La liberté des villes grecques proclamée après la bataille de Cynocéphales. - Athènes sous la domination romaine. Tacite, dans un discours qu'il prête à l'empereur Claude, a heureusement opposé le génie des Grecs à celui des Romains. Pourquoi, dit-il[1], Lacédémone et Athènes, jadis si puissantes par les armes, sont-elles tombées, si ce n'est pour avoir repoussé les vaincus comme des étrangers. Le principe de la politique romaine, au contraire, consiste à s'assimiler comme citoyens ceux qu'on vient de combattre comme ennemis. Le caractère des Romains semble, au premier abord, moins favorable à la liberté que celui des Grecs ; mais, sous ces formes rudes et austères, il y a au fond plus de respect pour les droits de la nature humaine. Le Grec, esclave de ses propres caprices, n'aimait la liberté que pour lui-même ; le Romain, quoique plus tenace dans sa volonté, comprenait davantage la liberté des autres. Pénétrez dans l'intérieur de la cité romaine, et vous y trouverez les droits des différents ordres de citoyens mieux déterminés et mieux garantis que chez les Grecs, les magistrats mieux obéis, le pouvoir plus fort et par conséquent plus capable de maintenir la liberté. C'est là ce qui exprime les progrès de Rome au dehors, et surtout la durée de sa puissance. Après la bataille de Cynocéphales (197), deux systèmes militaires furent en présence et on la légion l'emporta sur la phalange, Rome tenait dans sa main deux nations si longtemps rivales, la Macédoine et la Grèce : elle affaiblit l'une et affranchit l'autre. On sait au milieu de quel enthousiasme Flamininus fit proclamer, aux jeux isthmiens, la liberté de toutes les villes helléniques (196). Athènes n'était pas la dernière à témoigner sa reconnaissance aux. libérateurs de la Grèce.. Quelques années plus tard, pendant la guerre d'Antiochus, il y avait parmi les Athéniens un parti qui voulait vendre la ville au roi de Syrie ; mais la majorité des citoyens appela les Romains à son secours, et, sur l'accusation d'un certain Léon, le chef de ce mouvement, Apollodore, fut condamné à l'exil[2]. Les Achéens, qui étaient restés fidèles à Rome, envoyèrent des auxiliaires pour défendre le Pirée, tandis qu'Antiochus s'emparait de Chalcis et de l'Eubée tout entière (192). Les Romains n'eurent point de peine à triompher d'Antiochus et des Étoliens qui avaient cherché à diviser la Grèce. Le roi de Macédoine, qui se souvenait encore de Cynocéphales, avait soutenu Rome contre le roi de Syrie. Quand le successeur de Philippe, Persée, osa recommencer la guerre contre les Romains, le peuple d'Athènes interdit sua Macédoniens l'entrée de son territoire[3]. Après la victoire de Pydna (168), Paul Émile parcourut la Grèce. ll visita le temple de Delphes et l'antre de Trophonius ; il traversa l'Euripe de Chalcis à Aulis, on s'étaient jadis réunis les mille vaisseaux d'Agamemnon ; mais le principal but de son voyage c'était Athènes, cette ville, dit Tite-Live[4], toute pleine de souvenirs et de monuments. Avec quelle curiosité il contempla l'Acropole, les ports, ces longs murs qui joignaient le Pirée à la ville, les arsenaux, les images des grands hommes, les statues des dieux et des héros, en an mot tous ces chefs-d'œuvre, aussi remarquables par la richesse de la matière que par le génie des artistes ! Avant de quitter Athènes, Paul Émile offrit un sacrifice à Minerve, protectrice de la cité. En même temps, il demanda aux Athéniens un philosophe distingué pour achever l'éducation de ses enfants, et un habile peintre pour diriger les préparatifs de son triomphe. On lui désigna Métrodore, qui, par un heureux privilège, excellait à la fois dans la peinture et dans la philosophie. Parmi les dépouilles de Persée, Paul Émile réserva pour ses fils les livres de la bibliothèque du roi. Ainsi commençait à s'accomplir l'alliance entre le génie guerrier des Romains et la civilisation hellénique. Depuis la bataille de Pydna, la Macédoine n'existait plus comme royaume, ni même comme nation. Les Macédoniens furent déclarés libres ; mais le pays fut divisé en quatre régions, qui eurent chacune un conseil particulier. Il n'était pas permis aux habitants de chaque district de contracter mariage, ni de vendre ou d'acheter des immeubles hors de leur territoire[5]. Telle était l'indépendance que Rome donnait aux vaincus : elle ne laissait point les peuples s'enivrer, comme disait Platon, à la coupe de la liberté ; pour que ce breuvage ne fût plus fatal, elle le versait désormais avec une modération salutaire[6]. La ligue achéenne n'existait Fins que de nom, depuis la mort de Philopœmen, qui avait cherché à la ranimer. Pendant la guerre de Persée, les Achéens avaient offert aux Romains de combattre avec eux ; c'était Polybe qui avait été chargé de l'ambassade[7] ; mais le consul Marcius avait refusé un secours dont il se défiait. Après la bataille de Pydna, le sénat fit conduire à Rome plus de mille Achéens qui lui étaient suspects ; supposant sans aucun fondement qu'ils avaient été condamnés par leurs compatriotes, il les dispersa dans plusieurs villes d'Étrurie. Polybe, qui était du nombre des exilés, fut traité avec moins de rigueur : les deux fils de Paul Émile, Fabius et Scipion, obtinrent pour lui la permission de rester à Rome. Ce fut alors que l'illustre Achéen commença à étudier la politique romaine, et comprit que la Grèce n'avait plus qu'à se résigner. Les Athéniens semblaient sincèrement attachés à la fortune de Rome. Depuis qu'ils avaient échappé à la domination macédonienne, ils ne songeaient qu'à vivre tranquilles ; ils ne prenaient plus aucune part aux affaires générales de la Grèce, et ils étaient tombés, à cet égard, dans une indifférence que Polybe leur a reprochée[8]. Cependant ils n'avaient pas renoncé à l'ambition de s'agrandir, et ils cherchaient à tourner à leur profit l'alliance romaine. Ils avaient rétabli leur domination dans les îles de Délos et de Lemnos. Ils voulaient aussi s'emparer du territoire d'Haliarte, ancienne ville de Béotie. Trois ans après la défaite de Persée, ils envoyèrent des ambassadeurs à Rome (165). Ils priaient le sénat de les reconnaître comme légitimes possesseurs de Délos et de Lemnos, Quant au pays d'Haliarte, ils demandaient qu'on le rétablît dans son ancien état, ou qu'on leur en donnât la domination. Polybe regarde cette dernière prétention comme exorbitante, comme contraire à la justice et au droit public. Le sénat ne changea rien à la situation d'Haliarte ; mais il accorda aux Athéniens Délos et Lemnos[9]. Les idées grecques commençaient à s'infiltrer dans l'esprit des Romains, et à adoucir la rudesse de leurs mœurs. Mais partout où pénètre une civilisation supérieure, il y a un parti qui s'attache à défendre les vieilles coutumes, et qui représente chaque innovation comme un sacrilège. Le préteur Pomponius fit un rapport au sénat contre les philosophes et les rhéteurs grecs, qui étaient venus s'établir à Rome (161). Un sénatus-consulte enjoignit au préteur de les faire sortir de la ville[10]. Quelques années plus tard (156), il arriva à Rome une nouvelle ambassade athénienne, composée de Carnéade, de Diogène et de Critolaüs. Ces trois personnages représentaient en commun la république qui les avait envoyés ; mais chacun en particulier représentait une des sectes philosophiques les plus célèbres : Carnéade appartenait à l'école académique ; Diogène professait le stoïcisme ; Critolaüs était péripatéticien. L'objet officiel de leur mission était de demander la remise d'une amende de cinq cents talents, à laquelle les Athéniens avaient été condamnés pour avoir pillé la ville d'Orope ; mais il est permis de croire qu'ils venaient en même temps protester contre le décret d'expulsion qui avait frappé leurs compatriotes. Pendant leur séjour à Rome, ils s'efforcèrent de convertir à leurs doctrines les jeunes gens des plus nobles maisons. Les Romains reçurent avec enthousiasme l'enseignement qui leur était offert. Un des principaux sénateurs, Caïus Acilius, traduisait en latin les discours des trois Grecs et les répandait dans toute la ville. Carnéade surtout eut un succès prodigieux. Il avait, dit Cicéron[11], une incroyable puissance de parole et une richesse d'expression inépuisable. Jamais il ne soutint une opinion sans l'établir victorieusement ; jamais il n'en, combattit une sans la renverser de fond en comble. Mais, sous cette éloquence irrésistible, il n'y avait aucune conviction arrêtée. Un jour, Carnéade avait fait l'éloge de la justice ; ses auditeurs admiraient la force de ses arguments : Demain, leur dit-il, je parlerai contre la justice, et tout aussi bien[12]. Cet étrange abus de la parole pouvait être bon à Athènes, oh le goût et l'habitude de ces joutes oratoires les faisaient regarder comme un pur exercice de l'esprit. Mais la gravité romaine pesait scrupuleusement les phrases que les rhéteurs grecs prodiguaient avec indifférence : On fut indigné de la conduite de Carnéade, et le plus ferme défenseur des anciennes maximes, le vieux Caton, résolut de débarrasser Rome de la philosophie grecque, comme d'une peste publique. L'ancien censeur se rendit au sénat ; il reprocha à cette
assemblée de retenir trop longtemps les ambassadeurs athéniens : Ce sont, dit-il[13], des hommes capables de prouver tout ce qu'ils veulent. La
subtilité de leurs raisonnements rend la vérité problématique. Il faut
expédier leur affaire au plus tût. Qu'ils retournent ensuite dans leur pays ;
qu'ils instruisent tant qu'ils voudront les enfants des Grecs ; mais que ceux
des Romains n'écoutent ici que les lois et les magistrats, comme ils le
faisaient avant l'arrivée de ces étrangers. La majorité du sénat
partageait l'avis de Caton ; on se hâta d'examiner l'affaire ; l'amende des
Athéniens fut réduite à cent talents, et, au grand regret de leurs nouveaux
disciples, les trois philosophes retournèrent dans leur pays. Caton continua de lutter, tant qu'il vécut, contre
l'influence hellénique. Il avait pour maxime qu'il suffisait de jeter un coup
d'œil sur les lettres grecques, mais qu'il ne fallait pas les approfondir[14]. Les Grecs lui
semblaient l'espèce la plus méchante et la plus indocile ; il n'épargnait pas
même Socrate, et, deux siècles et demi après la mort du philosophe, il
recommençait son procès : C'était, disait-il,
un diseur de vaines paroles, un mauvais citoyen qui
avait cherché à se rendre le tyran de sa patrie, en abolissant les anciennes
coutumes et en répandant des opinions dangereuses[15]. Caton
recommandait à son fils de se défier de tout ce qui était Grec : Retenez bien ceci, lui écrivait-il, c'est un oracle qui vous parle : toutes les fois que cette
nation nous communiquera ses arts, elle corrompra tout ; et le mal est sans
remède, si elle nous envoie ses médecins : ils ont juré entre eux
d'exterminer tous les barbares par la médecine[16]. A cette sortie bizarre contre les médecins, ne serait-on pas tenté de croire que le grave censeur était poussé contre eux par une certaine jalousie de métier ? car on se rappelle que Caton avait la prétention de guérir toute sa maison par des remèdes de son invention, que sa femme et son fils furent victimes de cette dangereuse manie, et qu'il lui fallut toute la force de son tempérament pour ne pas y succomber lui-même. Quant à cette fameuse maxime, qu'il suffit de jeter un coup d'œil sur les lettres grecques, ne viendrait-elle pas de ce que Caton s'était appliqué au grec fort tard et n'avait jamais pu parvenir à l'apprendre ? Mais les générations nouvelles ne tenaient aucun compte des
anathèmes du vieux Caton, et la civilisation grecque faisait tous les jours
de nouveaux progrès dans Rome, en dépit des lois et des magistrats. C'est
sans doute à cette influence qu'il faut attribuer le retour des Achéens dans
leur pays. Il y avait dix-sept ans qu'ils avaient été transportés en Italie,
et il n'en restait plus qu'un petit nombre. Scipion Émilien, à la prière de
Polybe, sollicita Caton en leur faveur. L'inflexible ennemi des Grecs
consentit au renvoi des Achéens, mais non sans exprimer le dédain qu'ils lui
inspiraient. Sénateurs, dit-il, on croirait vraiment que nous n'avons rien à faire, nous
qui disputons tout un jour pour savoir si quelques misérables vieillards de
Grèce seront enterrés par nos fossoyeurs ou par ceux de leur pays[17]. Les Achéens
furent renvoyés dans leurs foyers (150).
C'était le temps où les Macédoniens faisaient un dernier effort pour
reconquérir leur indépendance. Après la défaite d'Andriscus, qui s'était
donné pour le fils de Persée, la Macédoine fut réduite en province romaine (147). En Achaïe, le retour des bannis avait
rendu l'espoir an parti national. La ligue attaqua les Spartiates, qu'elle
regardait comme des alliés douteux. Rome déclara que Sparte, Argos, Corinthe,
et quelques autres villes ne faisaient plus partie de la confédération :
c'était la dissolution même de langue, Les Achéens furieux osèrent se heurter
coutre Rome. La bataille de Scarfée, celle de Leucopétea et la prise de
Corinthe décidèrent du sort de la Grèce. Cette contrée devint une province
romaine (146), et fut appelée Achaïe, du nom qui avait jeté le plus d'éclat
sur ses derniers moments. Le vainqueur de Corinthe, Mummius, fit raser les murs de toutes les villes qui avaient pris part à la guerre contre Rome, et il en désarma les habitants. Dix commissaires furent envoyés !par le sénat, peur régler avec le consul les affaires de la Grèce. Partout la démocratie fut abolie, 'et les magistrats durent être choisis désormais parmi les plus riches. Toute la Grèce fut soumise au tribut ; il fut défendu mu citoyens des différents États de posséder des terres hors de leur pays. Le sénat interdit toutes les assemblées fédératives qui existaient en Achaïe, en Phocide et en Béotie. Cependant quelques années plus tard, les Romains eurent pitié des Grecs : ils leur permirent de rétablir les anciennes assemblées qui avaient lieu chez certains peuples, et ils autorisèrent les particuliers à posséder des terres hors des limites de leur pays. Ils remirent aussi toutes les amendes que Mummius avait imposées aux vaincus[18]. Athènes était lestée complètement étrangère au soulèvement des Achéens. Elle parait même s'être résignée de bonne grâce à n'être plus qu'une ville romaine. Quoiqu'elle eût obtenu par privilège le titre de cité libre, que Pline lui donne au premier siècle de l'ère chrétienne[19], elle était somatise à l'autorité da préteur, et elle avait échangé sen indépendance politique contre une simple liberté municipale. Mais elle se consolait, en initiant les vainqueurs à la civilisation de la Grèce. Elle acceptait le partage qu'avait fait la Providence entre les deux cités reines de l'antiquité, et que le pote latin a exprimé eu si beaux vers[20] : à Rome la puissance matérielle, la conquête du monde par le glaive et par les lois ; à Athènes la palme des arts et l'empire des esprits. |
[1] Tacite, Annales, XI, 24.
[2] Tite-Live, XXXV, 50.
[3] Tite-Live, XLI, 23.
[4] Tite-Live, XLV, 27.
[5] Tite-Live, XLV, 29.
[6] Commune concilium gentis nullum esset, ne improbum vulgus a senatu aliquando libertatem salubri moderatione datam ad licentiam pestilentem traheret. (Tite-Live, XLV, 18.)
[7] Polybe, XXVIII, fragment 7.
[8] Polybe, V, 21.
[9] Polybe, XXX, fragment 11.
[10] Aulu-Gelle, Nuits attiques, XV, 11. — Suétone, des Rhéteurs illustres, 1.
[11] Cicéron, de l'Orateur, II, 38.
[12] Lactance, Institutions divines, V, 14.
[13] Plutarque, Caton l'Ancien. — Pline, Histoires naturelles, VII, 31.
[14] Salis esse litteras Græcortun inspicere, non perdiscere. (Pline, Histoires naturelles, XXIX, 7.)
[15] Plutarque, Caton l'Ancien.
[16] Pline, Histoires naturelles, XXIX, 7.
[17] Plutarque, Caton l'Ancien.
[18] Pausanias, Achaïe, 36.
[19] Pline, Histoires naturelles, III.
[20] Virgile, Énéide, VI, v. 814 et suivants.