NAPOLÉON III ET LES FEMMES

LIVRE II. — LES MAÎTRESSES DE L'EMPEREUR

 

IV. — LA MERVEILLEUSE AVENTURE DE MARGOT-LA-RIGOLEUSE.

 

 

Julie Lebœuf, dite Marguerite Bellanger, la paysanne. — Son genre de beauté, d'esprit et de charme. — Ses débuts dans la haute noce parisienne. — Un amant fameux. — Rencontre de Marguerite Bellanger et de l'Empereur. — Légendes qui entourent cette rencontre. — Ce qu'on peut croire la vérité. — Pourquoi Margot-la-Rigoleuse plaît à Napoléon III. — Spécimen de lettres apocryphes. — La cour, le public et la liaison. — Voyages de plaisir de Marguerite à Nantes. — Son luxe. — La maison de la rue des Vignes. — Une mystérieuse naissance. — Le roman de l'Empereur et de Mlle Valentine Haussmann. — Le fils de Marguerite Bellanger. — Le dossier de la fraude de Margot. — Un inextricable imbroglio. — Hypothèses et suppositions. — Margot après la chute de Napoléon. — Sa fortune. — Ses amants. — Elle se marie. — Mme Kulbach, châtelaine de Dommartin. — Elle meurt.

 

ET tout d'abord, elle ne s'appelait ni Margot, ni Marguerite, ni même Bellanger. L'état civil qui, lui, ignore les badinages et les facilités de la haute noce, rectifie les fantaisies, et nous montre que celle-ci s appelait Julie Lebœuf, tout simplement, et qu'elle était née, en 1840, à Villebernier, près de Saumur. Il est à remarquer que pendant toute sa vie, l'Empereur n'eut presque que des maîtresses étrangères, dit un petit imprimé de 1870[1]. Cette affin-nation qui, dans son ensemble, avec miss Howard, Mme de Castiglione et Mme X..., est assez exacte, souffre une exception en faveur de Julie Lebœuf, Française et bien Française, elle[2]. Tôt elle quitta son village et passa à Angers où elle fit connaissance d'un jeune homme, depuis gros négociant, qui fit miroiter à ses yeux les merveilles de Nantes. Un beau matin, en coiffe de dentelles à ailes relevées, des grisettes des Ponts-de-Cé, elle débarqua derrière le théâtre Graslin, au milieu du quartier des demoiselles à la mode. Son entreteneur l'installa là, la confiant aux soins d'une vieille garde, Adèle de Stainville. Et, ainsi, la Margot, comme on l'appelait, débuta dans la vie galante[3].

On a dit qu'elle était simplement appétissante[4]. Sans doute, de sa campagne natale, elle apportait la vigueur et la santé, sa joliesse de blonde et son visage ingénu de vierge[5], un peu de lourdeur aux chevilles et un pied mal fait, laid à voir[6], une souplesse naturelle, au point que couchée sur le dos, elle se pouvait relever d'un coup de reins[7], un défaut de branche et l'air d'une grisette plutôt que d'une cocotte[8], mais le monde qu'elle allait fréquenter, les conseils qu'elle allait recevoir de plus expérimentées qu'elle, devaient bien rapidement la délurer, lui donner du chien[9], la taille souple[10], cette gaieté, cette vie et ce vice[11], par quoi s'assurent les conquêtes des créatures destinées à rendre les autres fous de leur corps.

Comment elle vint à Paris, si elle y fut femme de chambre, figurante au théâtre Beaumarchais et à l'Opéra, ingénue aux Folies-Dramatiques[12], je l'ignore. Je sais que, toutefois, il lui prit certain jour la fantaisie de jouer la comédie et qu'elle débuta dans Mademoiselle de Belle-Isle au théâtre de la rue de la Tour-d'Auvergne. Cette représentation n'alla pas loin, car le public ayant murmuré, elle lui cria : Zut !, et ramassa ses jupes pour décamper et planter là le spectacle[13]. La noce, évidemment, lui devait mieux réussir. Elle y débuta assez obscurément et ne parvint jamais qu'au grade de cocotte de deuxième ordre[14] dans la haute bicherie du moment. Quelque temps elle fut la maîtresse du fameux Gramont-Caderousse[15], lequel, alors, menait belle vie. Marguerite, ou plutôt Margot-la-Rigoleuse[16], était à ces jeux une joyeuse partenaire. Assidûment elle fréquentait le quartier des officiers de la Garde Impériale à l'École militaire[17], là comme ailleurs, bonne, réjouie et insouciante fille, bohème à l'excès, prodigue de ses charmes au delà de tout, noceuse, terre à terre et ayant un langage plutôt imagé[18]. Et, avec la grande duchesse de Gerolstein, il lui était permis de chanter :

C'est que j'aime les militaires,

Leur uniforme coquet ;

Leur moustache...

Le type même, en un mot, de la maîtresse de huit jours pour le noceur du second Empire. Elle trouva mieux un Empereur. Des aventures de Margot, celle-là est, certes, la plus merveilleuse et la plus inattendue. Elle ne laisse pas que de surprendre, même après elle, et il est permis de s'y arrêter avec un peu d'attention.

Comment entra-t-elle en relation avec Napoléon III ? La légende sur ce point est multiple et contradictoire. Je relève ici quelques-uns de ses dires. Un matin, se promenant au Bois de Boulogne, l'Empereur la rencontra assise sur un banc. Cette rencontre enflamma l'imagination de Marguerite qui, le soir même, écrivit à l'aide-de-camp du souverain. On prit des informations sur elle et l'Empereur tomba chez elle comme Jupiter chez Danaé[19]. Ce récit me paraît bien mythologique. Il en est un autre qui la montre, surprise par l'orage dans le parc de Saint-Cloud et trouvée par l'Empereur blottie sous un arbre. Comme il était en voiture, en passant, il lui jeta une couverture. Pendant une semaine, Margot se demanda ce que de la couverture elle allait faire, et s'étant finalement décidée, elle la rapporta aux Tuileries. On sait le reste[20].

Certes, oui, on le sait, mais ce sont les débuts de ce reste qu'on eût aimé à connaître avec plus de certitude. Autre légende : elle montre Napoléon III se promenant aux Champs-Élysées avec Mocquard, et donnant à Marguerite son manteau pour la protéger de la pluie[21]. Cela sent bien l'histoire du manteau de saint Martin, et, comme chacun sait, l'Empereur n'avait aucune prétention à l'imitation des actes de ce bienheureux. Je continue à énumérer les hypothèses de cette première rencontre. Invitée à une chasse, Margot par sa manière de monter à cheval aurait séduit le maître[22]. Je trouve cela pauvrement imaginé, et j'aime mieux le conte qui montre Baciocchi la présentant à Napoléon III et Marguerite entrant dans son cabinet, marchant sur les mains, exhibant ainsi, et dès la première minute, toute la séduction de ses dessous[23]. Si l'histoire a un mérite, c'est, tout au moins, celui d'être piquante et originale comme entrée en matière. Je pense, toutefois, que la vérité est ailleurs, et dans l'anecdote rapportée par un spécialiste des dessous de cette époque. D'après lui, Marguerite Bellanger, — elle avait pris ce nom pour dissimuler celui de Lebœuf, trivial et de plaisanterie facile, — était la maîtresse d'un officier de la maison de l'Empereur, M. D..., qui, tout marié qu'il fût, l'affichait avec impudence et ostentation. Ce vint aux oreilles du maître qui, un jour, dit à l'officier : Il paraît que vous êtes un heureux homme, mon cher D..., et que vous avez une maîtresse délicieuse. On ne parle que d'elle au château. Serait-ce indiscret de souhaiter de la voir ? Le souhait venait de trop haut pour ne point être tout aussitôt exaucé. Marguerite fut présentée, vue et plut. M. D... comprit et s'éclipsa[24]. J'imagine que le comte Baciocchi y donna le coup de pouce. Il n'y a point de raison pour récuser ce récit et croire que les choses se passèrent autrement.

A la fantaisie passionnée de l'Empereur pour Marguerite Bellanger, on a cherché d'autres raisons que celles du simple plaisir de la volupté. Pourtant, ce qu'on sait de la psychologie amoureuse de Napoléon III fait nettement comprendre la raison de cette liaison. De l'amour, il ne veut connaître et ne connaît que le plaisir. Le jour où ce plaisir le lasse chez la femme momentanément distinguée, c'en est fini. Marguerite Bellanger, vicieuse, un tantinet canaille, avec des mots en cabrioles[25], l'amuse par sa gaieté, son sans-gêne, ses libres propos[26]. A lui qui sort des bras de la Castiglione et de Mme X..., amoureuses de haut ton, libertines aristocrates, le plaisir paraît neuf, imprévu, avec cette pointe d'inédit qu'il demande, maintenant, que déjà, lentement, ses forces fléchissent, aux amoureuses élues. Il est avéré que l'Empereur, tombé dans les mains d'une savante amoureuse, prit goût à la science qui lui était révélée et se laissa envahir par le besoin de cette science[27]. Cela n'est-il pas vraisemblable et logique, et si naturel pour lui qui sort de son atmosphère gourmée et cérémonieuse, où, certes, nulle n'eût osé lui parler comme elle lui parle, elle, avec son argot des boulevards et des cafés de la haute noce, son chien canaille, et puis, sa bonne humeur, sa gentillesse, sa soumission[28], toutes choses qui manquent à celles qui ne couchent qu'avec l'Empereur, tandis qu'elle, elle est à la colle, avec un miché sérieux, aimable, bon, complaisant, — et puis c'est son métier à elle de savoir piper les hommes. Et celui-ci est de bonne prise, et pris.

Les femmes, dit un pamphlet[29], acquièrent de l'empire sur Louis, par le plaisir qu'elles lui procurent. Il a déjà été démontré à quel point cette affirmation est inexacte. C'est répéter cette inexactitude en disant qu'on sait l'influence que Mlle Bellanger exerça sur le cœur et l'esprit de Napoléon III[30], et que, de ce Louis XV elle fut la Du Barry[31]. Le jour où elle voulut se mêler d'avoir de l'influence, de jouer à la souveraine et de conduire des intrigues, soit en demandant des places ou en soutirant des faveurs[32], il sut parfaitement mettre le holà, et prouver par avance, que qui a dit de Marguerite que d'influence, elle n'en eut jamais d'aucune espèce, avait, en tous points, raison[33].

Avec elle, comme avec toutes les maîtresses de Napoléon III d'ailleurs, on patauge dans la boue des libelles ou la niaiserie des légendes. La vérité est bien difficile à dégager de cet extraordinaire fatras. Après avoir habité successivement n° 9, rue Mogador, rue Pierre-Charron, rue Boccador, il apparaît comme certain qu'elle alla se loger rue des Vignes, n° 27, dans ce Passy alors si pacifique et doucement provincial, aujourd'hui traversé du tonnerre crépitant des automobiles[34]. Dans les Confessions, apocryphes, dois-je le dire ? qui sont attribuées à Marguerite Bellanger, il est un billet, donné comme étant de l'Empereur, par lequel celui-ci annonce à sa Margot qu'il va l'installer dans une maison à elle, un nid convenable à d'aussi belles amours :

Chère belle,

Venez me voir lundi à huit heures où vous savez. Nous n'y resterons pas longtemps. Comme je veux vous voir chez vous, je vous conduirai dans une charmante villa que j'ai achetée et fait meubler à votre intention[35].

 

La villa était celle de la rue des Vignes. Comme il était difficile à l'Empereur de s'y rendre pendant ses séjours à Saint-Cloud, Marguerite s'en venait loger proche le palais[36]. De même pour les voyages. Elle le suivit à Vichy où, une fois, en plein jour, en voiture, elle le vint quérir au chalet impérial où il présidait un conseil de ministres[37]. Elle alla aussi à Biarritz et à Plombières, et elle ne se cachait nulle part, c'était le secret de la comédie[38]. La nouvelle liaison, par sa vulgarité même, choquait les uns, amusait les autres. Aux salons des aides-de-camp — et c'est de l'un d'eux que je tiens le mot —, le confesseur de l'Empereur devenait, par un jeu de mots facile, l'abbé Langer. D'un autre genre fut la plaisanterie imaginée par Viel-Castel au détriment de M. de Nieuwerkerke, surintendant des Beaux-Arts, qui avait refusé de le faire décorer. Viel-Castel lui conseilla l'achat de quatre bustes de femmes, représentant, à son dire, les quatre Saisons, œuvres merveilleuses, ajoutait-il, dont un sculpteur de mes amis est obligé de se défaire. Nieuwerkerke qui, en matière d'art, était tout pareil à un chat jouant de la cornemuse, fit l'emplette, l'offrit à l'Impératrice et la convia, avec l'Empereur, à la venir admirer. Leurs Majestés ne regardèrent pas longtemps ; l'Empereur se retira sans délai en frisant sa moustache, l'Impératrice s'en fut tempêtant et frappant les portes. Les quatre bustes représentaient la belle Marguerite Bellanger, le dernier caprice de l'Empereur, dans quatre poses différentes[39]. Je n'authentique pas cette anecdote pour ne pas laisser croire que Carpeaux qui, de Margot fit un buste de toute beauté, ne puisse être un complice de la mystification dont Viel-Castel était bien capable.

On peut croire davantage à l'intrépide sans-gêne de Marguerite. Celui des incidents de ses voyages avec l'Empereur est significatif. Par les impériales faveurs, elle ne se croyait pas obligée à une certaine réserve et à quelque discrétion. Elle se moqua bien, par exemple, de l'esclandre que suscita sa présence à une vente de charité organisée par des grandes dames de la cour. Toutefois, Mme de Mouchy crut pouvoir lui offrir quelques objets de haut prix. Je ne suis pas assez riche, répondit-elle en les refusant. Elle choisit des bibelots plus modestes, et, tranquillement, s'en fut. Il y a des personnes que nous ne devons jamais connaître ; je n'ai vu en elle qu'une femme polie qui voulait acheter quelque chose en faveur d'une bonne œuvre, expliqua Mme de Mouchy aux personnes qui s'étonnaient de sa complaisance[40]. En province, au moins, Marguerite trouvait des personnes moins bégueules. Ainsi, à Nantes, la ville de ses débuts, où elle retourna à l'époque de la paix de Villafranca, elle reçut, à l'hôtel de France, où elle était descendue, le meilleur accueil auprès de ses amies de naguère. A l'hippodrome de la prairie des Mauves, où elle aimait se montrer, elle ne causait aucun scandale. Et tout cela fut parfait au point qu'elle revint, par la suite, à Nantes, où elle s'amouracha d'un jeune homme qui la cacha dans une discrète maison de la rue de la Fosse, la demeure de l'armurier Brichet[41]. Elle était sensible à ces revenez-y de l'amour. Il apparaît comme certain, au dire d'une de ses amies, que, même pendant sa liaison avec Napoléon III, elle avait gardé des relations avec son précédent amant, un écuyer de l'Empereur, dit l'amie, mais, suivant toute apparence cet officier à qui elle dut sa présentation à l'impérial amant. Rue des Vignes, cet amoureux favorisé, venait, discrètement et clandestinement, prélever sur les plaisirs impériaux la part due à son dévouement et à son savoir faire[42]. Si Viel-Castel l'avait su ! Mais quel dommage que, de tout cela, rien ne soit demeuré, pas même un de ces billets qu'elle devait écrire sur son joli papier à lettres blasonné d'une marguerite au cœur d'or et à pétales d'argent, avec l'ingénieuse devise :

Tout vient à point à qui sait attendre.

Ce fut le luxe soudain de Marguerite Bellanger qui, aux curieux, fit ouvrir l'œil et deviner la source de sa brusque et nouvelle splendeur. On l'observa et on devina. De là vint la renommée d'effrénée gaspilleuse que, plus tard, lui créèrent les libelles : D'ignobles pamphlets, lui fait-on dire dans ses Confessions apocryphes[43], d'ignobles pamphlets ont voulu faire de moi une femme que les plus étranges luxures ne pouvaient rassasier, une louve assoiffée d'or : j'ai eu le triste courage de les lire : j'en ai été tout d'abord écœurée, puis j'ai pleuré. Elle avait mieux à faire : s'en moquer tout simplement. A cette femme, tonne un vengeur de la Commune, il [Napoléon III] prodigua des sommes énormes[44]. Il les prodigua, et de quelle manière ! Un exemple : un jour Marguerite achète une couple de chevaux pour 25.000 francs et envoie le maquignon se faire régler aux Tuileries avec ce billet :

Mon petit père,

J'ai acheté deux beaux chevaux, ils feront honneur à ton goût et à ta bourse. Ils coûtent vingt-cinq mille francs, ce n'est pas trop pour me faire plaisir. Ordonne qu'on les remette au porteur ; je te les rendrai en baisers[45].

 

Et allez donc ne pas y croire puisque les Mémoires secrets du second Empire, rédigés par un Bachaumont du ruisseau, l'impriment tout vif ! Et puis, vous aurez les Confessions de Marguerite Bellanger, elle-même, pour vous apprendre que l'homme du 2 décembre lui donnait des paquets de 100.000 francs comme s'il les fabriquait[46]. Au reste, le Testament de Napoléon III trouvé dans le boudoir de Marguerite Bellanger, vous initiera à bien d'autres mystères ! J'en épargne l'ennui ordurier au lecteur pour aborder un point plus sérieux de la liaison : le motif de la rupture. A quoi la doit-on attribuer ? Aux indiscrétions qui, malgré la surveillance du préfet de police, échappèrent à la maîtresse entre deux spasmes de plaisir[47] ? A son luxe devenu trop affiché et affichant ?[48] A l'état de l'Empereur que ses excès amoureux pouvaient mener prématurément au tombeau[49] ? Le choix est laissé entre cette triple hypothèse, mais je crois que c'est ailleurs qu'il importe de chercher, et que la vérité doit se trouver dans une intrigue obscure qui, aujourd'hui, n'est pas encore éclaircie[50].

Le 24 février 1864, à dix heures et demie du soir, Marguerite Bellanger accouchait d'un fils dont la déclaration de naissance ne fut faite que deux jours plus tard, et, en des termes qui ne laissent pas d'être équivoques. Voici cet acte qu'il importe de lire attentivement :

PRÉFECTURE DU DÉPARTEMENT DE LA SEINE

Extrait du registre des actes de naissance du huitième arrondissement de Paris.

Du 26 février 1864, à dix heures du matin.

Acte de naissance de Charles-Jules-Auguste-François-Marie, présenté et reconnu pour être du sexe masculin, né à Paris, rue des Vignes, 27, le 24 du courant, à dix heures et demie du soir, fils de père et mère inconnus, le déclarant ayant affirmé, sur interpellation à lui faite, ignorer les noms et domicile de cette dernière.

Déclaration faite devant nous, adjoint au maire du huitième arrondissement de Paris, délégué, officier de l'état-civil, par Claude-Mary-Charles-Fremy, docteur en médecine, chevalier de la Légion d'honneur, âgé de 47 ans, demeurant rue de Berlin, g, présent à l'accouchement, assisté de Charles Giraud, artiste peintre, chevalier de la Légion d'honneur, âgé de 45 ans, rue du Centre, 17, et de Victor-Jean-François Mangnier, caissier, âgé de 29 ans, demeurant rue Richepance, 8, lesquels, et le déclarant ont signé avec nous, après lecture faite.

CH. FREMY — CH. GIRAUD — J. MANGNIER — A. GROUVELLE[51].

 

Il est bien certain qu'à la lecture de ce document on a la sensation de se trouver en présence de témoins qui jouent la comédie. Quoi ! ils sont là trois qui ignorent d'où vient l'enfant, qui est sa mère, tout en connaissant son domicile ? Et l'un de ces témoins est, précisément, un ami de la princesse Mathilde, un familier de son salon, Ch. Giraud, enfin, son peintre et caricaturiste ordinaire ! Et il ignore qu'au n° 27 de la rue des Vignes habite Marguerite Bellanger, laquelle Bellanger est la maîtresse de l'Empereur ? A qui feront-ils croire cela ? L'officier d'état civil, lui, n'en demande point davantage et il dresse l'acte. Qu'est-ce que cela veut dire ? Il y a là, très évidemment, quelque chose de louche et d'équivoque que, malheureusement, les autres documents qu'on possède n'éclaircissent pas.

On conçoit que, sur de pareilles données, les pamphlets ont eu beau jeu. Flairant la comédie ils ont crié à la comédie de la maternité, accusation assez généralement prise au sérieux[52], à la substitution d'enfant[53], et du texte de l'un d'eux, Les Courtisanes du second Empire, dans le fascicule spécialement consacré à Marguerite Bellanger, il apparaît clairement que Marguerite Bellanger endossa la maternité d'un enfant, qui, quelques heures auparavant, avait été apporté chez elle. Dans ses fausses Confessions, dont l'auteur lui fait écrire avec impudence : Ceci, je l'ose dire sans prétention, est un livre d'histoire vraie, dans ce livre plat et sot, elle avoue péremptoirement : Eh bien, oui, j'étais enceinte et enceinte des œuvres de l'Empereur[54], mais on sait ce qu'en vaut l'aune et nul moyen de tenir compte d'aussi belles révélations. L'acte ci-dessous peut faire incliner à la substitution d'enfant. Dans ce cas, on s'expliquerait, pour veiller à la réussite de l'intrigue, la présence du peintre Giraud, et l'absence du nom de la mère. Quel besoin, en effet, dès lors, de donner à l'enfant un nom dont il se pouvait passer ? Je le répète, j'émets là des hypothèses, dans l'impossibilité de recueillir une seule certitude. Mais, alors, d'où serait venu l'enfant ? Ici, encore, sous le voile léger de l'allégorie, la publication Les Courtisanes du second Empire, précise : c'était le fils né de la liaison de l'Empereur avec Mlle Valentine Haussmann, fille du fameux préfet de la Seine. Cette liaison n'avait pas échappé au monde de la cour. Les méchantes langues osaient prétendre que le souverain avait à son endroit des sentiments particulièrement tendres[55]. Naturellement, on a protesté contre la supposition : D'aimer à la regarder n'est pas un grand crime, et, bien sûr, notre Empereur n'en a pas commis d'autre pour elle, dit une familière de la cour[56]. La défense est molle et n'impose pas la conviction. N'empêche qu'un soir, à un bal des Tuileries, Mlle Valentine Haussmann, ayant, par mégarde, pris la place de Mme Oscar de Vallée[57], celle-ci lui dit assez aigrement : Je vous cède la place, mademoiselle, car l'on voit bien que vous êtes la maîtresse ici[58]. Ce qui établit la liaison et réfute par la même occasion la supposition de la fausse maternité de Marguerite Bellanger au bénéfice d'un fils de Mlle Valentine Haussmann, c'est que le fils qu'elle eut de ses relations avec l'Empereur naquit près d'un an après celui de Margot, exactement le 26 janvier 1865[59]. Ce fils, appelé Jules-Adrien, demanda, — pourquoi ? — le 20 décembre 1883 à prendre le nom de Hadot. Je tiens de personnes, ayant connu particulièrement ce fils de Napoléon III, que ce changement de nom eut lieu par adoption. M. Hadot était trésorier-payeur général à Melun, et passait pour avoir épousé une maîtresse du duc de Morny. Quant à Mlle Valentine Haussmann, elle se maria le 23 février 1865[60] à Joseph-Maurice, vicomte de Pernetty, d'avec qui elle se sépara de corps le 21 juin 1883, le divorce n'ayant été prononcé qu'au mois de janvier 1887. En février 1894, elle se remaria avec M. Georges Raynouard, et mourut en 1898, laissant de son premier mariage un fils, Charles-Eugène- Marie- Didier Pernetty, né à Neuilly-sur-Seine le 27 juin 1867 et disparu, en 1910, dans un accident de mer[61]. Ces dates, sèches et nues, n'autorisent donc pas la confusion. Le fils de Marguerite Bellanger prit le nom de Charles Lebœuf, qui était celui de Margot, et fut élevé par une veuve, bijoutière rue des Moulins, et ensuite rue de Richelieu. Après la mort de sa mère, il se maria et, de ses rentes, obscurément et paisiblement, s'en fut vivre à Passy. Un imposteur, qui était camelot et mourut à l'Hôtel-Dieu, en 1902, crut pouvoir se dire le fils de Marguerite et de l'Empereur. A la vérité, son acte d'état civil le prouvait né, en légitime mariage, Marie-Joseph-Paul, de Charles-Casimir Bellanger et Pauline-Célestine Fosbender[62]. Le vrai Bellanger, lui, ne demandait sur son nom que le silence et l'oubli.

Maintenant se pose la question : était-il le fils de l'Empereur ? Un document capital demeure à cet égard, trouvé en 1870, dans les papiers de l'Empereur, dans une enveloppe cachetée à l'N couronnée, portant la mention de la main de Napoléon III : Lettres à garder[63]. De ces lettres, la première est adressée par Marguerite Bellanger à M. Devienne, premier Président de la Cour de Cassation. Ce fut lui qui fut chargé d'une enquête sur l'accouchement de Marguerite Bellanger, et, si l'enquête doit être contestée, de la négociation qui aboutit au désaveu, réel ou imposé, de la paternité de l'Empereur. M. Devienne alla trouver la belle, momentanément exilée, dans son Anjou natal. Il la trouva, paraît-il, en rustique déshabillé, dedans la ferme paternelle[64]. De ce voyage il rapporta donc la lettre qui suit, et du texte de laquelle il est impossible de conclure si Margot joua la comédie de la maternité. Il est bien certain qu'elle a accouché, qu'elle a commis quelque fraude, — mais laquelle ? — et tout le reste est inintelligible. Je donne cette pièce qui laisse, une fois de plus, le champ libre aux hypothèses qu'on voudra faire.

MONSIEUR,

Vous m'avez demandé compte de mes relations avec l'Empereur et, quoi qu'il m'en coûte, je veux vous dire toute la vérité. Il est terrible d'avouer que je l'ai trompé, moi qui lui dois tout ; mais il a tant fait pour moi que je veux tout vous dire ; je ne suis pas accouchée à sept mois, mais bien à neuf. Dites-lui bien que je lui en demande pardon.

J'ai, Monsieur, votre parole d'honneur que vous garderez cette lettre.

Recevez, Monsieur, l'assurance de ma considération distinguée.

M. BELLANGER[65].

 

Voici, maintenant, la lettre de Marguerite à l'Empereur. Elle est tout aussi ambiguë et on ne parvient pas à comprendre de quel genre de faute elle réclame le pardon :

CHER SEIGNEUR,

Je ne vous ai pas écrit depuis mon départ, craignant de vous contrarier ; mais, après la visite de M. Devienne, je crois devoir le faire, d'abord pour vous prier de ne pas me mépriser, car sans votre estime je ne sais ce que je deviendrais ; ensuite pour vous demander pardon. J'ai été coupable, c'est vrai, mais je vous assure que j'étais dans le doute. Dites-moi, cher Seigneur, s'il est un moyen de racheter ma faute et je ne reculerai devant rien ; si toute une vie de dévouement peut me rendre votre estime, la mienne vous appartient, et il n'est pas un sacrifice que vous me demandiez que je ne sois prête à accomplir. S'il faut, pour votre repos, que je m'exile et passe à l'étranger, dites un seul mot et je pars. Mon cœur est si pénétré de reconnaissance pour tout le bien que vous m'avez fait que souffrir pour vous serait bien du bonheur. Aussi la seule chose dont, à tout prix, je ne veux pas que vous doutiez, c'est de la sincérité et de la profondeur de mon amour pour vous. Aussi, je vous en supplie, répondez-moi quelques lignes pour me dire que vous me pardonnez. Mon adresse est : Madame Bellanger, rue de Launay, commune de Villebernier, près Saumur. En attendant votre réponse, cher Seigneur, recevez les adieux de votre toute dévouée, mais bien malheureuse

MARGUERITE[66].

 

Ces deux documents furent remis à l'Empereur par l'entremise du successeur de Mocquard, M. Étienne Conti, sénateur, conseiller d'État et chef du cabinet de Napoléon III, qui, naguère, avait comiquement encouru la disgrâce de Balzac désireux d'incognito[67], et qui mourut en 1872. Ce fut à M. Conti que M. Devienne écrivit :

COUR IMPÉRIALE DE PARIS.

Cabinet du Premier Président.

Paris, le 19 février 1868.

MONSIEUR LE CONSEILLER D'ÉTAT,

Je vous serai très reconnaissant si vous voulez bien remettre ma lettre ci-jointe à Sa Majesté.

Veuillez agréer, avec mes excuses, l'expression de mes sentiments de haute considération.

Le premier président,

DEVIENNE[68].

 

La situation de M. Adrien-Marie Devienne, à cette époque, était considérable. Né à Lyon le 2 février 1802, il était entré fort jeune, à vingt-trois ans, dans la magistrature, sous la Restauration. La monarchie de Juillet au pouvoir, M. Devienne délaissa les cours obscures et départementales où il végétait et ambitionna le laurier politique. Marié à Lyon, le 20 mai 1832, à Marie-Caroline-Beatrice Vinant — née à Lyon le 10 mai 1811 et y décédée le 27 avril 1857 —, il avait peut-être une double espérance de gloire et de fortune à satisfaire. Ce lui réussit, puisque donnant sa démission de président du tribunal de Lyon, il alla, de 1843 à 1848, siéger au Palais-Bourbon. Il le quitta, cependant, et pour retourner, en 1862, à Lyon, mais comme Procureur général. Mais sa place n'était-elle point à Paris ? Il l'estimait, et, en haut lieu, on ne lui fit pas le chagrin d'y contredire. En 1858, M. Devienne était appelé au siège de Premier Président de la Cour Impériale de Paris. Le 15 mars 1865, il entrait au Sénat, et, en remplacement de M. Troplong, à la Cour de Cassation, comme premier Président. Toutes ces faveurs expliquent peut-être, quelque peu, la diligence habile et le soin discret apportés par M. Devienne dans sa délicate et confidentielle mission. Aussi la publication des documents ci-dessus donnés, causa-t-elle, en 1870, un scandale retentissant[69].

M. Devienne, à ce moment, s'était refugié à Bruxelles, où les journaux constataient son assiduité au théâtre de la Monnaie[70]. Au lendemain même de la publication, le gouvernement, qui en était l'auteur directement responsable, prit contre M. Devienne un décret qui doit figurer ici, parmi les pièces de ce dossier de Marguerite Bellanger :

Le Gouvernement de la Défense Nationale,

Considérant que, de documents d'une nature probante et devenus publics, il résulte que M. Devienne, premier Président de la Cour de Cassation, aurait gravement compromis la dignité de magistrat dans une négociation d'un caractère scandaleux ; considérant que M. Devienne, mandé pour donner des explications, ne s'est pas rendu à l'invitation qui lui a été adressée ; considérant que, placé à la tête du premier corps judiciaire de la République, M. Devienne est absent de Paris à l'heure du péril national ;

Décrète :

M. le premier Président Devienne est déféré disciplinairement à la Cour de Cassation, qui statuera conformément aux lois.

Fait à Paris, le 23 septembre 1870.

Pour la Garde des Sceaux, ministre de la Justice,

Par délégation :

Le membre du gouvernement de la Défense Nationale,

Emmanuel ARAGO[71].

 

Dès que le décret lui fut parvenu, M. Devienne protesta par une lettre publique à M. Crémieux, ministre de la Justice. Ce sera la cinquième pièce de notre dossier :

A Monsieur le Garde des Sceaux.

29 septembre 1870.

Monsieur le Garde des Sceaux,

J'accepte avec empressement la décision que vous avez prise par votre arrêté du 23 de ce mois. Elle me donne un moyen légitime et régulier d'expliquer toute ma conduite et de détruire les imputations dont je suis l'objet.

Je serai le premier à solliciter une décision quand cela sera possible. Mes explications ne seront ni longues, ni difficiles. Elles démontreront que les allégations et interprétations que les journaux ont répandues sont à mon égard absolument erronées. Je suis certain de n'avoir pas mis en oubli le soin de ma dignité dans une occasion où j'ai rempli ce que je considérais et considère encore comme un devoir.

Recevez, Monsieur le Garde des Sceaux, l'assurance de ma haute considération.

DEVIENNE[72].

 

Cette première protestation du magistrat fut complétée, quelques jours plus tard, par une seconde adressée au délégué du ministre de la Justice. Tout en demeurant dans le vague d'une défense commandée par le décret qui le frappait, M. Devienne apportait dans ce second document quelques renseignements un peu plus explicites. Mais, une fois encore, aucun détail précis à tirer de ce sommaire plaidoyer :

A Monsieur Étienne Arago.

Bruxelles, 2 octobre 1870.

Monsieur,

Les journaux officieux et officiels du gouvernement ont tellement multiplié contre moi leurs attaques que j'y ai trouvé d'abord un arrêté sous la signature de M. le Garde des Sceaux, puis un second rendu par vous.

J'ai répondu hier à M. Crémieux avec la déférence qui est due à sa situation hiérarchique. Mais, avec vous, je n'ai pas les mêmes raisons pour contenir mon indignation.

Vous livrez à la publicité et aux commentaires de la plus violente de vos feuilles officieuses, des documents qui, suivant vous, établiraient l'indignité du premier magistrat de votre pays. Vous les mettez au jour sans hésitation, que dis-je, avec empressement, et le lendemain, vous appuyant sur le scandale que vous avez fait ainsi vous-même, vous décrétez d'accusation un vieillard honoré jusque-là. Il ne vous est donc pas venu seulement à la pensée que vous pouviez vous tromper ?

Quand la situation du pays permettra une discussion loyale et régulière, je prouverai que je n'ai pu compromettre ma dignité dans des négociations d'un caractère scandaleux auxquelles j'ai toujours été complètement étranger ; que votre police, vos journaux et vous-même, entraînés par le plaisir de frapper un adversaire politique, vous m'avez aveuglément diffamé à l'occasion d'un fait tout autre que ceux que vous voulez m'imputer.

Vous faites appel à l'exécution des lois ; je l'invoque à mon tour bien plus énergiquement. Le jour de la justice arrivera et c'est avec impatience que je l'attends.

Recevez, Monsieur, l'assurance de ma considération.

DEVIENNE[73].

 

Ces deux protestations contradictoires, et passablement embarrassées, appellent quelques réflexions. Dans la première, M. Devienne reconnaît le fait de son intervention dans l'affaire Marguerite Bellanger ; dans la seconde, il paraît la nier. Et puis, que signifie cette phrase : Vous m'avez aveuglément diffamé à l'occasion d'un fait tout autre que ceux que vous voulez m'imputer ? C'est du galimatias tout pur où, vraisemblablement, il faut lire : ... à l'occasion d'un fait tout autre que celui que vous voulez m'imputer. Mais ce sont là broutilles et vétilles. De l'ensemble se dégage l'impression que l'accusé a une défense toute prête, et facile à produire. Laquelle ? Malheureusement il ne fait que le laisser supposer. Le moindre grain de mil eût mieux fait notre affaire. Il a considéré son intervention comme un devoir. S'imaginait-il couvert par l'ordre de l'Empereur ? Ou bien, ici, une fois encore, l'idée d'une comédie surgit, et je me fais l'écho d'une supposition déjà faite. L'Impératrice, — je répugne à mêler ce nom à ce débat, mais ici la nécessité de la démonstration m'en fait une loi, — l'Impératrice ayant appris la naissance d'un fils de Marguerite Bellanger et ayant cru que ce fils était de l'Empereur, aurait-elle demandé des explications ? Pour la rassurer, et détruire la fable d'un bâtard impérial, aurait-on imaginé la comédie de l'enquête, demandé et dicté les lettres de Margot ? Sur le vu de ces pièces, l'Impératrice aurait été rassurée. J'observe que c'est là ce que soutint, le 21 juillet 1871, M. Devienne, devant la cour de Cassation où il comparut pour expliquer son rôle. Aux termes des statuts de la famille impériale, c'était au Premier Président qu'incombait la mission de conciliation et d'apaisement imposée par le Code civil, toutes les fois qu'il y avait entre les deux époux instance en séparation ou rupture dans les rapports[74]. Ce fut, assura-t-il, dans ces conditions, qu'il remplit sa mission auprès de Marguerite Bellanger. On le crut, et, le 21 juillet 1871, la cour de Cassation, par son arrêt, le déchargeait de l'accusation de faute professionnelle. Il reprit donc ses fonctions de Premier Président, les remplit jusqu'à la limite d'âge, mais survécut de peu à sa retraite. Le 9 juillet 1883 il décédait dans le Rhône, en son château de Montgriffon, dans la commune de Chaponost. Donc, de son aveu, dans cette affaire, il n'avait été que le mandataire de l'Empereur et de l'Impératrice. Mais, l'Impératrice ignorait-elle qu'à cette date l'Empereur avait deux fils parfaitement vivants, les enfants d'Éléonore Vergeot, la maîtresse de Ham ? Cette ignorance seule, et elle paraît bien improbable, expliquerait son besoin de savoir la vérité sur la nouvelle paternité attribuée à son mari. Sinon... Mais, une fois de plus, c'est retomber au roman et à l'imbroglio. J'y ajoute ce trait que je ne commente pas : c'est qu'au fils né le 24 février 1864 de Marguerite Bellanger, l'Empereur acheta le château de Mouchy, dans la commune de Liancourt-Rantigny (Oise)[75]. Qu'on imagine ou qu'on suppose sur cet achat ce qu'on voudra. Pour moi, je le déclare, je n'y comprends plus rien et je devine dans ce vaudeville des ficelles que je ne saisis pas.

***

De sa liaison avec l'Empereur, Margot-la-Rigoleuse avait tiré des ressources suffisantes pour envisager sans craintes les conséquences financières de la chute de l'Empire. Elle s'était fait construire, avenue de Friedland, un hôtel qu'en 1870, elle céda à sa camarade de noce, Antoinette Léninger[76]. De plus, elle possédait à Villeneuve, non en Touraine, comme cela a été dit avec un beau mépris de la géographie[77], mais en Seine-et-Marne, sous Dammartin, un beau château. En Touraine et dans le Soissonnais elle avait des terres, et, au surplus, de belles et bonnes rentes, qui lui permettaient de commanditer plusieurs affaires, notamment une maison de dentelles aux environs de la Banque[78]. Cette fortune, trop mal dissimulée pour demeurer inconnue, a fait écrire à un libelliste qu'elle aspirait, comme une lamproie, tout ce qui était à la portée de ses suçoirs, millions et le reste, et c'est une pieuvre qu'on ne saurait traiter, sans injustice, de bouche inutile[79]. Ces obscènes insinuations donnent le ton de la petite presse de 1870 à son égard. A cette époque, la publication des lettres au cher seigneur la mettait en vedette et à la mode du jour. Le journal Le Pays affirmait qu'elle languit d'amour en Allemagne, les yeux fixés sur Wilhelmshöhe[80], comme Clytie tournée vers le soleil jusqu'à ce que la Providence, la prenant en pitié, mette fin à sa passion par une bonne petite vérole[81]. Ce vœu cruel était superflu. On disait encore qu'elle venait de faire une fin avec cet Anglais, tantôt lord, tantôt officier, épouseur à tour de rôle des drôlesses signalées, des bonnes manquées par Dumolard, et des veuves d'assassins célèbres[82]. A la vérité, elle ne songeait point encore au mariage, et, dans sa retraite, elle se consolait par plusieurs intrigues qu'elle menait de front, comme s'il y avait pour les grandes amoureuses une loi fatale qui les condamne à la galanterie à perpétuité[83]. Elle subissait sa destinée. Mais ce ne dura pas, et, un jour vint, où elle aussi, comme toutes les filles de son bord, eut soif de la respectabilité et le désir d'une réhabilitation. On a dit qu'alors elle épousa un officier de marine anglais du nom de Coulback, lequel, un jour, s'embarqua pour les grandes Indes et n'en revint pas[84]. L'officier est un mythe ; le Coulback est une hypothèse. Plus simplement Julie Lebœuf convola en noces, justes, cette fois, avec un Prussien du nom de Kulbach, avec lequel, très promptement, elle se brouilla. Mais, à ce petit malheur conjugal elle survécut. Ce fut par accident que la Mort la prit. Au cours d'une promenade dans le parc de son château de Villeneuve-sous-Dammartin, elle eut froid. Un bain, qu'on lui ordonna mal à propos, fit déclarer une péritonite de laquelle le docteur Fieuzal fut impuissant à la tirer. Son agonie fut rapide et sinistre. Dans son château une vieille servante, maîtresse gaillarde, fit le vide, écarta le curé du village accouru, claqua la porte au nez de la parenté. Et Marguerite demeura seule, veillée par cette Gothon balzacienne. Seule, Dieu ! avec quelle fièvre aux tempes, quelle sueur d'agonie au front, quels déchirements dans ce corps chaud encore de tant de caresses anciennes ! Seule, Margot-la-Rigoleuse, la cascadeuse de l'École militaire, l'intrépide soupeuse du Café Anglais et d'ailleurs ! Seule, oui, au milieu de ses splendeurs, de ses richesses, châtelaine damnée de ce domaine où son agonie râlait lugubrement dans le nocturne silence. Et, brusquement, la Mort la balaya[85]. C'était le 23 novembre 1886. Le lendemain, tandis qu'on la mettait au dernier lit, ce lit de planches dures où la chair expie les mollesses de la vie, l'imprimeur tirait l'avis par lequel cette mémoire effacée se rappelait une suprême fois au souvenir déjà vacillant des vivants :

M

Vous êtes prié d'assister au convoi, service et enterrement de

MADAME KULBACH

née JULIE LEBŒUF

Décédée le 23 novembre 1885, dans sa 46e année, en son château de Villeneuve-sous-Dammartin (Seine-et-Marne).

Qui se feront à Paris le samedi, 27 courant, à midi très précis, en l'église de Saint-Pierre de Chaillot, sa paroisse.

On se réunira à l'Église.

DE PROFUNDIS !

De la part de Monsieur Kulbach, son mari ; de Monsieur Charles Lebœuf, son fils ; de Monsieur et Madame Jules Lebœuf, ses frère et belle-sœur ; de Mesdemoiselles Marguerite et Geneviève Lebœuf, ses nièces ; de toute sa famille et de ses amis.

L'inhumation aura lieu au cimetière Montparnasse.

 

Dans la 27e division, à la 7e ligne de la partie Ouest, sous le n° 15 Nord, Marguerite Bellanger trouva l'abri d'une chapelle de famille. Bourgeoise petite chapelle ! Dans son sonore et glacial écho, à qui se penche sur elle comme sur une conque marine, il semble que, confusément et lointainement, gronde encore le joyeux éclat de rire de la haute noce impériale, dont une des dernières coryphées gît ici sous des couronnes fanées et des candélabres où la bougie a coulé son suif, comme dans ces soirs d'orgie où les lumières crépitent et meurent parmi les argenteries ternies des tables saccagées par l'orgie morte...

 

 

 



[1] Mémoires secrets du second Empire... ; p. 29.

[2] Dans un ouvrage anglais, The Court of the Tuileries, signé du pseudonyme Le petit homme rouge, elle est dite Justine-Marie Lebœuf, née à Boulogne-sur-Mer en 1838, décédé à Dommartin, dans la Somme. Outre que Dommartin est dans la Seine-et-Marne, les actes d'état civil prouvent que ces allégations sont entièrement fantaisistes.

[3] Souvenirs d'un vieux Nantais ; Nantes, MDCCCLXXXIX, in-18, p. 231.

[4] Marquis DE CASTELLANE, Hommes et choses de mon temps ; Paris, 1909, in-18, p. 253.

[5] PIERRE DE LANO, Les Bals travestis et les Tableaux vivants sous le second Empire... ; p. 88.

[6] Les Courtisanes du second Empire ; Marguerite Bellanger ; édition de luxe avec lettres autographes ; Bruxelles, 1871, in-8°, p. 45.

[7] MARIE COLOMBIER, Mémoires ; Fin d'Empire... ; p. 130.

[8] ZED, Le Demi-Monde sous le second Empire... ; pp. 37, 38.

[9] Mémoires secrets du second Empire... ; p. 77.

[10] Elle avait une beauté piquante. Il semblait qu'on avait vu cette figure-là sur les lames d'un éventail. Elle était admirablement faite et possédait une taille idéale. — GUSTAVE CLAUDIN, Mes Souvenirs... ; p. 248.

[11] Mémoires secrets du second Empire... ; p. 78.

[12] LE PETIT HOMME ROUGE, The Court of the Tuileries... ; pp. 202, 203. Des affirmations identiques se retrouvent dans un article de M. H. Roger de Beauvoir, paru dans Le Figaro du 22 août 1886.

[13] FRÉDÉRIC LOLIÉE, La Fête impériale... ; pp. 288, 289.

[14] PIERRE DE LANO, Les Bals travestis et les Tableaux vivants sous le second Empire... ; p. 88.

[15] Journal des Goncourt... ; t. II, p. 30.

[16] FRÉDÉRIC LOLIÉE, La Fête impériale... ; p. 306.

[17] ZED, Le Demi-Monde sous le second Empire... ; p. 36.

[18] ZED, Le Demi-Monde sous le second Empire... ; p. 36.

[19] Mémoires secrets du second Empire... ; pp. 77, 78, 79.

[20] ZED, Le Demi-Monde sous le second Empire... ; pp. 37, 38, 39.

[21] PIERRE DE LANO, Les Bals travestis et les Tableaux vivants sous le second Empire... ; p. 87.

[22] MARIE COLOMBIER, Mémoires ; Fin d'Empire... ; pp. 130, 131.

[23] PIERRE DE LANO, Les Bals travestis et les Tableaux vivants sous le second Empire... ; p. 88.

[24] PIERRE DE LANO, Les Bals travestis et les Tableaux vivants sous le second Empire... ; pp. 88, 89.

[25] MARIE COLOMBIER, Mémoires ; Fin d'Empire... ; p. 130.

[26] Mémoires secrets du second Empire... ; p. 79.

[27] PIERRE DE LANO, Les Bals travestis et les Tableaux vivants sous le second Empire... ; p. 90.

[28] ZED, Le Demi-Monde sous le second Empire... ; p. 39.

[29] L. STELLI, Les Nuits et le Mariage de César... ; p. 53.

[30] PIERRE DE LANO, Les Bals travestis et les Tableaux vivants sous le second Empire... ; p. 89.

[31] Marquis DE CASTELLANE, Hommes et choses de mon temps... ; p. 253.

[32] MARIE COLOMBIER, Mémoires ; Fin d'Empire... ; p. 133.

[33] ZED, Le Demi-Monde sous le second Empire... ; p. 39.

[34] Dans les Confessions de Marguerite Bellanger ; Mémoires anecdotiques ; Paris, s. d., in-18, p. 14, il est dit qu'avant sa liaison avec l'Empereur, elle habitait une petite chambre, boulevard des Capucines, chez Hill's. — La rue des Vignes avait été percée, en 1856, à travers les vignobles de Passy-Auteuil. En 1875, elle prit le nom de rue Houdon, mais comme cette rue existait déjà à Montmartre, la voie reprit le nom de rue des Vignes en 1877 — GUSTAVE PESSARD, Nouveau dictionnaire historique de Paris ; Paris, 1904, in-8°, p. 1598.

[35] Confessions de Marguerite Bellanger... ; p. 47. — Cette spéculation de librairie qui hurle au faux, a eu plusieurs éditions, notamment en 1882, in-18, de 212 pp., et en 1900, in-18, de 216 pp. Toutes ces éditions sont de Paris. — Sous la présidence de Mac-Mahon, l'ouvrage fut saisi.

[36] PIERRE DE LANO, Les Bals travestis et les Tableaux vivants sous le second Empire... ; p. 91.

[37] PIERRE DE LANO, Les Bals travestis et les Tableaux vivants sous le second Empire... ; p. 92.

[38] Mémoires secrets du second Empire... ; p. 83.

[39] La marquise DE TAISEY-CHATENOY, A la cour de Napoléon III... ; pp. 103, 104.

[40] Comtesse STÉPHANIE DE TASCHER DE LA PAGERIE, Mon séjour aux Tuileries... ; t. III, p. 21.

[41] Souvenirs d'un vieux Nantais... ; pp. 232, 233.

[42] MARIE COLOMBIER, Mémoires ; Fin d'Empire... ; p. 132.

[43] Confessions de Marguerite Bellanger... ; p. 2.

[44] Le citoyen VINDEX, Le sieur Louis-Bonaparte, sa vie et ses crimes... ; p. 13.

[45] Mémoires secrets du second Empire... ; pp. 82, 83.

[46] Confessions de Marguerite Bellanger... ; p. 97.

[47] Les courtisanes du second Empire... ; p. 32.

[48] FRÉDÉRIC LOLIÉE, La Fête impériale... ; p. 297.

[49] Marquis DE CASTELLANE, Hommes et choses de mon temps... ; p. 254.

[50] Sur d'improbables entrevues de l'Impératrice et de Marguerite Bellanger, au sujet du fils dont il va être question ci-après, cf. PIERRE DE LANO, Les Bals travestis et les Tableaux vivants sous le second Empire... ; pp. 94 et s., et marquis DE CASTELLANE, Hommes et choses de mon temps... ; pp. 255 et s.

[51] Souvenirs d'un vieux Nantais... ; p. 230.

[52] FRÉDÉRIC LOLIÉE, La Fête impériale... ; p. 297.

[53] MARIE COLOMBIER, Mémoires ; Fin d'Empire... ; pp. 134, 135.

[54] Confessions de Marguerite Bellanger... ; pp. 4, 191.

[55] PAUL GINISTY et M. QUATRELLES-L'ÉPINE, dans leur Chronique parisienne des six derniers mois d'Empire... ; p. 123.

[56] Comtesse STÉPHANIE DE TASCHER DE LA PAGERIE, Mon séjour aux Tuileries... ; t. II, p. 205.

[57] Les Courtisanes du second Empire... ; p. 100.

[58] PAUL GINISTY et M. QUATRELLES-L'ÉPINE, dans leur Chronique parisienne des six derniers mois d'Empire... ; p. 123.

[59] CHARLES NAUROY, Les Secrets des Bonaparte... ; p. 45.

[60] C'est la date donnée par M. CHARLES NAUROY, Les Secrets des Bonaparte... ; p. 45. — M. PAUL GINISTY et M. QUATRELLES-L'ÉPINE, dans leur Chronique parisienne des six derniers mois d'Empire... ; p. 127, indiquent celle du 14 mars 1865.

[61] PAUL GINISTY et M. QUATRELLES-L'ÉPINE, dans leur Chronique parisienne des six derniers mois d'Empire... ; p. 127.

[62] Intermédiaire des chercheurs et curieux, n° 1331, 20 janvier 1912, col. 802, 803.

[63] Papiers et correspondance de la famille impériale... ; t. I, p. 56.

[64] M. Devienne a raconté lui-même, qu'arrivé certain jour, pour la signature de ces pièces, au village de Villebernier, en Anjou, et s'étant rendu au débotté dans la ferme où Margot abritait momentanément son importance, il la trouva en capeline grossière, sabots et jupon court, charmante ainsi, attablée, en compagnie de ses bonnes gens de parents, autour d'une soupe aux choux flanquée de pichets de cidre. Elle s'excusa de le recevoir en pareil lieu, le pria de retourner à Saumur, où elle irait le rejoindre le soir même, le conduisit avec force révérences jusqu'à sa voiture : Bon voyage, monsieur le président, et à ce soir, à vos ordres. Et, voyant que personne ne pouvant l'entendre, elle ajouta avec son sourire le plus explicite : Et tu sais, mon vieux, tu vas me payer à souper ! — LOUIS BEAU, Le Figaro, 19 octobre 1870 ; GASTON CALMETTE, Le Figaro, 25 novembre 1886.

[65] Papiers et correspondance de la famille impériale... : t. I, p. 56, 57.

[66] Papiers et correspondance de la famille impériale... ; t. II, pp. 57, 60.

[67] D'Ajaccio, où il passait, Balzac écrivait, le 1er avril 1838, à Mme Hanska, à Wierzchownia (Ukraine) : Il m'est arrivé le malheur d'être reconnu par un maudit étudiant en droit de Paris, qui est revenu se faire avocat dans sa patrie et qui m'avait vu à Paris. De là un article dans le journal de la Corse. Et moi qui voulais tenir mon voyage à peu prés secret ! Hélas ! Hélas ! Quel ennui ! — L'article en question avait paru le 31 mai précédent. — H. DE BALZAC, Lettres à l'Étrangère ; 1833-1842 ; Paris, s. d., in-8°, t. I, p. 471.

[68] Papiers et correspondances de la famille impériale... ; t. I, p. 58.

[69] Ces lettres parurent, tout d'abord, dans Le Rappel, La Cloche et L'Électeur libre.

[70] A. POULET-MALASSIS, Papiers secrets et correspondance du second Empire... ; p. 35.

[71] Journal officiel de la République Française ; samedi, 24 septembre 1870, n° 263, p. 1595.

[72] A. POULET-MALASSIS, Papiers secrets et correspondance du second Empire... ; p. 35.

[73] A. POULET-MALASSIS, Papiers secrets et correspondance du second Empire... ; pp. 35, 36.

[74] GASTON CALMETTE, Le Figaro, 25 novembre 1886.

[75] CHARLES NAUROY, Les Secrets des Bonaparte... ; p. 45. — Ce château coûta, assura-t-on, 700.000 francs. Quatre cent mille seulement furent déclarés dans l'acte de vente ; Sa Majesté, habituée à la fraude, trouvait ainsi le moyen de faire perdre quatorze mille francs au Trésor public. — VICTOR VINDEX, L'Empereur s'amuse... ; p. 242.

[76] MARIE COLOMBIER, Mémoires ; Fin d'Empire... ; p. 136.

[77] FRÉDÉRIC LOLIÉE, La Fête impériale... ; p. 299.

[78] Souvenirs d'un vieux Nantais... ; p. 234.

[79] Histoire des amours, scandales et libertinages des Bonaparte ; s. l. [Paris], s. d. [1870]. in-fol., p. 3.

[80] On sait qu'après la capitulation de Sedan, le château de Wilhelmshöhe, ancienne résidence du roi Jérôme, pendant son règne de Westphalie, avait été donné à Napoléon III comme lieu de captivité.

[81] A. POULET-MALASSIS, Papiers secrets et correspondance du second Empire... ; p. 36. — Il y a même mieux. Un libelliste insinue que Marguerite Bellanger mourut à cette époque empoisonnée par Napoléon III ! Mlle Bellanger, écrit-il, est morte à Cassel, au mois de novembre 1870 ; elle s'était empressée de se rendre auprès de son amant prisonnier : qui sait si sa mort ne cache pas un nouveau crime qui assure désormais sa discrétion ? A la fable, Margot ne donna un démenti que quinze ans plus tard, en mourant, pour de bon, cette fois. — Cf. VICTOR VINDEX, L'Empereur s'amuse... ; p. 242.

[82] A. POULET-MALASSIS, Papiers secrets et correspondance du second Empire... ; p. 36.

[83] Souvenirs d'un vieux Nantais... ; p. 234.

[84] FRÉDÉRIC LOLIÉE, La Fête impériale... ; p. 297.

[85] Marguerite Bellanger, cette belle créature inconsciente, est morte en Dieu en son château de Villeneuve. Elle s'appelait de son vrai nom Julie Lebœuf. Ses amants éconduits l'appelaient Julie la Vache, mais rien ne l'empêcha d'arriver triomphante à l'Empereur des Français. ARSÈNE HOUSSAYE, Les Confessions... ; t. VI, p. 271.