Tandis
que le Consulat nouait l'intrigue amoureuse à Saint-Cloud, et que l'Empire la
dénoua aux Tuileries, le duel dramatique entre George et Duchesnois se
continuait à la Comédie-Française. Depuis le 28 novembre, soir des débuts,
n'avait rien abdiqué de sa violence. Il s'était, au contraire, exaspéré,
mêlant aux conceptions aux orgueils artistiques, des prétentions plus
bassement humaines. En effet, si George n'avait pas dès le premier soir,
triomphé complètement et sans réplique de sa rivale, du moins avait-elle
obtenu sur elle une double victoire amoureuse. On sait
qu'un soir Napoléon s'était aperçu que Duchesnois mettait quelque flamme dans
son jeu. Il y reconnut, en cet instant, comme l'éclair même de la tragédie.
Le soir Duchesnois fut appelé aux Tuileries. Elle vint. L'Empereur était au
travail. A Constant, ayant gratté à la porte, il jeta : — Qu'elle
attende ! Elle
attendit, une heure, deux heures. Constant, ne parvenant plus à calmer son
inquiète impatience, prit le parti de retourner au cabinet du maître.
Derrière l'huis, la voix nerveuse répondit : — Qu'elle
se déshabille Elle se
déshabilla. La pièce était froide. Aux vitres grelottait la bise hivernale.
Une nouvelle heure se-passa. La tragédienne, nue, grelottait. Une troisième
fois Constant retourna au cabinet impérial, et l'ordre tomba, furieux — Qu'elle
s'en aille ! Elle s'en
alla. Dès
lors, entre elle et sa, double rivale, une guerre sans merci qui se traduit
par de petites lâchetés, par des coups d'épingles, par des sifflets
chaleureux, par des applaudissements gagés, par des épigrammes qui, après
avoir fait le to~ de la Cour et de la Ville, font celui du foyer de
Comédie-Française : Entre
deux actrices nouvelles, Les
beaux esprits sont partagés Mais
ceux qui ne se sont rangés Sous
les drapeaux d'aucune d'elles, Préféreront
sans contredit. Sauf
le respect de Melpomène, D'entendre
l'une sur la scène, Et
tenir l'autre dans son lit. Mais
aux poètes de Duchesnois répliquent 1 poètes de George : Est-ce
George ou la sœur d'Hélène, La
veuve de Pompée ou celle de Ninus ? Je
l'écoute, c'est Melpomène ; Je
la regarde, c'est Vénus ! Mais
avec les débuts de la Vénus française continuait la lutte sur la scène. Son
second déb fut « plus brillant, et sans accident », dit-elle. Amenaïde,
dans Tancrède vint ensuite et la reprise de l'Orphelin de la Chine.
Comme on redoute toujours les bagarres et les bousculades des premiers soirs,
la Préfecture de police prend ses précautions. Une note, à la date du 23
thermidor an XI, nous l'apprend : PRÉFECTURE DE POLICE Division
n° Rappeler
la Division et le n° Paris,
le 23 thermidor an XI de la République française, une et indivisible. On
donne aujourd'hui l'Orphelin de la Chine et Mite George joue. On
propose de faire acheter six ou huit billets de parterre. J.-B. BOUCHESEICHE[1]. Kotzebue
qui la vit jouer ce rôle écrit d'elle : « Mlle George, quoique défigurée
par un costume chinois très désavantageux, m'a paru très belle dans le rôle
d'Idamé. Elle est grande et forte elle a un port de reine on la dit âgée de
dix-sept ans seulement, mais elle paraît en avoir vingt-cinq ; elle joue
bien, et ne crie pas, à beaucoup près, autant que sa rivale aussi la nature
lui donne-t-elle quelquefois des accents qui s'échappent du cœur. Elle m'a
plu. Cependant elle n'a pas répondu à mon attente[2]. » Le rôle plaît à George. Elle
dit : « Idamé de l'Orphelin de la Chine me fit honneur on m'y trouva
des entrailles maternelles et, de fait, j'aimais ces rôles de mère, je m'y
trouvais plus à l'aise. » Tandis
que le Journal des Débats et les Petites Affiches attaquaient
Duchesnois et que l'Observateur et le Courrier des spectacles
la défendaient, George jouait Didon, Sémiramis, Hermione[3], dans Andromaque, la
Cornélie de la Mort de Pompée, l'Arsinoé de Nicomède[4]. Jusqu'à ce jour elle n'avait
abordé aucun des rôles de Duchesnois. Elle s'y décida avec Phèdre. C'était
faire preuve d'une certaine audace, car jusqu'alors les suffrages avaient été
unanimes à y louer sa rivale. Au dire de George, ce fut Raucourt qui l'y
poussa. Ah !
celui-là (ce
rôle),
écrit-elle, je le trouvais si affreusement difficile que je tremblais comme
la feuille. Mlle Raucourt tint à me le faire jouer pourtant. Elle me l'avait
fait travailler plus que tout autre, puis je lui disais —
Il me semble que, pour cette femme qui ne mange pas, je me porte trop bien. —
Imbécile ! est-ce que je suis maigre, moi ? faut-il donc être comme la gueuse
du Père La Chaise pour bien jouer Phèdre ? Elle ne mange pas, mais depuis
trois jours. —
Ah ! oui, au fait, cela me rassure. Le 9
mars 1803, un agent des princes à Paris avait signalé la rivalité des deux
artistes : « Les deux factions comiques ont fait une espèce de trêve. On
les a distinguées par des noms qui seront sans doute étrangers à l'histoire,
mais qui peuvent trouver place dans un bulletin. Celui des partisans de Mlle George
n'a rien d'extraordinaire ; on les appelle tout simplement les Georgiens[5], mais ils ont épuisé leur
malice pour ridiculiser leurs adversaires, en les nommant Pantins,
parce que c'est à Pantin, chez Mme de Montesson, que Mlle Duchesnois a trouvé
ses premiers appuis et ensuite Carcassiens, parce que cette actrice
est fort maigre et qu'ils ont trouvé de la ressemblance entre ce nom et celui
des Circassiens, peuple voisin de la Géorgie[6]. » Cette trêve, Phèdre vint la
rompre et remettre le feu à des poudres mal séchées. Le manuscrit de George
est assez sobre sur cette représentation : Joséphine
avait envoyé à Mlle Duchesnois et à moi nos costumes de Phèdre : ils
étaient très beaux, brodés en or fin. Celui de Duchesnois était plus brillant
: manteau rouge tout parsemé d'étoiles, voile, etc. Moi, plus simple : manteau
bleu Marie-Louise, simple broderie. Le Premier Consul nous fit, remettre
3.000 francs à moi et mène somme à Mlle Duchesnois. Après
ma première représentation de Phèdre, nous étions bien heureux dans notre
petite famille ; avec quel appétit je mangeais mes bonnes lentilles en salade
! Mais mon manteau m'avait déchiré tout le bras. Ma nourrice me frotta avec
l'huile de nos si excellentes lentilles. —
Bah ! ce n'est rien va, ma bonne. Qu'est-ce que c'est que d'avoir des
égratignures au bras, quand on a eu une si belle soirée ? Le Premier Consul y
était encore avec sa bonne Joséphine ; elle a voulu jouir de son magnifique
costume, il m'allait bien, n'est-ce pas, bon père ? Que
de bonheur à la fois ! Le lendemain, Mlle Bau-court, qui mettait des sommes
fabuleuses à la loterie, venait de gagner et me fit cadeau de deux petites
robes (de soie, allez-vous croire ?) ; non pas, s'il vous plait, mais de
toile, c'était bien assez beau pour la pauvre débutante. Pauvre, mais
joyeuse, ravie, étourdie de ses succès ; cette foule qui m'entourait, tout
cela était éblouissant pour moi. Quand j'allais au spectacle, on
m'applaudissait comme si j'étais un roi ; que d'illusions pour une pauvre petite
cabotine de province[7]. Le
succès de George dans Phèdre avait été incontestable, chose qui
n'empêchait en aucune façon, de faire chanter par les sieurs Moreau et
Lafortelle, dans leur pièce du Vaudeville, la Nouvelle Nouveauté, à la
gloire de Duchesnois : Racine
est un tuteur Dont
elle est la pupille ! Et
d'ajouter que, sa personne plus que la tragédie, attirait le public. « Ce qui
est un peu étrange », dit le Mercure de France[8]. Mais cette rivalité usait
d'autres moyens, à la Comédie-Française. George les note : J'avais
bien des petites tracasseries à éprouver de la part de mes antagonistes, bien
de vilaines lettres anonymes, moyen si bas et que l'on emploie trop. Quand je
jouais, bien des gens enrhumés ; mais tout ceci était si peu de chose, je
m'en préoccupais si peu, cela m'animait au contraire. L'opposition m'a
toujours été favorable : c'était un stimulant qui me montait. Un jour
pourtant, on me fit une chose infâme. Je jouais Phèdre, le soir. A
midi, je reçus un petit mauvais journal qui disait qu'à Abbeville, pendant
une représentation, des décombres étaient tombés du côté du théâtre et
avaient atteint le chef d'orchestre ; ce chef, c'était mon père. Jugez de mon
effroi, de mon désespoir. Comment faire, mon Dieu ! Point de chemin de fer,
point de télégraphe électrique, je ne voulais pas jouer ; j'allais partir,
j'étais morte. A quatre heures, je reçois une lettre de mon père. La vie me
revient : quel coup affreux on m'avait porté ! J'écris bien vite que je
jouerai. Mais la secousse avait été si violente, si déchirante, que
j'arrivais, épuisée au théâtre, et qu'au quatrième acte je tombais en scène,
à côté de l'actrice qui jouait Œnone. Elle, si chétive, ne put me relever ;
on vint m'enlever. Le public, si excellent pour moi, demanda de mes
nouvelles, et Florence[9] vint annoncer qu'il m'était
impossible de continuer ; pas un murmure, le bruit se répandit bientôt dans
la salle de la cause de mon évanouissement. On chercha les auteurs d'une
telle infamie, on les connut. Je pouvais poursuivre cette affaire, faire du
scandale, je ne l'ai jamais aimé. La rivalité vous rend quelquefois bien
cruelle, tant pis pour celle qui peut avoir l'instinct du mal, elle en sera
punie. Quelques jours après, je n'y pensais plus, seulement je dis à
l'oreille de la personne : — Vous ôtes bien méchante, mais c'est égal, allez
toujours, vous finirez par m'amuser beaucoup. Ce
fait est vrai, c'était la bonne Duchesnois qui avait fait mettre cet article. George
ayant créé, en 1805, la Mathilde de Guillaume le Conquérant[10] (14 pluviôse an XII) fut reçue sociétaire cette même
année, en février, à trois huitièmes de part. Elle reçut sa nomination en
même temps que Duchesnois. « Il n'en fallut pas moins de l'influence de
Bonaparte, d'un côté, dit Dumas, et celle de Joséphine de l'autre, pour
arriver à ce double résultat[11]. » Les deux rivales, un moment
réconciliées, semble-t-il, parurent un soir ensemble, l'une dans Eriphyle,
l'autre dans Clytemnestre, dans Iphigénie en Aulide[12]. Le 24
floréal an XIII (14 mai 1805),
c'est la seconde création de George, aux côtés de Talma[13], dans l'immense succès, assez
incompréhensible[14], des Templiers, de
Raynouard[15]. L'année suivante, toujours à
la même date, les deux rivales sont admises à la demi-part. La presse n'est
guère favorable cette année à Duchesnois. A la reprise de Gaston et Bayard,
de du Belloi, dont la Harpe, dans son Cours de littérature, « s'est
fatigué à prouver que l'ouvrage n'avait pas le sens commun, » Talma et Damas[16], avaient été rappelés sur la
scène, de compagnie avec Duchesnois. Un critique s'en étonne : « Duchesnois
aussi a été appelée, mais ce n'est plus une distinction, c'est une habitude
que parait avoir contractée une petite portion du parterre, chaque fois que
Mlle Duchesnois joue, soit qu'elle ait bien ou mal joué. Elle a été fort
faible dans son rôle d'Euphémie, à l'exception d'une scène avec son père, où
elle a montré de l'énergie : mais une scène dans un rôle ne suffit pas pour
mériter d'être associée à ceux qui, d'un bout à l'autre, ont fait preuve d'un
grand talent[17]. » L'année
suivante, alors qu'en avril, George et elle seront à cinq huitièmes de part,
ce sera à la première qu'iront encore les éloges. Après la reprise
d'Agamemnon, la tragédie en cinq actes de Lemercier, on peut lire : « Mlle
Duchesnois m'a paru faible dans le rôle de Clytemnestre ; elle a besoin de
l'étudier longtemps. Mlle George a rendu avec beaucoup de vérité la tristesse
profonde et l'inspiration prophétique de Cassandre. C'est la plus belle
douleur qu'on puisse voir ; on regrette seulement de ne pas entendre l'organe
si pur et mélancolique de Mme Talma qui a créé ce rôle[18]. » Quant au reste, pour Talma
qui jouait Egysthe : « Il n'y laisse rien à désirer », et pour Baptiste aîné,
dans Agamemnon, « il n'a ni les bras ni la cuisse tragiques ». Mlle Bourgoin
a joué, en travesti, le rôle du jeune Oreste : « Il vaut mieux l'inviter à
choisir d'autres rôles. » L'estampe
satirique du Consulat semble avoir raison. Si
j'ai séduit G*** j'en séduirai bien d'autres. a-t-on
fait déclarer à George. Geoffroy[19] est séduit et les autres aussi.
S'il dit, en plaisantant : « Mlle Duchesnois est si bonne qu'elle est belle ;
Mlle George est si belle qu'elle en est bonne », c'est par simple goût d'un
bon mot. Les feuilletons qu'il consacre à George sont là, au surplus, pour
l'attester. En
cette année 1807, le 10 avril, Raucourt quitte Paris. Joachim Murat, devenu
par la volonté de l'Empereur, roi de Naples, forme un théâtre digne de son
royaume. La Gazette de France annonce brièvement la chose : « Mlle Riaucourt
part, la nuit prochaine, pour Milan où l'appellent les soins de
l'administration du Théâtre Français qu'elle a été chargée de monter dans
cette ville. Mlle George remplira ses rôles pendant son absence[20]. » Ce
n'est plus la vive, audacieuse et quelque peu libertine Raucourt qui part. Un
terrible événement est survenu qui, à jamais, la rend morne et désolée, qui
la mènera quelques années plus tard au tombeau. Depuis longtemps elle vivait
loin de sa famille, de son père. L'homme, parait-il, vivait misérablement. Un
jour il se jette par la fenêtre de son septième étage. On le relève fracassé,
et, dans une de ses poches, on trouve un billet : « Je prie qu'on n'inquiète
personne ; ma mort est volontaire. Je ne puis supporter mon horrible vie.
Priez le Dieu de miséricorde de me pardonner[21]. » L'Empire à l'agonie, elle
revient à Paris, cette plaie du tragique souvenir au cœur. Elle n'y survit
guère et meurt, le 15 janvier 1.815, rue du Helder. Le clergé refuse, à
Saint-Roch, la bénédiction à ce cadavre de pécheresse[22]. Le roi calme à peine le
scandale, impose sa volonté, et c'est avec une oraison, arrachée par force,
qu'elle s'en va dormir dans la terre fraternelle du Père-Lachaise[23]. Donc, dès 1807, George
remplace à la Comédie-Française, son ancien professeur. Le répertoire lui
offre toutes les grandes héroïnes ; le parterre lui accorde tous les succès.
Avec Talma elle a doublement à lutter contre une atmosphère qu'on tâche à
rendre mesquine et hostile. Les
tragédies n'étaient pas entourées de beaux décors, se plaint-elle ; c'était
même très sale, très négligé ; on avait grand tort. La faute n'en était
certes pas à Talma, qui sentait et connaissait toute l'antiquité mieux que
personne. Que de fois je l'ai vu dans de saintes colères contre ce mauvais
goût, cette mesquinerie ! —
Mais vous vous ferez donner des bonnets d'ânes, misérables que vous êtes ! Pauvre
Talma, qui voulait, tant il aimait l'antiquité, rétablir les chœurs dans
Œdipe ! La muse élève l'âme, elle poétise, mais parler de cela à ces bonnets
de coton, c'est peine perdue ! —
Vois-tu, me disait-il, ils sont encroûtés dans leurs vieilles habitudes ; ils
croient que j'apporte le bonnet rouge quand je parle d'innovations si
nécessaires à notre art ! Si
l'on négligeait la mise en scène d'une façon si mesquine, on ne négligeait
pas la distribution des ouvrages. Damas, acteur brillant et à grands
applaudissements causés par une chaleur intrépide, qui étonnait et entraînait
le public étourdi par tant de volubilité, qui se demandait après : —
Pourquoi ai-je tant été applaudi ? Je ne sais pas, c'est fait, et je n'ai pas
applaudi Talma quand il a dit d'une manière si simple et si touchante : C'est
Oreste, ma sœur... J'ai
eu des larmes aux yeux pourtant, et je n'ai pas applaudi. Est-ce que
j'aimerais mieux le tambour que le rossignol Décidément je suis une vraie
brute. Damas
n'était point sans talent, mais, je le répète avec regret, c'était un talent
étourdissant. Mais enfin il tenait son emploi de jeune premier rôle, et ne
dédaignait pas de jouer Maxime, rôle peu à effet, effacé presque complètement
par Auguste et Cinna ; mais il le jouait. Les premiers confidents, quoique
premiers, et, il faut bien l'avouer, bien médiocres en ce temps, n'auraient
pas osé se faire remplacer. Les ouvrages de ce côté étaient montés le mieux
possible. On le
voit, déjà une partie des comédiens, résolument attachés aux pièces modernes,
menaient une guerre sourde aux acteurs qui, comme Talma, prétendaient honorer
dans leurs plus éclatants chefs-d'œuvre les génies antiques et tendre une
main amie aux restaurateurs français du genre. Pour ces derniers, au moins,
leur hostilité était excusable. Que de Luce de Lancival, de Lemercier,
d'Alexandre Duval, de Raynouard, appelés, lus, joués et sifflés ! Alors,
comme aujourd'hui encore, la Comédie-Française conservait le charmant
privilège, que notre Béotie s'acharne déjà à détruire, d'abolir sur un
terrain neutre, élégant, courtois et frivole, les discussions de politique,
de rejoindre sur un champ de mœurs raffinées, les éléments les plus divers de
la société. Voyez ce croquis léger que trace, de sa loge, un soir de début,
George : Nos
loges étaient remplies de tous les ambassadeurs, de quelques ministres,
c'était l'usage. Ces messieurs aimaient à se trouver au milieu des artistes
et sans incognito, aux grandes lumières, traversant fièrement les corridors
qui conduisaient à nos loges. Ils aimaient à assister à ce, petit désordre
tout naturel après les représentations, nous voir en peignoirs, dépouillées
de nos dorures, la femme de chambre qui leur disait : —
Pardon, Messieurs, laissez-moi arriver jusqu'à Madame. Il faut que je la
décoiffe. —
Vous permettez, Messieurs, qu'elle me délivre de ces ornements qui me
fatiguent la tête ? —
Comment donc ! Nous ne voulons pas vous déranger ! Et ce Tayllerand, exprès,
au coin de la cheminée : —
Vous ne la gênez pas, elle est femme et coquette, notre belle Georgina ; elle
veut se faire voir dans toute sa simplicité ; voyez, comme ce peignoir (le
mousseline, doublé de rose, lui va bien, et laisse voir ses bras. Convenez,
Messieurs, que ce costume vaut bien celui d'Émilie. —
Monseigneur, je vous prie de vous taire, vous êtes sardonique toujours dans
vos compliments moqueurs. Ah ! que vous êtes méchant ! vous verrez que je ne
vous laisserai plus entrer dans ma loge. —
Vous en seriez bien fâchée ; mes compliments ne vous blessent pas tant que
vous voulez le dire ; n'est-ce pas, Talma, que j'ai raison et qu'elle est
coquette ? Ce
cercle élégant, ces grands seigneurs, les poètes, les peintres, qui tenaient
dignement leur place et auxquels on rendait hommage, flattaient la vanité,
quelque envie qu'on eût de n'en être pas atteint. Ce sont des jouissances qui
allègent bien des ennuis. Ces
jouissances, au cours de ces années, George les peut goûter à pleine coupe.
Sans doute tout est-il fini pour elle avec l'Empereur et ne reçoit-elle plus
que le témoignage de sa reconnaissance amoureuse[24] sous une forme que masque la
dignité et la condescendante libéralité, mais elle joue à Saint-Cloud devant
la Cour[25], et elle peut sourire à l'Amant
d'hier. Sa rivalité avec Duchesnois, elle-même, touche à sa fin. En 1807,
elle est virtuellement terminée. Après avoir triomphé de sa rivale, d'une
manière éclatante, et qu'on ne saurait lui contester, elle lui laisse le
champ libre. Ce furent alors, pour celle-ci, des succès dont le péril était
absent. En 1809, ce fut Hector ; en 1815, Jane Gray ; en 1817, Germanicus
; en 1820, Marie Stuart ; palmes que l'absence de George rend faciles
à cueillir. Mais de cette lutte à l'aurore de sa carrière, elle semble
toujours avoir gardé une sourde rancune, un mécontentement que rien n'apaise,
latent. On la voit écrire au baron Taylor pour se plaindre des tragédies
médiocres qu'il monte ; de l'oubli de celles où elle a des rôles ; du Comité
dont on l'écarte. Elle donne des conseils : « Vous parlez quelquefois,
Monsieur le Baron, d'intrigues et de la difficulté de gouverner les
coulisses, où donc n'y a-t-il pas d'intrigues ? mais la manière de les
dominer c'est d'être ferme, d'apprécier les talents et de donner le mouvement
à l'opinion publique dans l'intérêt de l'art, lorsqu'on a comme vous les
journaux à sa disposition et de ne pas sacrifier un sujet à l'amour-propre
des autres ». Et elle demande deux tragédies nouvelles et son admission au
Comité, sinon... Sa lettre de démission est prête[26]. Elle ne démissionne cependant
pas ; court la province en d'interminables et successives tournées ; fait
5147 fr. 51 de recettes en 1832[27]. Depuis 1824, elle est
souffrante. Écrivant au nouveau caissier de la Comédie-Française, Vedel,
Talma dit : « Et cette pauvre Duchesnois, comment va-t-elle ? Quand
sera-t-elle en état de reprendre son service ? L'opération qu'on dit qu'elle
a subie m'inquiète. Nous n'avons point de ses nouvelles et nous ne savons que
penser[28]. » Elle reprend sort service
jusqu'au 1er novembre 1829. Le 9 janvier 1832 se donne sa représentation de
retraite. Vieille, décharnée, horrible spectre d'une grâce caricaturale, elle
y paraît. C'est la suprême fois que Paris lui accordera l'aumône d'un
applaudissement. Le 8 janvier 1835, elle meurt, rue de la Tour-des-Dames.
Lugubre et pauvre enterrement, obsèques sur lesquelles l'oubli drape son
crêpe gris. C'en est fini d'elle. Tout entière elle est morte, ne laissant qu'un fils qu'une balle perdue frappera en terre étrangère[29]. Rien ne demeure d'elle, qu'un nom retenu par l'Histoire parce qu'il s'opposa à celui de George, et une relique sinistre, une main momifiée qui, offerte à la Comédie-Française, en 1894, par M. Eugène Talion, président de la Cour de Lyon, fut refusée par elle[30]. Cette main, sèche et lugubre, où dort-elle aujourd'hui ? A quels yeux parle-t-elle des sceptres qu'elle porta, des couronnes qu'elle cueillit, et des vertes palmes de naguère que l'aube de la monarchie vint flétrir dans l'oubli où s'enfonçait celle qui fut la rivale de la maîtresse de l'Empereur[31] ? |
[1]
Cette curieuse pièce fait partie de la belle collection de M.-L. Henry Lecomte,
le plus érudit des historiens du théâtre. Elle nous a été communiquée avec une
bonne grâce dont nous avons le devoir de le remercier ici.
[2]
Cité par H. LYONNET,
vol. cit., p. 11.
[3]
Duchesnois qui reprit ce rôle en 1809, après le départ de George, y était ainsi
jugée : « Mlle Duchesnois est rarement inspirée comme elle l'a été une fois
dans le rôle de Camille ; elle a fait dans celui d'Hermione quelques contresens
; son ironie n'a pas assez d'indignation et d'amertume. Elle a même fait rire
le parterre. » Journal de l'Empire, mercredi 9 août 1809.
[4]
« Mlle George m'a paru intimidée dans sa première scène. On avait peine à
l'entendre ; ce rôle était nouveau pour elle ; il est ingrat et difficile. Elle
s'est relevée ensuite et a bien fini. » Mercure de France, n"
CLXXXIII, 15 nivôse an XIII (samedi 5 janvier 1805).
[5]
« En tête des Georgiens se trouvaient tous les membres de la famille
consulaire, y compris Joséphine, grande et noble créature, placée trop haut
pour que l'aiguillon de la jalousie pût même lui effleurer l’épiderme. » E. DE MIRECOURT, vol. cit.,
p. 42. — Comment concilier cette assertion avec ce que dit Mlle d'Arjuzon : «
Mme Bonaparte, toujours portée à voir, dans chaque femme, une rivale possible,
soutenait Mlle Duchesnois, dont le physique peu séduisant la rassurait. » Mme
Louis Bonaparte, p. 111. Inutile de tenter de concilier ces deux opinions.
La seconde seule est vraisemblable, Joséphine sachant fort bien à quoi s'en
tenir sur les relations de Napoléon et de George.
[6]
Comte REMACLE, vol.
cit.
[7]
« Voici, chers amis, les journaux qui vous feront classer les rôles de mes
débuts — et peut-être reproduire quelques feuilletons — cela allonge la sausse (sic)
». Note du manuscrit de Mlle George.
[8]
Mercure de France, 1er nivôse an XIII (22 décembre 1804).
[9]
Nicolas-Joseph-Florence Billot de la Ferrière, dit Florence, devait, peu après
cet incident, prendre sa retraite : le 1er messidor an XII (20 juin 1801). Il
avait débuté à la Comédie le 7 mai 1778, et il mourut, âgé de soixante-quatre
ans, le 25 juin 1816, rue Traversière.
[10]
Guillaume le Conquérant, drame historique en cinq actes, avec préface
par M. Alexandre Duval ; Œuvres complètes. Paris, 1822. — La pièce,
écrite sur commande, fut interdite, on ne sait pourquoi, le lendemain de la
première représentation.
[11]
ALEXANDRE DUMAS, ouv. cit.,
t. IV, p. 1.
[12]
Le départ de George pour la Russie laissa le rôle de Clytemnestre à Duchesnois.
« Mlle Duchesnois a joué Clytemnestre avec beaucoup d'âme, car elle ne peut
jouer autrement », dit le Mercure de France, samedi 7 juillet 1810,
n° CCCLXVIII.
[13]
La distribution était la suivante :
PHILIPPE
LE BEL, roi de France : M.
Lafon.
JEANNE
DE NAVARRE,
reine de Navarre et de France : Mlle George.
GAUCHER
DE CHATILLON,
connétable : M. Damas.
ENGUERRAND
DE MARIGNY,
premier ministre : M. Baptiste, aîné
MARIGNY,
son fils : M. Talma.
GUILLAUME
DE NOGARET,
chancelier : M. Desprez.
JACQUES
DE MOLAY,
grand maître des Templiers : M. Saint-Prix.
PIERRE
DE LAIGNEVILLE
- GUILLAUME DE MONTMORENCY, templiers
: M. Lacave.
UN OFFICIER DU ROI : M. Varenne.
Lors du décès de Talma, quand fut vendue sa garde-robe
dramatique, le costume qu'il portait dans les Templiers fut adjugé 40 francs. —
Sylla, avec la perruque, fit 160 francs ; Hamlet, avec le poignard, 236 francs.
[14]
« Talma, dans Marigny, était admirable et touchant au possible. Saint-Prix dans
le Grand-Maitre, était beau. Le brillant Dalmas (sic) faisait trépigner dans
son récit du connétable... Cette reine est un fort mauvais rôle qui ne m'a pas
donné la moindre émotion... » Manuscrit de Mlle George.
[15]
Les Templiers, tragédie par M. Raynouard, représentée pour la première
fois sur le Théâtre-Français par les comédiens ordinaires de l'Empereur, le 21
floréal an XIII (14 mai 1805) ; précédée d'un précis historique sur les
Templiers. A Paris, chez Giguet et Michaud, imprimeurs-libraires, rue des
Bons-Enfants, n° 6 ; an XIII.
[16]
Talma jouait Bayard, et Damas, Nemours.
[17]
Journal de l'Empire, vendredi 14 février 1806.
[18]
Gazette de France, samedi 3 janvier 1807.
[19]
« Il plaça, dans ses jugements mercenaires, une actrice pleine de chaleur et de
sensibilité, bien au-dessous de sa belle et froide rivale. » Galerie
historique des contemporains... etc., t. V, p. 111.
[20]
Gazette de France, jeudi 9 avril 1807.
[21]
« On trouva sur lui une lettre de sa fille, dont le langage plein de respect et
d'affection semblait écarter le soupçon cruel d'être la cause, même indirecte,
de ce suicide. » Galerie historique des contemporains... etc., t. VIII,
p. 19.
[22]
Notice sur l'enterrement de Mlle Raucourt, actrice du Théâtre-Français,
morte le 15 janvier 1815. Paris, imprimerie P. N. Rougeron, in-4°, 10
pages. — La brochure contient une vue du tombeau de Raucourt, par Auguste
Garneray.
[23]
« Sa tombe est placée à côté de celles d'Isabey et de Mlle Contat. » GUSTAVE BORD, l'Hôtel de la
rue Chantereine et ses habitants (1777-1857).
[24]
« Une seule fois, le 16 août 1807, le nom de George apparaît (sur les registres
de la petite cassette) pour un don de 10.000 francs. Mais, alors, elle avait
cessé depuis trois années, ses visites intermittentes aux Tuileries, et nul
doute que ce présent ne soit un souvenir à l'occasion de la Saint-Napoléon. » FRÉDÉRIC MASSON, vol. cit.,
p. 136.
[25]
Une de ces représentations fut troublée par un incident que Mirecourt conte en
ces termes, vol., cit., pp. 44, 45, 46 :
« Une actrice singulière et tout à fait inattendue
vint, une fois, au théâtre de Saint-Cloud, prendre part à la représentation.
C'était en juillet, la chaleur était insupportable. On avait laissé toutes
grandes ouvertes les fenêtres de l'orangerie. Soudain Talma tressaille et
s'interrompt dans une tirade. Son oreille vient d'être frappée d'un bruit
étrange. Il voit passer devant ses yeux une chauve-souris, qui, après lui avoir
frôlé la joue de ses ailes membraneuses, et sans doute attirée par l'éclat des
diamants de Mlle George, va tourbillonner cinq ou six fois de suite autour de
la tragédienne éperdue. Celle-ci pousse un cri de frayeur et manque de
s'évanouir. Le mammifère volant passe la rampe, visite la salle entière, plane
au-dessus des illustres spectateurs, et descend du côté de l'impératrice, qui
jette à son tour des cris d'effroi, et le chasse à coups d'éventail. Notre
insolente bête ne se déconcerte pas. Elle va tour à tour présenter ses hommages
aux dames d'honneur, aux duchesses, aux maréchales, aux baronnes, qui la
repoussent en agitant leurs écharpes. Puis elle retourne encore à Mlle George,
puis elle revient à Joséphine. C'est un tumulte impossible à rendre. Le
vainqueur de Marengo se tient les côtes dans un accès de fou rire. Pour venger
ces dames, il rend un ordre d'exil, séance tenante, contre toutes les
chauves-souris habitant Saint-Cloud. Les jardiniers de l'orangerie sont chargés
de l'exécution du décret. »
[26]
Trois pages in-4°, datées du 30 janvier... Catalogue d’autographes Noël
Charavay, février 1907, n° 65.
[27]
HENRY LYONNET, Dictionnaire
des Comédiens français (ceux d'hier), fasc. 37, p. 586. — Sa situation de
fortune n'était déjà plus très brillante. Nous avons vu une lettre d'elle, de
1816, adressée à une aubergiste pour lui demander le prix de sa pension et de
celle de sa femme de chambre pour un séjour qu'elle projetait de faire. Elle
s'y déclarait forcée d'aller à l'économie parce que sa fortune n'était plus la
même qu'autrefois. Catalogue d'autographes Victor Lemasle, n° 88,
juillet 1908 ; pièce 665.
[28]
Lettre datée de Lyon, 15 octobre 1824, collection de Manne. Publiée pour la
première fois dans la Revue des documents historiques, t. V, pp. 93 et
suiv. (1878).
[29]
« Elle avait un fils, bon et brave garçon, auquel, après la révolution de
juillet, Bixio et moi avons attaché des épaulettes de sous-lieutenant sur les
épaules, et qui s'est fait tuer, je crois, en Algérie. » ALEXANDRE DUMAS, ouv. cit.,
t. IV, ch. LXXXIV, p. 28.
[30]
HENRY LYONNET, Dictionnaire
des Comédiens français (ceux d'hier), fasc. 37, p. 587.
[31]
Mlle Duchesnois fut inhumée Allée des Acacias, dans la 30e division du Père
Lachaise. Dans la même allée s'élèvent les monuments de Kellermann, de Barbet
de Jouy, de Champollion, de Lanjuinais. Un sobre monument, dit au sculpteur
Lemaire, surmonte sa fosse.