C'est de l'époque la plus délicate de notre histoire que j'entreprends d'écrire. Aux cendres tièdes encore du souverain dont le pied a glissé dans les boues et les fumiers sanglants des charniers de Sedan, le respect dû aux grandes infortunes humaines, à ces hautes catastrophes royales qui pleurent à travers les prosopopées de Bossuet, commande de toucher d'une main légère et déférente. Mais s'il se faut plier, pour les mémoires malheureuses et méconnues, à une manière de silence, qui est la forme la plus noble de cette déférence, il convient de se souvenir aussi que l'histoire vit de vérité et non pas de respect. Que cette vérité soit conciliable avec ce respect, on ne songera point à le contester, et, peut-être, serai-je assez heureux pour pouvoir prouver ici qu'à cette discipline d'une raison personnelle et humaine j'ai pu me conformer. De plus, si aux morts des égards sont dus, il demeure des vivants qui les peuvent exiger. Je ne me déroberai point à cette exigence, qui est aussi du savoir-vivre et de la courtoisie. Ce ne sont donc point d'aigres confidences de femmes vieillies, remâchant leurs amers souvenirs, que j'apporte ici. Je ne me fais point le serviteur de querelles périmées, le complaisant de jalousies bientôt posthumes. Je n'ai point été solliciter, parmi les épaves de la cour des Tuileries, des historiettes savoureuses truffées de venimeuses insinuations contre une rivale ou un concurrent ; j'ai eu la bonne foi, et on la croira peut-être naïve, d'interroger le témoignage public des acteurs de cet autrefois écroulé. Ainsi devant la critique, devant la possible colère des uns, le nécessaire mécontentement des autres, j'aurai des répondants directs et responsables. J'ai cru, tout simplement, que, sur le sujet que je traite ici, je pouvais discuter et rassembler des témoignages propres à établir ce que la faiblesse humaine parvient à découvrir de la vérité. Cette part de vérité, je la livre sans restrictions ni réserves, puisée aux sources qui m'ont paru les plus probantes et les plus dignes d'être captées. Ceci fera comprendre pourquoi la part des pamphlets du second Empire a été si considérablement rognée dans ce travail. J'ai pensé que l'histoire, et cette histoire en particulier, dont la documentation, en grande partie, est à la fois encore si aisée et si abondante, n'avait pas grand profit à tirer de ces productions haineuses, absurdes, excusables, quelquefois, condamnables, toujours. Ventis de l'exil, les pamphlets n'apportent que l'écho des légendes, écho dénaturé de racontars amplifiés. On n'écrit avec mesure que dans la patrie, disait ce Chateaubriand qui avait vécu au foyer étranger. Cette mesure, de 1851 à 1870, les libellistes l'ont ignorée, et même depuis. Leur déposition n'intéresse que comme un cas pathologique, propre à être étudié sous cet angle spécial, uniquement, et ainsi que, naguère, je l'ai tenté de faire pour Marie-Antoinette d'Autriche. L'heure n'est pas encore venue de tirer de leur bocal ces monstres et ces phénomènes, pour les jeter sur le nickel des tables d'autopsie. J'ajouterai que, dans ce livre, je ne prononcerai point, pour le discuter, le nom de Sa Majesté l'Impératrice des Français. Ce qu'elle fut, ce qu'elle est, n'appartient pas à l'histoire. Je ne toucherai pas à ce malheur debout encore, à cette infortune vivante, à cette auguste rôdeuse des ruines d'un monde disparu. De quel droit irai-je pénétrer dans le silence dont elle s'enveloppe, et qui lui appartient ? Me donnerai-je à moi-même la permission de scruter les pensées inconnues d'un cœur dont elle est maîtresse, d'une cime qui n'a point signé son abdication ? Non, non, je n'irai point, suivant la saisissante parole, la voir comme un cinquième acte de tragédie. Il me suffit de savoir que, parmi les décombres fumants encore du palais, Niobé pleure et rêve sur les morts et les ruines. Il est des vaincus qui peuvent dire : Noli me tangere. Ce livre se borne donc au cas psychologique de Napoléon III, de sa jeunesse à Arenenberg à sa fin à Chislehurst. Il condense, en trois centaines de pages, une enquête qui fut aussi minutieuse que longue, et qui, je le crois, apporte quelques éclaircissements à l'histoire mal connue de cette vie d'aventures, de gloires cabrées, de défaites gémissantes. L'homme politique est livré encore aux discussions et aux querelles contemporaines ; l'homme privé n'est connu presque que par les pamphlets. Je l'étudie ici en dehors de toute politique, en dehors de toute animosité. Aucun devoir de reconnaissance envers sa dynastie ne me condamne à des réticences ; aucune haine contre son nom, contre le régime qu'il instaura, ne m'oblige à des réquisitoires. Et je parle librement ici, de celui qui dort aujourd'hui, à côté de son enfant assassiné, dans une chapelle de village anglais, après avoir restauré, dans les Gaules reconquises, les Aigles à l'ombre desquelles il était né. H. F. Décembre 1912. |