« Aimez
vos femmes et vos châteaux », ce vieux cri des grands seigneurs
philosophes de 1789, le Consulat l'avait remis à la mode. Dans ces demeures
de plaisance où s'exerçait le style néo-grec de MM. Percier et Fontaine, la
société politique et militaire, ou simplement élégante, renouait la chaîne
des charmantes traditions de l'ancien régime. L'ère des fêtes champêtres
recommençait, remise au goût du jour par la femme du Premier Consul à la
Malmaison. Cette vie de château, à l'aurore du Consulat, n'était point celle
qu'on peut imaginer de nos jours. On ne se sentait pas arraché de Paris, campé
dans une demeure sans toutes ses aises, assailli des mille petits
inconvénients qui résultent d'un départ qu'on sait n'être point définitif.
C'était alors la vie large, luxueuse, bruyante, fiévreuse, Paris transplanté
dans un beau paysage tourangeau ou berrichon. La demeure était vaste, — car
le bourgeois aux ressources médiocres ne connaissait pas « les quinze jours
de bains de mer » d'aujourd'hui, — le domestique nombreux, la société
telle qu'on la connaissait dans la capitale. Dans ces résidences princières,
accrochant encore à leurs, façades, les blasons blessés et démolis des
anciens seigneurs traqués en 93, dans ces châteaux, dont s'honoraient les
provinces, étaient venus, tour à tour, mourir l'écho et le grand fracas des
victoires de 1800. Le nom de Marengo, de Hohenlinden, avait résonné là sur
des lèvres surprises de les connaître. Là, George devait sentir, pour la
première fois, son cœur s'éveiller à la renommée de Bonaparte. La
Chapelle était une de ces demeures. Le jardin en était merveilleux, plein de
fleurs penchées dans la chaleur du midi, de plantes curieuses que Raucourt
avait des joies naïves et enfantines à découvrir. Elle y passait de longues
heures à greffer les arbres, les arbustes. « Elle greffe à ravir, mais trop
longtemps, disait George, car une fois encore, pour l'amour des fleurs et de
la greffe, les leçons de déclamation étaient oubliées. Quand ce n'était point
la greffe, c'étaient des parties sur l'eau. A défaut de ces parties, la
chasse. Oui, Raucourt chassait. C'était d'ailleurs la terreur de George, car
son professeur émettait la prétention de l'emmener à travers bois. « Des
fantaisies qui ne m'allaient guère, » disent ses Mémoires. Il lui
fallait bien cependant s'y soumettre, et c'est une scène de comédie au moins
plaisante, qui débute par un agréable portrait de la chasseresse : Elle
prenait un fusil, son chien, sa carnassière, et la voilà partie en petite jupe
blanche qui venait juste aux genoux. C'était la Diane antique, et avec des
jambes aussi belles que les siennes, et des pieds longs et fins, ravissants
la voilà chassant dans son parc, en plein soleil, sur le nez. Ce
n'est là que le prologue, mais la scène vaut le prologue. C'est George qui
conte : Elle
me dit : « Viens avec moi, tu verras comme tu t'amuseras ! » Moi qui n'ai
jamais eu des goûts guerriers (j'avais mis masculins, mais je crois que
c'était trop direct)[1], je tremblais de tous mes
membres ! « Non, je vous prie, ne m'emmenez pas, j'aurais une peur affreuse,
je le sens bien moi je n'aime pas la chasse ! — Poltronne ! —
Madame, laissez-moi avec maman et Mme de Ponty. j'étudierai,
j'aime mieux cela. — Allons donc, il ne faut pas être pusillanime. Si tu es
si craintive, comment feras-tu pour débuter devant une salle comble ? Tout
ceci est vrai, mais bien enfantin mais vous m'avez dit de mettre toutes mes
bêtises et je n'en chômerai pas hélas ![2] Je la
suis donc, cette implacable Diane. A chaque coup de feu je tombais par terre,
avec les pauvres petits tapins Ne
me disait-elle pas cette belle chasseresse, quand elle croyait avoir bien
ajusté, de courir après, et de lui rapporter cette pauvre petite bête « Ah
pour ceci, Madame, non Je me révolte, je ne puis vous obéir, je ne
reviendrais pas d'abord vous attendriez longtemps votre lapin, on me
trouverait morte ! » Elle riait aux éclats, elle était vraiment bonne,
Mlle Raucourt. Tous ces souvenirs ne peuvent intéresser personne, je le sais
bien, mais j'ai de la joie au cœur en les retraçant. Qu'on est heureuse, mon
Dieu, à quatorze ans ! L'anecdote
est menue, certes, mais elle ne vaut précisément que par le charme de la
franchise, par le comique involontaire de la situation. Et n'est-ce pas, en
outre, un croquis alerte et neuf dé la vie intime
de Raucourt Cette familiarité, cette simplicité, cette bonté, George prend à
tâche d'y insister, et il n'est pas jusqu'à une partie « aux quatre coins »
qui ne lui en fournisse l'occasion. « Mlle
Raucourt, dit-elle en parlant de ces jeux dans la cour du château, Mlle
Raucourt se mettait à ces folies, elle était là sans façon, et tout aussi
rieuse et enfant que moi, elle se prêtait à cela avec une bonhomie et un entrain charmants. Elle avait tant d'esprit, cette
femme, elle était si amusante, quand elle contrefaisait son monde ! » On
est bien prêt de partager le plaisir de George. Ainsi
s'écoulait la vie heureuse des habitantes de La Chapelle, quand, au milieu de
ces poules en paix, survint un coq. Sans doute, ses dommages ne devaient
point être considérables, étant donné le goût amoureux de Raucourt. Ce fut
l'acteur Lafon[3]. Beau garçon, alors dans la
force de l'âge il avait vingt-neuf ans il était depuis deux saisons la
coqueluche des admirations féminines au Théâtre-Français. De concert avec
Raucourt, il avait décidé de donner quelques représentations à Orléans, et il
était venu s'installer à demeure à La Chapelle. Payé, sans doute, pour ne
point ignorer [l'inutilité d'une cour masculine auprès de Raucourt, il fit ce
que tout autre galantin eût commencé par faire il se rabattit sur George. Le
manuscrit de l'élève raconte plaisamment — et complaisamment — l'aventure.
Voici le morceau : Le
beau Lafon me fit la cour, il faisait le sentimental. II y avait un bois
charmant, il s'arrangeait de manière à m'éloigner un peu de la société ; je
me laissais conduire, je l'avoue franchement nous nous arrêtâmes un jour
devant une belle grosse pierre formant une espèce de rocher. Là le
beau Lafon me fit une déclaration honnête, me 'jurant qu'il ferait tout pour
m'obtenir en mariage. — Je
vous fais le serment, me dit-il, comme s'il parlait à Zaïre, devant le rocher
que nous appellerons le rocher d'Ariane. — Vous
me faites peur, Monsieur Lafon, puisque c'est sur le rocher qu'Ariane mourut
de chagrin d'avoir été abandonnée par Thésée. — Ma
chère petite amie, ceci est bien différent. Thésée était un libertin et Lafon
est un honnête homme. C'était
bouffon, j'en ai bien ri avec lui. Nous restâmes un peu trop de temps à ce
qu'il parait la société avait regagné la maison, on sonnait le diner, et nous
nous mîmes à courir. On était à table, jugez. J'étais très sotte, très rouge.
Ma mère me lit une mine affreuse, Mlle Raucourt fit froide figure à Lafon, et
lui reprocha de m'avoir attardée. — Mon
cher camarade, cela n'arrivera plus, je J'espère. Triste dîner, il y avait
des mets excellents, mais je ne mangeais point, tant j'avais frayeur de me
retrouver seule avec maman, qui était très sévère. Cette bonne petite Mme (de) Ponty riait, faisait tout pour
ramener un peu de chaleur dans la conversation. On joua le soir aux petits
jeux, il vint des visites on oublia cette mésaventure pour se livrer aux
rires les plus joyeux du monde. On pria ma petite mère de me pardonner mon
étourderie. Le bon accord fut rétabli. Lafon poursuivait son idée de mariage,
mais mon charmant Gascon[4] ne voulait point brusquer,
il attendrait mes débuts. Garçon prudent, mon gendre ! Il voulait me
donner le temps, disait-il, de la réflexion. Il fit bien, mon Orosmane du
Midi je réfléchis, et me convainquis que le mariage n'était point de mon
goût. Je me sentais déjà d'un caractère indépendant. Pauvre Lafon ! avec
ses habitudes bourgeoises, qu'aurait-il fait de moi ? Bon Dieu et
qu'aurais-je fait de lui ? Le chevalier de la triste figure, je crois ! Cette
page ne laisse pas d'être déconcertante. Il est certain que du retard de
Lafon et de George au dîner, Raucourt conçut quelque jalousie. Son bref et sec :
« Mon cher camarade, cela n'arrivera plus, je l'espère ! »
est significatif à cet égard. Non pas qu'elle eût quelques vues sur Lafon,
son passé amoureux est là pour le démentir, mais n'était-ce point plutôt dans
son affection quelle qu'elle fût pour George, qu'elle se sentait atteinte ?
Sans doute avait-elle deviné la cause du retard de ses deux hôtes à sa table,
mais ce serait mal la connaître et méconnaître à la fois son caractère, que
de penser que l'unique souci de son bon renom d'hôtesse fût la cause de son
mécontentement, Mais ce
récit a une autre importance encore. Il nous fixe, à peu près avec certitude,
sur le premier amour de George. Qu'elle fut attirée vers Lafon, bel homme,
elle-même le confesse, et surtout homme à bonnes fortunes, ce qui n'est
jamais pour déplaire aux femmes, cela est hors de doute. Au ton du récit on
peut cependant s'y tromper. La raillerie et l'ironie de George déroutent
quelque peu la certitude en cette affaire, et on pourrait douter de ses
sentiments pour Lafon. L'aima-t-elle ? Non, dit le passage que nous venons de
citer oui, riposte celui que voici Qu'on
est heureuse, mon Dieu, à quatorze ans Tout vous parait vrai, vous voyez tout
en beau, vous croyez à l'amitié, au dévouement, à l'amour ! Je croyais à
l'amour de mon beau Lafon, qui me paraissait le beau
idéal. Voilà
l'aveu formel, indiscutable. Mais poursuivons Quand
il me parlait, quand, dans nos jeux du soir, ma main rencontrait la sienne,
mon sang se refoulait vers mon cœur, je ne respirais plus ! Plus tard,
on voit qu'après tout est faux, tout est calcul : l'amitié, c'est bien rare,
le dévouement plus rare encore, oh oui, bien plus rare. L'amour, oui, il vous
fait illusion, il vous fait vivre, il vous torture, vous brise le cœur bien
souvent, mais il vous anime C'est quelque chose on ne vit pas dans le calme
plat, mais je pense que ce qu'il y a de vraiment vrai c'est l'amour maternel.
Cher Lafon, plus de promenades plus de causeries des regards, de gros
soupirs, puis l'espoir qui fait vivre. Cela,
ces dernières lignes, ce sont les déclamations sentimentales, et peu
littéraires, de la littérature romantique, de la femme vieillie, déchue, de
la tragédienne qui remue au fond de son cœur et de sa mémoire, les cendres
éteintes déjà de son souvenir. Mais ce qu'il importe d'en retenir, c'est
l'aveu même de l'amour, les circonstances qui F accompagnèrent. « Je
croyais à l'amour de mon beau Lafon. » Cela est net et ne supporte pas le
doute. On peut donc assurer que celui que George appelle « l'Orosmane du Midi
fut son premier amour. Bientôt, en des bras plus glorieux, elle allait
l'oublier, lui et ses serments devant le rocher d'Ariane, tandis que Lafon,
par un contraste piquant, devenait l'amant de la belle Pauline Bonaparte. * * * Le
séjour à La Chapelle eut une conséquence plus sérieuse pour George. Là,
Raucourt se décida à parachever son éducation dramatique, à la préparer
définitivement à la carrière élue. Elle avait imaginé de faire jouer la
comédie par son élève, devant « toutes les notabilités d'Orléans, les gens
d'esprit du canton, les poètes des environs ». Ce fut pour ces braves
gens une révélation où peut-être se mêlait quelque enthousiasme de commande
pour la châtelaine. — Comment,
disaient-ils en admirant l'élève, elle n'a pas quatorze ans ? — Et
elle va jouer Clytemnestre ? — Mais
c'est prodigieux ![5] Vêtue
de vieux oripeaux de Raucourt, coiffée d'un ancien diadème « en paillon »,
George débuta à La Chapelle par le rôle d'Hermione dans Andromaque. Et chacun
de louer le professeur du talent naissant de l'élève, de lui promettre le
plus grand succès. « Cette
prédiction réveillait enfin Mlle Raucourt. Elle sentit qu'il fallait
sérieusement s'occuper de moi son amour-propre était en jeu. » Ces
éloges furent donc le stimulant nécessaire pour la tragédienne. « Aussi les
auditions ne manquaient pas, » dit George. Une fièvre
de travail s'empara d'elle. Tour à tour les grandes héroïnes tragiques se
lamentèrent dans le boudoir de La Chapelle. Jocaste secoua les haillons
sanglants du lamentable Œdipe Médée brandit le glaive ruisselant ; Cléopâtre
l'Égyptiaque ouvrit ses bras avec l'envergure du condor sacré ; Athalie,
comme une louve traquée, hurla vers la vision des palais saccagés, et, les
mains pourpres encore du meurtre du Roi des Rois, échevelée, dominatrice,
droite dans sa robe de massacre et de splendeur, Clytemnestre attesta les
Dieux de la juste rigueur de son énorme vengeance. Ainsi
l'été passa. Vendémiaire ruissela aux pressoirs de la Touraine riche en
vignobles, et les premières pluies de brumaire ramenèrent à Paris les hôtes
de Raucourt. George était prête affronter les chandelles de la Comédie-Française. |
[1]
C'est là une phrase qui prouve que Mlle George savait parfaitement à quoi s'en
tenir sur les goûts amoureux particuliers de Raucourt. Elle hésite à récrire,
non point parce qu'elle ignore ces choses, mais parce que la reconnaissance lui
commande d'oublier et de glisser sur les détails des mœurs dont elle a été le
témoin.
[2]
Note pour Mme Desbordes-Valmore, qui peut faire croire que c'est sur son
instigation que Mlle George écrivit ses Mémoires.
[3]
Pierre Rapenouille, dit Lafon, débuta a la Comédie-Française le 8 mai
1800. La même année, en septembre, il fut nommé sociétaire, et le demeura
trente ans, car il ne prit sa retraite que le 1er avril 1830. Il mourut à
Bordeaux le 10 mai 1846. Au début de ses Mémoires, Mlle George trace de
lui ce portrait qu'on veut croire ressemblant « Je vis enfin le beau Lafon,
facteur en grande vogue, dont les débuts avaient été si brillants que Talma en
conçut quelques inquiétudes. Orosmane (c'est le rôle qu'il jouait quand Mlle
George le vit pour la première fois), c'était plutôt un joli homme, de traits
très délicats, le nez un peu en l'air, de petits yeux noirs mais très brillants
et fis, de l'élégance dans toute sa personne ; bel organe, parlant bien amour,
des larmes, de l'enthousiasme, une chaleur très entrainante, jeu très éclatant,
mais point de profondeur, peu de composition, c'était un feu d'artifice qui
éblouissait, qui produisait des applaudissements très chaleureux. Lafon
plaisait beaucoup aux femmes, son genre de talent séduisait avec juste raison,
il était vraiment ravissant. Son succès dans, le genre chevaleresque était bien
légitime et bien mérité.
[4]
Il était, en réalité, Périgourdin, étant né, le 1er septembre 1773, à Lalinde.
[5]
Manuscrit de Mlle George.