UNE MAÎTRESSE DE NAPOLÉON

 

PRÉFACE DE M. JULES CLARETIE

de l'Académie Française

 

 

Mlle George est à la mode. Elle bénéficie de cette curiosité passionnée qui va vers Napoléon, et, comme eût dit Sainte-Beuve, ses « entours ». M. Frédéric Masson ; le plus ardent et le plus éloquemment révélateur des historiens de l'époque impériale, préoccupé de la vie intime de ses héros comme M. Henry Houssaye, stratège de la plume, l'est des batailles, n'a eu garde d'oublier George parmi les « femmes de l'empereur ». Et Mlle George n'était pas femme à se laisser oublier parmi les maîtresses de César. Les entrevues de la tragédienne avec le grand faiseur de tragédies en action sont devenues quasi classiques depuis la publication des Mémoires de George par M. Cheramy. Je sais bien qu'il y a là peut-être un peu de maquillage, pour parler comme au théâtre, et M. Pierre Berton, qui a eu la bonne fortune de voir la vieille reine tracer les feuillets de ses souvenirs, affirme que ce qu'il a lu jadis ne ressemble pas à ce qui est imprimé. Ce problème est bien fait pour des discussions entre historiens ou amateurs d'autographes.

J'avais tenu entre les mains ces pages manuscrites de George, avant la vente publique, et Sapin, le bon Sapin, me les avait communiquées. Cette écriture cursive, saccadée, de Mlle George donnait un caractère de réalité à la confession un peu romanesque et comment dire ? — « arrangée ».

Ce qui est certain c'est que la belle muse vivante de la tragédie classique, puis du drame romantique, a retrouvé un regain de gloire et ce n'est pas le livre de M. Hector Fleischmann qui pourra nuire à sa renommée. Le pittoresque et poignant historien des belles filles du temps de la Terreur et de la guillotine qui n'épargna point les belles filles a ajouté à ses études si attirantes sur la Révolution française ces pages excellemment documentées consacrées à la créatrice de Marie Tudor et de Lucrèce Borgia, sorte d'impératrice de la main gauche dont Hugo, qui l'avait fait applaudir en des heures de victoire, nous a décrit la vieillesse navrée.

J'aurais pu la revoir dans sa décrépitude, la pauvre femme que j'avais, étant enfant, vue s'écrouler, masse de chair, sur la scène du théâtre de Limoges, où deux acteurs ou figurants accouraient, la prenant sous les aisselles, pour la relever.

Un soir qu'aux Variétés on répétait une pièce, une opérette, Mademoiselle George — Rodogune en opérette ! —, un petit vieillard assis à mes côtés me dit

— C'est de la gloire posthume, mais c'est de la gloire à l'envers Ce qu'il fallait à Mlle George, c'était un chant d'épopée Qui parlait ainsi ? Le neveu de la tragédienne, Tom Harel, qui n'avait plus que quelques mois à vivre et était venu là applaudir le fantôme de celle qu'il avait profondément aimée.

Ce fantôme il réapparaît, mais évoqué de façon à nous rendre le sourire même et la beauté de la femme dans ce livre de M. Hector Fleischmann, dont j'achève les épreuves avec un infini plaisir et qui ajoute à la galerie napoléonienne, déjà si riche et encore enrichie depuis ces dernières années, un portrait fait séduction et de vérité, une toile de maître, ce livre complet et excellent, que le Musée de Bayeux pourra accueillir et placer à côté du cadre où revit là-bas la belle créature disparue un volume qui prendra place dans la bibliothèque des curieux et des adorateurs posthumes de ces grandes charmeresses dont il ne resterait qu'un nom sur une pierre, si des évocateurs tels que M. Hector Fleischmann ne venaient rappeler ces charmes, ces bravos, ces amours, ces retentissantes premières, — si vite passées et remplacées par les tristes dernières, à la fugitive et ingrate mémoire des hommes.

 

Viroflay, 20 septembre 1908.

 

JULES CLARETIE,

de l'Académie française.