Une
sorte de légende, tenace comme le sont toutes les légendes, s'est créée
autour des débuta de Beaucourt. Les uns/comme Didot, en font une des quatre
filles d'un minable et calamiteux barbier de Dombasle les autres[1] la font naître, à Nancy, d'un
comédien ambulant et d'une fille au service du roi de Pologne, et les uns et
les autres commettent une égale erreur. La vérité est à la fois moins
pittoresque et plus simple. Le 3 mars 1756, elle naquit rue delà
Vieille-Boucherie, de François Saucerotte, bourgeois de Paris, et
d'Antoinette de La Porte, et fut baptisée sous les noms de Marie-Antoinette-Josèphe.
Le registre des baptêmes de la paroisse Saint-Séverin fixe désormais ce point
de son histoire. Élève
de la Clairon et du fameux Brizard, elle débuta le 23 décembre 1772, à la
Comédie-Française, dans ce rôle de Didon que nous lui avons vu jouer sur les
planches modestes du père Weimer. Le
succès de ces débuts fut éclatant. La Cour et la ville se donnaient
rendez-vous au Français pour admirer cette merveille dont La Harpe disait «
C'est la tête de Vénus et la jambe de Diane. » Nous trouvons un écho de ce succès
dans les Mémoires de Bachaumont « La fureur du public pour voir la nouvelle
actrice, des Français redouble chaque jour, écrit-il. Elle a joué dans Mithridate
le rôle de Monime avec un succès extraordinaire encore[2]. » Les princesses amoureuses et
plaintives, elle devait bientôt les délaisser pour les grandes reines tragiques,
Cléopâtre, drapée dans sa pourpre orientale ; Médée, enveloppée de la
lueur d'or de la céleste Toison Phèdre, sous son manteau de fureur luxurieuse
Hermione, rugissante sous le ciel d'Épire ; Agrippine, parmi les aigles
de la Rome néronienne Jocaste, imprécatoire et fatale Macbeth, éternelle
lamentatrice de l'éternelle tache sanglante. Dans Athalie on lui
trouvait un « débit fier et imposant[3] ». Cette louange de 1809 lui
fut un reproche en 1776. On n'était point accoutumé à. voir les tragédiennes
apporter cette vigueur, cette âpreté, cette rudesse dans l'Interprétation des
grandes héroïnes passionnées. De là une absence de sensibilité, de tendresse,
d'émotion. « Les cordes sensibles ne vibraient que médiocrement en elle[4] », a-t-on dit. On ne la
trouvait qu'imposante. Elle « n'avait pas le don des larmes[5]. » Ce fut là surtout le leitmotiv
des reproches. C'était une reine, ce n'était point une amoureuse[6]. La
postérité aurait pu se borner à recueillir cette opinion unanime, sans la
discuter, si les contemporains ne s'étaient point chargés de l'expliquer. Et,
en effet, cette rudesse, cette absence d'émotion et de tendresse, cette sorte
de « férocité dramatique », avaient leur cause majeure dans la vie
privée de Raucourt. « Ses
formes masculines et athlétiques ne contribuèrent pas médiocrement, écrit un
de ses biographes, à !a faire soupçonner d'habitudes
peu propres à faire partager à sa personne l'estime qu'on ne refusait plus à
son talent[7]. » Ces
habitudes on les devine aisément, et une anecdote de Legouvé en fournit la
clef. Un
soir, l'auteur du Mérite des Femmes monte à la loge de Raucourt, et
frappe à l'huis. La
tragédienne est nue et s'imagine qu'une femme demande à entrer. Legouvé
se nomme. — Oh !
ce n'est que vous, riposte-t-elle, alors vous pouvez entrer. N'est-ce
point là toute la psychologie de Raucourt ? Chose
curieuse, de ces mœurs, son époque lui tint rigueur. En ces temps où la plus
élégante des dépravations tenait le haut du pavé, où les petites maisons,
dans le genre de celle du marquis de Sade, servaient de temple et d'autel à
toutes les bonnes déesses de la Volupté, ce temps reprocha à Raucourt de se
souvenir qu'à Lesbos, dans les bois de pins noirs et de verts oliviers des Cyclades,
la grande Sappho avait enseigné la loi de l'amoureuse amitié. Cette
loi était devenue la sienne et voici de quelle manière elle la mettait en
pratique « Femme singulière que celle-là, pour ne pas dire monstrueuse.
Comment aurait-elle exprimé des sentiments qu'elle ne connut jamais ?
C'étaient d'étranges passions que les siennes. On a parlé de ses amours. Ils
ont traversé ceux de plus d'un pauvre garçon, bien qu'elle ne les disputât
pas à leurs maîtresses. Elle eut successivement, et non pas avec des hommes,
des liaisons aussi intimes que celles d'Armide avec Renaud, ou d'Angélique
avec Midas, s'isolant comme ces héroïnes de toute société et faisant ménage
avec l'objet de sa prédilection. Dans <ce ménage, elle affectait le rôle
de maître de la maison et se plaisait à en revêtir le costume. Lorsque des
relations de théâtre m'appelaient chez elle, où demeurait alors une jeune
femme à qui l'on reprochait de n'avoir plus d'amant, vingt fois j'ai retrouvé
ma Lucrèce en redingote et en pantalon de molleton, le bonnet de coton sur
l'oreille, entre sa commensale qui l'appelait mon bon ami et un petit
enfant qui l'appelait papa[8]. » Évidemment,
ce petit enfant appelant Raucourt papa, c'était exagéré, mais enfin Arnault
peut être suspect en cette affaire[9]. Nous
pouvons donc en appeler au témoignage de George, et ce témoignage, sans le
vouloir d'ailleurs, nous édifiera complètement. Lors des premiers soirs de
son arrivée à Paris, la fille du directeur d'Amiens s'en va, en compagnie de
sa mère, au théâtre. Toutes deux assistent aux adieux de l'acteur Larive dans
l'Orphelin de la Chine[10]. Raucourt jouait dans la pièce.
Or, que dit George à cette occasion ? «
Raucourt dans le rôle d'Idame. C'est de la maternité au plus haut degré, et
Mlle Raucourt était plus elle-même dans les rôles savants. Elle avait le
costume exact, c'était bien fait, elle ressemblait trop à Jameti, on ne
distinguait vraiment pas le sexe[11]. » On
ne distinguait vraiment pas le sexe ! Cela, c'est une femme demeurée, avec raison,
reconnaissante à Raucourt, qui le déclare. Doit-on s'étonner alors de la voir
appelée par Brissot : « La Raucourt ![12] » et de voir Bachaumont
noter ce fait, sans en rechercher la cause : « Mais ce qu'il y a
d'incroyable, c'est qu'à ses talents sublimes, elle joigne un cœur pur au
point de se refuser aux propositions les plus séduisantes. » Quant à
cette proposition séduisante, la voici : « On prétend qu'un amateur lui
offre jusqu'à 100.000 livres pour son p.....e[13]. » Nous
savons maintenant le pourquoi du refus de Raucourt. Elle avait eu cependant
des amants, et parmi eux on cite cet élégant faiseur de calembours qu'était
le marquis de Bièvre, qui fut le premier en tête. Raucourt l'ayant planté là,
il s'en consola aisément, et promena par les boudoirs de Paris son dernier
jeu de mot. — Ah se
lamentait-il, l'ingrate a ma rente On conçoit aisément que ces mœurs
amoureuses étaient bien faites pour inspirer les libellistes. Nous n'en
voulons pour preuve que ce pamphlet scandaleux, outrageusement illustré, et
dont le titre est tout le programme : La liberté de Mlle Raucourt (sic) toute la secte anandrine
assemblée au foyer de la Comédie-Française[14]. Ce qu'un contemporain
traduisait plus simplement par cette apostrophe : « Un honnête homme que son
malheur rendrait l'époux d'une pareille magicienne serait bien patient s'il
ne la jetait pas par la fenêtre[15]. » C'est
de cette femme/qu'on n'estimait pas et qu'on admirait toujours[16], que George allait devenir
l'élève. En se décidant si brusquement à l'adopter, Raucourt n'espérait-elle
pas en faire ce que le bon Arnault périphrase par « une commensale » ? Nous savons que George à quatorze ans était d'une beauté précoce, déjà forte pour son âge, « valant vingt ans », ainsi que le disait son père. Il faut confesser que c'est là un point délicat à élucider. Raucourt ne fut-elle que ravie et enthousiasmée par le jeune talent de George et fut-elle véritablement désintéressée en se chargeant de son éducation artistique ? Quoi qu'il en soit, ce ne devait point être le modèle des vertus que la jeune fille devait trouver chez elle et dans son entourage. Les Mémoires de George nous diront quel genre de vie menait Raucourt et dans quel milieu se préparèrent ses débuts à la Comédie-Française. A la vérité, cette Raucourt-là nous apparaît sensiblement différente de celle que nous dépeignent les pamphlets et les lettres et souvenirs intimes des contemporains. Faut-il s'en étonner ? Nous ne le pensons point, car si George a beaucoup vu, elle a beaucoup oublié, par- reconnaissance pour Raucourt. On ne distinguait vraiment pas le sexe. Ce sont les seuls mots par lesquels, involontairement, elle confirme ces « mœurs reconnues, à la vérité, pour être plus qu'irrégulières[17] ». Ce qui peut faire croire que dans l'enthousiasme de Raucourt, l'admiration dramatique eut une large part, c'est que George ne fut jamais accusée de sacrifier sur l'autel paré des violettes saphiques[18]. Si elle fut pour Raucourt une bonne et fidèle élève, elle ne le fut point jusque-là, et c'est tant mieux, car les attaques de Bonaparte n'eussent peut-être pas été couronnés d'un aussi facile succès. C'aurait été un grand dommage, et ce livre eut, après la vie de George, perdu un de ses plus curieux et piquants chapitres. Louons-en les Muses tragiques George, en apprenant, l'a échappé belle ! |
[1]
GILBERT STENGER, le Théâtre
sous le Consulat, I, 1904.
[2]
Mémoires de Bachaumont, janvier 1773.
[3]
Journal de l'Empire, 1er mars 1809.
[4]
E. DE MIRECOURT, Les
Contemporains, 2e série, p. 19.
[5]
E. DE MIRECOURT, Les
Contemporains, 2e série, p. 19.
[6]
Pourtant ce jeu de Haucourt trouva des défenseurs fougueux. On en sera
convaincu à la lecture d'une petite brochure in-8, de huit pages, parue en
germinal an VI, sous le titre de Mlle Raucourt traitée comme elle le mérite,
par une jeune dame. C'est, outre une curieuse apologie de Raucourt, un tableau
piquant du théâtre de l'époque.
[7]
Galerie historique des contemporains. etc., t. VIII, p. 19.
[8]
LOUIS-VINCENT ARNAULT, Souvenirs
d'un sexagénaire.
[9]
Alexandre Dumas, père, dans ses Mémoires (troisième série), a presque
entièrement repris ce passage d'Arnault, et en ces termes Mlle Raucourt,
presque aussi grecque que la Lesbienne Sapho. Sapho-Raucourt jouissait d'une
réputation, dont elle ne cherchait pas le moins du monde à atténuer l'originalité.
Le sentiment que Mlle Raucourt portait aux hommes était plus que de
l'indifférence, :'était de la haine. Celui qui écrit ces lignes a sous les yeux
un manifeste signé de l'illustre artiste qui est un véritable cri de guerre
poussé par Mlle Raucourt contre le sexe masculin. Et cependant, chose
singulière, malgré ce dédain pour nous, Mlle Raucourt dans toutes les
circonstances où le costume de son sexe ne lui était pas indispensable, avait
adopté celui du nôtre, ayant près d'elle une jolie femme qui l'appelait « mon
ami » et un charmant enfant qui l'appelait « papa ». Nous avons connu la mère,
qui est morte en 1832 ou 1833, nous connaissons encore l'enfant, qui est
aujourd'hui un homme de cinquante-cinq ans.
[10]
George dit de cette soirée : « Ce fut la dernière représentation de Larive qui,
cette fois, fut affreusement traité, bafoué même. Il perdait la mémoire, le
pauvre, il ne savait plus ce qu'il faisait, ce spectacle faisait mal. »
[11]
Manuscrit de Mlle George.
[12]
BRISSOT, Mémoires,
chap. VI.
[13]
BACHAUMONT, ouvr.
cit.
[14]
A. Lèche-C..., et se trouve dans les coulisses de
tous les théâtres, même chez Audinot. Paris, 17J1, in-18, 36 pages. —
Audinot était, on le sait, directeur du théâtre de l'Ambigu-Comique au
boulevard du Temple, et ses acteurs étaient des enfants de huit à dix ans.
C'est de lui que parle Delille dans son vers :
Chez Audinot l'enfance
attire la vieillesse.
[15]
GILBERT STENGER, le Théâtre
sous le Consulat, I, 1904.
[16]
GILBERT STENGER, le Théâtre
sous le Consulat, I, 1904.
[17]
Galerie historique des contemporains. etc., t. VIII, p. 19.
[18]
Nous nous devons, toutefois, de donner ici un témoignage contraire, celui du
général-major de Lôwenstern, qui vit George lors de son séjour en Russie où
elle s'était liée avec la princesse Gallyzin, née Wsevoloschky. Parlant de
cette dernière, Lôwenstern écrit fi C'était une bette femme, très extravagante
un esprit tourné vers une originalité ridicule. Elle avait entièrement secoué
le joug de l'opinion. Huit jours après son mariage elle s'était séparée de son
mari, et on prétend, comme fille. Elle n'a jamais eu d'amant et méprisait trop
notre sexe. Mais, sans s'en apercevoir, elle avait pris la tournure des hommes,
leur costume, sans pour cela exclure le jupon. Elle s'engouait pour les femmes,
comme nous le faisons, et elle abusait, de leur confiance et de leur abandon
avec moins de scrupule que nous n'aurions pu le faire. Sa première passion a
été pour Mme Ouvaroff, jeune et belle femme, mais d'une dépravation rare. Elle
en était amoureuse, éprise. Voici, maintenant, après la principale héroïne,
l'anecdote relative à George. La scène se passe à une fête donnée par la
princesse Metchersky dans sa propriété de Kamenoï Ostroff : « Mlle George était
invitée. La princesse Gallyzin l'avait introduite. La nuit était très noire et
la société s'étant réunie dans les jardins, le feu d'artifice commença. Les
moments de grande clarté produite par les fusées où d'autres artifices me
firent apercevoir deux femmes couchées dans un bosquet qui se tirent des
caresses si tendres que je fus un moment tenté de croire que c'était un couple
amoureux. Ma curiosité une fois piquée, je ne quittai plus des yeux ce bosquet
et je profitai des moments où un artifice l'éclaira encore et je vis, enfin je
vis Mlle. George représenter Iphigénie, et la princesse Achille. Dès ce moment,
le secret de la princesse fut dévoilé pour moi et son aversion pour les hommes
ne m'étonna plus. Je fus discret, et voilà ce qui me valut son amitié. » Mémoires
du général-major russe baron de Lôwenstern (1716-1858), t. I, pp. 171 et
suiv.