UNE MAÎTRESSE DE NAPOLÉON

LIVRE PREMIER. — DES TRÉTEAUX FORAINS À LA COMÉDIE-FRANÇAISE

 

VI. — LA « FILLE À PARTIES » RIVALE.

 

 

Le 3 août 1802, avait débuté à la Comédie-Française, dans le rôle de Phèdre, une actrice laide, noire de peau, maigre et âgée de vingt-cinq ans. C'était Catherine-Joséphine Rafuin[1], dite Mlle Duchesnois. Laide, cela elle l'était incontestablement. Si les journaux, avec quelque galanterie, passaient sous silence la chose, c'était pour reconnaître, comme le Courrier des spectacles, qu'elle avait « une taille avantageuse, beaucoup d'âme et de chaleur, ainsi qu'une intelligence parfaite ». On ne s'accordait à lui trouver que trois choses parfaites les dents, les yeux, la voix. C'était quelque chose alors ce serait peu aujourd'hui. Le nez particulièrement était déplaisant. C'est la partie de sa personne qui trouve le moins grâce devant la critique d'Alexandre Dumas, qui l'approcha. « Mlle Duchesnois, écrit-il, avait eu, toute sa vie, à lutter contre la laideur elle ressemblait à ces lions de faïence qu'on met sur les balustrades elle avait surtout un nez dont le sifflement répondait à l'ampleur. En revanche, elle était merveilleusement faite, et son corps eût pu rivaliser avec celui de la Vénus de Milo. Aussi adorait-elle le rôle d'Alzire, qui lui permettait de se montrer à peu près nue[2]. » Sans nous attarder à ce que cette dernière allégation peut avoir de vrai, il nous faut reconnaître l'unanimité des contemporains à l'égard de cette laideur. Alphonse de Lamartine qui, lors d'une visite à Talma, en 1818, rencontra Duchesnois, vit en elle une femme « grande, maigre, pâle, très laide, aux longs cheveux noirs, roulés en bandeaux comme un diadème sur son front[3]. »

De basse origine (son père était marchand de chevaux et sa mère tenait un cabaret au hameau du Marquis, sur la route de Mons) Duchesnois avait cette vulgarité prolétaire qui se trahissait chez elle par une laideur générale, et chez George, si parfaitement harmonieuse, par ce que Bonaparte appelait les « abattis canailles ». Cette vulgarité, cet air de pauvreté commune qui était aussi, nous l'avons vu, l'apanage de Mlle Fleury, rien ne put la racheter, si ce ne fut la flamme de son jeu, l'ardeur, le sentiment qu'elle apportait à l'interprétation de ses héroïnes. Cela faisait un peu oublier que Phèdre était autre chose qu'une servante ou une laveuse de vaisselle. Cela Duchesnois le fut. A Valenciennes, elle entra en service », dit M. Henry Lyonnet. Combien de temps y resta-t-elle ? On ne sait, et peu importe, au surplus. Elle savait à peine lire, malgré les soins d'une brave dame de son village natal, Saint-Saulves, près Valenciennes. Cette éducation ne lui pouvait promettre un brillant avenir. Aussi la voit-on résignée à son sort, se mettre couturière après avoir laissé là le torchon, et s'appliquer avec un louable courage à assurer sa vie difficile avec une stricte honnêteté. Honnêteté forcée, soit, car les galants ne pourchassent pas cette pauvre et triste fille qui, toute sa vie, en demeurera réservée et repliée sur elle-même., défiante et peureuse devant les hommes. « Elle est très digne avec les hommes, écrit Mme de Beaumont au chancelier Pasquier, très respectueuse avec les femmes. Cette conduite n'est certainement pas celle d'une bête. » En effet, car si on peut nier la beauté de la rivale de George, on ne saurait lui contester son intelligence. « Une intelligence parfaite, » dit le Courrier des spectacles. Il faut le répéter.

Par suite de quelles circonstances arriva-t-elle à Paris et fut-elle dirigée vers le théâtre ? C'est ta un point, qu'on n'a guère élucidé, peut-être à cause de l'ombre qui entoure ces premières années de Duchesnois. On a dit qu'elle avait pris goût au théâtre en jouant sur une, scène d'amateurs, on a, même fixé la date de ces modestes débuts 10 janvier 1797[4]. Elle aurait eu alors vingt ans. La chose est probable, et de peu d'importance d'ailleurs, mais ce qui l'est davantage c'est le témoignage que nous apporte M. Frédéric Masson, avec une précision de détails qui indique la garantie de sources certaines et indiscutables.

« Vers les commencements du Consulat, écrit-il, un jeune élégant, qui vient d'enterrer un oncle, emmène ses amis fêter sa nouvelle fortune dans une maison de campagne aux environs de Saint-Denis. On déjeune, puis on essaie de chasser, ; bientôt l'on s'ennuie. » On envoie chercher alors, dans une maison connue de la chaussée d'Antin, de ces personnes complaisantes et toujours disposées à faire un bon repas. Chacun choisit sa chacune. Une fille reste sans partenaire, tous disant : « Elle est trop laide ! » Elle a pourtant de très beaux yeux, une taille faite à ravir, un grand air de bonté, et dans la physionomie une sorte de tristesse des dédains subis qui la rend intéressante. On joue aux barres dans le parc. Elle court comme une biche, et, sous ses légers vêtements, ses mouvements sont souples et gracieux. Sa voix est musicale et tendre, son esprit semble plus cultivé et plus intellectuel que celui de ses compagnes. Un des jeunes gens qui sont là se prend de pitié, cause avec la fille, la recueille, parle d'elle à Legouvé, qui a la curiosité de la voir, lui fait dire des vers et s'étonne à son tour.

Legouvé lui donne des avis, la produit chez Mme de Montesson, où elle rencontre le général Valence[5], lui assure la protection de Mme Bonaparte et obtient qu'elle débute aux Français. Elle joue Phèdre pour la première fois le 16 thermidor an X[6]. Mais il est chez la femme des souvenirs que rien n'abolit, et, des temps où elle était servante, des temps où elle était fille à parties, Mlle Duchesnois avait gardé une sorte de mélancolie craintive, l'appréhension de ces syllabes si souvent entendues « Elle est trop laide[7]. »

On conçoit aisément que les biographes contemporains de Duchesnois aient passé sous silence les origines de sa carrière, et il faut avouer que l'anecdote contée par M. Frédéric Masson éclaire d'un jour, à la fois singulier et nouveau, les années demeurées obscures pour nous dans la vie de la rivale de George. M. Henry Lyonnet, si parfaitement documenté, passe l'aventure sous silence, et nous-même, ce fut pour la première fois, dans Napoléon et les Femmes, que nous la trouvâmes relatée. Comment l'expliquer, si ce n'est par le besoin d'une vie devenue trop difficile, par une lassitude de vertu inutile, par l'obligation du pain quelque fût le moyen nécessaire pour le gagner ? Mais de ses années de prostitution, presque clandestine, Duchesnois ne garde que cette tristesse des filles aux débuts rebelles elle n'affiche jamais le luxe, le goût de la dépense, de la splendeur, et c'est là le seul point par lequel elle est supérieure à George, si c'est une supériorité, de conserver le culte, les goûts, et les traditions, de la médiocrité de ses premières années. Une singulière faveur accueillit les débuts de Duchesnois. « Elle n'apporte sur la scène, écrit un contemporain, aucun des avantages physiques trop recherchés, trop admirés dans les années qui précédèrent la Révolution. Sa taille est avantageuse, et non pas extraordinaire, ses proportions sont heureuses, mais n'ont rien de séduisant, et sa figure a besoin d'être animée par l'expression de la passion pour paraître, non pas belle, mais soutenable à la scène[8]. » Un autre ajoute : « On est entraîné par l'illusion au point de trouver de la grâce ou de la noblesse dans ses traits, qui d'abord avaient presque offusqué les yeux[9]. » Et M. Lyonnet conclut « A propos de ce début dans Phèdre, on raconte que Talma, électrisé par le ton et l'accent de sa nouvelle partenaire, se surpassa lui-même et ne fut jamais si effrayant dans le rôle d'Oreste. » C'est là un mauvais conte qu'on peut récuser, surtout de la part de ceux qui virent Oreste dans Phèdre et confondirent le fils de Thésée avec le fils d'Agamemnon. Mais ce premier succès fut durable. Phèdre avec Duchesnois eut une carrière jusqu'alors inconnue. On joua huit soirs consécutifs la tragédie de Racine. La ville et la nouvelle cour y furent. C'étaient des applaudissements et des acclamations sans fin, qui n'étaient pas sans indisposer les autres acteurs de la troupe. Ce fut au comble que leur exaspération fut portée le soir où, sur l'injonction du publie, Naudet se vit forcé de mettre une couronne au front de la débutante.

« Mme de Rémusat, rangée sous sa bannière, vantait « sa voix touchante qui faisait pleurer » c'est, dit-on, pour elle que fut inventée l'expression « avoir des larmes dans la voix[10] ». Mais George n'était point là encore, et la victoire allait changer de camp et le laurier de front.

 

* * *

 

Duchesnois avait trouvé mieux que des admirateurs elle avait trouvé un critique et quel critique ! Sous le Consulat le feuilleton dramatique était déjà une puissance, et cette puissance, l’ancien abbé Geoffroy, devenu maître d'école sous la Terreur et critique sous le Directoire, cette quasi-royauté, il l'exerçait tyranniquement. Une caricature de l'époque nous le montre coiffé du bonnet doctoral, orné du rabat, armé de serpents et possédant deux visages. La caricature ne le calomniait point.

C'était, si l'on peut dire, une manière de Sarcey .de son temps, mais un Sarcey moins honnête que celui que l'art dramatique eut le bonheur de perdre, il y a quelques années. Impossible d'imaginer une âme de pion, de cuistre, d'universitaire, dirions-nous aujourd'hui, plus attachée à son dogme., plus fidèle à sa mauvaise foi[11]. Son succès de critique lui était venu de ce grossier sens commun, qui passe, de nos jours encore, pour de l'esprit en certaines feuilles. Sa médiocrité de jugement, son indigence critique, on était tenté de les excuser par les plaisanteries dont il les enguirlandait. Les événements contemporains, la calomnie, les allusions et les sous-entendus, tout participait à cette sorte de critique, dont le moins qu'on puisse dire est que, maintenant, on ne la souffrirait plus d'une seule fois.

Luce de Lancival, le poète à la jambe de bois, l'auteur d’Hector, tragédie héroïque qui lui valut une pension, a consacré à ce Geoffroy un poème : Follicules, où Mme Geoffroy, Follicula, joue elle aussi son rôle. Il y prétendait, en vers dignes d'un meilleur sujet :

Qu'aux jours où nos amis viennent du vieux Nestor

Nous souhaiter les ans, et bien d'autres encor,

Aux jours où les filleuls aiment tant leurs marraines,

Jours de munificence où, sous le nom d'étrennes,

Chacun de son voisin attend quelques tributs

Et d'une honnête aumône accroit ses revenus,

Il revend au rabais, ou plutôt à l'enchère,

Le superflu des vins et de la bonne chère

Dont l'accablent le zèle et l'effroi des acteurs,

Et que Follicula, pour qui les directeurs

De schalls et de chapeaux renouvellent l'emplette,

Se fait, pendant deux mois, marchande à la toilette.

Ces singulières mœurs constituaient, on s'en est aperçu, un simple chantage à l'égard des acteurs. C'était là le seul secret du succès des uns, de la défaveur des autres. « Semblable, écrit un de ces biographes, à ces divinités malfaisantes, qui se laissent désarmer par des offrandes, il régla ses faveurs sur tes libéralités de ses favoris, et les premiers produits de cette spéculation ayant passé son attente, il s'affranchit désormais de toute considération étrangère à ses intérêts pécuniaires. Ce fut alors qu'on le vit prodiguer, sans pudeur et sans mesure, les plus pompeux éloges à la médiocrité la plus vulgaire qui voulait ~et pouvait payer convenablement, tandis qu'il accablait de sarcasmes le talent véritable, trop peu favorisé de la fortune pour pouvoir acquitter ce honteux tribut, ou trop fier pour s'y soumettre. C'est ainsi qu'il abreuva de dégoût le plus grand acteur tragique de la France et peut-être de l'Europe... » C'est de Talma qu'il s'agit dans cette dernière phrase. En effet, à relire la série d'articles qu'il lui consacra dans le Journal des Débats, à propos de l'interprétation d'Andromaque, de Britannicus, d'Othello, d'Iphigénie en Aulide, de Venceslas, de Nicomède, de Pompée, de Manlius, de Macbeth, d'Athalie, d'Hamlet et de Polyeucte, à feuilleter ces papiers jaunis, on a comme un haut-le-cœur devant la mauvaise foi et la bassesse du critique devant l'effort le plus admirable qui, peut-être, jamais fut tenté sur la scène française. Mais ce n'était pas à un débutant timide que le censeur aigri s'attaquait. C'était à l'homme qui, avec Naudet, jadis, sous la Révolution, avait fait le coup de poing pour des idées politiques qui lui 'étaient chères, et qui se trouvait prêt encore à défendre ce qui était l'honneur de sa vie et la ~gloire de son nom. L'expérience fut cruelle pour Geoffroy. Un soir, à la. Comédie-Française, une porte de loge claqua, et deux gifles claquèrent sur les joues du critique. C'était Talma qui mettait fin au petit jeu du Journal des Débats. Geoffroy raconta l'affaire à sa façon, attesta les Dieux que le silence et le mépris seraient son unique vengeance. Ne fit-il pas mieux que de continuer la polémique ?

C'était là l'homme qui avait salué l'avènement de Duchesnois. Le paya-t-elle ? La chose est peu probable, et sans souligner ce que le fait a de délicat et de pénible à élucider, disons que du moins Geoffroy espéra le prix de ses éloges. Duchesnois, nous le savons, était dans une situation de fortune peu brillante, tout sacrifice pécuniaire en faveur d'une publicité utile, sans doute, lui était interdit. Mais, lui assurant la gloire, Geoffroy lui assurait son inévitable conséquence la fortune. Peut-être sema-t-il pour récolter ?

Son attitude dans le duel dramatique de George et de Duchesnois est significative. Dès les débuts de la première, il déserte les drapeaux de la seconde et ravit à celle-ci les couronnes qu'il lui accorda pour les décerner à la nouvelle étoile. George était belle, sculpturale, joie du regard, sa fortune paraissait à Geoffroy devoir être plus rapide, plus brillante que celle de Duchesnois qui eut toujours devant elle l'obstacle de sa laideur.

Et, plume et feuilleton, la main tendue, il se rangea parmi les admirateurs.de George. Elle pouvait se passer de ces compromettants hommages[12].

 

 

 



[1] « Nom changé plus tard en celui de Rafin. » HENRY LYONNET, Dictionnaire des comédiens français (ceux d'hier), fasc. 37, p. 584, art. Duchesnois.

[2] ALEXANDRE DUMAS, Mes Mémoires. Paris, 1863, t. IV, chap. LXXXIX, p. 27.

[3] LAMARTINE, Cours familier de littérature.

[4] HENRY LYONXET, Dictionnaire des comédiens français (ceux d'hier), fasc. 37, p. 584.

[5] Cyrus-Marie-Alexandre de Timbrune-Thimbronne, comte de Valence, général sous Dumouriez, mis hors la loi par la Convention après la trahison de son chef, sénateur en 1805, commandeur de la Légion d'Honneur, pair de France sous la première Restauration, pair de France pendant les Cent-Jours, mis à la retraite le 4 septembre 1815. Il avait épousé la fille de Mme de Genlis. En disgrâce auprès des Bourbons, il s'occupa activement de réformer la maçonnerie écossaise dont il était Grand Commandeur pour la France. Ce fut lui qui présida en cette qualité la pompe funèbre maçonnique à la mémoire des F. F. Kellermann, Lefebvre, Massena, Pérignon et Beurnonville, le 29 juin 1821. Il mourut en février de l'année suivante.

[6] Elle avait en réalité débuté le 12 juillet, 1802 sur la scène de Versailles, se soumettant ainsi u un usage séculaire, et qui ne fut abandonné que peu après.

[7] FRÉDÉRIC MASSON, vol. cit., pp. 129-131.

[8] Cité par M. Henry Lyonnet.

[9] Cité par M. Henry Lyonnet.

[10] C. D'ARJUZON, Mme Louis Bonaparte, Paris, s. d., p. 111. — Cet on-dit est faux, du moins en ce qui concerne Duchesnois. Pour la première fois Grimod de la Reynière a relaté le mot, disant : « C'est d'elle que l'on a dit elle a des larmes dans le voix », et il parlait de Charlotte Vanhove, la femme de Talma. Comment concilier ce propos avec la critique : « C'est une actrice dont le haut comique, sur tout ne peut se passer dans l'état actuel de la Comédie-Française ? » Mercure de France, n° CLXXIX, 17 frimaire an XIII (samedi 8 décembre 1804.)

[11] « L'or, au surplus, n'était pas le seul moyen de s'assurer son affection ; des dons d'une autre nature ne le trouvaient pas moins accessible, et plus d'une réputation fut due à l'empressement avec lequel un humble adorateur avait su déposer sur l’autel des offrandes dignes de la gourmandise du dieu. » Galerie historique des contemporains, etc., t. V, p. 112.

[12] Geoffroy mourut le 26 février 1814.