UNE MAÎTRESSE DE NAPOLÉON

LIVRE II. — LA FEMME QUI COUCHA AVEC L'EMPEREUR

 

V. — UNE ALLIANCE FRANCO-RUSSE EN 1808.

 

 

Le poète Jean-Baptiste Delrieu, chef de bureau dans l'Administration des douanes, ne devait guère avoir de chance dans sa vie. Après avoir fait le siège de la Comédie-Française durant de longs mois, il était parvenu à faire représenter Artaxerxés, dont le moins qu'on ait à dire, c'est qu'il lui avait valu, autrefois, une pension de 2.000 francs sur la cassette de Sa Majesté l'Empereur et Roi. Le 30 avril 1808, la Comédie-Française donnait la première représentation de sa tragédie avec Mile George dans le rôle de Mandane. Sans médire de cet estimable succès, on peut croire qu'il ne fut point surprenant outre mesure, car rencontrant, quelques jours plus tard, un sien ami, le bref dialogue que voici s'échangeait :

— Eh bien ! te voilà raccommodé avec les comédiens français

— Avec eux ? Jamais !

— Que t'ont-ils donc fait encore ?

— Ce qu'ils m'ont fait ? Imagine-toi que ces brigands-là... Tu sais, mon Artaxerxés, un chef-d'œuvre ?

— Oui.

— Eh bien ! ils le jouent juste les jours où il n'y a pas de recette[1] !

Ce n'était pas le plus grand des malheurs qui devaient arriver au chef-d'œuvre du brave M. Delrieu, chef de bureau dans l'Administration des douanes impériales. Le H mai la Comédie-Française l'affichait encore, mais ne le jouait plus. Qu'était-il arrivé ? Au moment de lever le rideau on s'était aperçu que Mandane manquait à l'appel du régisseur. Mandane n'était point-là. On courut rue Louis-le-Grand, son logement actuel[2]. Le logement était vide. Où était Mandane ? Où est Mandane ? gémissait à tous les échos le pauvre M. Delrieu. En ce moment, au trot de ses chevaux de poste, elle gagnait le Rhin. Elle n'était point seule. Le danseur Dumont, de l'Opéra, l'accompagnait déguisé en femme, ce qui faisait dire, deux ans plus tard à Lewis Goldsmith, que c'était George qui décampait travestie en homme.

Pendant quarante-huit heures Paris fut sans nouvelles de George. On se perdait en conjectures, on parlait d'un enlèvement quand le télégraphe vint se charger de remettre les choses au point. Ayant passé le Rhin à Kehl, George se dirigeait sur Vienne, avec la sauvegarde de passeports, délivrés par l'ambassadeur de Russie à Paris, Tolstoï[3].

Quels étaient donc les dessous de cette aventure ?

A première vue, la chose parait à la fois simple et quelconque. George avait à Paris fait la connaissance de M. de Benckendorff, le frère de cette comtesse de Lieven qui se devait illustrer d'une manière non moins piquante et qui, devenue vieille, devait faire dire d'elle, un soir de bal, par un terrible ironiste :

— Elle a dû être bien belle de son vivant !

C'était ce Benckendorff, qui, paraît-il, lui avait promis le mariage, que George rejoignait à Saint-Pétersbourg. Ce qui prouve en faveur de cette supposition, ce sont les lettres écrites de Russie par George et qu'elle signe George Benckendorff et où elle parle de ce mariage. L'autre théorie plus déconcertante et qui ressort du terrain diplomatique, est celle émise par M. Frédéric Masson. Suivant lui, et la chose n'a rien qui paraisse impossible, il y aurait là toute une intrigue ourdie entre la Cour et l'ambassade pour enlever le tzar Alexandre à l'influence amoureuse de Mme Narishkine, femme du grand veneur moscovite. Caulaincourt, l'ambassadeur français en Russie, la dépeignait plus tard comme « la plus irrésistible femme du monde entier, avec cela, jolie, très jolie, spirituelle, maligne, capricieuse ; bonne musicienne, chantant à merveille, et coquette... mais coquette à incendier tous les cœurs[4] ».

C'était cette redoutable rivale, aimée jalousement et furieusement par Alexandre, que George aurait été appelée à supplanter.

D'autres ont donné à son départ des raisons plus prosaïques et non moins admissibles. Traquée par ses créanciers, elle les aurait plantés-là. Ce qu'ils firent, en l'occurrence, on l'ignore, mais on sait ce à quoi se résolut la Comédie-Française. Trois jours après son départ, elle condamnait George à 3.000 francs d'amende et le 30 mai elle plaçait sa part de sociétaire sous séquestre. Le 17 juin elle liquidait définitivement l'affaire en rayant le nom de George du tableau de la troupe des comédiens ordinaires de Sa Majesté l'Empereur et Roi.

Dans ce temps elle était arrivée à Vienne, précédée de la nouvelle de sa fugue. Pendant les huit jours qu'elle y passa, tous les salons s'ouvrirent devant elle. Celui de la princesse Bagration lui fut particulièrement hospitalier. Elle y fit quelques lectures classiques qui attirèrent l'élite de la société viennoise. Mais ce n'était point pour cela que George avait quitté la France et Paris. Après une visite à Mme de Staël[5] qui traînait alors, d'État en État, sa rancune fielleuse contre Napoléon, la tragédienne se remit en route, prenant le chemin de Vilna où, au dire de Dumas, toutes les princesses polonaises la fêtèrent. La nouvelle étape de Vilna à Pétersbourg fut de dix jours. Dans la clémence du bel été moscovite George arrivait. Nous l'avons dit, Caulaincourt y occupait en ce moment le poste d'ambassadeur, avec une consigne particulièrement piquante.

— Caulaincourt, lui avait dit l'Empereur, je vous donne carte blanche pour les dépenses de l'ambassade ; il ne faut pas que nous ayons l'air de bourgeois enrichis... La cour de France ne doit pas se faire mesquine ni petite... Notre frère de Russie aime le luxe et les fêtes... Soyez magnifique, donnez-leur en pour leur argent[6].

Et Caulaincourt, usant de la carte blanche, était allé bon trahi. Ou avait vu, sur les tables d'un souper à l'ambassade, des poires à 1.25 louis l'assiette et des cerises à 45 francs pièce « servies avec la même abondance que si elles n'eussent coûté que 20 sous la livre[7] ».

Caulaincourt, manière de diplomate de corps de garde, envoyé surtout en Russie pour amuser le tzar et lui flatter la vanité, Caulaincourt semble bien ne pas avoir reçu des instructions rigoureuses quant à sa conduite à l'égard de George. Le 9 juillet 1808, de Bayonne, l'Empereur lui écrivait :

Je vous ai écrit relativement aux acteurs et aux actrices français qui sont à Saint-Pétersbourg. On peut les garder et s'en amuser aussi longtemps que l'on voudra. Cependant l'Empereur a eu raison de trouver mauvais que ses agents débauchassent nos acteurs. C'est M. de Benckendorff qui a favorisé la fuite de ces gens-là. Si la circonstance se présentait d'en parler, dites que, pour ma part, je suis charmé, que tout ce que nous avons à Paris puisse amuser l'Empereur[8].

 

On voit qu'il prenait assez plaisamment l'équipée de son ancienne maîtresse.

Au reste elle n'affiche point, comme Thérèse Bourgoin, venue, elle aussi, garnir ses écrins vides chez les cosaques, un ressentiment quelconque contre l'Empereur. Quoique quittée, abandonnée, trahie même, croit-elle, il est demeuré pour elle l'amant glorieux qui, de sa pourpre impériale, a balayé les souvenirs familiers du Consulat. Donc pour elle, point de, difficultés avec l'ambassade, point de mouchards attachés à ses talons. Elle est libre et elle en profite.

Dans les premiers jours d'août, elle débute à Péterhof, dans Phèdre, devant l'empereur, l'impératrice régnante, l'impératrice-mère, les grands-ducs Nicolas, Michel et Constantin, ce Constantin le Cosaque qui, plus tard, dira d'elle :

— Votre Mademoiselle George, dans son genre, ne vaut pas mon cheval de parade dans le sien.

Sur ces débuts on possède une curieuse lettre de George, datée du 5 août, « la plus rare que l'on connaisse de cette artiste[9] », dit M. Lyonnet. C'est à sa mère qu'elle écrit : « Toute la famille impériale étoit donc pressante (présente). On me prévien d'abord qu'il n'étoit pas d'usage d'aplandir en entrant, ainsi que cela ne me déconcerte pas. Mais au contraire, quand j'ai paru, j'ai été reçue comme à Paris, je te jure. Juge quel étonnement pour tout le monde. On applaudit jamais avant l'empereur. C'est donc lui qui a commencé à toutes mes entrées. Juge, bonne mère, quel brillant succès. Jamais on n'en a vu un pareil. Toute la famille a envoyés elles moi pour faire compliment. C'étoit un train dont tu ne (peux) pas te faire d'idée. L'empereur surtout étoit en extase. S. M. l'Impératrice mère a dit à table : J'ai été à Paris dans le temps de Mlle Clairon, je l'ai beaucoup suivie mais jamais elle n'a fait surmoi l'effet qu'a produit Mlle George. » La même lettre abonde en détails pittoresques. Grâce à elle nous savons que l'empereur lui a envoyé une plaque de diamant merveilleuse pour sa ceinture ; que son succès au théâtre de Saint-Pétersbourg a été moins grand que sur la scène de Peterhof ; que le grand-duc la visite tous les jours et l'aime comme une sœur, ce grand-duc qui fera un parallèle entre elle et son cheval de parade ; qu'elle aime de plus en plus son Benckendorff ; que tout le monde est jaloux de son bonheur ; qu’elle mime toujours Talma, et elle signe, en un beau paraphe sans tremblement : George Benckendorff.

Benckendorff ! C'est encore son nom qui revient dans une autre lettre du 27 janvier 1809 (15 janvier russe), faisant partie de la riche collection de M. L. Henry Lecomte, et que nous avons eue entre les mains. Ce sont quatre grandes feuilles papier pelure, recouvertes de la sauvage écriture heurtée à l'encre bleue. Outre qu'elle se dit presque heureuse et presque mariée avec le toujours bon et cher Benckendorff, George donne des détails sur sa situation financière. Elle y apparaît assez brillante. Elle a 16.000 roubles d'appointements ; deux bénéfices d'un total de 20.000 roubles, et elle ajoute, comme pour se garder du reproche de dissipation qu'elle prévoit : « Oh ! maintenant, j'ai de l'ordre ! » Et, au surplus, nous savons qu'elle jouit toujours de la faveur de la cour et de la ville. Cette faveur, nous l'avons vu, s'est manifestée chez l'empereur, par l'envoi d'une plaque de diamants. On dit qu'il « l'a fait appeler à Péterhoff, mais ne l'y redemande pas[10] ». Caulaincourt, sans affirmer formellement la chose, ne la nie pas : « La belle Mlle G*** avait enlevé, disait-on, un moment Alexandre au servage de Mme Narith...[11]. » Un moment ! Un moment, seulement ! Si George a été chargé de la confiance diplomatique, il faut avouer, qu'elle la trahit.

Sur le terrain amoureux, c'est Mme Narishkine qui bat, auprès d'Alexandre, Mlle George. La pétulance française le cède ici à la glace russe. Ceci ne diminue pas la faveur publique de la tragédienne. Quand, au long du Pré de la Czarine, son équipage à quatre alezans de l'Ukraine[12], croise celui de l'Empereur, Alexandre descend la saluer.

Elle et Bourgoin font fureur[13]. Elles sont véritablement l'âme du plaisir dans la ville du gel et de l'or. Qu'on mette leurs portraits en souscription, et la souscription sera couverte aussitôt[14]. A ce peuple un peu rude, naïf, sérieux et enthousiaste froidement, pour qui elles sont les déesses du Rythme, de l'élégance et du beau geste, elles enseignent l'héroïsme des tragédies, elles imposent la loi de l'harmonie. Tout Cosaque pour Hermione exilée se devine Oreste. Aussi les aventures ne manquent pas. Elles nous sont parvenues à ce point grossières et scandaleuses, exagérées outrageusement ou hypocritement apocryphes, qu'on ne saurait les accueillir, même après contrôle. George à peine s'en défend. Elle sait que c'est peine perdue et elle a mieux à faire, d'autant plus que Benckendorff parle de rupture, et devient, de jour en jour, moins bon et moins cher.

Avec 1812 les Aigles prirent leur vol vers les plaines moscovites. Napoléon lançait la Grande Armée contre la Russie et son « fidèle et cher allié » Alexandre.

Ce fut à Saint-Pétersbourg que la nouvelle de la prise de Moscou parvint aux artistes français. Leur position y devenait extrêmement délicate et la meilleure solution leur apparut sous forme d'un prompt départ. Toute la troupe quitta Saint-Pétersbourg et prit le chemin de Stockholm, le moins dangereux à cette époque de l'année et non occupé par les troupes battant l'estrade devant la capitale. Voyage rapide qui devait se terminer par une halte de plusieurs semaines à Stockholm où Bernadotte fut, français, ce qu'Alexandre fut russe. George y rencontra une fois encore Mme de Staël. Cinq années auparavant c'était dans sa marche triomphale vers Saint-Pétersbourg que l'éternel bas-bleu errant la saluait ; aujourd'hui c'était sur la route du retour. Alors les Aigles impériales prenaient leur vol vers Essling et Wagram maintenant elles revenaient de Moscou et la Moskowa, et la vision confusément entrevue du désastre de Waterloo montait dans les brumes incertaines de l'avenir.

Après la saison à Stockholm, ce fut un arrêt de quinze jours à Stralsund, avec le même répertoire dramatique. C'est là, au dire de Dumas, que la veille du départ, un aide de camp de Bernadotte, M. de Camps, rejoignit George, avec des instructions pour Jérôme Napoléon, roi de Westphalie. « Cette lettre, dit-il, était de la plus haute importance ; on ne savait où la cacher. Les femmes ne sont jamais embarrassées pour cacher une lettre. Hermione cacha la lettre de Bernadotte dans la gaine de son busc. La gaine de leur busc, c'est le fourreau de sabre des femmes. M. de Camps se retira médiocrement rassuré ; on tirait si facilement le sabre du fourreau à cette époque-là. L'ambassadrice partit dans une voiture donnée par le prince royal. Elle portait sur ses genoux une cassette qui renfermait pour trois cent mille francs de diamants. Diamants dans la cassette, lettre dans le busc, arrivèrent sans accident jusqu'à deux journées de Cassel, capitale du nouveau royaume de Westphalie. » Ici une aventure extraite d'un roman-feuilleton Dumas continue : « On arriva à Cassel. Le roi Jérôme était à Brunswick. C'était un roi fort galant que le roi Jérôme, fort beau, fort jeune ; il avait vingt-huit ans à peine ; il se montra on ne peut plus empressé de recevoir la lettre du prince royal de Suède. Je ne sais plus bien s'il la reçut ou s'il la prit. Ce que je sais, c'est que l'ambassadrice resta un jour et une nuit à Brunswick. Il ne fallait pas moins de vingt-quatre heures, on en conviendra, pour se remettre d'un pareil voyage[15]. »

Cette remise des instructions de Bernadotte, ces vingt-quatre heures à Brunswick, George ne les nie pas. Elle se proposait de conter les choses parle menu, car dans le sommaire de la partie de ses mémoires qui ne fut pas écrite, on lit : « Je pars pour la France, traverse les armées pour arriver à Hambourg... Le thélégraphe (sic) annonçant mon arrivée à Dresde. Vingt-quatre heures à Brunsvick. Le roi de Vespalie (sic). Lui remettant des notes de la part de Bernadotte. »

Dès son arrivée auprès de Jérôme — nouvel amant princier après Lucien, Sapieha, Bonaparte, Alexandre et Benckendorff — Napoléon a appris son voyage. Il est à cette date à Dresde, où il est entré le 11 mai 1813, après le passage de la Pleiss et de la Mulda. Depuis il a, dans les camps de Bautzen, de Wurtchen et de Reichenbach, affirmé la puissance et la victoire de ses Aigles. Le 10 juin il est de retour à Dresde et le 13 la Comédie-Française part de Paris. Sur son ordre, M. de Rémusat, chargé de l'administration du théâtre, a embarqué Fleury, Baptiste cadet, Michot, Saint-Phal, Desprez, Thénard, Armand, Devigny, Barbier, Michelot ; Mmes Emilie Contat, Thénard, Mars, Mézerai. C'est toute la troupe comique. Elle reçoit, comme pour Erfurt, pour la représentation devant le « parterre des rois » trois mille francs par tête pour frais de voyage[16]. La troupe arrive le 19 juin[17]. Aussitôt elle prend possession des lieux. C'est, dans l'orangerie du Palais Marcolini, une salle vaste et somptueuse, à l'édification de laquelle ont veillé MM. de Beausset et de Turenne. Elle communique de plain-pied avec les appartements du Palais et offre ses fauteuils à deux cents spectateurs[18]. Le 16 et le 18 juin on y donne des représentations avec les comédiens italiens du roi de Saxe. Mais ce n'est là qu'une satisfaction passagère. Ce qu'on attend, c'est la Comédie-Française, que de Moscou, l'Empereur traita en corps d'État ; la Comédie-Française qui représente ici, à côté de la force brutale des armes, la fine élégance de la grâce et de l'esprit. Aussi, pas une place vide dans la salle Marcolini, quand, le 22 juin, on joue la Gageure imprévue de Sedaine, et les Suites d'un bal masqué de Mme de Bawr. De deux en deux jours la Comédie joue[19], fêtée, applaudie. Brusquement, c'est l'arrivée de George. Le soir même elle voit l'Empereur[20]. Son goût de la tragédie se réveille devant la reine tragique. Il comprend la puissance de la leçon héroïque qu'il donne aux princes et aux rois qu'il convie à l'honneur de goûter « sa » comédie. Le ' er juillet George joue Phèdre, mal entourée, car dans la troupe cornique, personne qui ne soit digne de chausser le cothurne de Talma_ Or Talma est à Bordeaux. On fait venir Talma. Saint-Prix est indispensable, mais Saint-Prix est à Paris. On fait venir Saint-Prix. Le 15 juillet ils sont là. Pendant trois semaines Hermione, Clytemnestre, Agamemnon, Oreste, Cinna et Auguste, vont enseigner la noblesse des grands renoncements, le courage des haines civiques, la fureur des catastrophes.

Le 26 juillet, l'Empereur part pour Mayence. Les négociations de la paix ayant échoué, il revient à Dresde le 6 août. La guerre va recommencer. On précipite l'ordre du calendrier. La fête de l'Empereur et de l'Empire se célébrera le 10 août. Le 9, spectacle gratuit. Le 10, parade héroïque. Le 11 la Comédie plie bagages. Le 12 la guerre entre l'Autriche et Napoléon est déclarée.

Par les routes de la Saxe, par les chemins illustrés par Austerlitz, la Comédie-Française regagne, joyeuse, Paris. « Ma comédie s'est bien conduite ![21] » a déclaré l'Empereur. C'est son bulletin de victoires.

Et il écrit au comte de Rémusat, premier chambellan et surintendant des spectacles[22] :

Je vous envoie un état des gratifications que j'accorde aux acteurs de la Comédie-Française qui ont fait le voyage de Dresde. Cet état monte à la somme de 111.500 francs ; vous ferez solder ces gratifications par la caisse des théâtres :

MM.

Fleury

10.000

francs.

Talma

8.000

Duprez, Saint-Prix, Saint-Phal, Baptiste Cadet, Armand et Vigny

6.000

Chicot, Thénard, Michelot

4.000

Barbier

3.000

Mlles

Mars

10.000

George

8.000

Emilie Contat et Bourgoin

6.000

Thénard et Mezeray

4.000

M.

Maignien

2.000

Les sieurs Fréchot, Colson, Combes, Bouillon et Mongellas

500

 

Chaque costumier et chaque perruquier touche vingt-cinq napoléons[23]. Le 24 août la Comédie touche Paris. C'est le jour où, à Gross-Beeren, Bernadotte, traître à sa patrie, s'attache la honte d'une victoire. George, cependant, est restée à Berlin. Le voyage de Dresde lui a donné satisfaction sur tous les points que craignait son inquiétude et sa vanité blessée. Grâce sans doute aux bons offices de Caulaincourt, qu'à Dresde elle avait retrouvé occupant les fonctions de Grand Maréchal du Palais par intérim[24], l'accueil de l'Empereur n'avait pas eu toute la brusquerie que méritait la transfuge. Il lui en voulait d'avoir ravi à la Comédie-Française un élément de succès pour le public, de plaisir pour lui. Sans doute ne fut-il plus question d'amour entre les deux amants. Depuis deux ans le roi de Rome avait fait de Napoléon l'admirable père que l'exil de Sainte-Hélène devait grandir d'une majesté antique. Mais si l'amour avait abdiqué, le souvenir n'avait pas laissé là toutes ses espérances. C'est à lui qu'on peut attribuer la réintégration de George à la Comédie-Française. Triomphatrice elle rentrait dans la maison quittée comme sociétaire à part entière, profitant de ses cinq années d'absence comme de cinq années de présence et de service. M. Lyonnet[25] publie, à cet égard, une note des Archives Nationales, typique :

« Les ⅝ de part, vacants par la retraite de la demoiselle Desbrosses[26], seront attribués à Mile George, à partir du 1er avril 1814, en vertu d'une décision du 25 mars précédent. Les ⅜ de part, mis en réserve pour les décorations, serviront jusqu'à nouvel ordre à compléter la part entière qui lui a été promise à l'époque de sa rentrée au théâtre. »

Pourtant, au témoignage de Talma, George ne semblait guère avoir fait des progrès en Russie. Grisée sans doute par son extraordinaire succès, et se « fiant surtout à l'empire de ses charmes[27] », elle s'était laissée aller à une certaine mollesse, ne travaillant plus ses rôles. « Mlle George a été assez bien dans Jocaste et Sémiramis, écrit de Dresde Talma à un ami ; mais elle a besoin de se tenir ferme pour avoir un succès complet à Paris, parce que le public attendra beaucoup d'elle. Je crois que Duchesnois a tort de s'effrayer. Elle a des avantages que ne pourront effacer ceux que George peut avoir, et je trouve que celle-ci ne peut lui faire aucun tort, surtout si les journaux veulent bien ne pas s'en mêler[28]. » Mais les journaux devaient s'en mêler, et déjà, avant la rentrée de George, ils escomptaient le piquant qu'allait offrir la reprise de la lutte avec Duchesnois, et l'occasion leur semblait bonne pour railler Geoffroy qui, pendant le séjour de George en Russie, s'était remis aux ordres de sa rivale. Une note du Journal de Paris nous donne la mesure de cette polémique par anticipation. « Les théâtres sont très suivis dans ce moment-ci, y lit-on, et il faut attribuer cette affluence autant à la saison pluvieuse qu'au goût reconnu des Parisiens pour les spectacles. Il est vrai que le commencement de L'automne est peu favorable aux plaisirs de la campagne, et les maisons de plaisance sont presque toutes abandonnées. Les habitués des spectacles s'occupent beaucoup de la rentrée de Mlle George[29]. On a cru s'apercevoir qu'à mesure que cette princesse des coulisses s'approchait de Paris, les éloges qu'un certain critique avait coutume de donner périodiquement à sa rivale, étaient distribués d'une main moins libérale. On suppose que la rivalité de ces deux actrices va jeter quelque variété et quelque intérêt dans les feuilletons du critique, lesquels, depuis quelque temps, auraient pu entrer dans les prescriptions de nos docteurs comme des soporifiques de première qualité[30]. »

Quelques jours plus tard, le 29 septembre, George faisait sa rentrée dans la Clytemnestre d'Iphigénie en Aulide. C'était le rôle de ses débuts, le rôle que la faveur publique consacrait chaque fois. Par un effort, qu'on voit constaté dans la critique du temps, elle se surpassait elle-même, elle surpassait, en éclat, les débuts de la George de1802. Sa beauté s'était épanouie plus largement, plus librement. La jeune fille du Consulat était devenue femme à la fin de l'Empire. Elle avait alors vingt-sept ans, et jamais beauté plus radieusement parfaite n'avait été, depuis la belle Duclos, applaudie sur la scène. Elle incarnait l'âme lyrique et passionnée de la tragédie dans ce qui parlait le plus violemment, le plus pathétiquement, au cœur du public ; et, avec Talma, c'était la cariatide soutenant le temple de la religion tragique française.

 

 

 



[1] ALEXANDRE DUMAS, ouv. cit., t. IV, p. 6.

[2] George y habitait un grand appartement, au premier. « Je ne puis, écrivait-elle plus tard, toutes les fois que je passe dans cette rue, m'empêcher de lever la tête sur le grand balcon. Je vois encore les trois persiennes que je fis poser au salon... »

[3] Cependant George dit qu'elle avait acheté ses passeports cent louis à une amie. « Une amie ne pouvait faire moins », ajoute-t-elle. On peut douter de la chose.

[4] Souvenirs du duc de Vicence, recueillis er publiés par Charlotte de Sor ; Paris, 1837, t. I, p. 38,

[5] « Quant à Mme de Staël, elle ne me quittait point ; elle m'aimait trop. » Manuscrit de Mlle George.

[6] Souvenirs du duc de Vicence, t. I, p. 20.

[7] Souvenirs du duc de Vicence, t. I, p. 33.

[8] ALBERT VANDAL, Napoléon et Alexandre, t. III.

[9] HENRY LYONNET, vol. cit., pp. 13, 14.

[10] FRÉDÉRIC MASSON, vol. cit., p. 137.

[11] Souvenirs du duc de Vicence, t. I, p. 41.

[12] E. DE MIRECOURT, vol. cit., pp. 56, 57.

[13] Souvenirs du duc de Vicence, t. I, p. 35.

[14] « Il a été ouvert à Saint-Pétersbourg une souscription pour un dessein (sic) représentant Mlle George et Mlle Bourgoin, actrices attachées au Théâtre Impérial de Saint-Pétersbourg. L'auteur les a réunies dans une scène d'Iphigénie en Aulide, de Racine. Le dessin est dédié à S. M. I. Alexandre Ier. La souscription a été aussitôt remplie. » Journal de l'Empire, mardi 19 juin 1810.

[15] ALEXANDRE DUMAS, vol. cit., t. IV, pp. 11, 12,

[16] Le reçu de Talma pour son voyage d'Erfurt a été mis récemment en vente, au prix de 25 francs. Voici la note qui le signalait dans le n° 326 de la Revue des autographes, mai 1908 : « n° 207, François Talma, le grand tragédien, né en 1763, mort en 1826. — Pièce autographe signée, signée aussi C. Talma, par Charlotte Talma, sa femme, célèbre comédienne ; 19 septembre 1808 ; une demi-page in-8° oblong ; reçu de la somme de 3.000 francs pour leur voyage d'Erfurt. »

[17] CONSTANT, vol. cit.

[18] CONSTANT, vol. cit.

[19] FLEURY, vol. cit., p. 329.

[20] Sommaire du manuscrit de Mlle George.

[21] FLEUBY, vol. cit., p. 353,

[22] Archives Nationales, carton AB IV, 902 (collection des minutes de la correspondance de Napoléon).

[23] LÉON LECESTRÉ, Lettres inédites de Napoléon Ier (an VIII-1815), t. II (1810-1815), p. 282.

[24] On sait que Duroc, grand maréchal du palais, avait été tué le 22 mai précédent, peu avant la rencontre de l'arrière-garde russe de Miloradowitch et du septième corps français de Reynier.

[25] H. LYONNET, vol. cit., p. 16.

[26] Eulalie-Marie Desbrosses prit sa retraite le 1er janvier 1814. Elle avait débuté au Théâtre de la République en 1794 et acquis le sociétariat en 1799. Elle mourut ; âgée de quatre-vingt-sept ans, le 19 avril 1853, et fut inhumée au cimetière Montmartre.

[27] C. D'ARJUZON, vol. cit., p. 111.

[28] Collection d'autographes de M. Vedel. — Cité par M. LYONNET, vol. cit., p. 16.

[29] Thérèse Bourgoin avait précédé le retour de George. Le 6 septembre 1813, on la voit jouer l'Aricie de Phèdre « avec plaisir ».

[30] Journal de Paris, politique, commercial et littéraire, n° 253, vendredi 10 septembre 1813.