Ce fut
véritablement en cette année 1817 que commença le roman comique de George.
Pendant quarante ans il devait la mener à travers les provinces, d'abord
précédée de l'éclat et du bruit de ses triomphes à Paris, acharnée ensuite à
les évoquer et à vivre de la monnaie d'or du souvenir. La
Comédie-Française quittée, elle repassa, en mai 1817, le détroit, appelée à
Londres par le duc de Devonshire. Grâce à lui la scène de l'Opéra est offerte
à la tragédienne. Le 28 juin, elle y débute dans Sémiramis et la
représentation donne une recette de 800 livres sterling. C'est la grande
artiste de l'Empire qu'on retrouve, la lumineuse et splendide statue d'une
beauté vivante, animée des plus beaux et des plus harmonieux cris que
l'oreille ravie pût écouter. Aux yeux de ce public anglais, courtois et chaleureux,
elle représentait quelque chose de cette épopée napoléonienne, déjà du passé,
la femme aimée par celui que la griffe anglaise serrait sur le rocher
océanique[1]. Le
séjour de George à Londres fut de longue durée. En juillet 1818 elle
débarquait à Ostende et se dirigeait vers Bruxelles, où une série de neuf
représentations l'appelait. Bruxelles
était alors, comme il le fut sous le second Empire, le refuge des exilés
politiques. Toutes les épaves du régime vaincu se mettaient là à l'abri de la
vengeance. La proscription royale y avait envoyé le peintre David, l'auteur
du Sacre et de la Distribution des Aigles ; Vadier, le terrible jacobin,
l'homme du Comité de Sûreté générale sous la Terreur ; le prince de Parme,
Cambacérès : Barère, ; Cambon ; Baudot ; Chazal, anciens terroristes ralliés
à l'Empereur jacobin et ayant adhéré à son gouvernement pendant les
Cent-Jours. Parmi
eux vivait un personnage singulier, amusant, picaresque ; poète, journaliste,
ci--devant préfet de l'Usurpateur. C'était Harel. Jadis,
jeune et sémillant auditeur au Conseil d'État, et attaché à l'Administration
des douanes, il avait brillé au foyer de la Comédie-Française, et dans les
loges des actrices, où l'avait introduit Luce de Lancival, qui le faisait
passer pour son neveu, tout en s'avouant secrètement son père[2]. Spirituel, aimable, quelque
peu libertin avec cette teinte d'impertinence qui le rendit toujours cher aux
femmes, le jeune Haret n'avait pas tardé à enregistrer la plus brillante des
conquêtes, pour un jeune muscadin de son âge. Simplement, bravement, il était
devenu l'amant de Duchesnois. Elle avait alors treize ans de plus que ce
jeune Normand. Au dire de la Rampe el les Coulisses, il l'avait rendue
mère : « Les amours de M. Harel, y est-il dit, n'ont pas été stériles, et ses
liaisons avec Mlle Duchesnois l'ont rendu père d'une petite fille que l'on
dit fort aimable : elle se nomme Rosa[3]. » Harel devait avoir pour sa
fille l'indifférence qu'il semble avoir eu pour sa mère, une comtesse de
Montlezun[4]. Tranquillement, à l'abri de la
conscription, se continuait son heureuse carrière. En 1814, il était
sous-préfet de Soissons. C'est là que le trouva l'invasion. Ce trousseur de
péplums se révéla alors héroïque, courageux, épique même. Grâce à lui la résistance
de la ville put mériter les éloges de l'Empereur. Il avait alors vingt-quatre
ans et Napoléon devait, en 1815, au retour de l'île d'Elbe, se souvenir du
jeune homme. Et, en effet, pendant les Cent-Jours il le fit préfet des
Landes. La défense de Soissons avait aguerri Harel. Jamais préfet à poigne
plus rude, plus volontaire, plus despotique même, administra un département.
Une rigueur draconienne y appliqua le régime de la conscription impériale. On
a dit que le poste lui avait été confié grâce à l'influence de George[5]. C'est une erreur. Sa conduite
de 1814 avait plaidé pour lui en 1815. Aussi la Restauration ne
l'oublia-t-elle point. Outre qu'elle lui reprochait sa visite à l'Empereur à
l'île d'Elbe, pendant le dernier mois de son séjour, elle lui imputait à
crime d'avoir traqué les royalistes avec une rigueur que les événements
n'excusaient pas seulement, mais commandaient encore. Un mois après Waterloo,
dans la nuit du 18 au 19 juillet, Harel était arrêté par la gendarmerie de
Mont-de-Marsan. En bonne justice royaliste, il aurait dû être livré à une
commission spéciale, mais l'ordonnance du 24 juillet 1815, en lui évitant ce
fâcheux inconvénient, vint, à propos, le tirer d'un mauvais pas. De poste en
poste, la gendarmerie le mena à la frontière. Dans sa clémence souveraine,
Louis le Désiré se contentait d'expulser le préfet. Il
gagna l'Allemagne. Sans ressources, il se retrouva fils, de Luce de Lancival,
polémiste, auteur, poète. La Minerve Française le compta au nombre de ses
correspondants, mais ses ressources lui venaient surtout de sa maîtresse, de
la pauvre Duchesnois demeurée à Paris avec la petite Rose. « Pendant son
exil, dit le rédacteur de la Rampe el des Coulisses, cette bonne maîtresse
vint plusieurs fois à son secours, et sans sa douce bienfaisance, il eût
passé alors un temps très difficile ; accepter des soulagements dans le
malheur, rien de mieux ; mais fallait-il payer un jour de la plus noire
ingratitude la pitié d'une bonne âme ? » Cette « noire ingratitude », on la
devine. En 18.18, Harel était à Bruxelles. George parut, elle vainquit. Si la
rencontre avait eu lieu à Paris, nul doute que la querelle avec Duchesnois se
fût rallumée, « Harel étant le beau Pâris, objet de cette rivalité[6] ». En ce moment il se vengeait,
au-delà des frontières, en accablant la Restauration et ses créatures des
sarcasmes les plus cruels, dans le Nain Jaune, qu'il avait fondé et qu'il
rédigeait. Sans
doute George l'avait-elle rencontré jadis à la Comédie-Française. Des
compatriotes lient bientôt connaissance en terre étrangère. L'exil rapproche.
Un beau matin Harel se réveilla dans le lit de George. Il y devait dormir
vingt-sept ans. Cette
existence en commun permit sans cloute à la tragédienne d'apprécier les
brillantes et spirituelles qualités de son nouvel amant. Elle reconnut en
lui, dit M. Ginisty, « l'homme aventureux capable de servir des projets de
fortune et de domination[7] ». Harel admira-t-il en elle
une auxiliaire de son ambition ? C'est possible, toujours est-il qu'à partir
de ce jour, tous deux joignirent leurs efforts dans un but commun. Avant tout
il importait d'obtenir la radiation de Havel sur les listes de proscription.
George avait, à Paris, conservé quelques relations assez influentes dont elle
usa dans la circonstance présente. En 1820, une amnistie intervint en faveur
de l'ancien préfet. De compagnie, les deux amants rentrèrent à Paris. George
révélait Harel à lui-même. Il poussa son : Et moi aussi je suis directeur
! Il se sentait la vocation du théâtre, dont il devait devenir, ainsi
qu'on l'a dit plaisamment, le Mercadet[8]. Physiquement, encore de belle
prestance, il avait le tort de porter des favoris qui le faisaient ressembler
à un garçon de café[9]. Mais c'était alors le dernier
cri du bon ton, la suprême marque d'élégance. Il tenta d'abord de se faire
nommer agent de change, et, ayant échoué, reconnut que le théâtre était
véritablement sa voie. Il se lança dès lors dans une carrière qui devait lui
ménager des surprises et la célébrité, toujours actif, audacieux,
entreprenant. « Éternellement jeté dans les tempêtes, écrit Mirecourt, il sut
les affronter avec un calme prodigieux, et maintint sa barque à flot par des
manœuvres quelquefois suspectes, mais toujours héroïques[10]. » Sa
première entreprise fut celle des tournées de George. Il avait, grâce à elle
encore, obtenu le privilège d'une troupe de comédiens. George en tête, il
allait la conduire par les provinces. En janvier 18'19, il est avec elle à
Chambéry, et Y donne quatre représentations ; en janvier 1820, il est à Caen,
toujours sur la brèche, promenant de ville en ville, parmi le tapage d'une
publicité inouïe, Macbeth, Médée, Sémiramis, Phèdre, mais surtout
George. Il faut le dire, son succès est incontestablement brillant. Ce ne
sont à chaque acte qu'acclamations et rappels ; après chaque représentation,
bouquets, lettres et vers d'admirateurs inconnus[11]. Mais il faut repartir, gagner
en coche, en voiture ou en diligence, la ville prochaine, recommencer encore
et toujours. C'est, sans doute, en songeant plus tard à ces fatigues
répétées, à cette meule tournée implacablement, que George écrit : Que
le public serait indulgent s'il pouvait se douter de ce qui se passe dans le
cœur et dans la tête d'un artiste au moment du combat ! Oui, c'est un assaut,
il faut du courage, et généralement on croit que c'est un métier très
amusant. Quelle profonde erreur ! Métier émotionnant qui vous brise et vous
attaque les nerfs, qui se porte sur vos entrailles ! Comment en serait-il
autrement L'existence du comédien est tout autre que celle du monde ; notre
hygiène toute particulière. Des habitudes, nous ne pouvons pas en avoir ;
vous jouez, il faut diner à trois heures, choisir vos aliments ! Soupez
alors, ce que vous ne faites pas quand vous êtes au repos. Voulez-vous
déjeuner à onze heures ? vous avez une répétition. Déjeunez alors à dix
heures. Comme l'estomac s'accommode de tous ces changements !
Voulez-vous profiter d'un beau soleil, vous promener comme tout le monde ?
Non, il faut dîner, être à sa loge à cinq heures. Au lieu du soleil, être abîmé
par la chaleur des lampes. Êtes-vous de belle humeur ? Avez-vous de la gaieté
au cœur ? Voulez-vous rire ? Les trois coups se font entendre. Prenez
vite votre visage de Lucrèce Borgia ou de Cléopâtre, ce qui n'est pas plus
divertissant l'un que l'autre. Et les artistes du genre gai, ils ont des
chagrins aussi, eux. Je crois qu'il est encore plus pénible [de faire rire
quand on a le cœur brisé, que de faire pleurer quand on a envie de rire. Cher
public, n'enviez donc pas quelquefois notre sort : c'est l'esclavage ! Esclavage ou non, il faut jouer, et Hare ! est là qui y tient la main. Mais qu'est-ce que le triomphe provincial à côté du succès parisien, pour une tragédienne bâtée comme le fut George ? Ce sont i. Chambéry ou à Caen les applaudissements de Paris qu'elle regrette. Ce sont les acclamations de Paris qu'elle veut. Enfin elle n'y tient plus, force Harel et revient à Paris, bien décidée à se faire engager par le directeur de l'Odéon. Elle s'est fait ce serment. Elle le tient. |
[1]
George, dans ses Mémoires, consacre quelques lignes reconnaissantes à
son protecteur anglais, le duc de Devonshire : « Le duc si charmant pour les
actrices. Me recevant à sa campagne que je voulais visiter, lui absent. Tous
les gens sur pied pour nous recevoir. Déjeuner splendide. Me donnant les clefs
de ses loges pour tous les spectacles. Invitée à une soirée charmante chez lui,
où je récitai des vers devant les plus grands personnages du royaume. Le duc
vint lui-meure m'attacher au bras un bracelet, qui n'avait de valeur que par la
manière dont il était offert. Dans ce temps, le Pactole ne coulait pas si
grandement pour les artistes, ou nous mentions moins. »
[2]
« Il était en réalité son père. C'était chose connue à Rouen. » PAUL GINISTY, Lettres et
papiers d'un directeur de théâtre, Harel et Mlle George (documents inédits)
; Bulletin de la Société de l'Histoire du théâtre ; novembre 1907,
janvier 1908, p. 31.
[3]
La Rampe et les Coulisses, citée PAUL GINISTY, art. cit., p. 32.
[4]
Dans les papiers de Harel, M. Ginisty a retrouvé une curieuse lettre de la
comtesse de Montlezun, à son fils :
« Ma vieillesse aurait besoin, mon fils, écrivait-elle,
de consolations ; serait-ce mépris que votre silence obstiné ? Je n'ose le
croire. Je sors d'une longue et affreuse maladie, mon corps est bien faible,
mais mon cœur et mon âme vous aiment toujours.
« Votre bonne mère
« La comtesse DE MONTLEZUN. »
Ce 20 juillet 1835.
Au dos de la lettre, Harel avait fait le calcul des
recettes de la soirée de la veille à la Porte-Saint-Martin.
[5]
CAMILLE LEYMARIE, la
Conscription impériale ; la Nouvelle Revue, 15 octobre 1901.
[6]
ALEXANDRE DUMAS, ouv. cit.,
t. 1V, p. 26.
[7]
PAUL GINISTY, art. cit.,
p. 32.
[8]
Propos de table de Victor Hugo, recueillis par Richard Lesclide. Paris,
1885, in-8°, p. 200.
[9]
Propos de table de Victor Hugo, p. 204.
[10]
E. DE MIRECOURT, vol. cit.,
p. 75.
[11]
Le lot n° 68 de la vente Tom Haret était composé de vingt-sept pièces »de vers,
lettres d'admirateurs de la province et de l'étranger, conservées par Mlle
George. Le tout fut vendu quarante francs. Catalogue, p. 8.