HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

DEUXIÈME PARTIE. — PROBLÈMES POLITIQUES ET RELIGIEUX DE 962 À 1025

 

CHAPITRE V. — LA FORMATION DU ROYAUME ANGLO-NORMAND.

 

 

Outre les histoires générales de Hunt et Poole, C. Oman, Prentout, citées, on consultera The Cambridge Medieval History, t. V, chap. XV, Cambridge, 1926 ; David C. Douglas, The age of the Normans, Londres, 1929. Pour le duché de Normandie, le livre fondamental reste L. Valin, Le duc de Normandie et sa cour, Paris, 1909. Cf. aussi J. Flach, Les origines de l'ancienne France, t. III et IV et A. Fliche, Le règne de Philippe Ier, roi de France (1060-1108), Paris, 1912. — Pour la conquête, l'ouvrage de A. Freeman, History of the Norman Conquest in England, Oxford 1871-1879, 6 vol., est très vieilli et, en dehors des chapitres qui lui sont consacrés dans les histoires générales, il n'existe pas de travail d'ensemble. Sur la bataille d'Hastings, voir : Spatz, Die Schlacht von Hastings, Berlin, 1896 et Round, La bataille d'Hastings dans Revue historique, t. LXV, 1897, p. 61-77. — Pour l'organisation de l'Angleterre, en plus des ouvrages précédemment indiqués de Stubbs et Vinogradoff, voir : F. W. Maitland, Domesday Book and Beyond, Cambridge, 1897 ; Pollock and Maitland, History of English Law, Cambridge, 1895 ; E. H. Round, Feudal England, Londres, 1895 ; P. Vinogradoff, Growth of the Manor, Londres, 1912 ; C. H Haskins, Norman Institutions (Harvard Historical Studies, n° 24), Cambridge, 1918. Pour la politique ecclésiastique de Guillaume le Conquérant : H. Bœhmer, Kirche und Staat in England und in der Normandie im XI und XII Jahrhundert, Leipzig, 1899 ; Stephens, The English Church from the Norman conquest to the accession of Edward I. (t. II de l'Hist. of the English Church) ; A. Fliche, La réforme grégorienne, t. II, Grégoire VII, Louvain. Paris, 1925. On trouvera enfin une excellente mise au point de certaines questions relatives à l'histoire de la conquête et de l'organisation de l'Angleterre par les Normands dans une leçon de M. Prentout sur Les conséquences de la conquête de l'Angleterre parue dans la Revue des Cours et Conférences, t. XXIV, 1923.

 

Au moment où l'effort continu d'Etienne IX, de Nicolas II et de Grégoire VII dégage le Saint-Siège de l'étreinte césaro-papiste et lui assure l'indépendance, prélude de sa suprématie sur les États chrétiens, la conquête de l'Angleterre par Guillaume le Conquérant transforme la physionomie de l'Europe occidentale et pose pour l'avenir les plus redoutables problèmes. De même que l'affranchissement de l'Église romaine provoquera la lutte du Sacerdoce et de l'Empire, l'union, sous un même sceptre, de l'Angleterre avec la Normandie, en créant autour de la Manche une puissance nouvelle, engendrera l'autre grand conflit du XIIe siècle qui mettra aux prises le royaume capétien et le royaume anglo-normand.

 

I. — Le duché de Normandie au milieu du XIe siècle.

 

GUILLAUME LE BATARD, DUC DE NORMANDIE. — Tandis que l'affranchissement de l'Église romaine est, comme on l'a vu, une œuvre collective et de longue haleine, fruit du travail de toute une génération de réformateurs,, a conquête de l'Angleterre a été conçue, préparée, réalisée par un seul homme, le duc de Normandie, Guillaume le Bâtard.

Né en 1027, fils de Robert le Diable et de sa concubine Ariette, duc lui-même à l'âge de huit ans (1035), Guillaume est une des personnalités les plus saillantes de l'histoire médiévale. Si difficile qu'il soit de démêler les traits de sa physionomie devenue très vite légendaire[1], il est hors de doute que ce prince, fameux entre tous, en a imposé à ses contemporains tout à la fois par ses dons physiques et par ses rares qualités morales. Robuste et majestueux, énergique et endurant, passionné pour les exercices violents tels que l'équitation, la chasse et la guerre, il ne ressemble pourtant pas aux autres seigneurs féodaux. Tout en étant, comme la plupart d'entre eux, incapable de dominer d'impulsifs accès de colère, il a le souci de mettre sa conduite en harmonie avec sa foi religieuse et n'ignore pas la gravité des obligations morales prescrites par la loi chrétienne. Il a horreur du vice ; il essaiera de réagir contre les mœurs scandaleuses de son entourage et donnera lui-même le plus pur exemple de la fidélité conjugale en prodiguant à son épouse légitime, Mathilde, fille de Baudouin V, comte de Flandre, une affection exclusive et toute baignée d'une délicate tendresse[2]. Chaste et pieux, il a également la ferme volonté d'édicter pour ses sujets des lois équitables ; s'il entend faire respecter son ; autorité par ses barons, il saura aussi se ménager une popularité de bon aloi en assumant à la Normandie une paix inconnue des autres États seigneuriaux.

Cette modération n'exclut pas chez lui de vastes ambitions qu'il a tous les moyens de satisfaire ; en moins de cinquante ans, il accomplira une œuvre de premier ordre qui attestera la vigueur de ses conceptions, réalisées ensuite avec une patiente et méthodique ténacité.

LE DUCHÉ DE NORMANDIE À L'AVÈNEMENT DE GUILLAUME LE BÂTARD. — Le pivot de la future puissance de Guillaume le Bâtard est le duché de Normandie qui, dès son avènement (1035), jouit déjà, à l'intérieur du regnum Francorum, d'une indépendance à peu près totale. Sans doute le roi de France n'a-t-il pas abdiqué toute suzeraineté sur les terres autrefois concédées à Rollon par Charles le Simple, mais pratiquement les rapports vassaliques se réduisent à fort peu de chose[3]. Aussi, depuis les troubles qui ont suivi la mort de Guillaume Longue-Epée (942), l'autorité ducale n'a-t-elle cessé de progresser. La tâche était relativement facile, puisque tout était à créer et que la puissance publique n'était pas entamée par les aliénations qui ailleurs avaient ébranlé le pouvoir du grand feudataire. Il s'agissait seulement de prévenir les usurpations toujours possibles. C'est à cela que s'employèrent avant tout les prédécesseurs de Guillaume le Bâtard, Richard Ier (943-996) et Richard II (996-1027). Leurs efforts pour maintenir l'unité de la Normandie contre les assauts des barons furent couronnés de succès ; nulle part il ne s'est constitué de ces grands domaines d'un seul tenant, susceptibles d'opposer une force territoriale à la puissance ducale qui, de ce fait, est restée intacte[4]. Richard Ier et ses successeurs ont d'ailleurs usé de leur pouvoir absolu avec modération, cherchant avant tout à donner bonne justice à tous et à faire régner la paix, ce qui les a rendus populaires parmi les masses.

GOUVERNEMENT DE GUILLAUME LE BÂTARD. — Guillaume le Bâtard restera fidèle à cette ligne de conduite, mais il lui faudra beaucoup d'énergie pour maintenir ses prérogatives. A son avènement, il s'est heurté à un soulèvement des barons qui ont jugé l'occasion propice pour secouer un joug qui leur pesait lourdement. Nul doute que, pendant sa minorité, son autorité n'ait subi quelques rudes atteintes, mais, dès qu'il fut parvenu à sa majorité, le fils de Robert le Diable s'empressa de reconquérir les positions perdues : il donna l'ordre de raser les châteaux qui avaient surgi un peu partout et, grâce à l'appui du roi de France, Henri Ier, avec l'aide duquel il remporta sur les seigneurs normands la victoire du Val des Dunes (1047), il put être obéi[5]. Le pouvoir ducal fut reconstitué et connut une force encore plus grande que par le passé.

Fidèle aux directives tracées par ses prédécesseurs, Guillaume le Bâtard a tout d'abord achevé de s'affranchir de la suzeraineté capétienne qui n'est plus, sous son règne, qu'une survivance juridique : seul parmi les grands feudataires, il ne s'est pas fait représenter, en 1059, au sacre de Philippe Ier. A l'intérieur de son duché, il a contraint ses vassaux, quels qu'ils fussent, à recevoir dans leurs châteaux une garnison ducale[6], excellent moyen d'assurer la sécurité intérieure et aussi de rendre efficaces les institutions de paix dont Guillaume a favorisé la diffusion à l'intérieur de ses États[7]. Celles-ci l'ont fait aimer des petites gens, auprès desquelles il a joui d'un prestige devenu très vite légendaire, et aussi des clercs qu'il a par ailleurs étroitement subordonnés à son pouvoir. Sa politique ecclésiastique est inspirée des mêmes tendances que ses relations avec les seigneurs : il entend être le maître de l'Église comme de la société laïque ; il nomme lui-même les évêques et les abbés, mais il procède toujours à des choix dépourvus de toute idée vénale et use de son autorité jalouse pour le plus grand bien de la religion : il fonde des monastères où il favorise l'introduction de la réforme clunisienne, combat vigoureusement la simonie et le nicolaïsme, ce qui lui vaut les sympathies du Saint-Siège qui bénira et aidera ses entreprises[8].

Grâce à cette intelligente modération qui a tempéré un absolutisme rigide et convaincu, Guillaume le Bâtard a infusé à l'État normand une force d'autant plus réelle qu'elle reposait sur l'adhésion unanime de tous ceux qui en ont éprouvé les bienfaisants effets. Sa légitime popularité lui a. permis de concevoir de larges plans d'extension qu'il a mûris et exécutés au gré des circonstances.

ANNEXION DU MAINE À LA NORMANDIE. — Au lendemain de la victoire des Dunes (1047), tandis qu’il achevait de mater la féodalité normande, Guillaume a tourné ses regards vers le Maine qui, placé entre la Normandie et l'Anjou, paraissait destiné à être absorbé par l'un ou par l'autre de ces États provinciaux. Geoffroy Martel, comte d'Anjou, avait pris les devants en emprisonnant l'évêque du Mans, Gervais de Château du Loir. Guillaume, avec l'aide du roi de France, Henri 1er, déclara la guerre à Geoffroy qui s'était, par surprise, emparé d'Alençon et, non content de reprendre cette ville, il alla assiéger Domfront qu'il réussit à enlever (1049). Il ne put pourtant empêcher Geoffroy de mettre, en 1051, la main sur le Mans que l'Angevin garda jusqu'à sa mort (1060), mais, en 1063, Guillaume, profitant de la faiblesse du nouveau comte d'Anjou, Geoffroy le Barbu, obligea les Manceaux à reconnaître sa domination et, malgré leurs révoltes, en 1073 et 1084, il conserva le comté qui arrondissait fort bien ses possessions du côté du Sud. Vers l'Ouest, il poursuivait une entreprise du même ordre vers la Bretagne où, au moment de la mort du roi d'Angleterre, Édouard, le Confesseur (5 janvier 1066), il était occupé à implanter la suzeraineté normande[9].

VUES DE GUILLAUME LE BÂTARD SUR L'ANGLETERRE. — De bonne heure, Guillaume le Bâtard a rêvé d'acquérir la couronne anglaise. Le roi Édouard le Confesseur n'avait pas d'héritiers directs. Or par sa mère, Emma, il était le neveu de Robert le Diable, père de Guillaume, et il n'avait pu remonter sur le trône de ses ancêtres que grâce à l'appui de la force normande qui ne lui avait jamais fait défaut. Liens de parenté et services éminents constituaient des titres d'une indiscutable valeur que l'ambitieux Normand était bien décidé à ne pas laisser tomber dans l'oubli.

Dès 1051, Guillaume se rend en Angleterre avec une somptueuse escorte. Il est fort bien reçu par son cousin qui ne lui fait aucune promesse positive, mais lui témoigne d'affectueux égards qui engendrent toutes sortes d'espoirs. Peut-être le duc s'abandonnait-il à d'excessives illusions, car, malgré la reconnaissante sympathie qu'il éprouvait à l'égard des princes normands, Édouard le Confesseur a d'abord songé à perpétuer la dynastie d'Alfred le Grand en transmettant la couronne au fils de son frère Edmond, Édouard, alors exilé en Hongrie, qu'il avait mandé près de lui. Edmond mourut, il est vrai, en arrivant en Angleterre ; il laissait trois enfants en bas âge, incapables de revendiquer la succession de leur grand-oncle et de tenir tête à la féodalité anglaise dont le chef, Harold, fils de Godwin, convoitait la royauté pour lui-même, avec la pensée que l'heure était propice pour une usurpation analogue à celle qu'avait consommée en France, au siècle précédent, la famille robertienne[10].

Il semble que cette dernière solution ait été particulièrement redoutée d'Édouard le Confesseur. Se rendant compte que son petit-neveu, le jeune Edgar, fils d'Édouard, ne pourrait régner, le roi, sous l'influence de son entourage de clercs normands, a certainement fait des avances à Guillaume auquel il envoya, sans doute en 1065, l'archevêque de Cantorbéry, Robert, pour lui offrir la couronne. Par surcroît, quelques semaines après la venue de ce prélat en Normandie, une tempête fit tomber Harold aux mains du comte de Ponthieu, Guy, qui le livra au duc de Normandie et le chef de la féodalité anglaise ne put recouvrer sa liberté qu'après avoir prêté serment de fidélité à son futur compétiteur. Celui-ci disposait désormais d'une arme merveilleuse : Harold ne serait rien moins que parjure, s'il persistait à revendiquer pour lui la succession d'Édouard le Confesseur[11].

MORT D'ÉDOUARD LE CONFESSEUR (5 JANVIER 1066). — Celle-ci s'ouvre le 5 janvier 1066, par la mort du roi. Fort de sa parenté, de la volonté du défunt et du serment de Harold, Guillaume le Bâtard est en excellente posture pour réaliser la grande ambition de sa vie et pour renouveler, avec toutes chances de succès, les exploits des conquérants danois, Svend et Cnut le Grand.

 

II. — L'expédition de 1066.

 

LE COUP D'ÉTAT DU 6 JANVIER 1066. — Le lendemain même de la mort d'Édouard le Confesseur, soit le 6 janvier 1066, Harold, sans attendre l'élection des princes, se fit proclamer roi par ses partisans et consacrer par l'archevêque d'York, Ealdred. Tout fut réglé en une matinée et, bien qu'un tel coup d'État fût contraire aux traditions anglaises, il ne souleva aucune protestation immédiate. Par crainte d'une invasion étrangère, les évêques et les barons se rallièrent pour la plupart à Harold, et, malgré l'absence de toute élection régulière, s'inclinèrent devant le fait accompli. Seuls, les Northumbriens manifestèrent quelques velléités de résistance qui furent exploitées par le propre frère d'Harold, Tostig. Celui-ci, évincé de la succession de son père, Godwin, quoiqu'il fût l'aîné, avait dû s'exiler en Flandre où il s'était marié à une fille de Baudouin V, devenant ainsi le beau-frère de Guillaume le Bâtard. A vrai dire, il ne semblait pas très redoutable et l'on eût pu sans doute le gagner par quelques concessions. Le véritable danger pour Harold venait de l'extérieur : le roi de Danemark, Svend Esthritson, était un rival possible et le duc de Normandie, Guillaume le Bâtard, se préparait à faire valoir ses droits[12].

LES PRÉPARATIFS NORMANDS. — Dès qu'il connut la double nouvelle de la mort du roi et du coup d'État du 6 janvier, Guillaume envoya à Harold un messager chargé de lui rappeler le serment qu'il lui avait prêté quelques mois plus tôt, pendant son séjour en Normandie. Il tenait à établir que son compétiteur était coupable de parjure, afin de justifier l'expédition aux yeux de l'Église dont l'alliance pouvait être d'un grand poids. De fait, le pape Alexandre II reconnut la légitimité des prétentions de Guillaume auquel il envoya, avec un cheveu de l'apôtre Pierre, le gonfanon qui devait attirer sur son armée la protection d'En-Haut[13].

Fort de l'appui du Saint-Siège, Guillaume pouvait aussi compter sur celui de ses vassaux. Tandis qu'il négociait avec Rome, il les avait convoqués à Lillebonne en une cour solennelle. Il semble, d'après la complaisante énumération des chroniqueurs, que cette assemblée ait été fort nombreuse. Quelques objections furent soulevées à propos des dangers de la traversée ou de la valeur numérique de l'armée anglaise, mais, dans l'ensemble, les barons, quoiqu'une expédition au delà des mers ne fût pas strictement conforme aux règles de l'ost féodal, apportèrent leur assentiment au projet de leur suzerain ; l'entreprise s'annonçait fructueuse et comment ne pas envisager avec satisfaction la perspective des riches donations territoriales qui viendraient récompenser l'accomplissement de cet exceptionnel service vassalique ? Avec les Normands, des Manceaux et des Bretons répondirent à l'appel du duc, et aussi des Flamands, des Picards, des Champenois, des Poitevins, tous attirés par l'espoir du butin. Il est difficile, à cause des exagérations des chroniqueurs, d'évaluer les contingents emmenés par. Guillaume, mais il y a lieu de supposer que l'armée qui franchit la Manche avec lui ne dépassait guère cinq mille hommes[14].

LE DÉBARQUEMENT DES NORMANDS EN ANGLETERRE. — Le duc avait également songé aux moyens nécessaires pour assurer la traversée et réuni à l'embouchure de la Dives une flottille qui devait transporter ses chevaliers en Angleterre. La concentration eut lieu, au mois d'août, à Saint-Valéry, mais les vents favorables se firent longtemps attendre et c'est seulement le 29 septembre que les troupes normandes purent débarquer à Pevensey qu'elles occupèrent sans effort[15].

PRÉPARATIFS D'HAROLD. — Harold était prêt à toute éventualité. Comme on l'a déjà noté, il avait réussi à se faire reconnaître par la plus grande partie du peuple anglais. La modération de son gouvernement accrut sa popularité. En protégeant les églises et les monastères, en poursuivant les malfaiteurs, en assurant l'ordre et la paix, il provoqua en sa faveur un mouvement de sympathie, dont il essaya de se servir pour réveiller le sentiment national[16]. En même temps, il mit le royaume en état de défense et constitua, dans l'Ouest et le Sud, une armée capable de faire face aux Normands. Il sut également déjouer les plans de son frère Tostig qui, après avoir vainement tenté de soulever les pays de l'Humber, était venu donner la main au roi de Norvège, Harald Hardrada. Celui-ci avait occupé les Orcades, puis débarqué aux bouches de l'Ouse et battu, le 20 septembre, à Fulford, les comtes Edwin et Morker, chargés de l'arrêter. Harold devina toute l'étendue du péril et, profitant de ce que Guillaume était immobilisé à Saint-Valéry, il se porta avec une extrême rapidité contre Tostig et Harald Hardrada qui avaient pris York. Il leur livra, le 25 septembre, une bataille sanglante où tous deux trouvèrent la mort avec un grand nombre de guerriers scandinaves, puis, en toute hâte, il revint vers la région de Londres et, s'il arriva trop tard pour s'opposer au débarquement des Normands, il put du moins rassembler les forces qui allaient barrer le chemin de la capitale aux envahisseurs[17].

BATAILLE D'HASTINGS (14 OCTOBRE 1066). — Harold s'avança lui-même jusqu'à Senlac et retrancha ses troupes sur la colline de ce nom. La position était bien choisie : le monticule où s'étaient concentrés les Anglais dominait la plaine d'Hastings[18] où devaient se déployer les ennemis qui ne pouvaient marcher sur Londres en laissant derrière eux une armée intacte. Harold avait aussi l'avantage du nombre : si l'on ne peut évaluer ses effectifs avec précision, il est hors de doute qu'ils étaient supérieurs à ceux de Guillaume le Conquérant, mais les Normands l'emportaient par la supériorité d'un armement plus léger et d'un commandement éprouvé ; en outre, ils disposaient d'une cavalerie très entraînée à laquelle ils durent une bonne part de leur succès.

Il est très difficile de savoir ce qui s'est exactement passé en cette journée mémorable. Pendant longtemps, les narrations dont elle a été l'objet ont été inspirées par le roman de Rou, œuvre de Wace, qui, écrivant vers 1160, n'a connu la bataille d'Hastings que par les récits de son père ou par la fameuse tapisserie de Bayeux dont la date a prêté à bien des controverses et qui n'est certainement pas antérieure aux premières années du XIIe siècle[19]. Toutefois, si ces documents tardifs cristallisent surtout les légendes que ne manqua pas de faire jaillir de bonne heure un événement de nature à frapper l'imagination, les sources contemporaines sont pour la plupart des sources normandes où le parti pris de glorification est évident : l'évêque d'Amiens, Guy de Ponthieu, auquel on doit un poème sur la bataille d'Hastings, composé entre 1066 et 1074, et Guillaume de Poitiers, auteur des Gesta Guillelmi ducis qui ont vu le jour entre 107I et 1077, sont des panégyristes enthousiastes dont on ne peut accepter le témoignage qu'avec prudence et, comme la version anglaise, représentée surtout par Guillaume de Malmesbury, n'apparaît qu'au milieu du XIIe siècle, qu'elle renferme, elle aussi, un bon nombre de détails légendaires, la critique se heurte, pour tous les faits qui vont se dérouler à partir du 14 octobre 1066, jour où se produit le grand choc, à une série d'obstacles durs à surmonter[20].

La victoire normande, à Hastings, ne saurait faire aucun doute, mais il semble qu'elle ait été douteuse à certains moments et assez chèrement achetée. Harold s'était bien fortifié. Les fantassins danois et saxons, couverts par leurs boucliers, formaient un mur vivant, capable de briser l'élan le plus formidable, et contre lequel Guillaume faillit échouer. Le duc avait divisé son armée en trois, corps : les Normands, qu'il commandait lui-même, assisté de son frère Odon, évêque de Bayeux, et du comte Eustache de Boulogne, étaient au centre, appuyés à droite par les mercenaires picards et français, à gauche par les Bretons, par les Manceaux et par les Poitevins. Les cavaliers normands, -lancés à l'assaut de la colline de Senlac, ne purent entamer la formation serrée des fantassins anglais et, comme les Bretons, de leur côté, s'étaient laissé battre à l'aile gauche, Guillaume donna l'ordre de la retraite. Cédait-il à la nécessité ou voulait-il entraîner Harold, enorgueilli par ses premiers succès, à une poursuite qui lui ferait perdre l'avantage de sa position ? La seconde hypothèse est plus vraisemblable[21]. En tout cas, Harold, croyant à la fuite de son adversaire, quitta la colline de Senlac et, une fois descendu dans la plaine, il fut très vite enveloppé de toutes parts. Il en résulta une formidable mêlée où le malheureux prince trouva la mort avec ses frères. Dès lors, malgré quelques violents combats 'autour de leur étendard qu'ils défendirent avec vaillance, les Anglo-Saxons, privés de leurs chefs, ne songèrent plus qu'à se soustraire à l'étreinte normande. Ils se retirèrent d'ailleurs en bon ordre et réussirent à infliger, dans un combat d'arrière-garde, un sérieux échec à la cavalerie ennemie qu'ils culbutèrent dans un ravin. Toutefois, si l'armée anglaise n'était pas anéantie, Guillaume était le vainqueur incontesté de la journée dont il ne lui restait plus qu'à cueillir les bénéfices.

MARCHE DES NORMANDS SUR LONDRES. — Au lieu de continuer immédiatement sa marche sur Londres, Guillaume le Bâtard resta, disent les chroniqueurs, cinq jours sur le champ de bataille pour ensevelir les morts, ce qui signifie qu'avant de s'engager plus avant, il voulut regrouper son armée[22]. Le 20 octobre, il s'avança enfin le long de la côte, traversa Romney où il châtia les habitants qui avaient perfidement attaqué un corps normand, entra à Douvres qui fut en partie brûlée à la suite d'une rixe entre la population et les soldats, puis, après avoir ainsi organisé le littoral, il se dirigea vers Londres où la population se montrait peu sympathique à son égard : une assemblée de nobles et de citoyens, très influencée par l'archevêque de Cantorbéry, Stigand, avait proclamé roi le jeune Edgar Atheling, neveu d'Édouard le Confesseur. Toutefois, l'unanimité ne pouvait se faire autour d'un prince enfant. Les comtes Edwin et Morker notamment, tout en donnant leur assentiment pour la forme, étaient prêts à se rallier à Guillaume que les seigneurs de Winchester inclinaient eux aussi à reconnaître.

Dans ces conditions, toute résistance ne pouvait être qu'éphémère. Le duc envoya en éclaireurs cinq cents cavaliers normands qui furent vigoureusement attaqués, mais résistèrent avec énergie et, par mesure d'intimidation, incendièrent les quartiers situés sur la rive droite de la Tamise. La folle confiance se transforma aussitôt en un découragement confinant à la panique. Peu à peu, Guillaume coupa toutes les communications de Londres avec le dehors et la ville n'eut plus qu'à capituler. Stigand fut le premier à se soumettre ; tous les chefs du parti national imitèrent son exemple et Edgar lui-même se crut obligé de reconnaître le duc de Normandie comme roi d'Angleterre[23].

COURONNEMENT DE GUILLAUME LE CONQUÉRANT (25 DÉCEMBRE 1066). — Malgré les sollicitations pressantes de son entourage, Guillaume le Conquérant ne se fit pas aussitôt couronner. Il préféra, avant d'accomplir l'acte définitif qui ferait de lui le maître de l'Angleterre, apaiser les esprits et recueillir le plus d'adhésions possible. C'est seulement le jour de Noël (25 décembre 1066) qu'il reçut le diadème des mains de l'archevêque d'York, dans la basilique de Saint-Pierre de Westminster où reposait Édouard le Confesseur[24].

Cette cérémonie apparaissait comme la consécration de sa conquête ; qu'elle légitimait aux yeux du peuple. Elle avait été imprégnée du protocole traditionnel : en présence du clergé et du peuple, Guillaume avait juré de défendre les saintes églises de Dieu et leurs prêtres, de gouverner tout le peuple qui lui était soumis avec l'équité et la prudence d'un roi, d'édicter et de faire observer une loi juste. Rien n'avait manqué, ni l'intervention de l'Église, ni l'acceptation du peuple. Ainsi se trouvaient effacées toutes les traces d'une usurpation conquérante et l'Angleterre reprenait le cours de ses destinées.

MESURES DE PACIFICATION. — Cependant, si Londres avait fini par accepter le nouveau régime, Guillaume le Conquérant ne pouvait se flatter d'avoir pour lui, à la fin de 1066, l'unanimité du peuple anglais. La plupart de ses sujets testaient à gagner. De là une série de mesures destinées à susciter tout à la fois la confiance et la crainte.

Au dire des chroniqueurs, le roi voulait, avant toutes choses, prévenir les désordres et les violences que l'on pouvait redouter comme l'inévitable suite de la victoire. Il défendit à ses soldats de commettre le moindre pillage, de fréquenter les tavernes et autres mauvais lieux, de se rendre coupables d'aucune violence à l'égard des femmes. A cet effet, il institua des tribunaux spéciaux qui réprimèrent avec la dernière énergie les fautes contre la discipline. D'autre part, tout en récompensant par des donations territoriales faites au détriment des partisans d'Harold les chefs normands que d'ardentes convoitises avaient attirés au delà de la Manche, il s'efforça d'éviter les spoliations à l'égard des Anglais qui ne l'avaient pas combattu, en sorte que la masse du peuple n'eut pas trop à souffrir de la substitution du régime normand au régime anglo-saxon[25].

Cette politique de sage modération n'empêcha pas le Conquérant de prendre ses précautions : il installa son frère, Odon de Bayeux, dans le château de Douvres et le chargea de surveiller toute la côte du Kent ; il remit au fidèle Guillaume, fils d'Osbern, la ville de Guenta (Norwich), avec mission de pacifier le nord du royaume, notamment les comtés de Gloucester et de Hereford. Plusieurs châteaux reçurent des garnisons normandes, destinées à intervenir immédiatement au cas où se dessinerait le moindre mouvement d'opposition[26].

Ces mesures, qui réservaient l'organisation future du royaume, ont produit d'heureux résultats. Au lendemain du couronnement de Londres, les soumissions se multiplient ; le Wessex occidental, la Northumbrie, l'Est-Anglie se rallient très vite à l'autorité de Guillaume qui, en 1067, se sent assez sûr de son pouvoir pour retourner en Normandie où il paraît triomphalement, accompagné du jeune Edgar, qu'on avait tenté de lui opposer, et de plusieurs seigneurs anglais[27].

LES INSURRECTIONS DE 1067-1068. — Le Conquérant ne tarda pas à être rappelé en Angleterre où ses lieutenants avaient failli compromettre son œuvre par leur tyrannie. Cupides, rapaces, durs jusqu'à la cruauté, ils s'étaient heurtés très vite à une animosité qui, au bout de quelques mois, se changea en révolte. Dès le mois de décembre 1067, le Kent se souleva contre Odon de Bayeux ; ce prélat dut aussi combattre Eustache de Boulogne qui, rongé par la jalousie, s'était découvert des droits à la couronne anglaise. Guillaume, rappelé en toute hâte, traversa une seconde fois la Manche. Il n'était que temps ; l'insurrection ne cessait de s'étendre ; la mère d'Harold, Gytha, les comtes Edwin et Morker y participaient le jeune Edgar Atheling se recrutait des partisans dans le Nord[28].

Le roi ne se laissa pas déconcerter. A peine débarqué, il alla faire le siège d'Exeter qui était le centre de la révolte et qu'il enleva au bout de dix-huit jours, puis, après avoir reçu la soumission des hommes du Devonshire et de la Cornouaille, il vint à York, contraignit les comtes Edwin et Morker à lui prêter serment, éleva à Lincoln, à Huntingdon, à Cambridge des châteaux où il laissa des garnisons normandes, après quoi il se retira. Peut-être eût-il été mieux inspiré en restant davantage, car Edgar, qui s'était réfugié auprès du roi d'Écosse, Malcolm Canmore, réapparut bientôt dans le Yorkshire, tandis qu'au Danemark, Svend Estrithson s'apprêtait à renouveler l'expédition de Cnut le Grand. En août 1068, Danois et partisans d'Edgar se réunirent à l'embouchure de l'Humber et York ne tarda pas à tomber entre leurs mains. La situation devenait grave, car, au même moment, les fils de Harold qui avaient trouvé asile en Irlande, débarquaient sur la côte occidentale[29].

AFFERMISSEMENT DE LA DOMINATION NORMANDE EN ANGLETERRE. — Fort heureusement ces divers ennemis s'entendirent mal et il fut possible de les battre isolément. Aussi Guillaume, laissant l'évêque de Coutances et le comte Brian de Penthièvre dompter les rebelles du Sud, s'en alla-t-il soumettre lui-même le comté de Stafford où, sous la direction du comte Eadric le Sauvage, l'insurrection affectait une vigueur particulière. De là, il s'avança vers l'Humber où sa seule présence suffit à démoraliser les Danois qui n'insistèrent pas et regagnèrent leurs vaisseaux. Délivré du péril extérieur, il procéda à une brutale répression : les comtés de l'Humber et de la Tyne furent systématiquement dévastés et transformés en un véritable désert. Cet acte d'excessive sauvagerie entraîna du moins la soumission de tout le Yorkshire où la domination normande fut définitivement implantée. En 1070, le Shropshire, à son tour, rentra dans l'obéissance ; en 1071, les Danois furent expulsés de leurs dernières positions ; enfin une expédition contre les Écossais (1072) enleva à Malcolm toute pensée d'opposer Edgar à Guillaume le Conquérant[30].

Tel est l'épilogue de l'expédition de 1066. Après 1072, il y aura bien encore quelques révoltes locales, mais la paix intérieure et extérieure ne sera plus sérieusement troublée et Guillaume, jouissant enfin d'un pouvoir incontesté, pourra, jusqu'à sa mort (1087), terminer l'organisation de son royaume, commencée dès le lendemain de son couronnement.

 

III. — L'organisation de l'Angleterre par Guillaume le Conquérant.

 

CARACTÈRES DE L'ŒUVRE DE GUILLAUME LE CONQUÉRANT. — L'œuvre accomplie par Guillaume le Conquérant pendant les vingt années qui ont suivi la conquête a été dominée par la préoccupation d'asseoir le régime sur des bases durables Or bien des écueils se dressaient devant le roi : les insurrections, contre lesquelles il avait dû lutter, trahissaient sinon un sentiment national très fort, du moins de l'hésitation, de l'inquiétude, de la défiance. Il s'agissait donc, avant toutes choses, de rallier par une politique de clémente fermeté la masse de la population anglaise. Il fallait, par ailleurs, satisfaire les appétits des barons normands, attirés en Angleterre par la perspective de vastes domaines à exploiter. Guillaume ne fut pas décontenancé par ce troublant dilemme, et, s'il ne parvint pas à contenter tout le monde, il réussit du moins à créer en Angleterre — ce qui paraît a priori paradoxal — une monarchie absolue reposant sur le régime seigneurial qu'il sut amender avec son habituelle ingéniosité.

INTRODUCTION DU RÉGIME SEIGNEURIAL EN ANGLETERRE. — Sans être aussi accusé que sur le continent, le régime seigneurial était connu en Angleterre avant la conquête normande. Dès l'époque anglo-saxonne, les souverains ont, en certains cas, concédé des terres à leurs thanes, en abandonnant sur elles les droits régaliens. Pendant les grandes luttes des IXe et Xe siècles, ces aliénations, dont les églises ont parfois aussi bénéficié, n'ont pas manqué de se multiplier. Au début du XIe siècle, la monarchie danoise, loin de contrarier le mouvement, a cédé, elle aussi, à l'impulsion et Cnut a récompensé, par des donations analogues, ceux de ses guerriers qui l'avaient bien servi. Cependant ces inféodations ne se sont pas généralisées autant que sur l'autre rive de la Manche. A côté de l'aristocratie militaire et foncière, il a subsisté, en Angleterre, une classe, relativement nombreuse, de petits propriétaires libres, les eorls, mais ceux-ci, s'ils continuèrent à cultiver leurs terres, se trouvèrent souvent dans des conditions difficiles pour les exploiter. A la merci du grand propriétaire voisin, ils furent amenés à se recommander à lui, à se placer sous sa dépendance. Ainsi se créèrent des liens, d'ailleurs mal définis et essentiellement variables, d'où résulta une extraordinaire confusion[31].

Telle était la situation sociale de l'Angleterre au moment de l'arrivée des Normands. Guillaume le Conquérant y a introduit de l'ordre, de la clarté et l'a fait évoluer dans un sens favorable à la monarchie.

Sa politique reste encore aujourd'hui enveloppée d'une certaine obscurité et les historiens sont loin d'être d'accord sur le caractère des mesures par lesquelles il étendit à toute l'Angleterre le régime seigneurial. Il demeure toutefois évident qu'à l'origine de celles-ci il faut placer une vaste spoliation d'où devait résulter une transformation complète du mode de propriété[32]. Guillaume a d'abord mis la main sur les grands domaines des membres de l'aristocratie anglaise qui avaient péri dans la journée du 14 octobre 1066. D'autre part, les insurrections qui marquèrent les premières années du règne donnèrent lieu à des représailles, à la suite desquelles de nombreuses terres eurent le même sort que celles des héros tombés sur le champ de bataille d'Hastings. Il se forma ainsi une masse que Guillaume partagea entre lui et ses compagnons dont la rapace cupidité pouvait se juger satisfaite. Le roi ne s'arrêta pas là : il confisqua également les biens fonciers de ceux qui ne s'étaient pas ralliés à lui dès le premier jour, mais il les autorisa à les racheter, à condition de les tenir de lui désormais et de devenir ses hommes. Ainsi acheva de disparaître la petite propriété libre : à la fin du règne de Guillaume le Conquérant, au lieu des innombrables propriétaires de l'époque anglo-saxonne, il n'y a plus qu'environ quinze cents tenanciers, Anglais ou Normands, entre lesquels il n'est fait désormais aucune distinction et qui tous relèvent également du roi suzerain. Chacun d'eux exploite un ou plusieurs manoirs dont il peut louer les terres ; il doit au roi le service féodal d'aide et de conseil, mais rend la justice et perçoit toutes les redevances[33].

CARACTÈRES PARTICULIERS DU RÉGIME SEIGNEURIAL EN ANGLETERRE. — En un mot, le régime seigneurial a été uniformément implanté en Angleterre par le roi normand, sans laisser subsister la moindre différence juridique entre les vainqueurs, largement pourvus, et les vaincus qui, malgré un amoindrissement sensible de leur condition, pouvaient s'accommoder de leur nouvelle situation. Il y affecte toutefois une physionomie particulière. En favorisant sa diffusion et en l'organisant lui-même, Guillaume le Conquérant a pu éviter les inconvénients qu'il présentait ailleurs pour l'autorité monarchique : la puissance publique, loin d'être affaiblie, est sortie fortifiée de cette transformation sociale.

Lorsqu'on examine la carte de l'Angleterre à la fin du XIe siècle, on constate que le pays est fractionné en de multiples seigneuries (dont le nombre ira encore en s'augmentant), les manoirs, analogues aux châtellenies du continent qui groupent autour du château un domaine rural d'étendue variable. On y chercherait en vain la trace de grands fiefs. Ce trait si caractéristique est un effet de la volonté du Conquérant qui s'est attaché avant tout à empêcher la formation, au sein de son royaume, de ces États provinciaux dont la puissance, en France, annihilait celle de la couronne. Afin que le roi demeurât le suprême y, propriétaire foncier et le chef redouté de l'aristocratie militaire, Guillaume supprima les earls et ealdormen qui eussent pu devenir de grands vassaux plus ou moins indépendants ; de même il ne créa aucun pouvoir du même type au profit des chefs normands qui en éprouvèrent une vive déception. Parmi ceux-ci, quelques-uns ont été richement nantis, mais leurs manoirs étaient épars. à travers le royaume, dispersés jusque dans douze et parfois vingt régions différentes[34]. C'est seulement dans les pays frontières, comme l'évêché de Durham ou les comtés de Chester et de Shropshire que, pour parer à des attaques possibles du côté de l'Écosse, du pays de Galles et de la mer, ont été formés des comtés un peu étendus. Ailleurs, il n'y a pour ainsi dire pas de domaines d'un seul tenant. Ce qui prévaut, c'est le morcellement presque indéfini, destiné à édifier le pouvoir du roi qui, avec ses 1.422 manoirs, est le plus grand propriétaire foncier et a l'avantage de ne trouver devant lui aucune force organisée[35].

LE DOMESDAY BOOK. — Il est impossible de reconstituer les étapes de ce vaste remaniement terrien. Les chroniqueurs sont d'un mutisme désespérant. On a du moins conservé le cadastre où sont consignés les résultats des transformations accomplies. Il a été dressé, en 1086, sur l'ordre du souverain et on l'a désigné plus tard sous le nom de Domesday Book ou Livre du Jugement dernier[36].

Quelle a été la pensée de Guillaume le Conquérant, lorsqu'il a envoyé dans les comtés, centaines et villages les enquêteurs chargés de procéder à la recension de toutes les propriétés du royaume et au dénombrement des revenus que l'on en pouvait tirer, a-t-il obéi à une préoccupation fiscale ou s'est-il proposé d'achever la transformation sociale, commencée au cours des années précédentes, il est difficile d'être affirmatif à cet égard. Peut-être les deux conceptions se sont-elles fait jour simultanément : il est fort possible que le roi ait voulu tout à la fois assurer une plus équitable perception de l'impôt et créer des manoirs partout où la propriété libre avait réussi à se maintenir[37]. En tout cas, rien n'a échappé à la minutieuse investigation des enquêteurs, ni l'origine des propriétés, ni le nom de leurs divers possesseurs, ni le nombre des paysans habitant le domaine ou des animaux domestiques nécessaires à son exploitation, ni l'étendue des terres arables, des pâtures et des bois, ni le montant des redevances de toute nature. Grâce à cette mine inépuisable de renseignements, on peut saisir la portée de la réforme sociale opérée par Guillaume le Conquérant de 1067 à 1086 et constater aussi qu'aucune distinction n'a été faite entre les divers tenanciers, anglais ou normands, que notamment les services féodaux sont les mêmes pour tous.

LES REDEVANCES FÉODALES. — Parmi ces redevances, les unes sont antérieures à la conquête, les autres ont été importées de Normandie. Parmi les premières, figure le danegeld, impôt extraordinaire levé. sur la terre qui, primitivement destiné à payer le tribut aux Danois, avait survécu aux invasions scandinaves. Abrogé par Édouard le Confesseur, il fut rétabli par Guillaume le Conquérant et, à la fin du règne, rapportait annuellement vingt mille livres. A ces ressources s'ajoutent celles qui proviennent de la justice et les -droits domaniaux qui ont, au contraire, une origine normande[38].

Comme le produit de ces divers impôts allait directement à la couronne et que, par ailleurs, le domaine royal fournissait d'importants revenus, Guillaume le Conquérant s'est trouvé fort riche et il y a tout lieu de supposer qu'au moment de sa mort, le roi recevait annuellement cinquante à soixante mille livres. C'était là un élément de force qui a contribué à rendre la monarchie anglaise plus puissante que les autres.

INSTITUTIONS POLITIQUES ET ADMINISTRATIVES. — Les institutions politiques et administratives données par le Conquérant à l'Angleterre concourent au même but et sont conçues dans le même esprit : elles visent, avant tout, à renforcer le pouvoir royal et à créer une monarchie absolue.

Au lendemain de son couronnement, Guillaume a annoncé l'intention de gouverner d'après les lois d'Édouard le Confesseur, en y apportant les additions qu'il croirait nécessaires au bien du peuple anglais. De fait, au lieu de bouleverser les institutions antérieures à la conquête, il les a adaptées à ses plans de restauration monarchique. Il pensait d'ailleurs, et non sans raison, que sa déférence à l'égard des usages nationaux lui vaudrait les sympathies de ses nouveaux sujets. La quatrième année de son règne, il nomma une commission chargée d'enquêter sur les coutumes de chaque comté dont les représentants assermentés devaient faire connaître sous quelles lois ils désiraient vivre, puis, lorsqu'il connut les vœux des populations, il promulgua ses propres lois qui, sur plusieurs points, dérivent en droite ligne de celles que Cnut avait accordées à l'Angleterre après la conquête danoise. Elles témoignent d'un réel souci de respecter les traditions du passé. C'est ainsi qu'auprès de l'armée féodale, composée de Normands, subsiste la vieille milice, constituée par les hommes des centaines et des comtés. De même la cour du roi (curia regis) rappelle, par certains côtés, l'ancien witenangemot et, dans les grandes circonstances, pour faire confirmer les décisions importantes par exemple, Guillaume a réuni des assemblées où il convoquait tous les hommes du roi[39].

Malgré cette déférence à l'égard du passé, Guillaume le Conquérant s'arrange pour rester le maître du gouvernement. Les réunions ordinaires de la curia regis ne groupent qu'un très petit nombre de personnes, les grands officiers, deux prélats, un ou deux barons, et le bon plaisir du roi règle seul les convocations qui y sont adressées. Quant à l'administration locale, elle appartient, à partir de 1075, aux shériffs qui dépendent immédiatement du souverain et font respecter son autorité ce sont de véritables fonctionnaires que Guillaume a toujours recrutés parmi les Normands et auxquels il a confié une véritable délégation de son pouvoir. Il ne réussit pas toutefois à les garder sous sa coupe aussi étroitement qu'il l'eût souhaité et ne put empêcher certains d'entre eux de transmettre leur charge à leurs héritiers, ce qui était de nature à affaiblir le contrôle de la couronne et à favoriser une extension du régime seigneurial, contraire aux tendances absolutistes du gouvernement[40].

LA POLITIQUE ECCLÉSIASTIQUE. — L'absolutisme de Guillaume le Conquérant s'est étendu aussi à l'Église. Le roi pouvait d'autant plus facilement affermir son autorité sur elle qu'il avait toute la confiance du Saint-Siège. Alexandre II appréciait à son juste prix la valeur morale d'un prince qui avait donné maintes preuves de son zèle religieux et de ses sympathies pour la réforme ; sur le conseil d'Hildebrand qui, en 1073, deviendra le pape Grégoire VII, il avait, en 1066, béni l'expédition normande, convaincu qu'elle pourrait servir à la régénération de l'Eglise anglaise.

L'ÉGLISE ANGLAISE À LA VEILLE DE LA CONQUÊTE NORMANDE. — L'Église anglaise avait beaucoup souffert de la crise politique déchaînée, pendant le règne d'Édouard le Confesseur, par l'opposition aristocratique. Ce prince, dont la foi était vive et la piété intense, avait essayé de renouer la tradition réformatrice de saint Dunstan, mais le triomphe de Godwin, en 1051, l'obligea à éloigner ses meilleurs auxiliaires, les clercs normands, et à accepter, pour les évêchés vacants, les créatures de la haute féodalité. Stigand de Winchester remplaça sur le siège archiépiscopal de Cantorbéry Robert de Jumièges. Il est vrai que cette promotion illégale ne fut pas acceptée par le pape Léon IX ; Victor II, Étienne IX, Nicolas II refusèrent eux aussi de reconnaître l'intrus et c'est du schismatique Benoît X que Stigand reçut le pallium[41].

Le clergé se trouva, de ce fait, profondément divisé ; parmi les évêques, ceux qui étaient partisans de Godwin se groupèrent autour de Stigand, mais d'autres, comme Wulstan de Worcester, ne consentirent pas à se ranger sous l'autorité d'un métropolitain en révolte contre Rome. Naturellement la discipline souffrit de cette scission : simonie et nicolaïsme exercèrent des ravages pires que jamais. Comme, par ailleurs, l'Église d'Angleterre avait perdu toute vie et toute indépendance, que, depuis le Xe siècle, elle ne tenait jamais de conciles et se contentait de participer aux assemblées du witenangemot, que le clergé était entièrement sous la coupe de l'État, véritable maître des personnes et des biens ecclésiastiques, la papauté, entrée, depuis le pontificat de Léon IX (1048-1054), dans une voie résolument réformatrice, ne pouvait manquer de saisir la première occasion qui s'offrirait à elle pour restaurer tout à la fois la suprématie romaine et les traditions canoniques tombées en désuétude[42].

La conquête normande n'était-elle pas cette occasion inespérée ? Les intérêts de Guillaume coïncidaient avec ceux du Saint-Siège : l'épiscopat anglais, sans avoir pris part ouvertement aux révoltes qui suivirent la victoire de 1066, apparaissait malgré tout, en raison de l'influence exercée par Stigand, comme redoutable pour le nou- ~ veau régime. Or le travail d'épuration nécessaire ne pouvait que servir aussi la cause de l'orthodoxie : papauté et royauté étaient ainsi -conduites à s'unir pour un(}.l œuvre d'assainissement d'où devaient résulter tout à la fois l'introduction en Angleterre de la réforme ecclésiastique et l'affermissement de la monarchie normande.

ÉPURATION DU HAUT CLERGÉ. — C'est seulement lorsque les rébellions eurent pris fin que Guillaume le Conquérant put songer à la réorganisation religieuse de l'Angleterre. En 1070, il sollicita la venue de légats pontificaux qui, à Pâques et à la Pentecôte, présidèrent des conciles solennels à Winchester et à Windsor. Stigand fut déposé et, avec lui, tous les évêques consacrés par ses mains qui, tenant leur dignité d'un métropolitain schismatique, ne pouvaient être considérés comme légitimes. L'archevêque d'York, Ealdred, étant mort, il y eut ainsi deux archevêchés et cinq évêchés à pourvoir. Guillaume y installa des clercs normands et, comme certains sièges étaient déjà occupés par des prélats de même origine, il ne resta plus comme évêques indigènes que ceux d'Exeter, Rochester et Worcester ; encore le premier, Léofric, était-il entièrement acquis au nouveau gouvernement. A Cantorbéry, le roi nomma l'abbé du Bec, Lanfranc, dont il avait éprouvé à plusieurs reprises la science canonique en même temps que le dévouement sans limites. Le primat allait devenir son conseiller ecclésiastique et entreprendre, en parfait accord avec lui, la réforme générale de l'Église en Angleterre[43].

LA RÉFORME DE L'ÉGLISE. — Cette réforme a été élaborée par les conciles de Winchester (1072), Londres (1075), Winchester (1076), Westminster (1077), Gloucester (1080) et de nouveau Gloucester (1085). La simple réunion de ces assemblées est déjà un indice de directions nouvelles. Si Guillaume le Conquérant a pris l'initiative des convocations et ratifié tous les décrets, il n'a du moins jamais influé sur les débats qui ont été dirigés par le primat de Cantorbéry, chef de l'Église anglaise. De là pour celle-ci une certaine indépendance, accentuée encore par une décision du concile de Winchester, qui sépare la juridiction ecclésiastique de la juridiction séculière en décidant qu'à l'avenir aucune affaire d'ordre spirituel ne devrait venir devant des juges laïques, que d'autre part les évêques et archidiacres ne tiendraient pas de plaids ecclésiastiques dans les cours de - centaines et qu'ils auraient leurs cours spéciales où ils jugeraient selon le droit canonique et non d'après le droit coutumier[44]. Toutefois, Guillaume, tout en accordant à l'Église une liberté dont elle n'avait pas joui jusque là, conserva jalousement ses prérogatives royales : non content de nommer les évêques et de confirmer les canons conciliaires, il astreignit les clercs au service féodal, se réserva le droit de décider lui-même des cas où devait intervenir la juridiction ecclésiastique, et il alla même jusqu'à prétendre qu'une excommunication prononcée contre un baron ne pourrait avoir d'effet qu'après avoir reçu son assentiment[45]. Ainsi l'Église n'échappait pas à l'absolutisme monarchique, qui, au reste, prit des allures réformatrices.

Sur ce point, de sérieux résultat sont été obtenus. Le célibat ecclésiastique, tombé en désuétude, a été restauré, avec quelques atténuations jugées indispensables pour ménager la transition et il fut décidé qu'à l'avenir les évêques ne pourraient ordonner diacres que ceux qui se seraient formellement engagés à rester chastes[46]. La simonie fut également condamnée et âprement poursuivie par les évêques[47]. Ceux-ci ont fait preuve de beaucoup de zèle dans l'accomplissement de leurs fonctions et l'usage de la visite pastorale a été pour beaucoup dans le relèvement moral du clergé[48]. La réforme s'est étendue aussi au clergé régulier pour lequel Guillaume le Conquérant a fait preuve d'une sollicitude toute particulière : des moines clunisiens, venus du continent, ont procédé, à l'intérieur des abbayes, à une vigoureuse épuration, à tel point qu'à la fin du règne sur trente-trois abbés trois seulement étaient d'origine anglaise ; la vieille discipline bénédictine fut peu à peu rétablie, tandis que de magnifiques constructions abritèrent les foyers, anciens ou nouveaux, d'une vie religieuse intense[49].

GUILLAUME LE CONQUÉRANT ET LE SAINT-SIÈGE. — Toutes ces mesures étaient conformes à l'esprit de la législation promulguée par les conciles romains au début du pontificat de Grégoire VII. On s'explique donc que le successeur d'Alexandre II, heureux de trouver un souverain qui entrât dans ses vues, ait appelé Guillaume le Conquérant le roi très cher et le fils unique de la sainte Église romaine, et qu'il l'ait félicité, à plusieurs reprises, de ne pas vendre les églises, de contraindre les clercs à la chasteté, de faire régner la paix et la justice parmi ses sujets, de ne pas céder aux suggestions des ennemis du Christ qui ont essayé de le dresser contre l'autorité apostolique[50]. Malgré ces appréciations optimistes et très méritées, il y eut quelques nuages dans les rapports entre le roi d'Angleterre et le pape. Très jaloux -de son autorité, Guillaume le Conquérant voulut maintenir l'indépendance de l'Église anglo-normande à l'égard du Saint-Siège et, de ce fait, il se heurta aux tendances centralisatrices du gouvernement de Grégoire VII. En 1079, le pontife se plaint à Lanfranc de Cantorbéry de ce que les évêques ne puissent accomplir leur voyage ad limina, parce que le roi leur défend d'aller à Rome, et, quelques mois plus tard (3 septembre 1079), il écrit à son légat, Hubert : Aucun prince, même païen, n'a osé tenter à l'égard du siège apostolique l'acte que celui-ci n'a pas rougi de commettre, ni aucun d'eux n'a empêché, comme il vient de le faire, les évêques et archevêques de se rendre à l'appel du pape. Une maladresse d'un autre légat, Teuzon, qui formula à la cour les griefs pontificaux en des termes trop acerbes, envenima encore les choses et si, par la suite, les rapports s'améliorèrent, Guillaume ne céda pas sur l'objet du litige : ni Lanfranc ni aucun de ses suffragants ne purent aller à Rome[51]. C'est sans doute à ces incidents que faisait plus tard allusion Eadmer de Cantorbéry, quand il écrivait à propos de Guillaume le Conquérant cette phrase très significative : Il ne voulut pas souffrir que dans tous ses États personne reconnût le pontife de la cité de Rome, excepté sur son ordre, ni que personne, à aucun prix, reçût ses lettres, si elles n'avaient été d'abord soumises au roi[52].

LA MONARCHIE ANGLAISE AU TEMPS DE GUILLAUME LE CONQUÉRANT. — Ce conflit avec le Saint-Siège est une conséquence, entre tant d'autres, des idées qui ont présidé au gouvernement de Guillaume le Conquérant. Sous quelque aspect qu'on l'envisage, on arrive à cette conclusion que le vainqueur d'Hastings n'a pas toléré, en Angleterre comme en Normandie, d'autre pouvoir que le sien. Toute sa politique aboutit à conserver les formes traditionnelles, mais à instaurer, sous ces apparences fallacieuses, une monarchie absolue qui ne ressemble en rien à la royauté effacée et inerte d'Édouard le Confesseur. On a pu constater toutefois que cet absolutisme s'était exercé le plus souvent suivant les intérêts des populations. Sans doute Guillaume s'est-il montré en certains cas violent et autoritaire, surtout quand ses passions personnelles étaient en jeu[53], mais, dans l'ensemble, il a introduit en Angleterre cette paix normande dont ses panégyristes ont fait un éloge mérité et c'est ce qui lui a valu une certaine popularité.

CONSÉQUENCES DE LA CONQUÊTE DE L'ANGLETERRE PAR LES NORMANDS. — Aussi l’œuvre de Guillaume lui a-t-elle survécu, malgré la longue crise politique qui a suivi sa mort. Si l'État anglo-normand a été un moment partagé à la fin du XIe siècle, il retrouvera son unité au début du XIIe et, en attendant la grande extension qui suivra l'avènement de Henri II Plantagenet (1154), il devient, au lendemain de l'expédition de 1066, l'un des facteurs essentiels de la politique européenne. Toute l'histoire de l'Europe occidentale se ressentira de l'union sous un même sceptre de l'Angleterre et de la Normandie : c'est en effet une force nouvelle qui s'est créée autour de la Manche et qui menace les États voisins du continent, en particulier le jeune royaume capétien. Aussi la date de 1066 a-t-elle, dans l'histoire médiévale, une importance analogue à celle de 1059 qui a été marquée par l'affranchissement de l'Église romaine. Désormais, toute l'activité politique de l'Occident converge d'un côté vers la lutte entre le Sacerdoce et l'Empire, de l'autre vers le conflit entre le royaume capétien et le royaume anglo-normand, et cela jusqu'à l'aurore des temps modernes.

 

 

 



[1] On doit en effet accueillir sous toutes réserves les innombrables anecdotes colportées par les panégyristes du Conquérant, notamment par Guillaume de Poitiers dans ses Gesta Guillelmi ducis où, malgré une foule de renseignements précieux, il est souvent difficile d'isoler ce qui est réellement historique.

[2] Le mariage était d'ailleurs illicite en raison des liens de parenté qui existaient entre Guillaume et Mathilde, mais le pape Nicolas II, reconnaissant l'élévation des sentiments manifestés par les deux conjoints, accorda les dispenses nécessaires. Cf. A. Fliche, Le règne de Philippe Ier, p. 189.

[3] Cette suzeraineté a été contestée par M. Flach, Les origines de l'ancienne France, t. IV, 1917, p. 159 ; mais, s'il est exact que pratiquement les services féodaux n'ont guère été exigés des ducs normands au XIe siècle, du moins les rois de France ont-ils conservé la suzeraineté de la. Normandie, appelée fiscus regalis, par Robert de Torigny, lors de la minorité de Guillaume le Bâtard. Cf. Valin, Le duc de Normandie et sa cour, p. 21 et suiv.

[4] Valin, op. cit., p 46 et suiv. — M. Valin a bien montré (p. 58 et suiv.) que, contrairement à l'opinion de MM. Flach (op. cit., t. III, p. 90) et Luchaire (Manuel des Institutions françaises, p. 245), le duc de Normandie n'a pas exercé d'autorité directe sur les vassaux de ses barons et qu'il s'est conformé aux règles qui, dans le régime seigneurial, régissent les relations du suzerain avec ses vassaux et ses arrière-vassaux ; sa puissance n'en a pas été diminuée pour cela.

[5] Valin, op. cit., p. 7.

[6] Valin, op. cit., p. 53-54.

[7] Dès 1042, un concile, tenu à Caen, a proclamé la trêve de Dieu : que Guillaume s'est employé à faire respecter. Cf. Valin, op. cit., p. 55-56, et A. Fliche, Le règne de Philippe Ier, p. 213.

[8] Le règne de Philippe Ier, p. 213-222.

[9] Le règne de Philippe Ier, p. 190-195 ; L. Halphen, Le comté d'Anjou au XIe siècle, p. 71-79 et 178-186.

[10] Cf. Le règne de Philippe Ier, p 191-193.

[11] Sur ces événements, voir surtout le récit de Guillaume de Malmesbury, II, 228. Les historiens normands ont ensuite, pour effacer le souvenir de la ruse du Conquérant, accrédité une version différente de l'aventure de Harold. Celui-ci serait venu en Normandie comme ambassadeur d'Édouard le Confesseur, pour renouveler la promesse apportée quelques semaines plus tôt par Robert de Cantorbéry, en sorte que son adhésion à la future royauté normande aurait été toute spontanée. Le caractère tendancieux de cette version apparaît avec évidence et l’on ne voit pas quelle eût pu être la raison de cette double ambassade à si peu d'intervalle. Cf. Le règne de Philippe Ier, p. 197-201.

[12] Cambridge medieval history, t. V, p. 481 ; Le règne de Philippe Ier, p. 201-202.

[13] Ce fait est attesté aussi bien par les historiens anglais, comme Guillaume de Malmesbury (III, 238), que par Ordéric Vital (Hist. eccl., III, 11) et les autres chroniqueurs normands. Les premiers ajoutent qu'Harold se souciait peu du jugement du Saint-Siège et mettait uniquement sa confiance dans la force de son armée. Certains historiens ont vu dans l'envoi du gonfanon une manifestation de la suzeraineté pontificale à l'égard de l'Angleterre ; une telle interprétation nous paraît excessive. Cf. Réforme grégorienne, t. II, p. 345.

[14] Le règne de Philippe Ier, p. 204.

[15] Le règne de Philippe Ier, p. 205-206.

[16] On peut se demander toutefois si Roger de Hoveden et les autres chroniqueurs anglais n'ont pas exagéré l'importance des réformes accomplies par Harold.

[17] Le règne de Philippe Ier, p. 206 ; Cambridge medieval history, t. V, p. 499 ; Douglas, op. cit., p. 61-63.

[18] On a donné à la bataille tantôt le nom d'Hastings, tantôt celui de Senlac et il n'y a aucune raison décisive de préférer l'un ou l'autre.

[19] Toutes les controverses relatives à la tapisserie de Bayeux ont été très clairement résumées par M. Henri Prentout, Caen et Bayeux, Paris, 1921, p. 124-130.

[20] Pour la bataille elle-même, on ne saurait rien retenir du récit plus que fantaisiste d'Augustin Thierry. Celui de Freeman (op. cit. t., III, p. 378 et suiv.), fondé sur la tapisserie de Bayeux, le roman du Rou et Guillaume de Poitiers, a été très vivement discuté par Spatz, Die Schlacht von Hastings, p. 18-20. Ce dernier a lui-même fait l'objet d'une critique assez serrée de Round dans l'article précédemment cité de la Revue historique, t. LXV, p. 61 et suiv.

[21] Cf. Round, article cité, p. 73-75, et Feudal England, p. 380-382.

[22] Nous mentionnerons, pour mémoire, les légendes relatives à l'ensevelissement de Harold, dont la mère, Gytha, aurait réclamé le cadavre, en offrant de le racheter au poids de l'or ; Guillaume aurait refusé et fait élever, au bord de la mer, un tumulus abritant la dépouille de son ennemi, ce qui était le meilleur moyen de manifester qu'il était bien mort et de prévenir l'apparition d'un faux Harold ; malgré cette précaution, il se forma à ce sujet une légende suivant laquelle Harold aurait vécu jusqu'à la fin du règne de Henri II, D'après Guillaume de Malmesbury, le Conquérant aurait remis le corps d'Harold aux moines de Walttsam, mais c'est là une pure invention, destinée à provoquer un pèlerinage à la prétendue tombe du héros national et à attirer, par là, des ressources au monastère.

[23] On trouvera une excellente analyse de ces événements dans Prentout, Les conséquences de la conquête de l'Angleterre (Revue des cours et conférences, t. XXIV, 1923, p. 664-666).

[24] Prentout, article cité, p. 666-667.

[25] Hunt et Poole, Political history of England, t. II, par George Burton Adams, p. 11-12.

[26] Hunt et Poole, op. cit., t. II. p. 24-25.

[27] Hunt et Poole, op. cit., t. II, p. 25.

[28] Hunt et Poole, op. cit., t. II, p. 27.

[29] Hunt et Poole, op. cit., t. II, p. 28 et suiv.

[30] Hunt et Poole, op. cit., t. II, p. 52 et suiv.

[31] Sur l'état social de l'Angleterre avant la conquête, voir Maitland, Domesday Book and beyond, p. 220 et suiv. ; Pollock et Maitland, History of English Law, t. I, p. 29 et suiv. ; Vinogradoff, Growth of the Manor, p. 212 et suiv. ; et surtout l'excellente mise au point de Ch. Petit-Dutaillis, L'évolution des classes rurales en Angleterre et les origines du manoir, dans l'édition française de l'Histoire constitutionnelle de l'Angleterre de Stubbs, t. I, p. 765 et suiv.

[32] Sur ces controverses, voir : Ch. Petit-Dutaillis dans Stubbs, op. cit., t. I, p. 783, n. 1.

[33] Stubbs, op. cit., t. I, p. 319 et suiv. et p. 783 et suiv.

[34] Parmi les seigneurs normands les plus richement pourvus figurent le comte de Mortain avec 793 manoirs, Alain de Bretagne avec 472, l'évêque de Bayeux avec 439, mais aucun d'eux, en raison de la dispersion de ces manoirs sur le territoire anglais, ne peut être considéré comme grand feudataire.

[35] Stubbs, op. cit., t. I, p. 332-336.

[36] Chacun a en effet sur le Domesday Book un compte exact de ce qu'il possède, absolument comme sur le livre de Domesday (jugement dernier). Sur le Domesday Book, voir : Stubbs, op cit., t. I, p. 321-322, 467-470, 779-782 ; Maitland, Domesday Book and beyond ; Vinogradoff Growth of the Manor, p. 292 et suiv ; Round, Feudal England et The Domesday Manor dans English historical Review, t. XV, 1900, p. 293 et suiv.

[37] Sur ces hypothèses, cf. Petit-Dutaillis dans Stubbs, op. cit., t. I, p. 779-781.

[38] Stubbs, op. cit., t. I, p. 343-346.

[39] C'est ainsi qu'en 1086 les propriétaires fonciers ont été convoqués pour approuver P. Domesday Book ; par la même occasion, ils ont renouvelé le serment de fidélité, Cf. Stubbs, op. cit., t. I, p. 330-332 ; Bémont, Chartes des libertés anglaises, p. 6.

[40] Stubbs, op. cit., t. I, p. 332-336,

[41] Bœhmer, Kirche und Staat in England und in der Normandie im XI und XII Jahrhundert, p. 67.

[42] On trouvera une analyse très fouillée de la situation de l'Église d'Angleterre en 1066 dans Bœhmer, op. cit., p. 44 et suiv.

[43] Bœhmer, op. cit., p. 86-90 ; Héfélé-Leclercq, Histoire des conciles, t. IV, 2ep., p. 1272-1276.

[44] Bœhmer, op. cit., p. 91-93 ; Héfélé-Leclercq, op. cit., t. V, Ire p., p. 215, n. 1.

[45] Bœhmer, op. cit., p. 94-95.

[46] Telle est, en 1076, la décision du concile de Winchester qui, par tolérance, permet aux prêtres établis dans les châteaux et dans les bourgs de ne pas renvoyer leurs épouses, mais spécifie très nettement qu'aucun mariage ne sera admis à l'avenir, même pour eux. Cf. Héfélé-Leclercq, op. cit., t. V, Ire, p., p. 215-217.

[47] La condamnation date du concile de Londres (1075). Cf. Héfélé-Leclercq, op. cit., t. V, Ire p., p. 140.

[48] Cf. Lanfranc, Epist. 30.

[49] Bœhmer, op. cit., p. 106-114.

[50] Grégoire VII, epist. I, 31 et IX, 5. Cf. Réforme grégorienne, t. II, p. 127-128 et 356.

[51] Réforme grégorienne, t. II, p. 345-349. Cf. ibid. pour les discussions relatives à la suzeraineté que Grégoire VII aurait revendiquée sur l'Angleterre.

[52] Eadmer, Historia novarum in Anglia, c. I.

[53] C'est ainsi que, par la charte de la Nouvelle Forêt, il s'est réservé, pour chasser, l'usage exclusif d'un immense espace de bois et de plaines dans le Hampshire, sans se demander s'il n'allait pas léser les habitants qu'il acheva de s'aliéner par une impitoyable répression du braconnage.