Athènes et la ligue achéenne. - Premières relations des Athéniens avec les Romains. Les Grecs avaient appris, à leurs dépens, qu'ils n'avaient d'autre moyen de défendre leur liberté que de réunir leurs forces contre l'ennemi commun. Que pouvaient en effet ces petites républiques, séparées les unes des autres, en face de ces puissantes monarchies qui s'étaient formées du démembrement de l'empire d'Alexandre ? Aussi, au IIIe siècle avant l'ère chrétienne, n'est-ce plus par des efforts isolés, mais par des tentatives de fédération, qu'on travaille à lutter contre la Macédoine. Les Spartiates, qui avaient résisté même à Alexandre, cherchèrent à rallier les peuples grecs contre Antigone de Goni ; mais beaucoup de villes refusèrent leurs secours aux Lacédémoniens, persuadées qu'ils voulaient dominer la Grèce et non l'affranchir[1]. Les Étoliens, qui avaient pris une grande part à la guerre lamiaque, avaient formé une ligue assez puissante dès le temps de la domination d'Antipater ; mais cette ligue, organisée par un peuple grossier et accoutumé à vivre de rapine, s'occupait autant de piller ses voisins pie de se défendre contre la tyrannie étrangère. Les Étoliens s'étaient même alliés à Antigone, lui abandonnant le nord et l'est de la Grèce, à condition de dominer eux-mêmes dans l'occident. La ligue achéenne, qui remontait aux temps les plus anciens, mais qui se renouvela en la CXXIVe olympiade (285-281), s'annonça sous de meilleurs auspices[2]. En 251, Aratus de Sicyone délivra sa patrie du tyran qui l'opprimait, et, pour l'empêcher de tomber sous le joug d'Antigone, il l'associa à la ligue achéenne. L'année suivante, il fut nommé stratège des Achéens. Ce fut alors qu'il résolut de détruire dans toute la Grèce la domination macédonienne et les tyrannies particulières, de rétablir l'autonomie dans toutes les villes, de les agréger à la ligue achéenne, et d'en faire une grande fédération, capable de résister à toutes les attaques étrangères. La conception d'un tel projet révélait dans Aratus, non pas ce patriotisme étroit qui avait armé les Grecs les uns contre les autres, mais un dévouement éclairé à la patrie hellénique. C'était un esprit vraiment politique, et pour lequel l'histoire n'était pas une leçon perdue. Il comprenait tout ce que les Grecs avaient perdu de forces dans ces luttes intestines ; il comparait les villes isolées aux membres d'un même corps, qui languissent dispersés, et pour lesquels l'union est la vie[3]. Mais tous les peuples ne sont pas également propres au système fédératif. Il faut, pour le pratiquer, un esprit patient, désintéressé, étranger aux soupçons jaloux, qui inspire la confiance et qui l'éprouve, qui ne veuille pas tout plier à ses caprices, tout façonner à son image, et qui soit prêt à sacrifier à la communauté son opinion et son intérêt. Ces qualités, qui ne sont jamais communes, étaient fort rares dans l'ancienne Grèce ; les Athéniens surtout les connaissaient peu. Ce peuple, par ses défauts et par ses qualités mêmes, était inhabile à tenir sa place dans une association : il ne savait pas subordonner sa personnalité aux exigences de l'intérêt général. Plus l'entreprise était difficile, plus elle tentait Aratus : il s'y dévoua tout entier. Quand il eut délivré Corinthe, Mégare, Trézène, Épidaure, il voulut s'avancer dans la Grèce centrale ; il parcourut l'Attique, et jeta ses Achéens dans l'île de Salamine. Il renvoya libres et sans rançon les prisonniers athéniens ; ce qui fut, dit Plutarque, comme la première semence de leur révolte contre les Macédoniens[4]. Il s'occupa ensuite d'affranchir Argos et Mégalopolis. Antigone de Goni étant mort, et son successeur Démétrius Il s'étant brouillé avec les Étoliens, Aratus parvint à réunir les deux ligues (237). Mais ce qu'il rêvait surtout, c'était la délivrance d'Athènes, plus asservie que jamais à la puissance macédonienne depuis l'avènement du nouveau roi. Plusieurs fois il attaqua le Pirée sans succès ; mais, loin de se rebuter de ces échecs, il revenait toujours à la chargé, avec une sorte de passion : Plutarque le compare à un amant malheureux, qui ne se lasse point de faire de nouvelles tentatives auprès de sa maîtresse. Dans une de ces expéditions contre l'Attique, les Achéens furent vaincus près de Phylé, par Bithys, l'un des lieutenants de Démétrius ; le bruit se répandit qu'Aratus avait été fait prisonnier ; d'autres disaient qu'il avait été tué. Diogène, qui commandait au Pirée, envoya à Corinthe une lettre par laquelle il ordonnait aux Achéens de se retirer de cette ville, attendu qu'Aratus n'existait plus. Aratus lui-même était à Corinthe, quand on y reçut la lettre qui annonçait sa mort. Les envoyés de Diogène s'en retournèrent tout confus. Au premier bruit de la mort d'Aratus, les Athéniens s'étaient couronnés de fleurs, pour faire leur cour aux Macédoniens. Aratus, qui venait les délivrer, fut tellement irrité de leur ingratitude, qu'il s'avança avec une armée pour ravager leur territoire ; mais il se laissa fléchir par leurs prières, et ne leur fit aucun mal. A la mort de Démétrius (233), les Athéniens furent tout heureux de s'appuyer sur Aratus pour recouvrer leur liberté ; ils l'appelèrent à leur secours. Celui-ci, quoiqu'il ne fût pas cette année-là stratège des Achéens, et qu'il fût malade, se fit porter en litière, pour répondre à l'appel des Athéniens. Lorsqu'il fut arrivé dans la ville, il persuada à Diogène, qui commandait la garnison, de rendre au peuple le Pirée, la forteresse de Munychie, le cap Sunium et l'île de Salamine, moyennant la somme de cent cinquante talents ; et, sur cette somme, Aratus en fournit vingt de son bien propre[5]. Après le départ des Macédoniens, Athènes conclut une alliance avec les Achéens ; mais au fond elle les méprisait, et elle n'attendait qu'une occasion pour s'en séparer. La ligue achéenne était parvenue à son apogée en 229, l'année même où les Romains, portant la guerre en Illyrie, frappaient, pour ainsi dire, aux portes de la Macédoine et de la Grèce. C'était le moment, pour les Grecs, de rester plus unis que jamais : ils retombèrent dans leurs anciennes divisions. Sparte, que la réforme de Cléomène n'avait pas régénérée, était restée jusque-là étrangère à la ligue. Cléomène arracha aux Achéens les villes arcadiennes, et les vainquit, près de Dymes, en bataille rangée (224). Cependant il rendit les prisonniers sans rançon ; et il offrait même de restituer les places qu'il avait prises, si on voulait le nommer chef suprême de la ligue. Aratus, cette fois mal inspiré, fit rejeter ces propositions, et, pour échapper à la suprématie de Sparte, il fit donner le commandement à Antigone Doson, qui avait succédé à Démétrius II. Il en résulta que les Lacédémoniens furent écrasés à Sellasie (222), mais que la plus grande partie de la Grèce retomba sous le joug de la Macédoine. Les Étoliens profitèrent de la mort d'Antigone Dogon et de la jeunesse de son successeur, Philippe III, pour se séparer des Achéens, et aspirer à la domination du Péloponnèse[6]. Ils allaient partout pillant les villes associées à la ligue achéenne. Aratus voulut les arrêter ; mais il fut vaincu à Caphies (221). Il fut donc réduit à recourir encore une fois au dangereux secours de la Macédoine, et, comme il avait appelé Antigone contre les Spartiates, il appela Philippe contre les Étoliens. Ce prince vint soutenir les Achéens, mais au prix de leur liberté ; et Aratus s'aperçut avec douleur qu'en voulant donner un protecteur à la ligue, il lui avait donné un maître. Tandis que Philippe mettait dans sa dépendance toute la Grèce, excepté trois peuples, les Étoliens, les Spartiates et les Athéniens, les Romains continuaient leurs progrès dans les îles et sur les côtes de l'Illyrie ; ils prenaient pied au nord-ouest de la péninsule hellénique. Il n'y avait qu'un moyeu de résister à cette puissance nouvelle qui s'élevait en Occident, c'était l'union intime de tous les peuples grecs et de la Macédoine. Cette union n'existant point, la victoire (le Rome était assurée. Ce fut en vain que Philippe, après la bataille de Cannes, conclut un traité d'alliance avec Annibal, pour enlever l'Illyrie aux Romains (215). Vaincu à l'embouchure de l'Aoüs (214), il vit une partie des Grecs se déclarer contre lui. Athènes surtout était poussée du côté de Rome par sa vieille haine contre la Macédoine. Aussi, quand la guerre recommença, Philippe voulut-il se venger des Romains en attaquant la patrie de Démosthène (200). Le consul Sulpicius avait envoyé, pour préserver Athènes, vingt galères et des troupes, sous le commandement de Claudius Centho. Le roi de Pergame, Attale, et les Rhodiens vinrent aussi au secours de cette ville. Lorsque Attale entra dans le Pirée, pour renouveler son alliance avec les Athéniens, tous les citoyens avec leurs femmes et leurs enfants, tous les prêtres revêtus de leurs insignes, et, selon l'expression de Tite-Live, les dieux eux-mêmes sortis de leurs demeures, allèrent au-devant du prince et le reçurent comme en triomphe[7]. L'Assemblée fut convoquée, et Attale devait prendre la parole devant le peuple ; mais il jugea plus convenable d'exposer ses desseins dans une lettre, qui fut lue publiquement. Il rappelait les services qu'il avait déjà rendus à la république, et tout ce qu'il avait fait contre la Macédoine ; il engageait les Athéniens à profiter des circonstances, et à commencer eux-mêmes la guerre dont Philippe les menaçait. Les députés des Rhodiens furent ensuite entendus, et parlèrent dans le même sens ; la guerre fut votée à une immense majorité. Des honneurs extraordinaires furent décernés au roi de Pergame et aux Rhodiens. C'est alors qu'il est fait mention d'une nouvelle tribu, qui fut nommée Attalide. Il paraît que les tribus Démétriade et Antigonide, supprimées à la chute de Démétrius Poliorcète, n'avaient pas été remplacées ; car Tite-Live, en rappelant la création de la tribu Attalide, dit qu'elle fut ajoutée aux dix anciennes. Ce fut sans doute à cette époque que, pour compléter le nombre douze, on créa la tribu Ptolémaïde, en mémoire de Ptolémée Philadelphe, qui avait été l'allié des Athéniens[8], une couronne d'or fut décernée au peuple rhodien, avec le droit de cité athénienne[9]. Grâce à ces alliances, l'Attique Lut à l'abri de ces incursions perpétuelles qui la menaçaient du côté de l'isthme de Corinthe. En même temps, les pirates qui venaient de Chalcis infester les côtes orientales, n'osaient plus doubler le cap Sunium, ni même s'aventurer au delà de l'Euripe. Les Romains surprirent la ville de Chalcis et la pillèrent. Philippe, à son tour, essaya de surprendre Athènes ; mais, la trouvant en bon état de défense, il fut obligé de renoncer à sou entreprise. Il se vengea de cet échec, en brûlant les maisons de campagne et les gymnases qui étaient autour de la ville ; il n'épargna pas même les tombeaux. Après une tentative malheureuse sur Éleusis, le roi de
Macédoine revint encore assiéger Athènes, et ne réussit pas mieux que la
première fois. Repoussé honteusement par les assiégés, if ravagea de nouveau
les campagnes. Mais, cette fois, il ne respecta rien de ce qui devrait être
inviolable même pendant la guerre : il fit brûler et démolir tous les temples
qui décoraient les bourgs de l'Attique. Ce pays,
dit Tite-Live, était riche en monuments de ce genre,
par l'abondance du marbre qu'il possédait et par le génie des artistes qui
savaient le mettre en œuvre. Ce ne fut point assez pour Philippe de raser les
temples et de renverser les statuas des dieux : il fit mettre en
pièces les pierres qui étaient restées entières, afin qu'il ne restât pas
même de vestige des monuments qu'il avait détruits. Quand le Macédonien eût
ainsi satisfait sa colère, ou plutôt quand il ne trouva plus rien qui pût servir
à la satisfaite, il se retira en Béotie[10]. Quelle philippique Démosthène entrait composée sur un tel sujet ! Malheureusement il n'avait pas laissé d'héritier de son génie. Cependant les orateurs ne manquaient pas dans l'Agora. Tit-Live nous retracé le tableau de ces dernières assemblées, où la faconde inépuisable des démagogues était soutenue par la faveur populaire[11]. L'historien romain noues aussi conservé le décret qui fut rendu, contre le roi de Macédoine, après les dévastations dont l'Attique avait été le théâtre : Toutes les statues de Philippe, toutes les images de ses ancêtres seront détruites ; leurs noms seront effacés, avec tous les titres dont ils ont été honorés. Les fêtes, les sacrifices, les sacerdoces établis en leur honneur seront abolis. Toutes les fois que les prêtres offriront aux diamides plieras pour la prospérité de la république, ils changeront d'anathèmes Philippe, ses olifants, sa royaume, ses armées, ses flottes, en un mot tout ce qui appartient au nom macédonien. On ajouta à ce décret que tout ce qui serait proposé dans la suite de flétrissant et d'ignominieux pour Philippe, serait agréé par le peuple ; et que quiconque oserait dire ou faire quelque chose en faveur de Philippe ou contre ces décrets infamants, pourrait être tué sur-le-champ sans autre forme de procès. Enfin le décret finissait par ces mots : Que tout ce qui avait été ordonné contre les Pisistratides aurait force de loi contre Philippe[12]. Les Athéniens étaient persuadés que le roi de Macédoine ne se relèverait jamais d'un tel décret. Heureusement les Romains et le roi de Pergame lui faisaient une guerre plus redoutable. C'était une coalition où chacun combattait avec les armes qui lui étaient propres : Attale fournissait les vaisseaux, Rome les soldats, et Athènes les décrets. En rompant ainsi avec la Macédoine, la république athénienne se jetait sans retour entre les bras de Rome ; mais qu'aurait-elle pu faire pour reconquérir son indépendance ? La conduite récente de Philippe avait prouvé que la Macédoine n'était pas digne de posséder Athènes. Et, si cette ville ne devait plus s'appartenir à elle-même, n'était-ce pas aux. Romains qu'en revenait le légitime héritage ? |
[1] Reparantibus deinde Spartanis bellum, auxilium multæ civitates negaverunt, existimantes dominationem eos, non libertatem Græciæ quærere. (Justin, XXIV, 1.)
[2] Polybe, II, 8.
[3] Plutarque, Aratus.
[4] Plutarque, Aratus.
[5] Plutarque, Aratus et Agis et Cléomène.
[6] Polybe, IV, 2.
[7] Tite-Live, XXXI, 14.
[8] Pausanias, Attique, 5.
[9] Tite-Live, XXXI, 15.
[10] Tite-Live, XXXI, 26.
[11] Nec unquam ibi desunt linguæ promptæ ad plebem concitandam : quod genus, quum in omnibus liberis civitatibus, tum præcipue Athenis, ubi oratio plurimum pollet, favore multitudinis alitur. (Tite-Live, XXXI, 44.)
[12] Tite-Live, XXXI, 44.