Le 8
frimaire an XI (28 novembre 1802), grandes bagarres aux portes du Théâtre-Français. L'affiche
annonce : IPHIGÉNIE EN AULIDE, tragédie en cinq actes de RACINE, avec MM. Saint-Prix, Talma...
et Mmes Fleury, Vanhove... pour les débuts de Mlle George. Dès
midi, la foule s'est portée rue de Richelieu[1]. Interminable, énorme, houleuse
et vociférante, la queue s'allonge aux guichets du Théâtre. Brusquement, le
guichet ferme il n'y a plus de place. Alors c'est un long cri qui monte
au-dessus de la foule. Cela s'éteint, cela recommence, gonfle son orage et la
garde a fort à faire pour maintenir quelque désordre qui ne soit trop
violent. Quand, vers quatre heures et demie, les artistes arrivent, on est
forcé de faire déblayer par la garde, la porte de leur entrée. C'est George
qui note ce détail, et il montre quelle foule envahissait les abords du
Théâtre-Français. Mais ceux qui attendent prennent enfin leur mal en
patience, mangent les provisions apportées, se restaurent avec celles que des
marchands ingénieux font circuler sur des plateaux. Soudain, dressant toutes
les oreilles, un nom prend son vol Bonaparte. Qu'est-ce donc ? On s'informe.
Bonaparte assistera ce soir à la représentation avec Joséphine. Et
l'enthousiasme éclate. C'est que Bonaparte est en ce moment l'homme qui
incarne la République rénovée, arrivée à son complet épanouissement, prête à
accepter la discipline impériale. C'est lui qui, 'à Amiens, dictera la paix à
l'Angleterre qui l'outrage, qui l'accable de caricatures sanglantes et
impérieuses, qui solde la conspiration bretonne, pour frapper l'homme qui
représente le jacobinisme triomphant. Pour voir le héros du jour, cette mince
silhouette aiguë serrée dans l'uniforme sobre brodé d'or, à l'écharpe
tricolore, au bicorne noir « orbe de quelque obscur soleil a monté sur
l'horizon de Marengo et sur le ciel d'Egypte, pour contempler le mécanicien
de la victoire, le géomètre des batailles, on oublie la fatigue de
l'attente, l'ardeur de la bagarre aux guichets, et pour la première fois, un
même désir et un même enthousiasme, mêle sur les lèvres de la foule qui va
les acclamer, le nom de George et de Bonaparte. Les
heures s'écoutent. Enfin les portes s'ouvrent. Alors c'est une ruée furieuse
où les poings entrent en jeu, où on écrase, où on s'écrase, où la bousculade
est générale, où la lutte crispe les visages et disperse ses coups. « Les
hommes se battaient, écrit un journaliste, les femmes bravaient le danger
pour leur plaisir et poussaient des cris épouvantables qui n'attendrissaient
personne. Les curieux ne sont pas sensibles[2]. » La porte d'entrée surtout
subissait le plus rude choc, « dont il ne tiendrait qu'à moi, dit le
rédacteur des Débats, de faire une description tragique[3] ». Qu'une
telle fièvre animât la foule, n'était-ce point !à le plus éclatant hommage
rendu à la beauté de George ? Pareils aux Troyens qui moururent pour Hélène
de Sparte au beau visage, les Parisiens de 1802 se battirent pour la
débutante, s'écrasèrent devant des portes closes, piétinèrent des heures et
s'étranglèrent enfin pour s'ouvrir un passage. * * * C'est
ici qu'il nous faut recommencer à accueillir les souvenirs de George. Elle a fixé
les détails de cette soirée avec la plus grande précision, et c'est en
suivant presque ligne aligne son manuscrit, que nous allons pouvoir
reconstituer les péripéties de la bataille d'Iphigénie en Aulide.
Raucourt la présenta, au retour de La Chapelle, à l'Assemblée générale de la
Comédie. Ce fut « un accueil maternel », dit George. Il s'explique
assez facilement par l'hostilité des comédiens contre Duchesnois que la protection
de Joséphine imposa. Un autre grief contre l'ancienne fille à parties était
ce succès persistant qui l'accueillait, et Naudet, en particulier, se sentait
humilié de ce couronnement auquel le parterre l'obligea. George, cependant,
attribue cet accueil « à l'amitié et aux égards que l'on avait pour Mlle
Raucourt ». Et elle ajoute, entre parenthèses « Les égards et les bonnes,
façons étaient d'usage. » On l'avait bien fait voir à Duchesnois Au
lendemain de cette présentation commencèrent, en présence de Raucourt et de
quelques sociétaires, les répétitions d'Iphigénie. Le rôle de
Clytemnestre était réservé à George, et ce fait prouve, une fois de plus, à
quel point cette jeune fille de quinze ans était formée et femme déjà, pour
assumer la terrible charge de' la grande mère imprécatoire. En ce temps,
Lafon, ce Lafon que nous avons vu conter fleurette à George à La Chapelle,
Lafon était titulaire dit rôle d'Achille où il brillait plus par sa belle
prestance que par ses qualités tragiques. Soit que Raucourt s'y opposât, par
rancune de l'aventure de jadis avec son élève, soit que Talma l'ait
particulièrement sollicité, le rôle d'Achille ne fut pas confié à Lafon. Ce
fut Talma qui le prit. Eriphyle fut donné à Mlle Fleury, et Iphigénie à
Charlotte Vanhove. Saint-Prix se chargea d'Agamemnon. Les
répétitions allèrent bon train. Raucourt, plus nerveuse, plus agitée que son
élève. « J'ignorais le danger, je riais et m'amusais de tout, » note George.
Et, pour preuve, elle raconte que, la veille de ses débuts, revenant de la
rue Taitbout à la rue des Colonnes, elle frappa et sonna à toutes les portes.
Les braves bourgeois, ainsi troublés dans leur quiétude et leur nocturne
repos, eussent été, on le présume, fort surpris de savoir qu'une Clytemnestre
de quinze ans, célèbre le lendemain, les régalait ainsi de ses gamineries.
George s'excuse en disant : « Je n'avais plus que quelques heures
de cette existence de joie et d’indifférence, pour m'enfoncer tout entière
dans la vie agitée. » Le soir
de ses débuts était donc arrivé et toutes les issues de la Comédie étaient
encombrées[4]. La mère de George avait
accompagné sa fille au théâtre. On n'attendait plus que Raucourt. Elle vint
enfin, soutenue par la petite Mme de Ponty et une femme de chambre. Le
professeur s'était foulé le pied. « Mais cette femme courageuse ne voulut pas
me quitter, elle se fit porter dans ma loge, son médecin vint la panser elle
était bien touchante/je pleurais beaucoup. » — Allons,
mon enfant, calme-toi ! ce n'est rien, je ne souffre pas, disait Raucourt. Elle
avait fait plus que de montrer du courage, elle avait montré de la prudence.
En effet, par ses soins, quatre cents billets de parterre avaient été
distribués à des amis sûrs. Tout le ban, l'arrière-ban de ses admirateurs, et
ceux de George, avaient pris place dans la salle comme dans une forteresse
inexpugnable. Sous la noble et majestueuse lumière des lustres[5], ils campaient, comme vingt-huit
ans plus tard devaient y camper les Jeune-France de la bataille d'Hernani. Le
frère et la sœur de George étaient là lui au parterre, elle à l'orchestre, « essayant
tous les vieux gants de ma mère pour faire le plus de bruit possible en
applaudissant, » confesse la débutante, tout émue à ce lointain souvenir
familial. En
attendant l'arrivée du Premier Consul et de Mme Bonaparte, on se désignait
les illustrations des lettres, de l'élégance, du grand monde. Le bel ami de
Raucourt était là, le prince de Hénin ; l'ancien préfet Castéja ; le
fils de la Dugazon ; le directeur de l'Ambigu ; le duc de Fitz, «
tous amis dévoués, » et, se carrant dans son fauteuil, le menton enfoui dans
le triple tour de linon de sa cravate maculée de tabac, le maître chanteur,
le fourbe, le puissant, le critique Geoffroy. Puis soudain un cri : — Lui !...
Le Consul !... Il
était là, l'homme de Rivoli et de Brumaire, les lèvres minces et serrées,
droit dans son frac aux éclatantes broderies, appuyé sur son épée, le profil
net et un peu pâle sur le fond sombre de la loge. A côté de lui, parmi le
nuage rose de ses légères mousselines, vive et -langoureuse à la fois,
fardée, alanguie et souriante, était la veuve du guillotiné du 5 thermidor an
II, la ci-devant Beauharnais. Bonaparte dans sa loge[6], au Théâtre-Français,
n'était-il pas le vivant exemple de l'héroïsme magnifie par le poète ?
N'assistait-il pas là à son spectacle, à sa déification, à son apothéose ?
Quand, au lendemain de l'épopée du retour de l'Ile d'Elbe, ayant repris la
France comme une maîtresse heureuse de racheter son aveugle infidélité et
l'ayant serrée sur son cœur, il assiste à la représentation d'Hector à
la Comédie, n'est-ce pas lui qu'on reconnaît dans le vers et qu'on acclame
au-dessus du rythme Enfin
il reparaît. C'est lui !... C'était Achille !... Ce soir
donc il était venu, apportant la consécration de sa présence aux débuts de
George. Aussitôt arrivé, la représentation commença. « A la première entrée
de Mlle George, écrit-on, le public saisi d'admiration s'est rappelé la
dernière débutante[7] que la nature n'a fait belle
que par son âme, et les plus vifs applaudissements ont accueilli la
Clytemnestre française, à coup sûr plus parfaite que ne le fut jamais
l'épouse d'Agamemnon[8]. » George
dit elle-même, et avec raison « Mon entrée fut accueillie avec faveur, j'eus
le bonheur d'obtenir un grand succès dans ma première scène. » Malgré la
salle comble et la présence de Bonaparte, sa peur était légère[9]. Mais au fur et à mesure que
l'acte avançait, cette peur devint plus intense, et ce fut bien pis quand
éclatèrent les premiers sifflets. Un vent de bataille souffla dans la salle.
Le parterre sembla se soulever, bondir. En réalité, ce n'était pas George
qu'on sifflait, mais Talma. « Les partisans de Lafon étaient courroucés de
n'avoir pas leur Lafon, » remarque George[10]. Mais ces sifflets avaient
troublé l'atmosphère sympathique. La lutte allait commencer. Des
applaudissements saluèrent cependant la tirade du quatrième acte Vous
ne démentez pas une race funeste... Mais
les rumeurs commencèrent au vers : Avant
qu'un nœud fatal l'unit à votre frère... « La
malveillance fut assez cruelle. » George recommença le vers et les mêmes
rumeurs grandirent. Les premières bagarres secouèrent le parterre. « On en
venait aux mains. » Cependant Bonaparte applaudissait, « désavouant cette
cabale ». De sa loge, Raucourt[11] criait à son élève : — Recommence
! Et elle
recommençait parmi les sifflets, les cris, les applaudissements crépitant des
quatre coins de la salle. Agamemnon, se penchant vers elle, lui murmurait : — C'est
bien, mon entant, ils veulent vous intimider, ne cédez pas. A
chaque vers l'orage crevait ; la troisième reprise décida du succès. Cette
fois dans la clameur enthousiaste, les protestations sombrèrent. C'en était
fini de la cabale, du moins pour ce soir-là. En
somme, que reprochait-elle à George ? De venir après Duchesnois, de montrer
moins d'âme qu'elle, de paraître trop l'élève de Raucourt, « d'être comme
elle un ouvrage de l'art[12] » au lieu de la nature, et de
rappeler « la manière souvent ingénieuse, savante même, mais presque toujours
factice de Mlle Clairon[13] ». En réalité, cette minorité,
fidèle à Duchesnois, prétendait ne pas admettre la suprématie de -la beauté.
Pourtant, nous l'avons vu, cette beauté était incontestable. « Jamais,
peut-être, on n'a vu une plus belle femme sur la scène française, écrit un
critique, et Mlle Raucourt, elle-même, si vantée à ses débuts en 1773, ne
nous parut pas aussi belle alors que l'est aujourd'hui son élève[14]. » A cela les détracteurs
ripostaient en reprochant à George une jambe trop forte, un défaut de
prononciation, une sécheresse dé jeu. L'avenir seul pouvait décider qui, des
deux rivales, l'emporterait sur l'autre. Les amis de George se retrouvèrent
dans sa loge. Plusieurs d'entre eux avaient eu leurs habits déchirés dans la
bagarre, leurs chapeaux perdus, leurs cannes brisées. Charles, le frère de
George, avaient ses mains toutes en sang, et Kreutzer, son professeur, était
lui-même en piteux état. « Mais,
dit George, il était si artiste, si chaleureux ! » Comme
si la chaleur et l'art autorisaient son spencer à s'en aller en lambeaux ! Acteurs
et amis, chacun se félicitait. — Quelle
belle soirée, Raucourt — Oui,
oui, elle a été chaude ; cette petite diablesse n'a pas perdu la tête, et il
y avait de quoi. Sentencieusement,
le vieil acteur Monvel récita à la triomphatrice de la soirée : A
vaincre sans péril, on triomphe sans gloire Les
visites succédaient aux visites. Contat,
elle aussi, était venue ; la Dugazon, la Saint-Aubin, de l'Opéra,
s'empressaient autour de Raucourt. Le
Premier Consul avait envoyé s'informer de sa foulure Lucien Bonaparte
dépêchait un ami complimenter George, nous verrons bientôt qu'il avait pour
ce d'excellentes raisons. Et les couloirs regorgeaient toujours
d'innombrables admirateurs. La bataille terminée, on se félicitait de la
victoire. Les envieux s'en mêlaient, brouillant tout, émettant les avis les
plus contradictoires. George cite quelques-uns de leurs propos. Les uns lui
disaient : — Tu as
été très bien, mon enfant, mais à ton second début, évite de copier ton
professeur. Et les
autres : — Fais
toujours comme te dira Mlle Raucourt prends garde à ta démarche, ne lève pas
trop les bras, laisse-toi aller à ton inspiration, cela vaut mieux ;
livre-toi à ta nature, ne joue pas trop en dehors. Et
encore : — N'aie
pas peur, il vaut mieux dépasser le but que de ne pas l'atteindre[15]. Enfin
la Dugazon mit tout le monde d'accord en emmenant souper combattants et
triomphatrices. Ce dut être un fier souper, car George avoue qu'elle en revint rompue et que son père jura de souper désormais chez lui. |
[1]
Manuscrit de Mlle George.
[2]
Mercure de France, déjà cité.
[3]
« On n'avait pas pris des mesures assez justes pour contenir la foule que
devait attirer un début si fameux. Toute la garde était occupée aux bureaux ou
les billets se distribuent, tandis que la porte d'entrée, presque sans
défenseurs, soutenait le plus terrible siège ; là, se livraient des assauts
dont il ne tiendrait qu'à moi de faire une description tragique, car j'étais
spectateur et même acteur involontaire. Les assaillants étaient animés et par
le désir de voir une actrice nouvelle et par l'enthousiasme qu'excite une
beauté célèbre. C'est dans ces occasions que la curiosité n'est plus qu'une
passion insensée et brutale ; c'est alors que le goût des spectacles et des
arts ressemble à la férocité et à la barbarie. Les femmes étouffées poussaient
des cris perçants, tandis que les hommes, dans un silence farouche, oubliant la
politesse et la galanterie, ne songeaient qu'à s'ouvrir un passage aux dépens
de ce qui les environnait. » Journal des Débats, 10 frimaire an XI (1er
décembre 1802).
[4]
« C'est vrai, chère madame Valmore ; je ne mens pas. » Manuscrit de Mlle
George.
[5]
« Quelques réflexions lumineuses sur les lumières de nos spectacles. — THÉÂTRE DE LA RÉPUBLIQUE. — Une
lumière majestueuse y répand un jour égal sur tous les points : les loges, qui
s'y meublent souvent de nos plus belles femmes, offrent à l'œil enchanté un
ensemble noble, et digne de ce religieux respect que nous devons tous à la
mémoire des Racine, des Corneille, des Crébillon et des Voltaire !!!! » (sic).
Almanach littéraire. etc., déjà cit., pp. 162, 163.
[6]
Une lettre de l'acteur Fleury au banquier Perregaux, à la date du 5 germinal an
VIII, nous apprend que le prix de la loge du Consul à la Comédie-Française
était de 3.960 livres. Catalogue d'autographes Étienne Charavay, n° 89,
mars 1888.
[7]
Duchesnois.
[8]
Mercure de France, déjà cité.
[9]
Dans une autre partie de ses Mémoires, Mlle George parle encore de la
peur qui la saisissait sur la scène « J'avais, quand je devais répéter, des
peurs horribles je ne dormais ni ne mangeais, la bouche sèche, tous les
agréments qui résultent de la pei.ir. n Bah mo disait-on, tu mens quand tu nous
parles de tes frayeurs, tes commençants ne craignent rien, à peine s'ils
comprennent ce qu'on leur démontre ce sont de petits perroquets » Merci il faut
donc être stupide pour oser. Eh bien, moi, madame, maman vous le dira, a cinq
ans je tremblais comme une feuille, au point que maman était obligée de rester
près de moi dans la coulisse, en m'humectant les lèvres d'eau sucrée. Ah par
exemple, quand une fois j'étais devant le public, c'était une tout autre petite
fille, les applaudissements m'enivraient, et alors je ne pensais plus qu'à mon
personnage. Du reste, j'ai toujours été très poltronne ; que de fois, avant
d'entrer en scène, me sentant paralysée par la peur, ai-je demandé à Dieu 'de'
m'envoyer de suite un accident qui m'empêchât d'entrer ! Un accident... en
vérité, je souhaitais la mort... »
[10]
« Comme Talma a pris sa revanche dans ce même rôle qui devint pour lui un de
ses plus beaux ! » Manuscrit de Mlle George.
[11]
« On la porta dans une petite loge d'avant-scène qui donnait sur le théâtre. »
Manuscrit de Mlle George. « Raucourt qui assistait à la représentation dans une
loge du manteau d'arlequin. » E. DE MIRECOURT,
vol. cit., p. 26.
[12]
REGNAULT-WARIN, Mémoires sur
Talma (édition d'Alméras). Paris, 1904, p. 207.
[13]
REGNAULT-WARIN, Mémoires sur
Talma.
[14]
L'Opinion du parterre ou revue de tous les théâtres de Paris. Paris,
Martinet, in-12, an XI.
[15]
« Voilà trop d'avis pour que mon inexpérience puisse choisir le bon. Mais, en
vérité, j'étais étourdie. C'était un véritable casse-tête chinois. » Manuscrit
de Mlle George.