895, 2e p. et Endres, Otlohs von S. Emmeran Verhaltniss zu den freien Künsten dans Phil. Jahrb., t. XVII et XIX, 1904 et 1906. — Pour le Contra Wollelmum, cf. Endres, Manegold von Lautenbach dans Hist. polit. Blatter, 1901.

[49] Voir surtout op. VI, XVII, XVIII, XXII, XXXI.

[50] Le traité Adversus simoniacos a été publié dans les Libelli de lite imperatorum etpontificum, t. I, p. 95-253. Cf. Réforme grégorienne, t. I, p. 283-308.

[51] Cf. Réforme grégorienne, t. II, p. 389 et suiv.

[52] On trouvera les œuvres des divers polémistes de l'époque de Grégoire VII dans les Libelli de lite, t. I et II. Cf., outre les ouvrages cités à la note 33 : A. Fliche, Les théories germaniques de la souveraineté à la fin du XIe siècle dans la Revue historique, t. CXXV, 1917, p. 1-67.

[53] Cf. l'article cité à la note précédente, p. 4, n. 4 et p. 5, n. 1.

[54] Sur Burchard de Worms, voir : Paul Fournier, Le décret de Burchard de Worms, son caractère et son influence dans la Revue d'histoire ecclésiastique, t. XII, 1911, p. 451-473 et 670-701 ; sur Abbon de Fleury, cf. Réforme grégorienne, t. I, p. 48 et suiv.

[55] Paul Fournier, Les collections canoniques de l'époque de Grégoire VII dans les Mémoires de l'Acad. des Inscr. et Belles-Lettres, t. XLI, 1918, p. 271-297.

[56] L'art roman du XIe siècle a été très étudié au cours de ces dernières années. Nous retiendrons surtout les ouvrages suivants : Louis Bréhier, L'art en France des invasions barbares à l'époque romane, Paris, 1930 ; J. Puig i Cadafalch, Le premier art roman, L'architecture en Catalogne et dans l'Occident méditerranéen aux Xe et XIe siècles, Paris, 1928 ; Kingsley Porter, Lombard architecture, t. I, Londres 1917 ; Paul Deschamps, Étude sur la renaissance de la sculpture en France à l'époque romane, Paris, 1925. On consultera aussi : André Michel, Histoire de l'art, t. I, Paris, 1905 ; Enlart, Manuel d'archéologie française. Architecture religieuse, t. 1, 2e édit., Paris, 1919 ; R. de Lasteyrie, L'architecture religieuse en France à l'époque romane, Paris, 1912 ; E. Mâle, L'art religieux du XIIe siècle en France, Paris, 1922 ; A. Marignan, Études sur l'art français au Moyen âge. Histoire de la sculpture en Languedoc aux XIIe-XIIIe siècles. Paris, 1902.

[57] Raoul Glaber, III, 4.

[58] La date du portail de Moissac, généralement considéré comme la première grande manifestation de la statuaire romane, n'est en effet connue que par la chronique d'Aimeri de Peyrac, qui date de la fin du XIVe siècle et qui ne saurait faire autorité en la matière ; aussi a-t-on proposé tantôt les environs de 1100, tantôt ceux de 1140. Les sculptures du narthex de Vézelay, comme celles du portail royal de Chartres et de tant d'autres églises, ne peuvent pas être davantage datés avec précision, La même incertitude existe pour l'architecture : bien des églises ont été incendiées au cours des XIe-XIIe siècles et l'on ignore le plus souvent si la reconstruction a été totale ou partielle ; de même on sait qu'au cours de son voyage en France, en 1095-1096, Urbain II a consacré un bon nombre d'églises, mais ces églises étaient-elles achevées à ce moment ou n'a-t-on pas plutôt, comme cela parait vraisemblable, profité du passage du pape pour lui faire consacrer un sanctuaire à peine ébauché ? On ne saurait donc être assez prudent en matière de chronologie archéologique.

[59] Bréhier, op. cit., p. 14.0-144/et aussi du même : L'origine des chevets à chapelles rayonnantes et la liturgie dans La vie et les arts liturgiques, 1921. — On a cru parfois que les églises auvergnates de Notre-Dame du Port à Clermont-Ferrand, d'Orcival, de Saint-Nectaire et d'Issoire étaient contemporaines de la cathédrale d'Étienne II ; elles représentent au contraire une forme relativement tardive d'art roman, et du fait qu'elles reproduisent le plan de cet édifice on ne saurait légitimement conclure que celui-ci présentait les mêmes caractères en élévation, notamment les tribunes surmontant les bas côtés et contrebutant la voûte de la nef principale.

[60] Cf. surtout J. Puig i Cadafalch, op. cit., qui a complètement renouvelé la question de origines de l'art roman par sa minutieuse exploration des églises catalanes.

[61] Bréhier, op. cit., p. 185-188.

[62] On trouvera une description du linteau de Saint-Genis des Fontaines dans : Congrès archéologiques de France. Carcassonne et Perpignan, 1906, p. 130. Cf. Puig i Cadalalch, op. cit., p. 146-147.

[63] Certaines œuvres de l'Aquitaine, comme le bas-relief de Marcillac ou la Crucifixion de Saint-Mesme de Chinon, ont également un caractère archaïque très prononcé, mais on ne saurait en tirer de conclusions chronologiques, car cet archaïsme peut être dû au manque d'habilité du sculpteur ; on doit remarquer d'ailleurs que-le thème iconographique n'est pas le même que celui des sculpteurs catalans.

[64] Paul Deschamps, op. cit., p. 68. Il nous parait difficile toutefois de faire remonter ces chapiteaux jusqu'à l'époque de l'abbé Morard (990-1014) ; aucune indication textuelle n'autorise cette hypothèse.

[65] C'est ce qu'a fort bien montré M. Bréhier, op. cit., p. 199 et suiv.

[66] Cf. surtout Paul Deschamps, op. cit., p. 70 et suiv.

[67] Cf. Puig i Cadafalch, op. cit., planche XLIII.

[68] E. Mâle, op. cit., p. 4 et suiv.

[69] Cf. outre les ouvrages généraux déjà cités : Dehio, Geschichte der deutschen Kunst, 3e édit., Berlin, 1923 ; Leitschuh, Geschichte der Karolingischen Malerei, Berlin, 1894 ; E. Bertaux, L'art dans l'Italie méridionale, Paris, 1904. On trouvera un très bon exposé d'ensemble dans André Michel, op. cit., t. I, 2e p., p. 7II et suiv.

[70] Aux ouvrages généraux déjà cités de Hauck et de Schnürer on peut ajouter : Ebert, Allgemeine Geschichte der Literatur des Mittelalters im Abendlande, traduit de l'allemand par J. Aymeric et J. Condamin, t. III, Paris, 1889 ; Manitius, Geschichte der lateinischen Literatur des Mittelalters, t. II, Munich, 1923 ; Molinier, Les sources de l'histoire de France, t. II, 1902 ; Wattenbach, Deutschlands Geschichtsquellen im Mittelalter, 6e édit., t. II, Berlin, 1894. Pour les origines de la littérature en langue vulgaire, cf. K. Voretzsch, Einführung in das Studium der altfranzösischen Literatur, 3ê édit., Halle, 1925, et Hanotaux, Histoire de la nation française, t. XII, Histoire des Lettres.

[71] Sur Liudprand de Crémone, voir, outre les ouvrages cités à propos d'Otton le Grand : Ebert, op. cit., t. II, p. 443-460 et la préface de Dümmler en tête de son édition des Monumenta Germaniæ historica in usum scholarum, Hanovre, 1877.

[72] Voir, dans la collection citée à la note précédente, l'édition Waitz avec la préface, et Ebert, op. cit., t. III, p. 460-467.

[73] On peut citer, parmi ces biographies, celles de la reine Mathilde, épouse de Henri Ier, et de Brunon, archevêque de Cologne, frère d'Otton le Grand.

[74] On trouvera toutes les œuvres de Roswitha dans l'édition de von Winterfeld, Berlin, 1909. Cf. Ebert, op. cit., t. III, p. 308-357 et Hatick, op. cit., t. III, p. 300 et suiv.

[75] Cf. Ebert, op. cit., t. III, p. 286-298.

[76] Cf. Ebert, op. cit., t. III, p. 298-308.

[77] Sur Flodoard, voir la préface de Lauer en tête de son édition dans la Coll. de textes pour servir à l'étude et à l'enseignement de l'histoire, Paris, 1905.

[78] Richer a été édité et traduit par R. Latouche dans la Coll. des classiques de l'histoire de France au moyen âge, t. I, Paris, 1930 (t, II en préparation) dont ou consultera avec fruit l'excellente introduction critique.

[79] Voir les éditions Hagenmeyer, Heidelberg, 1890 et Bréhier, Paris, 1924. Sur les discussions dont cette œuvre a été l'objet, cf. Sybel, Geschichte des ersten Kreuzzuges, p. 23-41, la préface d'Hagenmeyer et surtout celle de Bréhier.

[80] Cf. Molinier, op. cit., n° 2122.

[81] Cf. Sybel, op. cit., p. 46-53. On continuera, au début du XIIe siècle, à écrire l'histoire de la croisade ; Baudri de Bourgueil, Albert d'Aix et Guibert de Nogent en ont transmis un récit qui dérive pour une large part des trois précédents.

[82] Le De vita mea a été édité par G. Bourgin, Paris, 1907. Sur Guibert, cf. Abel Lefranc dans Études d'histoire du moyen âge dédiées à Gabriel Monod, p. 285-306 et B. Monod, Le moine Guibert et son temps, Paris, 1905.

[83] Pour Suger, on consultera l'édition déjà signalée de Waquet, y compris l'introduction et la bibliographie.

[84] Les lettres d'Yves de Chartres ont été éditées par Migne, Patr., Lat. t. CLXII. Sur la façon dont a été composé le recueil, cf. Molinier, op. cit., n° 1878.

[85] Voretzsch, op. cit., p. 49-56.

[86] Sur les origines des chansons de geste, voir avant tout : J. Bédier, Les légendes épiques, 4 vol., 21 édit., Pâris, 1914-1921. On trouvera dans Voretzsch, op. cit., p. 74 et 94-102 une bibliographie détaillée et un résumé des controverses plus ou moins périmées auxquelles la question a donné lieu.

[87] Voretzsch, op. cit., p. 91-94 ; Bédier, op. cit., t. IV, p. 21 et suiv. En réalité, il s'agit de la bataille de Saucourt, livrée aux Normands en 881 par Louis III, mais ces Normands ont été transformés en Sarrasins, ce qui prouve à quel point la pensée de la croisade contre les Musulmans hante l'imagination des hommes du XIe siècle.

[88] Le lien entre la chanson de Roland et la croisade espagnole a été admirablement mis en lumière par M. Boissonnade dans son livre déjà cité : Du nouveau sur la chanson de Roland, Paris, 1923. Pour le texte, cf. surtout l'édition Bédier, La chanson de Roland publiée et traduite, Paris, 1922.

[89] Sur Guillaume IX voir surtout le chapitre de Jeanroy dans l'Histoire de France, Hanotaux, t. XII, p. 252-255.