HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

DEUXIÈME PARTIE. — PROBLÈMES POLITIQUES ET RELIGIEUX DE 962 À 1025

 

CHAPITRE VIII. — LA LUTTE CONTRE L'ISLAM.

 

 

I. — La formation de l'idée de croisade[1].

 

CHRÉTIENTÉ ET ISLAM. — Les conflits religieux et politiques qui ont divisé l'Occident à la fin du XIe siècle n'ont pas empêché l'unité chrétienne de se maintenir et de s'affirmer en face de l'Islam. L'expédition qui, en 1099, aboutit à la prise de Jérusalem par les chevaliers occidentaux, réunit en un commun élan, sous la direction de la papauté, des Français, des Allemands, des Normands, des Anglais, des Espagnols. Tandis que se déroule en Allemagne et en Italie la lutte du Sacerdoce et de l'Empire, que plus à l'Ouest les Capétiens s'affrontent avec les rois anglo-normands, barons et masses populaires s'ébranlent à l'appel du pontife romain et s'acheminent fraternellement vers l'Orient, réalisant une grandiose épopée qui s'appelle la première croisade.

Cette prodigieuse entreprise n'est pas, comme on l'a cru parfois, le fruit d'un enthousiasme spontané. Elle apparaît, au contraire, comme le résultat d'un laborieux enfantement dont il importe de retracer, avant toutes choses, les phases successives.

LA QUESTION MUSULMANE AU Xe SIÈCLE. — La conquête de la Méditerranée par l'Islam aux VIIe et VIIIe siècles n'a pas provoqué, de la part du monde occidental, une réaction immédiate. Jusqu'au milieu du XIe siècle, la chrétienté a péniblement défendu ses positions sans chercher à reconquérir les territoires perdus ; elle s'est même accommodée de la situation amoindrie qui résultait pour elle du grand cataclysme et contentée d'un modus vivendi capable de satisfaire la piété des fidèles. Les pèlerinages en Terre-Sainte, de bonne heure tolérés par les Musulmans se multiplient au Xe siècle ; sans doute ne sont-ils pas dépourvus de tout danger, mais affronter les périls d'un tel voyage, n'est-ce pas un sûr moyen d'opérer son salut ? Aussi la route de Palestine est-elle sillonnée par les chrétiens d'élite soucieux de leur sanctification personnelle comme par les grands coupables pour qui la pénitence est un moyen d'expiation ; saint Conrad, évêque de Constance, Foulque, abbé de Flavigny, Judith, belle-sœur d'Otton le Grand, en ont parcouru les différentes étapes, aussi bien que le comte de Verdun, Frédéric, en 997, ou, en 1002, le scélérat comte d'Anjou, Foulque Nerra. L'arrivée en Palestine des califes fatimites d'Égypte (969) et la persécution de Hakem (1009-1020) n'ont pas réussi à briser ces pieuses traditions[2].

Aussi la pensée d'aller délivrer la Terre-Sainte n'a-t-elle jamais effleuré l'esprit des Occidentaux au Xe siècle ni pendant la plus grande partie du XIe. D'ailleurs la Palestine, comme la Syrie et l'Egypte, avait appartenu, avant l'invasion arabe, aux empereurs grecs, seuls qualifiés, semblait-il, pour assumer l'initiative de la reconquête. En réalité, l'offensive de la chrétienté contre le monde musulman a tout d'abord affecté les pays situés autour de la mer Tyrrhénienne : c'est en Italie, en Provence, en Espagne, que l'Islam subit les premiers assauts des princes occidentaux. La croisade, à la fin du XIe siècle, ne sera que l'extension à l'Orient de la lutte d'abord circonscrite aux péninsules de l'Ouest méditerranéen.

LA CONQUÊTE DE LA SICILE PAR LES NORMANDS. — La question musulmane a joué comme on l'a vu, un rôle primordial dans la politique italienne au cours du Xe siècle. Sans doute, après la bataille du Garigliano (915) et la chute de Freinet (972), la domination sarrasine a-t-elle disparu dans l'Italie continentale et en Provence, mais elle s'est maintenue plus longtemps en Sicile d'où les Grecs ont été contraints de se retirer[3]. Jusqu'au milieu du XIe siècle, toutes les tentatives pour reconquérir l'île, qu'elle qu'en ait été l'origine, ont lamentablement avorté. le désastre du cap Colonne a été le dénouement de l'expédition entreprise en 982 par Otton II ; du côté byzantin, l'eunuque Jean qui, en 1035, essaya d'arracher la Sicile au pouvoir des Musulmans, n'a pas été plus heureux[4]. L'installation des Normands dans l'Italie méridionale ouvre au contraire une période de reconquête. En 1060, Roger Guiscard franchit le détroit de Messine ; il est repoussé. Il renouvelle son effort en février 1061 avec un égal insuccès. Se rendant alors compte des difficultés de l'entreprise et de l'insuffisance de ses préparatifs, il sollicite le concours de son frère Robert avec l'aide duquel, dès l'été de 1061, il s'empare de Messine. Grâce à ce solide point d'appui, il peut pénétrer à l'intérieur de l'île où il est appelé par l'émir de Syracuse, Ibn-at-Timnah, alors en guerre avec l'émir de Girgenti, Ibn-al-Hawas. Il livre à celui-ci, devant Castrogiovanni, une bataille qui reste indécise et se dédommage de ce demi-succès en pillant Girgenti. L'assassinat d'Ibn-at-Timnab, en 1062, le prive d'un allié précieux et le réduit un moment à la défensive, mais, en 1063, il remporte une éclatante victoire à Cerami, progresse dans la région de Castrogiovanni, puis, en 1064, aidé de nouveau par son frère Robert, il va mettre le siège devant Palerme qu'il ne peut enlever. A la suite de cet échec, il est immobilisé pendant plusieurs années. C'est seulement en 1071 qu'a lieu l'attaque décisive qui provoque la chute de Catane (juillet 1071), puis de Palerme (janvier 1072). La domination musulmane s'effondre en Sicile ; Robert Guiscard s'installe à Palerme et à Messine, tandis que Roger occupe, sous la suzeraineté de son frère, le reste de l'île où il enlève bientôt les dernières positions sarrasines[5].

LA DOMINATION MUSULMANE EN ESPAGNE. — Au moment où, sous la pression normande, l'Islam évacue la Sicile, la lutte est également engagée avec frénésie dans la péninsule ibérique où les Arabes, chassés de Gaule par les princes carolingiens, ont réussi à se maintenir et à se consolider. Après une longue période de dissensions intestines qui s'étend sur tout le IXe siècle, le représentant de la dynastie omméiade, Abd-er-Rhaman III, qui, en 929, a pris le titre de calife, rétablit l'unité parmi les siens et brise les derniers liens qui rattachaient l'Espagne au monde musulman. Il en résulte la formation, autour de Cordoue, d'un empire homogène qui connaît, au milieu du Xe siècle, une réelle splendeur. De 931 à 974, la conquête du Maghreb sur les Fatimites suffit à occuper les califes, mais, une fois cette entreprise terminée, l'attaque recommence au Nord contre les chrétiens : Barcelone est prise en 986, puis Ripoll en 1027-1028 ; vers 1045, les armées musulmanes parviennent au cœur de la Catalogne d'où elles menacent de franchir à nouveau la frontière pyrénéenne. Ces progrès coïncident avec des succès sur mer : la Sardaigne est conquise, tandis que de hardis coups de mains amènent le sac d'Antibes (1003), de Pise (1005 et 1016), de Narbonne (1020)[6]. Ainsi se dessine, au début du XIe siècle, une nouvelle agression musulmane contre la chrétienté occidentale, mais, une fois de plus, les dissensions intestines de l'Islam vont l'empêcher de poursuivre les avantages ainsi obtenus. Si Abd-er-Rhaman III (912-961) et Hakem II (961-976) ont été forts et respectés, le fils du second, Hixem II, n'a pu triompher d'une puissante opposition qui le renverse (1009). Dès lors, les révolutions se succèdent et le califat de Cordoue s'effrite en une sérié de dominations princières plus ou moins rivales. Seul, l'État de Saragosse, avec Al Moctadir (1039-1081), conserve une certaine force d'expansion et parvient à englober les principautés vassales de Lérida, Huesca, Tudela et Calatayud[7]. Dans l'ensemble, l'Empire arabe, démembré et divisé, n'offre pas la même résistance qu'au temps des grands califes de Cordoue ; au milieu du XIe siècle, en Espagne comme en Sicile, le moment paraît propice pour une reconquête chrétienne.

LES ROYAUMES CHRÉTIENS D'ESPAGNE. — Cette reconquête n'est possible qu'avec un appui extérieur, car la péninsule ibérique ne saurait se libérer par ses propres forces. Les royaumes chrétiens qui ont réussi à se maintenir ne disposent que de moyens précaires et insuffisants. L'Espagne du Nord est dans un état de morcellement peu favorable à une entreprise militaire. Au Xe siècle, le pays de Pampelune, autrefois incorporé dans la marche carolingienne, est devenu le noyau d'un royaume indépendant qui, avec Sanche le Grand (994-1035), s'étend sur tout le bassin supérieur de l'Èbre : ce prince valeureux annexe à la Navarre la Castille qu'il enlève au Léon, les provinces basques d'Alava, de, Guipuzcoa et de Biscaye, les comtés d'Aragon et de Sobrarbe, mais, à sa mort (1035), son État, qui eût pu assumer la direction de l'offensive contre l'Islam, se démembre en une série de principautés sans vigueur : à l'Ouest, la Castille reprend son indépendance et s'unit de nouveau au royaume de Léon constitué par l'Asturie, la Cantabrie, la Galice, le pays de Burgos (1037), et son roi, Fernand Ier le Grand (1035-1065), gouverne tout le pays qui s'étend du Douro au golfe de Gascogne ; à l'Est, l'Aragon, séparé lui aussi de la Navarre, a pour centre le pays de Jaca d'où il s'étend progressivement, sous le règne de Ramire Ier (1035-1063), sur le versant Sud des Pyrénées, tandis qu'au Midi, vers 1045, il annexe le Sobrarbe. Entre l'Aragon et la mer, l'ancienne marche d'Espagne persiste sous le nom de comté de Barcelone ; en 986, l'agression musulmane a amené la chute de sa capitale que le comte Borrell ne tarde pas à reprendre, mais Ramon Borrell (992-1018) se fait de nouveau battre par les Infidèles et l'existence de sa principauté, encerclée au Sud et à l'Ouest par le puissant État de Saragosse demeure incertaine[8].

Bref, au milieu du XIe siècle, l'Espagne septentrionale est divisée en quatre États chrétiens plus ou moins campés autour du bassin de l'Èbre, qui ne valent guère que par leur situation géographique en bordure des Pyrénées, mais qui, réduits à eux-mêmes, ne peuvent rien entreprendre contre l'Islam. Dénués de toute puissance offensive, ils risquent même d'être submergés, au cas où l'unité musulmane viendrait à se reconstituer ; c'est ce que l'on a compris de l'autre côté des Pyrénées où l'on songera d'assez bonne heure à fortifier ce trop fragile rempart de la chrétienté occidentale.

LES PRÉLIMINAIRES DE LA CROISADE FRANÇAISE EN ESPAGNE. — La première croisade française en Espagne date seulement de 1063 ; mais, pendant tout le XVe siècle, elle a été préparée par des événements d'ordre divers au premier rang desquels il faut placer les alliances matrimoniales qui ont rapproché les familles princières des deux pays : Sanche le Grand (994-1035) est le beau-frère de Sanche-Guillaume, duc de Gascogne ; Ramire Ier d'Aragon a épousé, vers 1038, une princesse de Bigorre, Ermesinde, et la sœur de celle-ci, Étiennette, était déjà à ce moment reine de Navarre ; une fille de Ramire Ier deviendra comtesse de Toulouse par son mariage avec Guillaume, tandis que les comtes de Barcelone, Ramon Borrell (992-1018) et Ramon-Berenguer 1er (1035-1050), s'uniront à des princesses de la maison de Carcassonne. Plus tard, une Limousine, Almodis de la Marche, sera comtesse de Barcelone, et une Bourguignonne, Constance, en épousant Alphonse VI, montera sur le trône de Castille. Enfin le mariage, entre 1050 et 1060, de Félicie, fille du comte de Roucy Hilduin, avec l'infant d'Aragon, Sanche-Ramirez, peut être considéré comme l'origine immédiate de la première croisade espagnole dont l'un des chefs sera Eble de Roucy, beau-frère de Sanche[9].

Ainsi se sont créées d'étroites relations entre les royaumes chrétiens d'Espagne et les grands fiefs français du Midi ou de l'Est, et l'on ne saurait, dès lors, s'étonner que ceux-ci aient plus spécialement fourni les chevaliers qui combattront l'Islam dans la péninsule. Des rapports politiques s'esquissent également : en octobre 1010, Sanche le Grand se rend à Saint-Jean-d'Angély, où l'on venait de découvrir le chef de saint Jean-Baptiste ; il y rencontre le roi de France, Robert le Pieux, le duc d'Aquitaine, Guillaume le Grand et le comte de Blois, Eude, mais ce n'est là qu'une simple prise de contact et le chroniqueur Adémar de Chabannes, auquel on doit le récit de cette entrevue, ne fait aucune allusion à des négociations pour une expédition française en Espagne[10]. En 1027, Sanche, dans sa lutte contre les Musulmans, sollicitera l'appui de son beau-frère Sanche-Guillaume, qui lui amènera un contingent gascon, avec l'aide duquel il pourra conquérir les Cinco Villas et asseoir son influence dans la vallée de l'Èbre, mais on ne saurait qualifier cette opération de croisade, pas plus que l'on ne peut donner ce nom à la légendaire randonnée du Normand Roger II de Toéni, lorsque, peu après 1018, il vola au secours de la régente de Barcelone, Ermesinde[11].

LA PREMIÈRE CROISADE FRANÇAISE EN ESPAGNE (1063-1065). — Jusqu'au milieu du XIe siècle, il n'y a donc pas de croisade à proprement parler. Après la mort de Sanche le Grand (1035), on observe même une certaine accalmie dans les rapports entre chrétiens et musulmans. Le successeur de Sanche en Navarre, Garcia, s'est borné à quelques opérations de détail qui ont affermi sa domination sur le bassin supérieur de l'Èbre. Son contemporain, Ramire Ier d'Aragon (1035-1063), a cherché plutôt à obtenir par la diplomatie des concessions aux chrétiens dans les États de Saragosse et de Tudela ; toutefois, en 1063, pour des raisons que l'on perçoit mal, il reprend l'offensive contre l'Islam en marchant sur Barbastro, mais tandis qu'il assiège Grados (mai 1063), il est assassiné par un musulman[12].

Ce tragique incident provoque une profonde indignation non seulement en Espagne, mais dans tout le monde occidental. La papauté est la première à s'émouvoir : Alexandre II, qui détient alors la tiare, a aussitôt la pensée d'organiser une expédition destinée à conjurer un péril dont le Saint-Siège n'avait pas, jusqu'à l'attentat de Grados, mesuré toute l'ampleur[13]. A l'appel du pontife romain, Guillaume de Montreuil réunit une armée dans l'Italie méridionale, le Champenois Eble de Roucy, beau-frère de Sanche-Ramirez, recrute un contingent de Français de l'Est auxquels viennent se joindre des Normands ; enfin les Aquitains accourent en nombre et c'est leur duc, Guy-Geoffroy, qui est désigné comme chef suprême de toutes les troupes françaises et italiennes. Le monde occidental, sur l'ordre du pape, se précipite à l'assaut de l'Islam ; l'idée de croisade est née.

L'expédition réussit d'abord au delà de toute espérance. Au printemps de 1064, les Aquitains débouchent dans la vallée de l'Èbre où ils rejoignent Guillaume de Montreuil, et vont avec lui mettre le siège devant Barbastro où ils pénètrent à la fin de juillet 1064. Au dire des sources musulmanes, leur victoire fut déshonorée par toutes sortes d'excès. Quelle que soit la valeur de cette affirmation, il demeure certain que le butin fut immense et que ceux des croisés qui restèrent pour garder la place s'abandonnèrent trop facilement aux délices d'une vie aussi fastueuse que peu conforme aux préceptes de la morale chrétienne. Ils perdirent ainsi leur vigueur combative et furent hors d'état de faire face à une contre-attaque musulmane. La ville, si brillamment conquise, retomba au pouvoir de l'Infidèle et la première croisade ibérique, quoique bien commencée, se termina par un échec[14].

PRISÉ DE TOLÈDE PAR ALPHONSE VI (1085). — Pendant les années qui suivent, la situation des chrétiens espagnols demeure précaire. Cependant l'idée de débarrasser la péninsule de la domination musulmane, avec l'aide des chevaliers français, persiste toujours. Le mariage d'Alphonse VI, roi de Castille, avec une sœur de Hugue, duc de Bourgogne, provoque, en 1079, un nouvel afflux de seigneurs bourguignons que Hugue dirige en personne[15]. En Aragon, Sanche Ramirez (1063-1094), après avoir annexé la Navarre à son royaume (1076), est hanté par la pensée de la reconquête et ne ménage pas sa peine : dès 1073, il a appelé de nouveau son beau-frère Eble de Roucy qui n'arrive qu'à des résultats sans importance ; en 1080, il reprend la lutte que la papauté, sous Grégoire VII comme sous Alexandre II, n'a cessé d'encourager et cette fois il confie la direction de l'attaque au vainqueur de Barbastro, Guy-Geoffroy, duc d'Aquitaine. On ne connaît pas le bilan exact de cette expédition à laquelle participent les seigneurs de la Bigorre et du Béarn, mais on sait que de 1081 à 1085, à la faveur des rivalités entre les princes musulmans qui se disputaient la succession du roi de Saragosse, Al Moctadir, les chrétiens espagnols, toujours aidés : par des Gascons et des Languedociens, que commandaient le vicomte de Narbonne, les comtes de Carcassonne et de Bigorre, consolidèrent leurs avantages et gagnèrent du terrain vers Barbastro et Tudela[16]. Au même moment, en mai 1085, la prise de Tolède par le roi de Castille, Alphonse VI, couronne avec éclat cette série de succès[17].

LA RÉACTION MUSULMANE. — Il semblait, à cette date, que l'Islam dût, à brève échéance, céder sous la pression des chevaliers chrétiens. Or, dans l'espace de quelques années, la situation va se trouver complètement retournée. Rudement secoués par l'offensive de Guy-Geoffroy et d'Alphonse VI, les musulmans d'Espagne ont eu l'idée de solliciter le concours de leurs coreligionnaires d'Afrique. A la suite de la dislocation de l'Empire arabe, les Almoravides avaient placé sous leur domination tout le Maghreb et constitué, avec Marrakech comme capitale, un État puissant, qui semblait prédestiné à l'expansion et à la conquête. Le 30 juin 1086, ils débarquent à Algésiras et bousculent à Zalacca ; près de Badajoz, l'armée chrétienne, composée d'Espagnols et de Français., Déjà, Alphonse VI songe à reculer jusqu'aux Pyrénées, tandis que les troupes d'Aragon et de Navarre abandonnent le siège de Saragosse et le comte de Barcelone celui de Tortose[18]. La situation est d'autant plus dramatique que Guy-Geoffroy vient de mourir et que, de ce fait, l'organisation d'une nouvelle croisade devient sensiblement plus difficile.

NOUVELLES CROISADES FRANÇAISES EN ESPAGNE (1087-1101). — L'émoi produit par la victoire des Almoravides à Zalacca réveille cependant l'ardeur des chevaliers français et, dans tous les milieux où l'on suivait avec attention les événements d'Espagne, on se prépare à refouler les nouveaux envahisseurs. Les textes, s'ils manquent de précision, sont unanimes à signaler l'élan qui se manifeste un peu partout. Plusieurs milliers de Français s'en allèrent en Espagne , s'écrie le chroniqueur sénonais, Clarius[19]. Parmi eux, on distingue trois groupes : les Bourguignons et Champenois, commandés par le duc Eude Ier, les Normands, auxquels s'adjoignent les Poitevins, et les Gascons, avec, comme chef, le vicomte de Melun, Guillaume le Charpentier, enfin les Languedociens et Provençaux que conduit le comte Raymond IV de Saint-Gilles. Le résultat de la croisade ne paraît pas avoir été en proportion de ce prodigieux effort : après avoir pris Estella, à la frontière de Navarre, les croisés échouèrent devant Tudela (1087), et, très découragés, ils revinrent en France, à l'exception des Bourguignons qui aidèrent Alphonse VI à se fortifier sur le Douro et sur le Tage. La domination des Almoravides en Espagne restait intacte[20].

La croisade reprend en 1089, et c'est du pape Urbain II qu'elle reçoit son impulsion. Issu d'une vieille famille de noblesse champenoise, né vers 1040, à Chatillon-sur-Marne, il avait vingt ou vingt-cinq ans au moment où son compatriote, Eble de Roucy, menait les chevaliers français à l'assaut de Barbastro. On s'explique donc qu'un pape, dont la jeunesse s'était déroulée dans un tel milieu, ait été, dès le début de son pontificat, dominé par la pensée de la reconquête chrétienne en Espagne[21]. Son appel est entendu, surtout dans le midi de la France où de plus en plus se recrutent les soldats qui batailleront pour la délivrance de la péninsule ibérique. L'objectif de cette nouvelle croisade est Huesca, la place la plus importante du royaume de Saragosse, mais on n'y parviendra qu'au prix d'un effort prolongé et tenace. En 1089, Monçon est enlevé ; puis, en 1091 ou 1092, Napal, tandis qu'Ermengol IV d'Urgel s'empare de Balaguer, dans la direction de Lérida (1091). Il y a ensuite un temps d'arrêt pendant lequel les croisés consolident et fortifient les positions qu'ils ont conquises. En 1094, Sanche Ramirez attaque enfin Huesca ; il est mortellement blessé au cours de l'assaut (4 juin 1094), et c'est seulement en 1096, après la victoire des Gascons à Alcoraz (18 novembre 1096), que la ville tombera aux mains du successeur de Sanche, Pierre Ier, qui y établira sa capitale. La capitulation de Barbastro (1101) complétera cette série de succès français en Espagne[22].

LA PAPAUTÉ ET LA CROISADE. — La libération d'une bonne partie de la péninsule ibérique coïncide avec la marche vers Jérusalem (1096-1099), mais celle-ci n'a été décidée qu'en novembre 1095, au concile de Clermont. Il résulte des pages qui précèdent que l'offensive chrétienne contre l'Islam, à laquelle on a donné le nom de croisade, a affecté tout d'abord les péninsules de l'Ouest méditerranéen. Sans doute, l'expédition de Sicile, provoquée par les convoitises normandes, n'a-t-elle en aucune façon l'allure d'une guerre sainte et, même en Espagne, l'esprit seigneurial l'a souvent emporté sur l'esprit religieux. Quoi qu'il en soit, la papauté a suivi de près ces entreprises. Depuis la fin de la période carolingienne, elle a toujours considéré que la défense de la chrétienté contre l'Islam faisait partie de ses attributions et, si l'Italie péninsulaire, au début du Xe siècle, a échappé à l'emprise sarrasine, c'est pour une large part à Jean X qu'elle le doit. Au XIe siècle, lorsque se dessine la reconquête chrétienne, le Saint-Siège reste fidèle à ses traditions. Il s'intéresse d'autant plus à la lutte qu'il revendique des droits éminents sur l'Espagne au nom de la pseudo-donation de Constantin[23]. En 1063, Alexandre II prend l'initiative de l'expédition qui aboutit à la chute de Barbastro26 ; par la bulle du 30 avril 1073, une des premières du pontificat, Grégoire VII concède aux croisés la jouissance des terres qu'ils reprendront sur les musulmans, à la condition toutefois qu'ils reconnaissent qu'elles leur viennent ex parte sancti Petri, le royaume d'Espagne ayant autrefois appartenu à saint Pierre et continuant, malgré la longue domination des païens, à ne relever de personne autre que du siège apostolique[24]. N'est-ce pas indiquer clairement que la croisade française en Espagne reste sous le contrôle, sous la direction suprême du pontife romain ?

La papauté a-t-elle songé à étendre à l'Orient cette offensive contre l'Islam ? Grégoire VII a envisagé l'envoi d'un secours militaire à l'empereur byzantin pour l'aider à lutter contre les Petchenègues, mais, de l'aveu même du pape, cette mesure était surtout destinée à provoquer chez les Grecs des dispositions favorables à l'union des Églises de Rome et de Constantinople, brisée quelques années plus tôt par le schisme de Michel Cérulaire[25]. D'ailleurs le projet n'eut pas de suite et la lutte du Sacerdoce avec l'Empire détourna très vite de l'Orient l'attention de Grégoire VII. C'est seulement avec Urbain II que la croisade, jusque-là limitée à l'Occident, va se généraliser, s'amplifier et se diriger vers des buts beaucoup plus lointains.

LE CONCILE DE PLAISANCE (MARS 1095). — La pensée première de la croisade vers la Terre-Sainte appartient en effet au seul Urbain II[26]. Pendant les dernières années du pontificat de Grégoire VII, la situation des chrétientés orientales est devenue singulièrement angoissante du fait de l'entrée en scène de nouveaux envahisseurs, les Turcs Seldjoucides, fanatiques intolérants et cruels, qui ont pris Jérusalem (1078), Antioche (1085), et occupé, en 1092, un bon nombre d'îles méditerranéennes. Avec eux, les pèlerinages deviennent impossibles, les églises sont détruites et la persécution sévit avec une vigueur inusitée[27]. A l'accalmie observée au milieu du XIe siècle fait place un péril imminent sur lequel l'attention de l'Occident va être attirée par les Grecs eux-mêmes.

Lors du concile qu'il préside à Plaisance, du 1er au 7 mars 1095, Urbain II voit venir à lui une ambassade que lui a dépêchée l'empereur de Byzance, Alexis Comnène, afin de solliciter instamment du pape et de tous les fidèles du Christ un secours pour la défense de la sainte Église[28]. Il est vraisemblable que, pour apitoyer les personnes présentes à l'assemblée, les envoyés d'Alexis ont tracé un émouvant tableau des souffrances endurées par les chrétiens orientaux du fait des Turcs et qu'Urbain II, naturellement compatissant aux misères humaines, a été ainsi amené à envisager peu à peu la formation d'une armée occidentale qui délivrerait la Terre-Sainte et imposerait un terme au fanatisme seldjoucide[29]. Nul n'était mieux préparé que le compatriote d'Eble de Roucy à examiner dans son ensemble le problème musulman : Urbain II a suivi avec un religieux intérêt la grande lutte engagée dans la péninsule ibérique depuis 1089 ; d'autre part, pendant les premières années de son pontificat, obligé d'abandonner Rome, il a vécu constamment dans l'Italie méridionale et conversé à plusieurs reprises avec Roger Guiscard, le vainqueur de l'Islam en Sicile. Comment s'étonner, dès lors, si les nouvelles apportées par les ambassadeurs d'Alexis ont déterminé chez lui le choc d'où va résulter une transformation de la croisade ?

URBAIN II EN FRANCE. — Le projet d'expédition en Orient, suscité par l'ambassade byzantine au concile de Plaisance, se précise au cours de l'été de 1095. Jusqu'à la fin de juin, Urbain II parcourt la Lombardie, après quoi il vogue vers la France, où il débarque sans doute à la fin de juillet. Le 3 août, il est à Valence, le 15 au Puy, le 18 à La Chaise-Dieu où il consacre l'église du monastère élevé par saint Robert. De là, il se dirige de nouveau vers le Midi, arrive le Ier septembre à Saint-Gilles où il passe quelques jours, puis par Tarascon, Avignon, Saint-Paul-Trois-Châteaux, Lyon, Mâcon, il gagne Cluny, où il parvient le 18 octobre et d'où il se rendra à Clermont pour y ouvrir, le 18 novembre, le grand concile dont il avait lancé les convocations pendant son séjour au Puy[30].

Cet itinéraire est en lui-même tout à fait significatif. A peine entré en France, le pape va droit au Puy, dont l'évêque, Aimar de Monteil, avait accompli le pèlerinage de Terre-Sainte[31]. Il est donc probable que c'est au Puy, où la réunion du concile de Clermont a été décidée, que le projet oriental a pris corps. En outre, Aimar de Monteil a certainement signalé au pape, comme pouvant assurer la direction militaire de l'expédition, Raymond IV de Saint-Gilles, comte de Toulouse, que son rôle dans la croisade espagnole avait mis au premier plan avec le duc de Bourgogne, Eude Ier, mais qui l'emportait sur son compagnon d'armes par sa piété et par ses sentiments de déférence à l'égard de l'autorité religieuse. La nécessité pour Urbain II de s'entretenir avec Raymond de Saint-Gilles explique seule pourquoi, arrivé en France par mer, le pontife, après son séjour au Puy et avant d'aller à Cluny, regagne immédiatement le Midi d'où il arrive à peine. D'ailleurs l'adhésion du comte à la croisade, apportée à Clermont le lendemain même du jour où elle fut prêchée, ne saurait s'expliquer si Raymond n'était, avant l'ouverture de l'assemblée, au courant des intentions pontificales.

Après s'être ménagé ce précieux appui, Urbain II continue ses pourparlers et cherche à grouper autour de Raymond de Saint-Gilles d'autres princes français. Il négocie avec Eude Ier, duc de Bourgogne, qui a sans doute servi de médiateur entre le pape et le roi de France, Philippe Ier, excommunié l'année précédente pour son union adultère avec Bertrade de Montfort. Un peu avant le concile de Clermont, une rencontre a lieu à Mozat entre Philippe Ier, Eude et le légat pontifical, Hugue de Lyon, mais Philippe ne consent pas à se séparer de l'épouse infidèle du comte d'Anjou et, dès lors, l'excommunication ne pouvant être levée, la participation du roi de France à la croisade projetée devient impossible[32]. Il semble que cette abstention ait entraîné celle d'Eude Ier qui, malgré ses brillants exploits en Espagne, n'ira pas en Terre-Sainte. C'est parmi les seigneurs du Midi, entraînés à la lutte contre l'Islam, qu'Urbain II, secondé par Aimar de Monteil et par Raymond de Saint-Gilles, va recruter l'armée d'Orient.

LE CONCILE DE CLERMONT (NOVEMBRE 1095). — Au milieu de novembre 1095, le pape a conçu son plan, désigné les chefs qui l’exécuteront, prévu les moyens nécessaires à sa réalisation. Au concile qui s'ouvre à Clermont, le 18 novembre, il va découvrir et préciser son grand projet.

Douze archevêques, quatre-vingts évêques, quatre-vingt-dix abbés ont répondu à son appel. Les premières séances sont consacrées à la réforme de l'Église et à la mise au point des institutions de paix. Le 27 novembre, Urbain II sort de l'église où s'étaient tenues jusque-là les sessions du concile et affronte la foule qui se presse sur l'une des places de la ville. On n'a pas conservé le texte exact de son discours, mais les analyses qu'en ont laissées les historiens de la croisade sont suffisamment concordantes pour qu'on puisse en reconstituer la teneur avec une certaine précision. S'adressant aux Français aimés et élus de Dieu, le pape leur fait part des mauvaises nouvelles reçues d'Orient : un peuple maudit et impie, leur dit-il, a envahi les terres des chrétiens, les dévastant par le fer et par le feu, massacrant les habitants ou les réduisant en esclavage, détruisant les églises ou les appropriant aux rites musulmans ; puis, après avoir brossé ce sombre tableau, Urbain II lance à ses auditeurs un vibrant appel qui déchaîne, l'enthousiasme de la foule. On interrompt l'allocution pontificale ; le cri de Dieu le veut jaillit, avec l'éclat du tonnerre, des poitrines haletantes, bientôt repris par le pape qui en fait un signe de ralliement et demande à tous ceux qui ont l'intention de s'offrir à Dieu de se marquer de la croix. Tandis que des lambeaux d'étoffe rouge circulent parmi l'assistance, le cardinal Grégoire récite, au nom de tous et à genoux, la confession publique de tous les péchés, après quoi le pape donne l'absolution apostolique à tous ceux qui se déclarent prêts à partir pour la Terre-Sainte[33].

Le nombre de ceux-ci, à l'origine, n'a pas été très élevé. Il s'augmentera progressivement au cours des mois qui suivront la réunion du concile, mais le silence de l'auteur anonyme des Gesta Francorum et de Raymond d'Aiguilhe indique clairement que le fameux synode n'a pas eu, à cet égard, l'importance qu'on lui a longtemps attribuée. La croisade n'y est pas née spontanément du contact d'enthousiasmes communicatifs[34]. Ce qui en fait une étape essentielle dans la préparation de l'expédition d'Orient, c'est beaucoup plutôt le fait qu'Urbain II y a officiellement divulgué ses projets, pour élaborer ensuite les dispositions nécessaires à leur réalisation. Peut-être la journée du 28 novembre est-elle plus décisive que celle du 27 : c'est à cette date que le pape, d'accord avec les membres du concile, désigne l'évêque du Puy, Aimar de Monteil, comme légat pontifical, chargé de tenir sa place à la tête de l'armée qui irait en Terre-Sainte, qu'il reçoit les ambassadeurs de Raymond IV de Saint-Gilles, porteurs du vœu de leur seigneur, qu'enfin, il édicte les mesures spéciales concernant les biens des croisés placés sous la protection de l'Église, afin que ceux-ci puissent, à leur retour, en recouvrer la tranquille possession[35].

VOYAGE D'URBAIN II DANS L'OUEST ET LE MIDI DE LA FRANCE (1095-1096). — Au cours des mois qui suivent, la pensée d'Urbain II se développe avec une saisissante logique. Le pape ne songe nullement à mettre sur pied les quatre armées entre lesquelles se répartiront plus tard les croisés. Il n'en prévoit qu'une seule qui se concentrera au Puy le 15 août et il invite tous les chevaliers qui ont fait vœu d'aller en Terre-Sainte à rejoindre, avant cette date, les contingents d'Aimar de Monteil et de Raymond de Saint-Gilles[36]. Il ne compte pas d'ailleurs sur une grande affluence de seigneurs du Nord, Son itinéraire, après le concile de Clermont, prouve qu'il songe plutôt à faire appel aux barons de l'ouest et surtout du midi de la France. De Clermont, il se dirige vers Limoges, où, le jour de Noël, il prêche à nouveau la croisade. Il gagne ensuite Poitiers où il s'arrête du 14 au Z7 janvier 1096, parcourt l'Anjou et le Maine en février, puis il reprend le chemin du Midi, traverse Saintes et Bordeaux, atteint Toulouse au commencement de mai ; Raymond de Saint-Gilles est venu au-devant de lui et il l'accompagne à travers son fief languedocien où le pape séjourne près de trois mois, Un dernier concile, tenu à Nîmes, complète et achève l'œuvre commencée à Clermont et poursuivie au cours de la grande randonnée pontificale[37].

L'itinéraire du pape est une fois de plus très suggestif. La résistance de Philippe Ier aux injonctions du légat Hugue, lors de l'entrevue de Mozat, a obligé Urbain II à abandonner toute idée de prédication dans le nord de la France et même en Bourgogne où le duc Eude Ier est tout dévoué à son suzerain. C'est dans le Midi, plus spécialement dans le fief toulousain, qu'il a recruté l'armée de Terre-Sainte. Ni Foulque le Réchin, comte d'Anjou, ni Guillaume IX d'Aquitaine n'ont répondu à son invitation. Il concentre de plus en plus tous ses espoirs en Raymond IV de Saint-Gilles avec lequel, à Toulouse et à Nîmes, il a arrêté, de mai à juillet io96, les dernières mesures d'organisation[38], mais ses prévisions ont été largement dépassées : tandis que le pape lève lui-même dans les pays habitués à la lutte contre l'Islam les troupes nécessaires à l'exécution de son projet oriental, partout en France, sous l'impulsion des évêques ou de prédicateurs populaires, les barons s'équipent, et les foules s'acheminent avec un joyeux entrain sur les routes qui conduisent à Jérusalem.

LES ARMÉES DE LA CROISADE. — Urbain II a dû apprendre avec une certaine surprise, dans le courant de l'année 1096, que trois armées s'étaient constituées, indépendamment dé celle qu'il s'était appliqué lui-même à former. Là première englobe les Français du domaine royal et des grands fiefs voisina : le roi ne pouvant la commander en personne, puisque l'anathème l'a jeté en dehors de l'Église, elle a pour chef le propre frère de Philippe Ier, Hugue, comte de Vermandois, personnage vaniteux et hautain, mais qui n'est pas dépourvu de talents diplomatiques ; autour de lui se groupent Étienne-Henri, comte de Blois, de Meaux et de Chartres, Robert Courteheuse, comte de Normandie, Robert, comte de Flandre, fils du Frison. Une seconde armée réunit des Français du Nord, des Lorrains et des Allemands ; elle est commandée par Godefroy de Bouillon, duc de Basse-Lorraine, le futur avoué du Saint-Sépulcre, partisan avéré de Henri IV dans la lutte du Sacerdoce et de l'Empire, qui, de ce fait, ne semblait pas prédestiné au rôle qu'il jouera en Terre-Sainte ; pas plus que son frère Baudouin qui l'accompagne, ce blond chevalier aux yeux bleus ne se distingue par l'envergure de son intelligence ni par la fermeté dj3 son caractère. Enfin les Normands de l'Italie méridionale, autour desquels s'agrègent les autres croisés de la péninsule, se préparent aussi à partir sous la direction de Bohémond de Tarente et de son neveu Tancrède, à qui l'expédition projetée apparaît surtout comme un excellent moyen de réaliser les vieilles ambitions de Robert Guiscard et de se tailler dans la Méditerranée orientale de rémunératrices principautés[39].

Il ne faudrait pas croire d'ailleurs que tous ces Chevaliers soient animés du souci exclusif de porter secours aux chrétientés persécutées ou de délivrer le tombeau de Christ. L'historien Albert d'Aix note que parmi eux se trouvaient des adultères, des homicides, des voleurs, des parjures[40]. Le désir d'aventures, l'attrait de régions inconnues dont on vantait la richesse n'ont pas été, pour beaucoup, étrangers au vœu de croisade. L'armée du Midi, que commandent le légat pontifical et le comte de Toulouse, reste plus fidèle à la pensée d'Urbain II. Aimar de Monteil a été dans son diocèse un apôtre de la réforme grégorienne et personne n'est plus capable que lui de maintenir l'esprit religieux parmi tette féodalité à laquelle il appartient par sa naissance, dont il Connaît, pour les avoir éprouvés, les élans généreux et les instincts cupides[41], Il sera admirablement secondé par Raymond de Saint-Gilles, type accompli du chevalier chrétien, chaste, croyant, qui oubliant que son fief, tout récemment constitué, exige impérieusement sa présence, jure, en s'enrôlant sous la sainte bannière, de ne jamais rentrer dans sa seigneurie et à qui, en raison de la pureté de ses mœurs, les barons après la découverte de la sainte Lance, confieront la garde de la précieuse relique[42]. Avec de tels chefs, l'armée du Midi apparaît vraiment comme l'armée de la foi à la tête de laquelle, suivant la remarque d'un chroniqueur, le légat pontifical et son fidèle auxiliaire, le comte de Toulouse, font figure de Moïse et d'Aaron.

LA CROISADE POPULAIRE. — Aucune des armées ne s'est mise en marche avant la fin de l'été de 1096. Or, le 30 juillet de cette même année, Constantinople était assaillie par des bandes désordonnées qui, après avoir traversé toute l'Europe à pied et dans le plus extrême dénuement, exprimaient aux Grecs surpris leur désir de passer en Asie pour gagner Jérusalem. Rien de pareil n'était prévu dans le plan d'Urbain II. Au concile de Clermont, le pape, redoutant le déchaînement de l'enthousiasme populaire, n'avait eu d'autre volonté que d'organiser une expédition analogue à celles qui avaient eu l'Espagne pour but ; il avait formellement interdit aux vieillards, aux infirmes, aux femmes non mariées d'y prendre part, mais les prédicateurs populaires, qui se chargèrent de divulguer sa pensée, outrepassèrent ses instructions et, consciemment ou non, provoquèrent, parmi les masses un vaste élan vers Jérusalem. A la voix du moine picard Pierre l'Ermite et de ses émules, les paysans, durement éprouvés par la famine et confiants dans un avenir meilleur, cédèrent aux impulsions de leur foi ; ils se mirent à ferrer leurs bœufs ou leurs chevaux, les attelèrent à leurs charrettes sur lesquelles ils entassèrent pêle-mêle leurs enfants, leurs hardes et leur modeste mobilier, puis ils se rendirent au lieu fixé pour le rassemblement et s'en allèrent par les grands chemins, persuadés qu'ils partaient à la conquête du ciel, demandant à toutes les villes qu'ils rencontraient sur leur route si ce n'était pas là cette Jérusalem où ils espéraient goûter enfin le repos et les joies pures qui couronneraient un sacrifice allègrement consenti[43]. Les chefs ressemblaient aux soldats : qu'ils s'appelassent Pierre l'Ermite, Gottschalk ou Gautier-sans-Avoir, leurs intelligences frustes et leurs âmes simples n'effleuraient en aucune façon les difficultés inhérentes à la direction de ces bandes inorganisées ; la foi ne devait-elle pas suppléer à tout et conduire au but mystérieux et lointain pour lequel on était disposé à tout endurer, jusqu'au martyre ?

CARACTÈRES DE LA CROISADE. — Cet exode des foules vers la Terre-Sainte marque en quelque sorte le dernier stade de la croisade. Sous la pression des circonstances, l'offensive contre l'Islam a -progressivement changé de caractère : par la volonté d'Urbain II, elle s'est intensifiée et propagée de l'Ouest vers l'Est, des péninsules italienne et ibérique vers l'Asie Mineure, la Syrie et la Palestine. De -plus, en 1096, elle met en mouvement non plus seulement les seigneurs aquitains, languedociens et bourguignons, mais tout le monde féodal de l'Occident et aussi d'innombrables petites gens, revêtant ainsi l'allure d'un pèlerinage collectif en même temps que d'une reconquête chrétienne. Elle n'en garde pas moins certains traits traditionnels qui rappellent ses origines premières : c'est la papauté qui, en 1095, comme en 1063 ou même en 9I5, en assume l'initiative, et le rôle d'Urbain II, toutes proportions gardées, rappelle celui d'un Alexandre II avant Barbastro ou d'un Jean X lors de la bataille du Garigliano. D'autre part, en Orient comme en Espagne, ce sont les Français, et plus spécialement les Français du Midi, qui exécutent les desseins pontificaux et qui vont écrire sur les routes qui conduisent à Jérusalem les gesta Dei per Francos.

 

II. — La marche vers Jérusalem (1096-1099).

 

ÉCHEC DE LA CROISADE POPULAIRE. — Les premiers croisés qui arrivèrent en Orient furent ceux qui avaient répondu à l'appel des prédicateurs populaires. Le troupeau humain recruté par Pierre l'Ermite et ses émules s'était partagé en cinq bandes également inorganisées. Deux d'entre elles, que dirigeaient les prêtres Volkmar et Gottschalk, n'arrivèrent pas à destination : venues de Lorraine, de Souabe, de Franconie, elles avaient gagné la Hongrie, l'une par la Bavière, l'autre par la Bohême et l'Autriche, en se signalant tout le long de leur route par leur cruauté à l'égard des Juifs ; le roi de Hongrie, Coloman, fâcheusement prévenu à leur égard, n'hésita pas, quoique chrétien, à leur interdire le passage à travers ses États ; elles voulurent le forcer et il en résulta, à Neitra, une véritable bataille au cours de laquelle la plupart des croisés furent exterminés (juin 1096)[44]. Une troisième bande, celle du comte Emich, arriva à son tour en Hongrie, maculée elle aussi du sang des Juifs qu'elle avait férocement massacrés dans les villes épiscopales des bords du Rhin, et ne put également s'avancer plus loin[45]. Seuls, les deux derniers contingents, groupés l'un autour de Pierre l'Ermite, l'autre à la suite des chevaliers Gautier de Passy et Gautier-sans-Avoir, purent atteindre les rives du Bosphore.

Gautier de Passy partit le premier et traversa la Hongrie sans encombre. Il fut ensuite harcelé par les Serbes et lés Bulgares. Il mourut bientôt et le commandement de ses troupes passa à Gautier-sans-Avoir qui, grâce à une escorte fournie par le gouverneur de Nich, parvint, le 20 juillet 1096, à Constantinople où il fut rejoint par Pierre l'Ermite[46].

Pierre avait quitté Cologne le 19 ou 20 avril 1096. La traversée de la Hongrie et de l'Empire byzantin fut marquée également pour lui par toutes sortes d'incidents d'ailleurs assez mal connus[47] : les croisés ne se privèrent pas de piller et de voler ; le gouverneur de Bulgarie, Niketas, chargé de les contenir, fut contraint de s'enfuir vers Nich, qui fut mis à sac, comme l'avait été Belgrade. L'empereur Alexis Ier, tenu au courant par Niketas, fit preuve d'une certaine indulgence à l'égard de ces hordes indisciplinées ; il les obligea seulement à ne jamais séjourner plus de trois - jours dans les villes qu'elles traverseraient, si bien que par Sofia, Philippopoli et Andrinople, Pierre l'Ermite arriva, le 3o juillet 1096, à Constantinople. Alexis Ier eut aussitôt une entrevue avec lui et lui conseilla très sagement d'attendre, pour franchir le Bosphore, la venue des armées régulières qui s'acheminaient elles aussi vers l'Orient. Il fut mal récompensé de ce geste généreux, car les croisés, dénués de tout, y répondirent en saccageant sa capitale ; aussi s'empressa-t-il de se débarrasser de ces hôtes indiscrets auxquels il fit passer le Bosphore (5 août 1096). Le voisinage des Turcs ne donna pas aux singuliers soldats du Christ le sens de la discipline : au lieu de rester à- proximité du détroit sous la protection de l'armée grecque, ils s'en allèrent marauder jusqu'aux environs de Nicée et se firent massacrer à peu près tous ; Pierre l'Ermite dut rentrer à Constantinople avec les débris de son immense armée[48].

La croisade populaire aboutissait à un désastre. Elle a, en outre, aggravé l'inimitié des Grecs à l'égard des Occidentaux et, par là, semé bien des obstacles sur la route des barons qui, à. partir de l'automne de 1096, abordent successivement les frontières de l'Empire byzantin pour se réunir à Constantinople, conformément aux prescriptions du légat pontifical, Aimar de Monteil.

CONCENTRATION DES ARMÉES DE LA CROISADE À CONSTANTINOPLE. — La concentration des différentes armées sur les bords du Bosphore ne se trouva réalisée qu'en mai T097. Le premier baron qui se présenta au seuil de l'Empire grec fut Hugue de Vermandois qui, après avoir rapidement. parcouru l'Italie et traversé la mer Adriatique, débarqua à Durazzo.

Le gouverneur, Jean, était le propre neveu de l'empereur ; il fut informé, de l'arrivée de Hugue par une ambassade de vingt-quatre chevaliers que le vaniteux seigneur avait dépêchée au-devant de lui pour préparer ses voies.. Au lieu de lui réserver un accueil solennel, il le fit tout simplement saisir et remettre aux soldats grecs qui le conduisirent à Constantinople où Hugue arriva en novembre 1096, très étonné d'être traité en captif plutôt qu'en frère de roi, Alexis Ier lui offrit pourtant la liberté, moyennant un serment de fidélité qu'il prêta avec empressement, sans en mesurer sans doute la valeur ni les conséquences[49].

Hugue de Vermandois fut bientôt rejoint par Godefroy de Bouillon. Celui-ci avait suivi, à travers la Hongrie, la même- route que Pierre l'Ermite. Il pénétra dans l'Empire byzantin par Nich où Alexis, afin d'éviter tout pillage, avait accumulé les vivres. Cette précaution ne réussit pas, à empêcher le sac de Silivri que Godefroy, s'il ne l'a. pas adouci, n'a pas su empêcher, et c'est, en tout cas, précédé d'une fâcheuse réputation que le chef des croisés lorrains parut à. Constantinople le 23 décembre 1096[50],

Les autres croisés n'y firent leur entrée qu'un peu plus tard. Robert Courteheuse, Etienne de Blois, et Robert de Flandre étaient arrivés en Pouille en novembre 1096, après avoir reçu, lors de leur passage à Lucques, la bénédiction d'Urbain II ; ils avaient préféré hiverner avant de passer l'Adriatique, et c'est seulement au printemps de 1097 qu'ils s'embarquèrent pour l'Épire. Les tribulations, ne furent pas épargnées à leurs troupes : qu'éprouvèrent successivement un naufrage, une noyade lors de la traversée d'un fleuve et les attaques des Bulgares, si bien que beaucoup de seigneurs, découragés, s'en retournèrent vers l'Occident. Bref, cette armée, dont le chef suprême était Hugue de Vermandois qui l'avait précédée, était bien peu nombreuse lorsqu'elle déboucha, en mai 1097, devant la capitale byzantine où l'avaient devancée de quelques semaines les armées languedocienne et normande[51].

La première était conduite par Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, et par le légat pontifical Aimar de Monteil. Par la Lombardie et 'par la Vénétie, puis par les cols des Alpes Juliennes, elle s'était dirigée vers l'Esclavonie (Serbie). Elle mit quarante jours à traverser cette région âpre et montagneuse, où les rivières peu nombreuses se perdent dans le calcaire et où le vent du Nord, le terrible bora, souffle en rafales glacées. De là, mille difficultés que les habitants, farouchement hostiles, n'aidèrent pas les croisés à aplanir. Raymond de Saint-Gilles eut fort à faire pour contenir les bandes impitoyables qui massacraient ' les traînards ou attaquaient les isolés et aussi pour relever le moral de ses compagnons chez lesquels la pieuse ardeur du début fit place plus d'une fois à un profond découragement. Après bien des fatigues et bien des luttes, on arriva à Scutari où résidait le roi des Esclavons, Constantin Bodine, vassal du Saint-Siège, qui facilita le ravitaillement de l'armée et l'aida à atteindre Durazzo. On était cette fois sur le territoire de l'Empire byzantin et il n'y avait plus qu'à suivre la via Egnatia qui conduisait à Salonique et à Constantinople où, après avoir éprouvé le mauvais vouloir des Grecs et subi les assauts des Petchenègues, on parvint à la fin d'avril 1097[52].

Les Normands de l'Italie méridionale, commandés par Bohémond, fils aîné de Robert Guiscard, et par son neveu Tancrède, arrivèrent à peu près au même moment. Cinq cents seigneurs, dix mille chevaliers et vingt mille hommes à pied s'étaient embarqués au début de novembre 1096 pour Durazzo d'où, par Castoria et Pélagonia, ils gagnèrent Constantinople, sans cesse assaillis par les Petchenègues qui les attaquèrent notamment sur les bords du Vardar[53].

DISPOSITIONS DE L'EMPEREUR ALEXIS Ier A L'ÉGARD DES CROISÉS. — Toutes les armées de la croisade étaient maintenant à Constantinople. Leur passage dans la capitale byzantine posa de redoutables problèmes et révéla entre les croisés et l'empereur Alexis Ier un grave malentendu qui allait donner lieu aux plus épineuses négociations. Les croisés sont venus en Orient pour délivrer la Terre-Sainte, les uns, comme Raymond de Saint-Gilles, par obéissance à un idéal religieux, les autres, comme Bohémond, avec l'espoir de se créer en Orient de riches principautés où ils pourraient mener une facile et luxueuse existence. Aucun d'eux n'a songé à travailler pour Byzance ni à reconquérir pour elle les provinces autrefois perdues d'Asie Mineure, de Syrie et de Palestine. Or, Alexis Ier s'est tracé un programme tout opposé : au printemps de 1097, il songe surtout à exploiter la croisade à son avantage. Il propose donc aux croisés de travailler tout à la fois pour Dieu qui avait voulu leur départ et pour l'empereur byzantin qui ne demandait pas mieux que de les aider, en leur accordant le passage à travers ses États, à la réalisation du dessein providentiel.

LE SERMENT DES CHEFS CROISÉS. — Hugue de Vermandois, arrivé le premier à Constantinople, s'empressa, pour recouvrer sa liberté, de prêter le serment de fidélité exigé par le basileus. Lorsque, peu de temps après, Godefroy de Bouillon fit à son tour son entrée dans la capitale, Alexis Ier chercha à lui extorquer une promesse analogue, mais il se heurta tout d'abord à un refus. Godefroy avait mieux compris que l'orgueilleux comte de Vermandois la gravité d'un pareil engagement : en jurant fidélité à Alexis, il se reconnaîtrait son vassal et accepterait par avance de lui faire hommage pour les territoires qu'il reprendrait aux Turcs ; ni l'intérêt supérieur de la croisade ni celui de ses chefs ne pouvaient s'accommoder d'un tel engagement qui eût remis le sort de la Terre-Sainte entre les mains d'un souverain schismatique et subordonné les chevaliers occidentaux à l'empereur byzantin. Ainsi se manifestait une divergence de vues qui risquait de dégénérer en conflit, mais les ressources de tout genre amassées à Constantinople devaient fatalement assurer le triomphe du basileus sur des princes besogneux qu'il lui était facile de réduire à sa merci, puisque, dépourvus de tout, ils étaient obligés de se ravitailler dans les pays qu'ils traversaient. Alexis Ier, après de vaines négociations, se décida à leur enlever leur pain quotidien en leur fermant les greniers de Constantinople (2 avril 1097). Baudouin, frère de Godefroy de Bouillon, répondit à cette menace en mettant à sac les environs de la capitale et en incendiant la porte des Blachernes, mais Alexis eut bientôt raison de la fougue des croisés, et Godefroy, tout à la fois intimidé et comblé, prêta enfin le serment demandé, puis, après avoir été magnifiquement reçu à la table impériale, il accepta de passer sur la rive asiatique du Bosphore pour faire place aux autres armées qui approchaient[54].

Une fois ce premier succès obtenu, Alexis pouvait espérer une prompte capitulation des autres chefs. Il redoutait surtout Bohémond, dont il connaissait les vastes rêves orientaux. [Aussi envoya-t-il au-devant de lui, à Rousa, des diplomates chargés de préparer le terrain qui décidèrent le rusé Normand à laisser son année sous le commandement de Tancrède et à venir immédiatement à Constantinople où il fut largement traité. La vue d'une chambre remplie d'or, d'argent, de pierres précieuses, de riches étoffes, dont on lui offrait le somptueux contenu, suffit à convaincre le rapace fils de Guiscard qui prêta lui aussi serment de fidélité, en sollicitant simplement la dignité de grand Domestique d'Orient qu'Alexis ne lui conféra pas de suite, car elle lui eût accordé une excessive autorité sur l'armée grecque[55].

ATTITUDE DE RAYMOND DE SAINT-GILLES À L'ÉGARD D'ALEXIS Ier. — Après Hugue de Vermandois, après Godefroy de Bouillon, après Bohémond, les autres chefs s'inclinent successivement devant les exigences d'Alexis, à l'exception d'un seul, le comte de Toulouse, Raymond de Saint-Gilles. Sollicité lui aussi de prêter le serment féodal à l'empereur byzantin, il refuse. On insiste, on insinue qu'il nourrit de noirs desseins. Pour couper court à ces injustes soupçons, il consent à jurer qu'il respectera la vie et l'honneur d'Alexis, mais rien de plus, car il n'est pas venu, dit-il, pour servir un autre seigneur que celui pour lequel il a quitté sa patrie. Seul, il reste fidèle à l'esprit de la croisade et prouve par cette fière attitude qu'il entend demeurer étranger à toutes les combinaisons politiques, qu'il veut uniquement poursuivre la grande œuvre religieuse assignée comme but à l'armée que commande, au-dessus de lui, le légat d'Urbain II. Tancrède, arrivé le dernier à Constantinople, adopte la même attitude, Raymond n'en reste pas moins, isolé et, seul, il défendra jusqu'au bout la conception première de la croisade qui, par suite de la capitulation de Bohémond, de Godefroy de Bouillon et de leurs émules, tend à devenir une entreprise politique : le séjour de la capitale byzantine marque le début d'une évolution qui sera de plus en plus difficile à contrarier[56].

PRISE DE NICÉE (JUIN 1097). — Au fur et à mesure que les accords étaient conclus avec l'empereur Alexis, les armées accidentelles traversaient le Bosphore et pénétraient eu Asie. La guerre contre l'Infidèle allait commencer. On en a longtemps exagéré les difficultés. La confrontation des sources latines et grecques avec les sources arabes a prouvé que la résistance ne fut jamais sérieusement organisée. Les États musulmans d'Asie Mineure et de Syrie étaient minés par les assassinats, les usurpations et les guerres civiles ; entre les émirs ce n'étaient que. jalousies et discordes rendant impossible l'union contre l'ennemi commun, si bien que les croisés ne se heurteront jamais à une coalition générale, mais seulement à des oppositions locales plus ou moins opiniâtres[57].

Le 14 mai 1097, commença le siège de Nicée que le. sultan seldjoucide, Soliman, avait prise en 1081, La ville, avec ses trois cents tours, et le lac ascanien qui formait, vers l'Ouest une admirable défense naturelle, constituait un rude obstacle que l'on ne pouvait laisser derrière, soi. De plus, des renforts turcs approchaient pour aider à la défense ! Les Provençaux attaquèrent cette armée de secours qu'ils contraignirent à la retraite, puis le blocus se resserra de plus en plus : les croisés battirent les murs avec des projectiles et des béliers ; une tour, minée par les soins de Raymond de Saint-Gilles, s'écroula avec fracas ; une flottille grecque fut lancée sur le lac ascanien par lequel le ravitaillement eût été possible. Le 19 juin, l'assaut général allait être dorme, lorsque tout à coup les chevaliers occidentaux virent flotter au-dessus de la ville le drapeau byzantin : Alexis, tout en participant aux opérations militaires, avait négocié avec les assiégés et obtenu leur capitulation. Les. troupes grecques occupèrent Nicée que les croisés n'eurent même pas à remettre à l'empereur. Celui-ci se fit renouveler le serment de fidélité que Raymond de Saint-Gilles et Tancrède persistèrent à refuser, puis il souhaita le succès à ses excellents alliés qui s'avancèrent sans lui à travers l'Asie Mineure[58].

VICTOIRE DE DORYLÉE (1er JUILLET 1097). — La marche fut laborieuse. Il s'agissait tout d'abord de traverser le plateau aride de l'Anatolie, où, dix jours après la prise de Nicée, dans la plaine de Dorylée, les croisés rencontrèrent une forte armée turque (1er juillet 1097). La bataille dura toute une journée et se termina par lar fuite des, ennemis qui laissèrent sur le terrain un large butin. Les routes qui conduisaient vers la Syrie se trouvaient ouvertes devant les chevaliers chrétiens[59].

PRISE D'HÉRACLÉE (SEPTEMBRE 1097). — De nouvelles épreuves les y attendaient. Les Turcs avaient fait le vide à tel point que le pays, déjà infertile et désolé par lui-même, était transformé en un véritable désert. Le ravitaillement fut pénible : l'eau manqua, aussi bien que le fourrage pour les chevaux dont beaucoup succombèrent. Avec cela une chaleur accablante éprouva durement les diverses armées. Au mois d'août, le comte de Toulouse tomba malade et parut un instant perdu ; il revint pourtant à lui, tandis que l'évêque d'Orange commençait à réciter l'office des morts à son intention. On sortit enfin de ce pays ingrat pour pénétrer dans la Petite Arménie où les rivières étaient abondantes et les habitants chrétiens, ce qui facilita le ravitaillement. La prise d'Héraclée (septembre 1097) couronna cette partie de l'expédition et marqua aussi la fin de l'entente qu'Aimar de Monteil avait réussi jusque-là à maintenir parmi ces chefs chez lesquels la foi chrétienne n'avait pas éteint les instincts cupides ni les ambitions temporelles[60].

BAUDOUIN PRINCE D'ÉDESSE. — Au lendemain de cette nouvelle victoire, Baudouin, frère de Godefroy de Bouillon, et Tancrède, incapables de brider plus longtemps leur désir de belliqueuses aventures, se séparent du gros de l'armée, escaladent le Taurus et vont attaquer les Turcs dans la région de Tarse. L'ennemi, surpris par cette agression, abandonne la ville ; Baudouin l'occupe aussitôt, tandis que Tancrède se dirige vers Adana où les Arméniens sollicitaient sa venue, puis, après avoir rejoint un moment les croisés, il les quitte de nouveau pour se rendre en Mésopotamie où l'appelait le prince arménien d'Édesse, Thoros, qui, âgé et sans enfants, lui ménagea une réception magnifique, lui légua ses États et s'empressa de disparaître avec une telle rapidité que Baudouin fut accusé de l'avoir fait assassiner. En tout cas, le 9 mars 1098, le frère de Godefroy de Bouillon devint prince d'Édesse, après quoi il épousa une Arménienne : il était devenu oriental[61].

SIÈGE D'ANTIOCHE. — Tandis que Baudouin et Tancrède donnaient ce fâcheux exemple, les croisés continuaient leur marche vers Jérusalem. Le 15 septembre 1097, ils ont quitté Héraclée ; le 27, ils sont à Césarée de Cappadoce ; le 3 octobre, Placentia les accueille avec enthousiasme[62]. Après quelques jours de repos, ils s'engagent dans les défilés de l'Antitaurus, montagne diabolique, si élevée et si étroite que, dans le sentier situé sur le flanc, nul n'osait précéder les autres[63]. Au bout d'une semaine, ils débouchent dans la vallée de l'Oronte. Le 20 octobre, l'avant-garde est à trois heures de marche d'Antioche et l'investissement de la capitale de la Syrie, illustrée par le souvenir de l'apôtre Pierre, commence aussitôt.

Antioche était le centre d'un formidable camp retranché que dominait une puissante citadelle et dont les murailles, flanquées de quatre cents tours, s'appuyaient sur les pentes escarpées des sommets avoisinants. Le gouverneur, Jagi Sian, y avait accumulé, en vue d'un siège, d'abondantes provisions et, avec sa garnison de seize mille hommes, il était décidé à se défendre jusqu'au bout. Or, pour enlever cette place formidable, les croisés ne disposaient que de moyens insuffisants : ils n'avaient pas de matériel de siège, ce qui excluait la possibilité d'un assaut ; d'autre part, l'unité faisait défaut dans le commandement : chacun était habitué à agir à sa guise sans se soucier du voisin et sans songer le moins du monde à se plier à des directions d'ensemble. Les événements se chargèrent pourtant d'instruire les chefs occidentaux. Il semble que les initiatives pour établir une liaison entre les différentes armées, éparpillées sur les rives de l'Oronte, soient venues d'Aimar de Monteil et de Raymond de Saint-Gilles : c'est Raymond qui, pour faciliter les communications entre les assiégeants, eut l'idée d'établir un pont de bateaux sur le fleuve ; c'est lui aussi qui, lorsque les croisés eurent achevé de gaspiller les ressources fournies par le pays, organisa un ravitaillement plus méthodique en provoquant la réunion d'un conseil où il fut décidé que Bohémond et Robert de Flandre iraient chercher des vivres, pendant que les autres armées continueraient le siège.

Celui-ci se prolongeait. Le 29 décembre 1097, la garnison enfermée dans Antioche tenta une sortie qui, coïncidant avec une aurore boréale et un tremblement de terre, sema la panique parmi les croisés ; Pierre l'Ermite lui-même prit un instant la fuite et le légat eut beaucoup de peine à lutter contre le découragement général. Pourtant, grâce à l'arrivée' d'un contingent d'Anglais qui venaient d'aborder au port d'Antioche, Saint-Siméon (5 mars io98), et parmi lesquels se trouvaient des ingénieurs, on put construire, au lieu dit la Mahomerie, par où débouchaient les attaques ennemies, un château en bois dont la seule présence arrêta les sorties des Turcs, D'ailleurs, la famine commençait à se faire sentir à l'intérieur de la place et le moral s'affaiblissait parmi les assiégés. Bohémond réussit à communiquer avec eux et, après avoir offert aux barons de les faire entrer dans Antioche, s'ils consentaient à lui remettre la ville, il put, grâce à une trahison, occuper une tour, puis par là pénétrer à l'intérieur.et ouvrir les portes (3 juin 1098)[64].

VICTOIRE DES CROISÉS SUR KERBUGA (28 JUIN 1098). — Les croisés étaient enfin maîtres d'Antioche, mais ils n'étaient pas au bout de leurs peines. D'assiégeants ils devinrent bientôt assiégés. Une armée turque, que commandait l'émir de Mossoul, Kerbûga, les cerna dès le 4 juin, Or, rien n'avait été préparé pour faire face à un blocus ; les vivres manquaient et, au bout de quelques jours, on en fut réduit, pour se nourrir, à arracher les feuilles des arbres ou à faire bouillir du cuir de bœuf. Le moral s'affaiblit de nouveau : beaucoup de chevaliers parlaient de se rendre ; d'autres, pendant la nuit, attachaient des cordes aux créneaux et se laissaient glisser dans la campagne. Au milieu de ce désarroi, le 10 juin, un paysan provençal, Pierre Barthélémy, annonça que l'apôtre saint André lui était apparu et lui avait enjoint d'indiquer aux chefs de la croisade que la lance avec laquelle le centurion Longin avait percé le flanc du Christ se trouvait enfouie dans une église d'Antioche, Le 14 juin, on la découvrit à l'endroit indiqué et, grâce à cette pieuse supercherie, les courages se ranimèrent. Le 28, après trois jours de jeûne, les croisés s'en allèrent au combat sous le commandement de Bohémond. Ils pénétrèrent dans le camp turc et mirent (en fuite l'armée de Kerbûga[65]. La route de Jérusalem était libre.

LA MARCHE VERS JÉRUSALEM. — On ne s'y avança pas immédiatement. Antioche était à peine prise que déjà la discorde se faisait jour parmi les princes. Bohémond avait la ferme intention de garder la ville pour lui, sans se soucier davantage des engagements contractés à Constantinople. Ses compagnons, qui ne partageaient pas sa manière de voir, décidèrent malgré lui d'envoyer Hugue de Vermandois porter à l'empereur Alexis les clefs d'Antioche. Ils acceptèrent pourtant de remettre aux Normands les positions qu'ils occupaient ; seuls les Provençaux : ne voulurent pas s'incliner devant les exigences de Bohémond et refusèrent d'évacuer le château du gouverneur où ils étaient installés[66].

Ces discussions entre les chefs retardèrent le départ. Les autres croisés ne manifestaient d'ailleurs aucun empressement pour reprendre la marche vers Jérusalem et préféraient se dédommager, après la victoire, de tous les tourments qu'ils avaient jusque-là endurés. La prise d'Antioche avait été suivie de massacres et de pillages sans nom ; le pays avoisinant ne fut pas davantage épargné. Tandis que des excès de tout genre se donnaient libre cours, une épidémie de peste se déclara et exerça de terribles ravages : chaque jour, cent à trois cents personnes mouraient ; le légat Aimar de Monteil, atteint lui aussi par le fléau, succomba le Ier août, et la disparition de ce prélat dont la fermeté pleine de tact avait su calmer les impétueuses ambitions des barons ; prit l'allure d'une véritable catastrophe en amenant la dispersion générale : Bohémond alla visiter ses possessions de Cilicie ; Godefroy de Bouillon et quelques autres seigneurs se rendirent à Édesse, séduits par les promesses enchanteresses de Baudouin. Bref, c'est seulement en avril 1099 que la marche sur Jérusalem fut reprise, sous la direction de Raymond de Saint-Gilles ; de Tancrède et de Robert Courteheuse, bientôt rejoints, pendant le siège d'Irkah, par Godefroy de Bouillon[67].

PRISE DE JÉRUSALEM PAR LES CROISÉS (15 JUILLET 1099). — Enfin, par Beyrouth, par Sidon et par Césarée, on arriva, le 7 juin 1099, à une éminence surnommée le mons gaudii, d'où l'on apercevait Jérusalem. La joie des croisés fut immense : si l'on en croit certains chroniqueurs, à la vue de la sainte cité, tous tombèrent à genoux en versant des larmes. Il s'agissait maintenant de pénétrer dans la ville. Toutes dispositions furent prises à cet effet : Robert Courteheuse s'installa au nord ; Godefroy de Bouillon, Tancrède et Robert de Flandre campèrent au nord-est, tandis que Raymond de Saint-Gilles allait s'établir sur la montagne de Sion.

Le siège s'annonçait difficile. La garnison l'avait prévu de longue date et le ravitaillement était assuré pour longtemps, tandis que, comme à Antioche, les croisés manquaient de tout, à commencer par l'eau qu'ils étaient obligés d'aller chercher fort loin. Fort heureusement, une flotte gênoise, récemment arrivée à Jaffa, facilita l'approvisionnement et par là-même les opérations militaires.

Un premier assaut, donné le 13 juin, échoua piteusement. Instruits par cette expérience, les chefs occidentaux entreprirent de grands travaux. Le récit d'une vision de Pierre Didier, à qui Aimar de Monteil était apparu, fortifia encore l'ardeur des troupes. Le vendredi 8 juillet, en une procession solennelle, tous les chrétiens, pieds nus, firent le tour des murailles, chantant des hymnes auxquels répondaient, du haut des remparts, les incantations des sorcières et les chants belliqueux des femmes musulmanes. Pendant les jours qui suivirent, on acheva de construire des châteaux en bois, on combla les fossés et on accumula les engins, puis, dans la nuit du 13 au 14 juillet, l'assaut général fut donné ; il se prolongea toute la journée du 14 sous un déluge de flèches et de projectiles enflammés. La résistance des assiégés ne put pourtant empêcher un château roulant, occupé par Godefroy de Bouillon et par son frère Eustache, d'endommager fortement la muraille vers l'est. Le 15, à l'heure où le Christ fut mis en croix, disent les chroniqueurs, une partie des croisés pénétra dans la ville par cette brèche ; au même moment, Tancrède forçait la porte Saint-Étienne et Raymond de Saint-Gilles se faisait livrer la tour de David.

La croisade était terminée. Elle eut malheureusement un épilogue sanglant : dans l'ivresse de leur victoire, les chevaliers massacrèrent pêle-mêle hommes, femmes, enfants, ternissant par ces atroces violences l'éclat de leur triomphe, et c'est seulement quand ils furent fatigués de tuer qu'ils se rendirent au Saint-Sépulcre où, écrivent encore les chroniqueurs, ils remercièrent Dieu avec des larmes de joie[68].

 

III. — La croisade en Orient et en Occident au début du XIIe siècle.

 

LA CROISADE DE SECOURS (1101). — La prise de Jérusalem ne met pas fin à la lutte contre l'Islam. L'enthousiasme qu'elle déchaîne en Occident incite, au contraire, les chevaliers qui ne se sont pas croisés en 1096 à partir au secours de ceux qui ont lutté pour libérer les chrétientés orientales de la domination musulmane. D'ailleurs, avant même que les barons occidentaux ne fussent arrivés au terme de leur expédition, on s'est rendu compte de la nécessité de leur venir en aide : Urbain II n'a cessé de solliciter l'envoi de renforts. Le grand pape français est mort le 29 juillet 1099, quelques jours après la chute de la cité sainte, mais sa disparition n'empêche pas le départ de l'armée de secours qu'il avait contribué à former. Composée surtout de Lombards, elle s'achemine vers Constantinople par la voie habituelle des Balkans, puis, après quelques incidents analogues à ceux qui ont marqué le passage des premiers croisés dans la capitale byzantine, elle franchit le Bosphore et s'engage en Asie Mineure où elle est rejointe par des contingents français que commandait Étienne de Blois[69]. Raymond de Saint-Gilles, qui se trouvait alors à Constantinople, prit la direction de toutes ces troupes et les emmena vers Bagdad où, avec leur concours, il put délivrer Bohémond fait prisonnier par les Turcs en 1100, mais, après la prise d'Ancyre, elles se firent battre près de Sirva et c'est à peine si quelques fugitifs réussirent à gagner Sinope.

Une seconde expédition, conduite par le comte de Nevers, ne fut pas plus heureuse et se transforma, elle aussi, en déroute dans le voisinage d'Héraclée. Enfin un troisième corps, constitué surtout par des Aquitains et des Allemands que commandaient Guillaume IX d'Aquitaine et Welf IV de Bavière, éprouva également une défaite dans la région d'Héraclée. Bref, la croisade de secours avait totalement échoué. Par la suite, quelques renforts partirent encore des ports italiens, de Gênes, de Pise, de Venise, mais, jusqu'à la venue de Louis VII en Terre-Sainte, il n'y aura plus de véritable croisade en Orient[70].

L'OFFENSIVE MUSULMANE EN ESPAGNE. — Tandis que la prise de Jérusalem symbolise en Orient la victoire de la chrétienté sur l'Islam, à l'ouest une nouvelle offensive musulmane se prépare dans la péninsule ibérique. Malgré les victoires des chevaliers occidentaux, la puissance des Almoravides ne cesse de s'accroître pendant les premières années du XIIe siècle, grâce à l'annexion des deux États jusque-là indépendants de Séville (1097-1106) et de Valence (1099-1102). Maître d'un vaste Empire qui, avec l'Espagne au sud de l'Èbre, couvre l'Afrique du Nord, le sultan Ali (1106-1130), dès qu'il eut succédé à son père Youssouf, n'eut d'autre idée que de reprendre la guerre sainte et de refouler les chrétiens au nord des Pyrénées. En 1108, il envahit la Catalogne et ses soldats parviennent à soixante kilomètres de Barcelone[71].

LA CROISADE DE 1114. — Ce raid, accompagné de multiples dévastations, provoque une véritable panique et, comme toujours en pareil cas, on songe aussitôt à solliciter un secours français. L'évêque de Barcelone est dépêché au roi Louis VI pour l'informer de la gravité de la situation. Il arrive à un mauvais moment : la guerre vient de reprendre avec le roi d'Angleterre. Le prélat a beau alléguer que les Infidèles ne sont guère qu'à cinq journées de marche de Montpellier et de Saint-Gilles : il ne peut obtenir une aidé immédiate et doit se contenter de promesses que le souverain, aux prises avec tant de difficultés d'ordre divers, ne pourra jamais tenir[72]. Les négociations ont porté trop haut ; le secours extérieur, plus que jamais indispensable, ne peut venir que des pays méditerranéens et pyrénéens, plus directement intéressés par l'ébranlement du monde musulman.

D'ailleurs le péril s'atténue momentanément ; l'armée sarrasine s'est retirée après avoir amassé un copieux butin. Le comte de Barcelone, Ramon Bérenguer III (1093-1131), a ainsi le temps de prendre toutes dispositions utiles, d'autant plus qu'au cours des années qui suivent les Almoravides sont surtout occupés à parfaire l'unité musulmane en étendant leur autorité sur Saragosse (1110-1111). Il négocie avec les seigneurs du Midi de la France et prépare avec eux une expédition contre les Baléares qu'il y avait tout intérêt, à la fois pour la tranquillité de l'Espagne septentrionale et pour la sécurité du commerce méditerranéen, à arracher aux Infidèles. Dès 1112, Languedociens et Provençaux commencent à franchir les Pyrénées, sous la conduite de Bernard Aton de Carcassonne ; d'Aimeri II de Narbonne, de Guilhem V de Montpellier, de Raymond des Baux. Il était temps, car, en 1114, la Catalogne est de nouveau envahie. Une grande victoire d'Aimeri de Narbonne et de Ramon Bérenguer à Martorell contraint à la retraite l'armée almoravide, mais celle-ci a pu se replier en bon ordre ; quelques semaines plus tard, au début de septembre, elle revient assiéger Barcelone qui est délivrée au bout de vingt jours. Au même moment, le roi d'Aragon, Alphonse Ier, qui a succédé en i104 à son frère Pierre Ier et, grâce à son mariage avec sa cousine Urraca, annexé la Castille où Alphonse VI était mort (1109), seconde par une habile diversion l'action des comtes de Narbonne et de Barcelone ; avec l'aide de son cousin, le comte du Perche, Rotrou II, et du vicomte de Béarn, Gaston V, il attaque Saragosse : s'il ne peut s'emparer de la cité, il en occupe les abords et enlève Tudela (août 1114)[73].

LA CROISADE DE 1118 ET LA PRISE DE SARAGOSSE. — De la défensive on allait bientôt passer à l'offensive. En 1115, l'attaque projetée contre les Baléares est déclenchée : Palma est occupée dès le mois d'août et, en 1116, la conquête de Majorque est achevée[74]. Cette opération est le prélude d'une autre beaucoup plus importante dans l'Espagne continentale. En 1118, sur l'initiative du pape Gélase II, un concile, réuni à Toulouse, organise une vaste croisade qui réunit presque- tous les seigneurs du midi dé la France ; à leur tête, se trouvent le comte de Toulouse, Bertrand, lé vicomte de Carcassonne, Bernard Aton, le vicomte de Béarn, Gaston. Le comte Rotrou du Perche, qui a joué un rôle actif sur l'Èbre en 1114, s'est joint aux barons languedociens et gascons[75]. C'est lui qui, avec Gaston de Béarn, dirige l'expédition dont l'objectif est cette fois Saragosse.

Il fallut sept mois pour enlever la place. Gaston de Béarn, qui avait pris une part active à la prise de Jérusalem, appliqua les mêmes méthodes : il fit construire des machines et des tours de bois avec lesquelles il attaqua les murailles qui protégeaient la ville. La garnison opposa une résistance acharnée et lutta désespérément jusqu'au jour où une armée ide secours, envoyée par Ali, eut été mise en déroute au confluent de l'Èbre et de l'Huesca (8 décembre 1118). Le 19 décembre, Saragosse capitula : c'était le plus grand succès que les croisés eussent remporté en Espagne[76].

Les Almoravides essayèrent de réparer leur échec par une nouvelle offensive. Une fois de plus, les armées de la Chrétienté et de l'Islam se heurtèrent en un sanglant combat à Cutanda, entre Saragosse et Valence (18 juin 1120). Le champ de bataille resta aux Français et aux Aragonais qui tuèrent quinze à vingt mille Infidèles et rapportèrent un immense butin[77]. Toutes les places de l'ancien État musulman de Saragosse s'effondrèrent l'une après l'autre, notamment Calatayud et Daroca. D'autre part, tandis que l'Aragon s'étendait ainsi sur tout le bassin moyen de l'Èbre, les Catalans, qui venaient de conquérir Saragosse, s'avançaient vers les bouches du fleuve[78]. Jamais l'Islam n'avait enregistré pareil recul.

CONSÉQUENCES DES CROISADES FRANÇAISES EN ESPAGNE. — La croisade française en Occident aboutissait donc à des résultats tout aussi décisifs que celle d'Orient et la prise de Saragosse fait écho à celle de Jérusalem. Ses résultats, à certains égards, devaient être plus solides et plus durables, grâce à l'esprit politique dont ont fait preuve les deux hommes qui ont été l'âme de ce mouvement libérateur, le roi d'Aragon, Alphonse Ier, et le comte de Barcelone, Ramon Bérenguer III, qui a mérité le surnom de Grand. Le premier, comme on l'a déjà noté, a uni à l'Aragon la Castille avec toutes ses dépendances ; le second est le vrai fondateur de l'État catalan qu'il a édifié des deux côtés de la chaîne pyrénéenne en lui annexant les comtés de Béarn et de Cerdagne (1117-1129), puis en y ajoutant, à la suite de son mariage avec Douce, fille de Gerberge, comtesse de Provence et de Gévaudan, les comtés de Provence, de Gévaudan, de Rouergue et de Millau. En 1136, la réunion sous un seul sceptre de l'État aragonais et de l'État catalan parachèvera l'unité de l'Espagne chrétienne dont la croisade française, encouragée par les papes Alexandre II, Grégoire VII, Urbain II et Gélase II, a inauguré et permis le grand rôle médiéval[79].

Croisade orientale et croisade occidentale dominent ainsi l'histoire du XIe siècle finissant et du XIIe à son aurore. Elles ont été dans une 'chrétienté divisée un ferment d'unité morale et inaugurent une ère nouvelle où l'esprit international cherchera à s'affirmer au-dessus de tous les particularismes.

 

 

 



[1] Sur les origines de la croisade, voir : Louis Bréhier, L'Église et l'Orient au moyen âge, Les Croisades, 5e édition, Paris, 1928, où l'on trouvera une bibliographie très complète. Pour la croisade espagnole, on consultera : R. Dozy, Histoire des musulmans d'Espagne jusqu'à la conquête de l'Andalousie par les Almoravides, Paris, 1861, 4 vol. ; Recherches sur l'histoire et la littérature de l'Espagne au moyen âge, Leyde-Paris, 1881, 2 vol., et surtout : P. Boissonnade, Du nouveau sur la chanson de Roland, Paris, 1923. Sur les luttes entre chrétiens et musulmans en Sicile, cf. l'ouvrage déjà cité de Chalandon, Histoire de la domination normande en Italie et en Sicile, t. I. Sur Urbain II et le concile de Clermont, voir : Chalandon, Histoire de la première croisade jusqu'à l'élection de Godefroy de Bouillon, Paris, 1925 ; Augustin Fliche, Urbain II et la croisade dans Revue d'histoire de l'Église de France, t. XIV, 1927, p. 289-306 ; Robricht, Geschichte des ersten Kreuzzuges, Innsbruck, 1901 ; Hagenmeyer, Die Kreuzzugsbriefe, Innsbruck, 1901.

[2] Bréhier, op. cit., p. 32 et suiv.

[3] Gay, L'Italie méridionale et l'Empire byzantin, p. 290-291.

[4] Cf. Chalandon, op. cit., t. I, p. 89-91.

[5] Chalandon, op. cit., t. I, p. 191-211.

[6] Boissonnade, op. cit., p. 10-11.

[7] Boissonnade, op. cit., p. 8-10.

[8] Boissonnade, op. cit., p. 6 et suiv.

[9] Boissonnade, op. cit., p. 13-16.

[10] Adhémar de Chabannes, III, 56, — Raoul Glaber, III, 8, note que Robert le Pieux a reçu des présents d'Ealred, roi d'Angleterre, de Rodolphe III, roi de Bourgogne, et de Sanche, roi de Navarre, qui, dit-il, lui demandaient des services. M. Boissonnade conclut de là (op. cit., p. 21) que Sanche se flatta de l'espoir d'entraîner dans son entreprise le roi de France lui-même. Nous nous demandons si ce n'est pas là forcer un peu le sens des textes en somme très vagues.

[11] Boissonnade, op. cit., p. 19-22. M. Boissonnade (p. 22) note en plus, à la fin du règne de Sanche le Grand, une nouvelle expédition qui lui semble avoir été organisée par l'abbé de Cluny, Odilon, mais il convient que cette hypothèse n'est fondée que sur le vague et obscur récit de Raoul Glaber (II, 18). Dans ce récit, il n'est question ni d'Odilon, ni de Cluny, ni même de croisés français ou bourguignons. Nous croyons d'ailleurs que M. Boissonnade, qui a jeté une si vive lumière sur l'histoire des croisades françaises en Espagne, a exagéré (p. 11-13) l'importance du rôle des moines de Cluny : que Cluny ait eu des filiales dans la péninsule ibérique, c'est là un fait qui n'est pas douteux, mais aucun texte ne prouve que la pensée de la croisade ait germé dans ces monastères.

[12] Boissonnade, op. cit., p. 22-23.

[13] Jaffé-Wattenbach, 4524 et 4530.

[14] Boissonnade, op. cit. p. 25-28.

[15] M. Boissonnade pense (op. cit., p. 31) que Hugue est venu en Espagne probablement à l'instigation de son cousin l'abbé de Cluny, mais aucun texte ne laisse soupçonner cette intervention, qui paraît très problématique.

[16] Boissonnade, op. cit., p. 29-31.

[17] Boissonnade, op. cit., p. 31-32.

[18] Dozy, Histoire des Musulmans d'Espagne, t. IV, p. 204-208 ; Boissonnade, op. cit., p. 32-33.

[19] Clarius, Chronicon S. Petri Vivi Senonensis, a. I087.

[20] Boissonnade, op. cit., p. 33-35.

[21] Cf. Riant, Inventaire critique des lettres historiques des croisades (dans Archives de l'Orient latin, t. I, Paris, 1881), n° 30.

[22] Boissonnade, op. cit., p. 35-38.

[23] Cf. A. Fliche, La réforme grégorienne, t. II, p. 329-330.

[24] Grégoire VII, Registrum, I, 7.

[25] Cf. A. Fliche, Saint Grégoire VII, p. 27-28 et 41-42.

[26] Il est à peine nécessaire de rappeler ici les vieilles légendes qui ont pendant longtemps embrumé l'histoire des origines de la première croisade, notamment celles qui ont trait à Pierre l'Ermite et qui proviennent de l'Historia belli sacri de Tudebod, composée seulement vers 1130 ; d'après ce texte, c'est à Pierre, moine picard et pèlerin de Terre-Sainte que reviendrait l'initiative de l'expédition. Cf. Hagenmeyer, Le vrai et le faux sur Pierre l'Ermite, trad. Furcy-Raynaud. Paris, 1883. — En ce qui concerne le rôle d'Urbain II dans les préparatifs de la croisade, voir notre article sur Urbain II et la croisade dans Revue d'histoire de l'Église de France, t. XIV, 1927, p. 289-306.

[27] Bréhier, op. cit., p. 50-51.

[28] Bernold de Constance, a. 1095.

[29] Le rôle de l'empereur Alexis a été simplement celui d'un informateur, mais ce serait une erreur de le considérer comme l'initiateur de la croisade. Il est d'ailleurs aujourd'hui prouvé que la fameuse lettre qu'il aurait écrite au comte de Flandre, Robert, pour déterminer les chevaliers occidentaux à venir en Orient, est un faux. Cf. Bréhier, op. cit., p. 57-58.

[30] A. Fliche, article cité, p. 296-299.

[31] Sur Aimar de Monteil, voir : L. Bréhier, Adémar de Monteil, évêque du Puy, article du Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésiastique, t. I, col. 552-555.

[32] A. Fliche, Le règne de Philippe Ier, p. 58-59.

[33] Héfélé-Leclercq, Histoire des conciles, t. V, 1re p., p. 419-424 ; Bréhier, op. cit., p. 62-64.

[34] Voir à ce sujet : Chalandon, Histoire de la première croisade, p. 41, et A. Fliche, article cité, p. 300-301.

[35] A. Fliche, article cité, p. 301-302. Sur l'ambassade de Raymond IV, cf. ibid., p. 302-303.

[36] Voir la lettre aux Flamands (Jaffé-Wattenbach, 5608). Cf. A. Fliche, article cité, p. 303.

[37] A. Fliche, article cité, p. 303-305.

[38] M. Chalandon (op. cit., p. 54) remarque qu'aussitôt après son séjour dans le Midi, Urbain II dépêche deux légats à Gênes pour négocier le concours maritime de cette cité et il pense avec raison que cette idée a dû être insufflée au pape par Raymond IV.

[39] Bréhier, op. cit., p. 70-74.

[40] Albert d'Aix, Historia Hierosolymitanae expeditionis, III, 57.

[41] Sur Aimar de Monteil, Voir l'article déjà cité de Bréhier.

[42] Sur Raymond de Saint-Gilles, cf. Manteyer, La Provence du Ier au XIIe siècle, Paris, 1908.

[43] Pour cette croisade populaire, voir le pittoresque récit de Guibert de Nogent, II, 3.

[44] Bréhier, op. cit., p. 69 ; Chalandon, op. cit., p. 91-93.

[45] Chalandon, op. cit., p. 93-110.

[46] Chalandon, op. cit., p. 60-62

[47] Voir dans Chalandon, op. cit., p. 72 et suiv., la critique du récit d'Albert d'Aix, qui à. amené cet historien à rectifier sur certains points la narration donnée de la croisade par ses prédécesseurs, notamment par Röhricht.

[48] Bréhier, op. cit., p. 69-70 ; Chalandon, op. cit., p. 75-89.

[49] Chalandon, op. cit., p. 116-117.

[50] Chalandon, op. cit., p. 117-119.

[51] Bréhier, op. cit., p. 71-72 ; Chalandon, op. cit., p. 148-156.

[52] On connaît bien, au moins à partir de son entrée en Esclavonie, l'itinéraire de l'armée languedocienne, grâce au récit du chanoine du Puy, Raymond d'Aiguilhe, qui a suivi l'expédition. Cf. Bréhier, op. cit., p. 72-73, et article cité sur Adémar de Monteil ; Chalandon, op. cit., p. 137, 146.

[53] Chalandon, op. cit., p. 133-136.

[54] Sur les rapports d'Alexis et de Godefroy de Bouillon, voir F. Chalandon, Essai sur le règne d'Alexis Comnène, p. 175 et suiv., et Histoire de la première croisade, p. 119 et suiv. M. Chalandon adopte dans l'ensemble la version d'Anne Comnène, témoin des événements ; de préférence à celle d'Albert d'Aix. Cf. aussi Bréhier, op. cit., p. 73-75.

[55] Chalandon, Histoire de la première croisade, p. 136-137. M. Chalandon pense que, dès ce moment, Alexis Ier a promis à Bohémond de lui donner un territoire dans la région d'Antioche.

[56] Chalandon, op. cit., p. 145-148.

[57] Cf. Chalandon, op. cit., p. 160.

[58] Bréhier, op. cit., p. 75-76 ; Chalandon, op. cit., p. 162-166.

[59] Chalandon, op. cit., p. 169-170.

[60] Voir surtout sur cette partie de l'expédition les récits de Foucher, des Gesta Francorum et de Raymond d'Aiguilhe.

[61] Bréhier, op. cit., p. 76-77 ; Chalandon, op. cit., p. I72-I76. — L'accusation d'avoir assassiné Thoros a été lancée contre Baudouin par Matthieu d'Édesse, mais elle reste très sujette à caution.

[62] Chalandon, op. cit., p. 177-178.

[63] Gesta Francorum, IV.

[64] Bréhier, op. cit., p. 77-79 ; Chalandon, op. cit., p. 181-205.

[65] Bréhier, op. cit., p. 79-80 ; Chalandon, op. cit., p. 206-224.

[66] Chalandon, op. cit., p. 225-229.

[67] Chalandon, op. cit., p. 339-237.

[68] Bréhier, op. cit., p ; 81-82 ; Chalandon, op. cit., p. 257-279.

[69] Étienne de Blois s'était séparé des croisés sous les murs d'Antioche, et il manifestait, en conduisant cette nouvelle expédition, son désir de racheter sa peu glorieuse désertion.

[70] Sur cette croisade de 1101, voir surtout : Bréhier, op. cit., p. 83-87.

[71] Boissonnade, op. cit., p. 40-41.

[72] Voir le très curieux récit de cette ambassade dans Clarius, Chronicon S. Petri Vivi Senonensis, a. 1108.

[73] Boissonnade, op. cit., p. 42-46.

[74] Boissonnade, op. cit., p. 42-43.

[75] Héfélé-Leclercq, op. cit., t. V, Ire, p., p. 567. Boissonnade, op. cit., p. 47. Cf. la lettre de Gélase II dans Jaffé-Wattenbach, 4206.

[76] Boissonnade, op. cit., p. 47-49.

[77] Cf. la chronique de Saint-Maixent, a. 1120.

[78] Boissonnade, op. cit., p. 49-52.

[79] Sur l'œuvre d'Alphonse Ier et de Ramon-Bérenguer III, cf. Boissonnade, op. cit., p. 38-40.